Baazov c. Autorité des marchés financiers
JM 2240 |
2018 QCCQ 171 |
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COUR DU QUÉBEC |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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LOCALITÉ DE |
MONTRÉAL |
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« Chambre criminelle et pénale » |
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N° : |
500-61-435556-163 |
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DATE : |
22 janvier 2018 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
SALVATORE MASCIA, J.C.Q. |
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DAVID BAAZOV et YOEL ALTMAN et BENJAMIN AHDOOT et DIOCLES CAPITAL INC. et 2374879 ONTARIO INC. et SABABA CONSULTING INC. |
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REQUÉRANTS-Défendeurs |
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c. |
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AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS |
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INTIMÉE-Poursuivante |
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DÉCISION SUR UNE REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES POUR ABUS DE PROCÉDURE ET POUR DÉLAIS DÉRAISONNABLES (Articles 7,11b) et
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INTRODUCTION
[1]
Le Tribunal est saisi d’une requête en arrêt des procédures pour abus de
procédure et pour des délais déraisonnables, en violation des articles 7,
11b) et
[2] Les requérants sont accusés d’infractions à la Loi sur les valeurs mobilières (« LVM ») communément nommées « tuyautage », « complot », « délit d’initié », « manipulation de marché » et « fraude sur les marchés ».
QUESTIONS EN LITIGE
[3] Est-ce que l’intimée a commis un abus de procédure en divulguant tardivement la preuve au soutien d’un dossier d’enquête « parallèle » concernant les mêmes défendeurs?
[4]
Est-ce que le droit des requérants d’être jugé dans un délai raisonnable
en vertu de l’article
CHRONOLOGIE DU DOSSIER
[5] En juin 2014, l’intimée débute une enquête relativement aux opérations commises sur les titres d’Amaya Gaming Group inc., afin de déterminer si certaines d’entre elles ont été effectuées en possession d’informations privilégiées.
[6] L’intimée nomme cette enquête Projet Audace (« Audace »).
[7] En février 2016, une nouvelle ordonnance d’enquête est émise pour déterminer si les transactions ont également été effectuées en contravention à la LVM. Les angles de la manipulation de marché et fraude sur les marchés sont ajoutés à l’enquête déjà en cours.
[8] Le 23 mars 2016, le constat d’infraction est signifié aux requérants et les plaidoyers de non-culpabilité sont transmis à l’intimée dans le mois suivant.
[9] Une première divulgation de la preuve, comprenant principalement la preuve à charge contre les requérants et un tableau de la preuve, est effectuée le 20 juillet 2016, soit plus d’un mois avant la première date d’audience.
[10] Une première audience pro forma se déroule le 7 septembre 2016.
[11] Le 7 novembre 2016, l’intimée procède à une seconde divulgation, accompagnée d’un tableau de preuve, et souligne que l’essentiel de la preuve est maintenant transmis aux requérants.
[12] Au cours des mois suivants, l’intimée procède à près d’une quinzaine de divulgations supplémentaires, celles-ci comprenant quelques fichiers, documents, pièces, courriels ou ajouts au tableau de preuve. Ces divulgations ne sont pas aussi volumineuses que les deux premières.
[13] Une première gestion d’instance se déroule le 9 novembre 2017. Quelques autres gestions suivent celle-ci, de même que l’audition de requêtes en inhabilité, divulgation de la preuve et en ordonnance de gestion.
[14] Le 28 février 2017, le procès est fixé pour une durée de 70 jours, débutant le 20 novembre 2017. En raison d’un conflit dans l’horaire du soussigné, le début du procès est déplacé au 11 décembre 2017.
[15] Les parties conviennent de procéder quatre jours par semaine, la cinquième journée étant utilisée pour se préparer et avoir le recul nécessaire à une cause de cette nature.
[16] Le 21 septembre 2017, l’intimée effectue une seizième divulgation de la preuve, celle-ci provenant d’un dossier d’enquête parallèle nommée Projet Bronze (« Bronze »). Cette divulgation comprend environ 16 millions de fichiers, de même qu’un tableau de preuve.
[17] Le 17 octobre 2017, les requérants signifient une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables.
