Fredette et Équipement MCF inc.

2022 QCTAT 5032

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

(Division de la santé et de la sécurité du travail)

 

 

Région :

Richelieu-Salaberry

 

Dossier :

1279696-62C-2205

Dossier CNESST :

116257403

 

 

Lévis,

le 8 novembre 2022

______________________________________________________________________

 

DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF :

Guillaume Saindon

______________________________________________________________________

 

 

 

Robert Fredette

 

Partie demanderesse

 

 

 

et

 

 

 

Équipement M.C.F. inc.

 

Partie mise en cause

 

 

 

et

 

 

 

Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail

 

Partie intervenante

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

L’APERÇU

[1]                Monsieur Robert Fredette conteste une décision rendue par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail[1], à la suite d’une révision administrative, refusant le remboursement de cannabis thérapeutique en lien avec la lésion professionnelle subie le 5 février 1999.

[2]                Le travailleur soulève le délai important s’étant écoulé depuis sa demande de remboursement initiale. Il ajoute que l’opinion de ses professionnels de la santé sur ses traitements doit être priorisée.

[3]                L’employeur, bien que dûment convoqué, n’est pas présent à l’audience.

[4]                La Commission est représentée à l’audience. Elle explique qu’en raison d’un désaccord entre son professionnel de la santé désigné et le professionnel de la santé ayant la charge du travailleur, elle a présenté une demande au Bureau d’évaluation médicale et que cette dernière n’a jamais été confiée à l’un de ses membres. Dans ce contexte, elle plaide qu’elle peut retenir l’avis de son professionnel de la santé désigné.

[5]                Le Tribunal doit déterminer si le travailleur a droit au remboursement du cannabis prescrit en lien avec sa lésion professionnelle.

[6]                Le Tribunal est d’avis que la Commission est liée par le traitement recommandé par le professionnel de la santé qui a la charge du travailleur. Puisque ce dernier recommande le cannabis comme traitement et qu’aucun membre du Bureau d’évaluation médicale n’a été désigné, la Commission ne peut pas se baser sur l’avis de son professionnel de la santé désigné.

L’ANALYSE

[7]                La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2], la Loi, reconnaît au travailleur victime d’une lésion professionnelle le droit à l’assistance médicale qu’exige son état en raison de cette lésion[3], que les médicaments et autres produits pharmaceutiques font partie de l’assistance médicale[4] et que les frais en lien avec l’assistance médicale sont remboursés par la Commission[5].

[8]                Le cannabis est reconnu comme un médicament au sens de la Loi[6]. Cet élément n’est pas contesté.

Le travailleur a-t-il droit au remboursement du cannabis?

[9]                Le travailleur se blesse le 5 février 1999. Il subit une récidive, rechute ou aggravation le 17 février 2014 alors que les diagnostics de fractures T12, L1 et L2, de trouble de l’adaptation et de dépression sont retenus. Il conserve des séquelles de sa lésion professionnelle, notamment des douleurs lombaires chroniques difficiles à contrôler.

[10]           À la suite de sa récidive, rechute ou aggravation, le travailleur tente différents médicaments, dont de puissants opioïdes. En 2016, ses professionnels de la santé lui prescrivent la prise de cannabis pour contrôler ses douleurs. Selon le travailleur qui témoigne de façon très sincère à l’audience, la prise de cannabis est ce qui limite le mieux ses douleurs depuis plusieurs années. Sa consommation de cannabis lui permet de réduire grandement sa prise d’opioïdes.

[11]           Le travailleur est suivi par la docteure Joyce Emma Johansson, chirurgienne orthopédiste. Le 29 mars 2016, elle recommande le travailleur à la clinique Santé Cannabis. Le 4 juillet 2016, le docteur Antonio Vigano, anesthésiologiste de la clinique Santé Cannabis prescrit un plan de traitement comprenant la prise quotidienne de deux grammes de cannabis séché. Par la suite, ce dosage sera réévalué à la hausse, notamment par le docteur Jean Abboud, toujours à la clinique Santé Cannabis.