[18]
Le 9 novembre 2017, les requérants amendent la requête en arrêt des
procédures pour y ajouter la violation à l’article
[19] Le 15 novembre 2017, l’intimée informe le Tribunal et les requérants que des documents ont été transmis involontairement et par inadvertance et demande qu’une ordonnance de remise et de destruction de la seizième divulgation de la preuve soit prononcée. L’intimée précise que le tableau de preuve remis avec cette divulgation est toutefois adéquat.
[20] Le 20 novembre 2017, l’intimée précise que sur les 16 millions de fichiers transmis, environ 14 millions l’ont été par inadvertance.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
Prétentions des requérants
[21] Les requérants soutiennent que les requêtes en arrêt des procédures pour un abus de procédure et pour des délais déraisonnables doivent être analysées dans leur ensemble.
[22] Ils précisent que lors de la détermination du remède approprié pour l’abus de procédure, l’ajournement ne peut pas être envisagé, puisque cela engendre davantage de délais étant déjà considérés comme déraisonnables.
[23] Les requérants allèguent que Bronze n’est pas une enquête parallèle en raison de plusieurs chevauchements entre ce projet et Audace.
[24] À cet effet, ils précisent que les chevauchements se remarquent par les cibles des enquêtes, les rencontres entre les différents enquêteurs aux dossiers, les infractions enquêtées, les compagnies visées et les périodes où les infractions auraient été commises.
[25] En conséquence, la seizième divulgation de la preuve était prévisible et aurait dû être transmise en temps opportun. L’intimée n’a donc pas de plan concret pour minimiser les délais engendrés par le dossier et n’établit donc pas l’existence de circonstances exceptionnelles.
[26] Finalement, ils mentionnent que la mesure transitoire exceptionnelle ne s’applique pas en l’espèce, puisque peu de mois se sont écoulés entre la signification du constat d’infractions et le prononcé de l’arrêt Jordan.
Prétentions de l’intimée
[27] L’intimée soutient que Bronze est une enquête parallèle au projet en l’espèce. De ce fait, la nécessité d’effectuer la seizième divulgation de la preuve était imprévisible.
[28] D’abord, l’intimée précise que Bronze regroupe davantage de cibles d’enquêtes que le « Projet Audace ». Également, l’intimée souligne que les deux projets retracent une criminalité différente, l’une étant plus complexe et nécessitant l’entraide internationale.
[29] Le dossier en l’espèce fait plutôt état d’une seule transaction litigieuse alors que l’équipe de Bronze enquête sur plusieurs transactions, ce qui distingue les trames factuelles des deux dossiers.
[30] Ensuite, l’intimée prétend avoir fait preuve de diligence dans la divulgation de la preuve en la présentant de manière organisée et étant accompagnée d’un tableau de la preuve.
[31] L’essentiel de la preuve est transmis en deux parties, soit la preuve à charge, accompagnée d’un tableau de la preuve, puis le reliquat des fruits de l’enquête quelques mois plus tard. Le délai entre les deux divulgations est expliqué par le volume du reliquat de la preuve, nécessitant un classement intelligible pour la défense. Les multiples autres divulgations des fruits de l’enquête consistent en quelques fichiers, que l’intimée divulgue dès réception, afin que la défense la consulte le plus rapidement possible.
[32] Finalement, la divulgation par inadvertance de 14 millions de documents s’est produite en raison d’une erreur de communication entre l’enquêteur TI (technicien en informatique) et l’enquêteur au dossier de Bronze.
[33] Cette erreur ne constitue pas un abus de procédure, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de la divulgation tardive des fruits de l’enquête, ni d’un refus de divulgation d’une enquête parallèle et encore moins d’une divulgation alors que le procès est commencé.
ANALYSE
Divulgation de la preuve 16 (« DP16 »)
- Les fruits de l’enquête
[34] Depuis l’avènement de la Charte, les régimes de divulgation de la preuve ont fait couler beaucoup d’encre. Au fil des années, la Cour suprême du Canada précise les obligations du ministère public à cet effet, laissant peu de place à l’incertitude quant au régime applicable en matière de fruits de l’enquête.
[35] D’abord, par l’arrêt Stinchcombe, la Cour suprême établit une obligation constitutionnelle de divulguer tous les fruits de l’enquête en possession du ministère public. Le rôle du ministère public dans la recherche de la vérité est mis de l’avant au détriment de l’importance pour ce dernier d’obtenir une déclaration de culpabilité :
Il est difficile de justifier le point de vue de ceux qui s'accrochent à l'idée que le ministère public n'a en droit aucune obligation de divulguer tous les renseignements pertinents. Les arguments avancés pour nier l'existence d'une telle obligation sont sans fondement tandis que ceux militant en sa faveur s'avèrent, à mon sens, accablants. L'assertion que cette obligation devrait être réciproque peut mériter que notre Cour s'y arrête à une autre occasion, mais ne constitue pas un motif valable de libérer le ministère public de son obligation. L'argument contraire ne tient pas compte de la différence fondamentale entre les rôles respectifs de la poursuite et de la défense. Dans l'arrêt Boucher v. The Queen, le juge Rand affirme, aux pp. 23 et 24 :
[TRADUCTION] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n'ont pas pour but d'obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l'on allègue être un crime. Les avocats sont tenus de veiller à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient présentés: ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d'une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte de cause; il s'acquitte d'un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. Le poursuivant doit s'acquitter de sa tâche d'une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures judiciaires.
J'ajouterais que les fruits de l'enquête qui se trouvent en la possession du substitut du procureur général n'appartiennent pas au ministère public pour qu'il s'en serve afin d'obtenir une déclaration de culpabilité, mais sont plutôt la propriété du public qui doit être utilisée de manière à s'assurer que justice soit rendue. La défense, par contre, n'est nullement tenue d'aider la poursuite et il lui est loisible de jouer purement et simplement un rôle d'adversaire à l'égard de cette dernière. L'absence d'une obligation de divulguer peut donc se justifier comme étant compatible avec ce rôle[1]. [Soulignés ajoutés]
[36] La Cour suprême énonce également que l’obligation constitutionnelle n’est pas absolue et est soumise au pouvoir discrétionnaire de la poursuite, qui peut décider du moment opportun pour effectuer la divulgation de la preuve. Le ministère public peut également refuser de divulguer des éléments manifestement non pertinents ou étant protégés par un privilège[2].
[37] Avec l’arrêt McNeil, cette même Cour formule que les fruits de l’enquête ne se rattachent qu’aux documents se rapportant à la cause de l’accusé et par conséquent, le poursuivant n’a pas l’obligation de s’enquérir auprès de chacune des entités de l’État pour satisfaire ses devoirs en matière de divulgation de la preuve[3].
[38] En l’espèce, les requérants soutiennent que la DP16 était un événement prévisible en raison du chevauchement entre les projets Audace et Bronze. La réunion du 21 mars 2016, regroupant des enquêteurs des deux projets, a pour objet le dépôt des accusations du dossier en l’espèce et des perquisitions prévues à la même date pour le projet Bronze, ceci indiquant le lien entre les enquêtes.
[39] Le soussigné est d’avis contraire. Peut-on réellement reprocher à la poursuite de diviser les dossiers d’enquête afin d’éviter un amalgame de chefs d’accusations visant des infractions distinctes et des défendeurs distincts?
[40] Bronze, contrairement au dossier auquel le Tribunal est présentement saisi, concerne une enquête sur plusieurs transactions litigieuses, dont le stratagème comprend la création de sociétés-écrans et l’utilisation de prête-noms. La période visée par l’enquête est plus longue que le dossier actuel et fait état d’une comptabilité parallèle complexe par l’utilisation de paradis fiscaux et de commissions secrètes (kickbacks). Également, ce dossier comporte plusieurs autres cibles d’enquête que les requérants, celles-ci transigeant de façon récurrente sur plusieurs titres de sociétés différentes. Finalement, ce dossier comporte un volet international.
[41] Bien que les défendeurs actuels soient également les cibles du projet Bronze, cette enquête vise un stratagème différent. On ne peut pas s’attendre d’un poursuivant qu’il possède un plan concret et organise ses dossiers avec diligence, et d’un autre côté, qu’il joigne plusieurs dossiers d’enquêtes, car certaines cibles auraient commis plusieurs infractions. Cette manière de procéder alourdirait indûment le processus de divulgation et aurait pour conséquence la création d’un dossier « monstre ».