[12]           La docteure Johansson entérine la prise de cannabis recommandée par les professionnels de la santé de la clinique Santé Cannabis. Bref, les professionnels de la santé ayant la charge du travailleur lui recommandent la prise de cannabis.

[13]           La première discussion entre le travailleur et un agent de la Commission concernant la prescription de cannabis est le 1er février 2017. La Commission lui explique qu’une procédure doit être respectée pour obtenir le remboursement de ce traitement. Cette procédure implique l’obtention d’une prescription puis d’un formulaire envoyé à la docteure Johansson pour comprendre la raison de cette prescription. Le tout sera suivi d’une expertise médicale par un professionnel de la santé désigné de la Commission et d’une évaluation par un membre du Bureau d’évaluation médicale.

[14]           La procédure dictée par la Commission est suivie. Dès le 14 février 2017, la docteure Johansson remplit le formulaire d’information médicale complémentaire écrite et y explique que la prise de cannabis est justifiée puisque les douleurs lombaires ne sont pas gérées adéquatement avec la médication régulière.

[15]           Le 31 mai 2017, le travailleur est examiné par le docteur Serge Ferron, chirurgien orthopédiste et professionnel de la santé désigné de la Commission. Son mandat est notamment de donner son avis sur la prise de cannabis. Dans son rapport, le docteur Ferron cite pendant cinq pages divers articles ne recommandant pas le cannabis à titre de traitement des douleurs chroniques. Sans qu’il ne le mentionne spécifiquement, il est facile de comprendre qu’il partage cette vision et qu’il déconseille l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques pour le travailleur.

[16]           Dans un rapport complémentaire, la docteure Johansson se déclare en désaccord avec le docteur Ferron concernant la prise de cannabis. Selon elle, le travailleur répond bien à la prise de cannabis qui lui a permis de se sevrer du Statex.

[17]           Devant ce désaccord, la Commission envoie une demande d’avis au Bureau d’évaluation médicale le 22 août 2017. La demande vise spécifiquement l’usage de cannabis à titre de traitement requis pour le travailleur. La Commission suggère une évaluation en anesthésie.

[18]           Dans l’attente de l’avis d’un membre du Bureau d’évaluation médicale, le travailleur est examiné par le psychiatre Jean Berthiaume à la demande de la Commission. Il produit l’avis suivant sur la pertinence du cannabis :

Je sais que la CNESST n’accepte pas vraiment de payer pour le cannabis thérapeutique et dans mon expérience il y a des cas où cette substance est plus efficace que d’autres médicaments qui ont été essayés et quand c’est le cas, il peut être justifié d’y avoir recours, d’autant plus que cela peut permettre le sevrage des narcotiques. C’est pourquoi je serais porté à recommander l’usage de cette substance.

[Transcription textuelle]

[19]           La docteure Johansson entérine l’avis du psychiatre Berthiaume, ce qui mène à la consolidation de la lésion professionnelle du travailleur.

[20]           L’attente de l’évaluation par un membre du Bureau d’évaluation médicale est particulièrement longue. En fait, elle n’a toujours pas eu lieu au moment de l’audience au Tribunal. Il s’agit d’une attente injustifiable de plus de cinq ans.

[21]           Au début de l’année 2021, le travailleur s’est plaint, avec raison, à la Commission. Cette dernière tente sans succès de mettre de la pression sur le Bureau d’évaluation médicale. Rappelons qu’il s’agit d’un organisme indépendant de la Commission relevant du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale.

[22]           L’agente de la Commission demande au Bureau d’évaluation médicale d’assigner le dossier du travailleur à l’un de ses membres. La réponse obtenue est verbale et est résumée ainsi dans les notes évolutives de la Commission :

Dans le cadre du traitement de la plainte du T concernant le délai de traitement pour sa demande de cannabis, j’ai contacté le BEM.