[42] Ainsi, bien qu’elle implique les requérants à un certain degré, la preuve recueillie dans Bronze n’est pas les fruits de l’enquête en lien avec les accusations dont le soussigné est saisi :
[81] The assimilation of the police and Crown as a single entity for disclosure purposes is narrowly confined. Apart from the police duty to disclose to the Crown the fruits of the investigation, the two are unquestionably separate and independent entities, not only in fact but also in law. The police investigate. The Crown decides whether, what, whom and how to prosecute. Production of criminal investigation files involving third parties, at least as a general rule, falls to be determined on an O’Connor application. This is so at least in the absence of a nexus between the third party and subject investigation.
[82] The Stinchcombe disclosure regime extends only to material relating to the accused’s case in the possession or control of the prosecuting Crown entity. This material is commonly described as the “fruits of the investigation”, that is to say, material gathered during the investigation of the offence with which the accused is charged. Relevant information includes not only information related to those matters the Crown intends to adduce in evidence against the accused, but also any information in respect of which there is a reasonable possibility that it may assist the accused in the exercise of the right to make full answer and defence[4]. [Soulignés ajoutés]
- Réunion du 28 août 2016 : le lien entre Bronze et Audace
[43] Le témoignage de Xavier St-Pierre, enquêteur de Bronze, révèle que l’analyse des perquisitions du 23 mars 2016 débute la journée même. D’après l’enquêteur, la première recherche au sein des fichiers informatiques, selon la paire de lunettes d’une infraction en particulier, est très rapide.
[44] Cette première analyse lui permet à la fois de poursuivre son enquête, tout comme obtenir les renseignements pertinents pour formuler des demandes d’entraide internationale le cas échéant.
[45] L’ajout de nouvelles pièces dans la base de consultation des fichiers lui permet de faire des interrelations, ce qui engendre un retour sur les pièces consultées initialement.
[46] Selon le témoignage de Xavier St-Pierre, en raison de requêtes en divulgation de la preuve devant être entendues au printemps 2017, il existe, entre le mois de mars et d’avril 2017, une possibilité qu’un tribunal ordonne la divulgation de la preuve de Bronze dans Audace.
[47] À l’époque, bien que la position de l’intimée soit que cette preuve ne constitue pas « les fruits de l’enquête » du projet Audace, sachant le volume de la preuve recueillie, l’enquêteur St-Pierre demande, le 17 avril 2017, à l’enquêteur TI Cayer, de préparer un « master » de la preuve du projet Bronze (Pièce R-65).
[48] L’ordonnance de divulgation n’ayant pas été prononcée, la commande de préparation d’un « master » de la preuve de Bronze est demeurée sur la glace.
[49] Finalement, à l’été 2017, lors d’un retour sur la banque de consultation des fichiers suite à l’accès aux documents de Josh Baazov (documents pour lesquels un privilège était revendiqué) les enquêteurs découvrent un nouveau volet d’enquête à Bronze; celui d’informations fausses ou trompeuses.
[50] Selon le témoignage de l’enquêteur St-Pierre, la théorie à cet égard se ficelle vers le mois de juillet.
[51] Une réunion regroupant les enquêteurs de Bronze et les procureurs d’Audace se déroule le 28 août 2017, où l’enquêteur St-Pierre les informe de ce nouveau volet d’enquête.
[52] C’est donc le 28 août 2017 que se cristallise la nécessité de divulguer aux requérants la preuve recueillie dans l’enquête parallèle; le volet d’informations fausses ou trompeuses pouvant être pertinent aux requérants dans le cadre de ce dossier.
[53] Le 1er septembre 2017, suivant cette réunion, une commande de préparer trois copies du « master » pour divulgation est passée à l’enquêteur TI Pierre-Marc Cayer.
[54] La DP16 est remise aux requérants le 21 septembre 2017, accompagnée d’un inventaire de la preuve.
- Erreur de communication entre l’enquêteur TI et l’enquêteur de Bronze
[55] Le 19 octobre 2017, l’enquêteur St-Pierre envoie un message électronique à l’enquêteur TI Cayer concernant la preuve de Bronze divulguée aux requérants, ce dernier ayant confectionné le « master » fourni en trois copies aux requérants (pièce R- 66).
[56] En raison de la nature équivoque de la réponse échangée par écrit, l’enquêteur St-Pierre, selon son témoignage, interprète la réponse de l’enquêteur TI Cayer comme signifiant que des fichiers n’ont pas été communiqués par inadvertance.
[57] À la lumière du témoignage de l’enquêteur TI Cayer, il s’est avéré qu’au contraire, une erreur de communication entre ce dernier et l’enquêteur St-Pierre s’est produite et a engendré la divulgation de fichiers non filtrés dans la DP16. L’enquêteur St-Pierre, lors de la commande du master le 17 avril 2017, aurait employé le terme « copie miroir », croyant que cette expression se traduit par la preuve à laquelle l’enquêteur au dossier a accès une fois les filtres appliqués.
[58] L’enquêteur spécialisé dans le domaine de l’informatique y a compris autre chose, ce qui a engendré la préparation d’un « master » contenant toute la preuve recueillie sans que les filtres appropriés soient appliqués aux fichiers informatiques.
[59] Par conséquent, près de 14 millions de fichiers ont été divulgués aux requérants le 21 septembre 2017. Cette erreur est corrigée le 20 novembre 2017, où l’intimée remet une copie de la preuve recueillie avec les filtres appropriés.
Abus de procédure
[60]
Les requérants, tout en se référant à l’arrêt McNeil, soutiennent
que la divulgation tardive dans le présent dossier des fruits de l’enquête de
Bronze entraîne une violation de l’article
[61] Le cœur du problème se situe ainsi au niveau de la DP16, où 16 millions de fichiers sont divulgués à « minuit moins cinq », c’est-à-dire, à deux mois du procès, où l’intimée s’aperçoit, près de deux mois plus tard, que 14 millions de fichiers sont finalement divulgués par inadvertance.
[62] Le soussigné tient à préciser qu’en l’espèce, nous ne sommes pas dans une situation où le ministère public refuse de divulguer des dossiers pertinents pour la défense, tout comme c’est le cas dans l’arrêt McNeil. Les requérants se trouvent plutôt dans une position contraire, où la poursuite divulgue l’enquête parallèle dès qu’elle discerne la pertinence de cette divulgation pour la défense.
[63] En l’espèce, n’eût été de l’intérêt pour les requérants que l’intimé admette la véracité des documents déposés sur SEDAR et de la découverte d’un volet d’enquête dans le projet Bronze d’informations fausses ou trompeuses quant à l’actionnariat d’Amaya, l’intimée ne pouvait concevoir que les fruits d’une enquête parallèle concernant un stratagème différent, plusieurs autres transactions litigieuses et un volet international pouvaient être pertinents pour les requérants.
[64] Dès la découverte de ce volet d’enquête, les enquêteurs de Bronze ont effectué des recherches supplémentaires afin de s’assurer de la nécessité de divulguer une preuve volumineuse à des défendeurs devant débuter leur procès prochainement.
[65] Contrairement aux faits de l’arrêt McNeil, le ministère public a ainsi fait preuve de diligence en se renseignant convenablement auprès des personnes pertinentes, plutôt qu’en se renseignant de manière limitée tout en ne respectant pas les droits des requérants :
[49] Le ministère public n’est pas une partie comme les autres. En effet, en tant qu’officier de justice, le représentant du ministère public doit œuvrer sans réserve à la bonne administration de la justice. Ainsi, lorsqu’il est informé de l’existence de renseignements pertinents, il ne peut se contenter de n’en faire aucun cas. À moins que l’information ne semble pas fondée, l’avocat du ministère public ne saurait apprécier pleinement le bien-fondé de l’affaire et s’acquitter de son obligation d’officier de justice s’il ne s’informe pas davantage et ne tente pas raisonnablement d’obtenir les renseignements en question. […]
[50] Cette obligation de se renseigner s’applique lorsque le ministère public est informé de l’existence d’éléments de preuve potentiellement pertinents quant à la crédibilité ou à la fiabilité des témoins dans une affaire. Comme le précise à juste titre l’amicus curiae, [TRADUCTION] « [l]e ministère public et la défense ont tous les deux intérêts à découvrir qu’un policier n’est pas honnête ou fiable » (mémoire, par. 62). Le juge Doherty l’a fait valoir avec force dans R. c. Ahluwalia lorsqu’il a formulé ses observations sur le défaut du ministère public de se renseigner davantage lorsqu’il est confronté au parjure de son propre témoin (par. 71-72) :
[TRADUCTION] Pour des motifs dont le ministère public ne nous a pas fait part, il appert qu’il n’estime pas être tenu de découvrir le fond de cette affaire. . .