On m’a transféré à Mme Isabelle Archambault (poste 83783)

Je lui explique la problématique.

Elle m’explique que présentement le BEM a mis en place une procédure d’évaluation par une pharmacienne concernant les cas de cannabis.

Après vérification, T n’est pas dans la liste des personnes convoquées prochainement, alors elle est incapable de me donner une date d’évaluation.

Je lui demande si c’est possible de répondre à la lettre qu’on lui a fait parvenir et de nous l’envoyer par fax le plus rapidement possible.

Elle répond que c’est effectivement possible.

[Transcription textuelle]

[23]           Malheureusement, le Bureau d’évaluation médicale ne répondra pas par écrit à la demande de la Commission. Devant l’absence de réponse, la Commission est d’avis qu’elle peut se baser sur l’avis de son professionnel de la santé désigné, le docteur Ferron. La décision de refus est finalement rendue le 22 mars 2022. L’avis émis par le docteur Ferron, presque cinq ans plus tôt, y est joint. Cette décision précise qu’en vertu de l’article 224.1 de la Loi, lorsque le membre du Bureau d’évaluation médicale fait défaut de rendre son avis dans le délai prescrit, la Commission est liée par les conclusions du professionnel de la santé qu’elle a désigné. Il s’agit de la décision contestée jusqu’au Tribunal.

[24]           L’article 224.1 auquel fait référence cette décision se lit ainsi :

224.1. Lorsqu’un membre du Bureau d’évaluation médicale rend un avis en vertu de l’article 221 dans le délai prescrit à l’article 222, la Commission est liée par cet avis et rend une décision en conséquence.

Lorsque le membre de ce Bureau ne rend pas son avis dans le délai prescrit à l’article 222, la Commission est liée par le rapport qu’elle a obtenu du professionnel de la santé qu’elle a désigné, le cas échéant.

Si elle n’a pas déjà obtenu un tel rapport, la Commission peut demander au professionnel de la santé qu’elle désigne un rapport sur le sujet mentionné aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l’article 212 qui a fait l’objet de la contestation; elle est alors liée par le premier avis ou rapport qu’elle reçoit, du membre du Bureau d’évaluation médicale ou du professionnel de la santé qu’elle a désigné, et elle rend une décision en conséquence.

La Commission verse au dossier du travailleur tout avis ou rapport qu’elle reçoit même s’il ne la lie pas.

[Notre soulignement]

[25]           La Commission plaide que la situation du travailleur est une impasse puisqu’elle n’a pas de pouvoir sur le délai que prend le Bureau d’évaluation médicale pour confier les dossiers en lien avec le cannabis à l’un de ses membres. Cette problématique touche plusieurs dossiers et il importe d’interpréter la Loi d’une façon qui permette de se sortir de cette impasse, soit que la Commission puisse se considérer liée par son professionnel de la santé désigné et rendre une décision refusant les traitements. À son avis, il s’agit d’une interprétation respectant l’esprit de la Loi.

[26]           Selon la Commission, cette façon de faire permet au travailleur de contester le refus jusqu’au Tribunal qui peut alors évaluer la nécessité des traitements à partir de la preuve qu’il détient, comme il le fait pour la contestation d’une décision faisant suite à un avis du Bureau d’évaluation médicale.

[27]           La Commission base son argumentaire sur la décision Moreau et Centre Canin de Montréal inc.[7] qui estime que la Commission peut s’estimer liée par l’avis de son professionnel de la santé désigné en absence d’un avis du Bureau d’évaluation médicale.

[28]           Il s’agit effectivement d’un courant jurisprudentiel. Le présent Tribunal ne souscrit pas à ce courant et privilégie une interprétation différente qui reçoit récemment l’appui de plusieurs décideurs.

[29]           Le soussigné s’est déjà prononcé à ce sujet et reprend les motifs émis dans un dossier similaire[8] :

[21] Le Tribunal est d’avis que la Commission ne pouvait pas valablement se déclarer liée par les conclusions du docteur Ferron en vertu du second paragraphe de l’article 224.1 de la Loi, puisqu’aucun membre du Bureau d’évaluation médicale n’a été saisi du dossier du travailleur.

[22] Il importe de mentionner que l’article 224.1 de la Loi s’inscrit dans une procédure d’évaluation médicale prévue par plusieurs articles de la Loi, dont les suivants :

216. Est institué le Bureau d’évaluation médicale.

Le ministre dresse annuellement, après consultation des ordres professionnels concernés et du Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre visé à l’article 12.1de la Loi sur le ministère du Travail (chapitre M-32.2), une liste des professionnels de la santé qui acceptent d’agir comme membres de ce bureau.

La liste des professionnels de la santé qui acceptent d’agir comme membres de ce Bureau pour une année reste en vigueur jusqu’à ce qu’elle soit remplacée.

217. La Commission soumet sans délai les contestations prévues aux articles 205.1, 206 et 212.1 au Bureau d’évaluation médicale en avisant le ministre de l’objet en litige et en l’informant des noms et adresses des parties et des professionnels de la santé concernés.

218. Le ministre désigne un membre du Bureau d’évaluation médicale parmi les professionnels de la santé dont les noms apparaissent sur la liste visée à l’article 216.

Toutefois, le ministre ou la personne qu’il désigne à cette fin peut, s’il l’estime opportun en raison de la complexité d’un dossier, désigner plus d’un membre de ce Bureau pour agir.

Il informe les parties à la contestation, la Commission et les professionnels de la santé concernés des nom et adresse du membre qu’il a désigné.

219. La Commission transmet sans délai au membre du Bureau d’évaluation médicale le dossier médical complet qu’elle possède au sujet de la lésion professionnelle dont a été victime un travailleur et qui fait l’objet de la contestation.

222. Le membre du Bureau d’évaluation médicale rend son avis dans les 30 jours de la date à laquelle le dossier lui a été transmis et l’expédie sans délai au ministre, avec copie à la Commission et aux parties.

224. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi, et sous réserve de l’article 224.1, la Commission est liée par le diagnostic et les autres conclusions établis par le médecin qui a charge du travailleur relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l’article 212.

224.1. Lorsqu’un membre du Bureau d’évaluation médicale rend un avis en vertu de l’article 221 dans le délai prescrit à l’article 222, la Commission est liée par cet avis et rend une décision en conséquence.

Lorsque le membre de ce Bureau ne rend pas son avis dans le délai prescrit à l’article 222, la Commission est liée par le rapport qu’elle a obtenu du professionnel de la santé qu’elle a désigné, le cas échéant.

Si elle n’a pas déjà obtenu un tel rapport, la Commission peut demander au professionnel de la santé qu’elle désigne un rapport sur le sujet mentionné aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l’article 212 qui a fait l’objet de la contestation; elle est alors liée par le premier avis ou rapport qu’elle reçoit, du membre du Bureau d’évaluation médicale ou du professionnel de la santé qu’elle a désigné, et elle rend une décision en conséquence.

La Commission verse au dossier du travailleur tout avis ou rapport qu’elle reçoit même s’il ne la lie pas.

[23] La jurisprudence est claire à l’effet qu’’un membre du Bureau d’évaluation médicale doit être désigné pour que le délai de trente jours prescrit à l’article 222 de la Loi puisse commencer à courir6.

[24] Dans la décision M... V... et Arrondissement A.7, le membre du Bureau d’évaluation médicale saisi décline compétence pour se prononcer sur les séquelles de la dysfonction hypotalamo-hypophysaire post-traumatique et suggère que cette évaluation soit faite par un endocrinologue. En l’absence d’endocrinologue au Bureau d’évaluation médicale, la Commission se déclare liée par l’avis de son médecin désigné. Mentionnons que ce médecin désigné n’est lui-même pas endocrinologue.

[25] Au même effet, dans la décision L... T... et Ministère A8, la Commission souhaite une évaluation par un rhumatologue du Bureau d’évaluation médicale pour les séquelles d’un cas de fibromyalgie. En l’absence de rhumatologue au Bureau d’évaluation médicale, la Commission se déclare liée par l’avis de son médecin désigné. À nouveau, ce médecin désigné n’est lui-même pas rhumatologue.

[26] Comme dans ces deux illustrations, le Tribunal considère qu’aucun membre du Bureau d’évaluation médicale n’est valablement saisi du dossier du travailleur. Ainsi le délai de l’article 222 de la Loi n’a pas commencé à courir.

[27] Dès lors, le deuxième paragraphe de l’article 224.1 de la Loi ne peut pas s’appliquer puisqu’une condition essentielle de cette exception n’est pas satisfaite. La Commission devait donc s’en remettre à l’effet liant de l’avis du médecin traitant, tel que le prévoit l’article 224 de la Loi.

[Notes omises]

[30]           Cette interprétation est suivie dans les décisions récentes Desaulniers et Services d'entretien Distinction inc.[9], Pellerin et 2531-6670 Québec inc. (IGA 117) (F)[10] et Desloges et Société canadienne des postes[11] dans ce qui semble constituer une position majoritaire au sein du Tribunal.

[31]           Ces décisions amènent des réponses aux arguments de la Commission. Premièrement, il importe de rappeler la primauté qu’accorde la Loi à l’avis du professionnel de la santé qui a charge du travailleur. À cet effet, l’extrait suivant de la décision Desloges et Société canadienne des postes[12] s’avère éclairant :

[73] Dans la même logique, avec égard et respect pour la thèse contraire, le Tribunal partage l’opinion exprimée dans les affaires Baldoceda et Dubord & Rainville inc.22 et M.V. et Arrondissement A23 et croit qu’à moins qu’un membre du Bureau d’évaluation médicale ne soit saisi du dossier du travailleur, le second alinéa de l’article 224.1 ne peut trouver application.

[74] D’autant plus que l’article 224 énonce un principe fondamental de la Loi, soit la prépondérance de l’opinion du professionnel de la santé qui a charge du travailleur24 et il se lit comme suit :

224. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi, et sous réserve de l'article 224.1, la Commission est liée par le diagnostic et les autres conclusions établis par le professionnel de la santé qui a charge du travailleur relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212.

[Notre soulignement]

[75] Les termes « sous réserve » énoncent une condition qui, lorsqu’elle n’est pas rencontrée, ramène au principe général de l’article 224 de la Loi. La Commission devait donc s’en remettre à l’effet liant de l’avis du professionnel de la santé qui a charge du travailleur, tel que le prescrit cette disposition.

[76] La Commission a en vain, déployé beaucoup d’efforts auprès du Bureau d’évaluation médicale afin qu’un membre soit assigné au présent dossier. Elle ne pouvait pas pour autant escamoter la procédure d’évaluation médicale et se rabattre sur des considérations purement pratiques se déclarant liée par les conclusions du professionnel de la santé qu’elle a désigné en vertu de l’article 224.1 de la Loi, relativement à la nécessité d’un traitement. Cette façon de faire rend la procédure irrégulière.

[77] Malgré l’opinion unanime des docteurs Tohme, Hallé et Bérubé quant aux effets délétères de la consommation de cannabis dans les circonstances, la Commission ainsi que le Tribunal sont liés par l’opinion du professionnel de la santé qui a charge du travailleur et non par celle de docteur Tohme du 10 août 2018.

[Notes omises]

[32]           En conséquence, il semble plus en accord avec l’esprit de la Loi de conserver la primauté de l’avis du professionnel de la santé ayant la charge du travailleur alors qu’aucun membre du Bureau d’évaluation médicale n’est désigné pour examiner le dossier du travailleur.

[33]           L’interprétation proposée par la Commission mènerait continuellement à des refus de rembourser les traitements lors de désaccord en lien avec le cannabis. Cette solution aurait un impact évident sur les travailleurs en les privant automatiquement de leur indemnisation et en leur transposant le fardeau de contester jusqu’au Tribunal avec les délais et l’incertitude que cette démarche engendre. Ce n’est certainement pas la volonté du législateur.

[34]           Également, il appert illogique de baser son interprétation de la Loi sur l’incapacité du Bureau d’évaluation médicale à confier les dossiers en lien avec le cannabis à un spécialiste en anesthésiologie. En effet, plusieurs spécialités peuvent parfois se prononcer sur une pathologie et sur la pertinence d’un soin ou d’un traitement. Uniquement dans le présent dossier, il est possible de mentionner des chirurgiens orthopédistes (Johansson et Ferron), un professionnel de la santé généraliste (Abboud), un anesthésiologiste (Vigano) et un psychiatre (Berthiaume). Même le Bureau d’évaluation médicale envisage de confier cette évaluation à un pharmacien. Dans de telles circonstances, il appartenait à la Commission ou au Bureau d’évaluation médicale d’identifier une autre spécialité pour obtenir un avis dans un délai raisonnable.

[35]           La pluralité de professionnels de la santé provenant de diverses spécialités médicales se prononçant sur la prise de cannabis n’est pas unique au présent dossier puisque les décisions Baldoceda et Dubord & Rainville inc. et Pellerin et 2531-6670 Québec inc. (IGA 117) (F) y font aussi référence.

[36]           L’interprétation de la Commission risquerait aussi de mener à des résultats absurdes dans plusieurs autres spécialités. Il suffit de penser à l’attente pour les évaluations par un psychiatre membre du Bureau d’évaluation médicale qui peut durer plusieurs années. Dans de tels cas, la Commission pourrait-elle simplement mettre en demeure le Bureau d’évaluation médicale de fournir un avis dans un délai de 30 jours sans quoi elle s’estimerait liée par l’avis de son professionnel de la santé désigné? Le Tribunal ne peut pas favoriser une interprétation qui permettrait ce genre de dénouement.

[37]           La solution à la problématique de délai pour obtenir un avis du Bureau d’évaluation médicale passe probablement par une augmentation du nombre de membres au Bureau d’évaluation médicale, mais il n’appartient pas au Tribunal de régler cette situation épineuse.

[38]           Ainsi, le Tribunal retient que la procédure suivie par la Commission, soit de se déclarer liée par les conclusions de son professionnel de la santé désigné, est irrégulière et qu’elle est plutôt liée par les traitements prescrits par le professionnel de la santé qui a charge du travailleur, incluant le cannabis.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

ACCUEILLE la contestation de monsieur Robert Fredette, le travailleur;

INFIRME la décision de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, rendue le 25 mai 2022, à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que le travailleur a droit au remboursement du cannabis prescrit en lien avec sa lésion professionnelle du 5 février 1999, incluant la récidive rechute ou aggravation du 17 février 2014.

 

__________________________________

 

Guillaume Saindon

 

 

 

M. Robert Fredette

Pour lui-même

 

Mme Achken Haroutounian

Pour la partie mise en cause

 

Me Sophie Lessard

PINEAULT AVOCATS CNESST

Pour la partie intervenante

 

Date de la mise en délibéré : 17 octobre 2022

 


[1]  Décision du 25 mai 2022.

[2]  RLRQ, c. A-3.001.

[3]  Article 188 de la Loi.

[4]  Article 189 de la Loi.

[5]  Article 194 de la Loi.

[6]  Jenner et Hélicoptères Canadiens ltée, 2019 QCTAT 4485.

[7]  2021 QCTAT 5207.

[8]  Baldoceda et Dubord & Rainville inc., 2021 QCTAT 5061.

[9]  2022 QCTAT 2532.

[10]  2022 QCTAT 2163.

[11]  2022 QCTAT 1938.

[12]  Id.

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