Le ministère public a des obligations relatives à l’administration de la justice qui n’incombent pas aux autres parties. Confronté au parjure de son propre témoin et au fait que ce faux témoignage coïncidait avec la communication partielle qu’il prétend avoir involontairement faite à la défense, le ministère public était tenu de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir ce qui s’était passé et pour communiquer les résultats de ses recherches à la défense. À mon avis, le ministère public ne s’est pas acquitté de ses obligations relatives à l’administration de la justice en admettant que, comme l’a découvert la défense, la communication fût partielle et, après s’être renseigné de façon limitée, en n’assumant pas sa responsabilité quant à cette communication partielle et en omettant d’en expliquer la raison. Le ministère public devait à l’appelant et à la cour une explication plus détaillée que celle qu’il a choisi de donner[5]. [Soulignés ajoutés].
[66] Les arrêts O’Connor et Babos sont des arrêts de principe en matière d’abus de procédure, où la déclinaison des différentes catégories d’abus est effectuée.
[67] La Cour suprême y précise que seuls les cas les plus manifestes d’abus de procédure justifient un arrêt des procédures. Ces cas se partagent en deux catégories soit « (1) ceux où la conduite de l’État compromet l’équité du procès de l’accusé (la catégorie « principale »); (2) ceux où la conduite de l’État ne présente aucune menace pour l’équité du procès, mais risque de miner l’intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle »)[6]. »
[68] Tout comme le souligne la Cour suprême, la non-divulgation de la preuve entre normalement dans la seconde catégorie, c’est-à-dire la catégorie résiduelle[7].
[69] Lors de l’évaluation d’une requête en abus de procédure, un tribunal doit se conformer au test prévu par l’arrêt Babos, celui-ci synthétisant trois exigences :
[32] Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :
(1) Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54).
(2) Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte.
(3) S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (ibid., par. 57)[8].
[70] Le dossier pour lequel le soussigné est saisi n’est pas un dossier où la poursuite refuse de divulguer une preuve qualifiée de « hautement pertinente » et entre les mains de la poursuite avant le dépôt des accusations, comme dans l’affaire Berger [9] à laquelle les requérants se réfèrent abondamment.
[71] Contrairement à Berger, les requérants ne se retrouvent pas non plus dans une position où la stratégie de défense est préparée depuis plus de six années et où le procès devant jury est débuté.
[72] Tout comme le précise l’arrêt Bjelland, « l’omission par le ministère public de communiquer des éléments de preuve ne constitue pas, en soi, une violation de l’article 7[10] ». Une preuve d’un « préjudice véritable quant à la possibilité de présenter une défense pleine et entière[11] » doit être faite.
[73] Cette preuve doit être à l’effet que les « éléments de preuve communiqués tardivement auraient influé sur les décisions qui ont été prises s’ils avaient été communiqués en temps utile[12] ».
[74] Le Tribunal est d’avis qu’une telle preuve n’est pas faite par les requérants.
[75] En l’espèce, la divulgation tardive de la preuve recueillie dans une enquête parallèle ne compromet pas l’équité du procès des défendeurs.
[76] Le soussigné est également d’avis que la tenue du procès, malgré cette divulgation tardive, ne risque pas de miner l’intégrité du processus judiciaire.
[77] De plus, le déroulement du procès ne risque pas de révéler, perpétuer ou aggraver l’atteinte au droit des défendeurs à un procès équitable.
[78] Finalement, malgré le rejet des prétentions des requérants quant à l’abus de procédure, le soussigné croit qu’en cas d’avis contraire, l’ajournement permettrait de réparer le préjudice.
- Déclaration de Robert Sigal
[79] Il convient de souligner le manque de transparence de l’intimée quant à la rencontre avec le témoin à charge Robert Sigal les 19 avril et 28 juin 2016. À quelques reprises, les requérants ont demandé à l’intimée si une telle rencontre s’était déroulée, chose qu’elle a niée jusqu’au 10 octobre 2017.
[80] La déclaration du témoin concerne une transaction en avril 2014 sur le titre de la société AMAYA, de même que des communications entre celui-ci et David Baazov, l’un des requérants.
[81] L’intimée, à sa défense, précise que le témoin n’a pas été rencontré… « dans le cadre du projet Audace ». Se cloîtrer derrière ces mots revient à de la sémantique, d’autant plus que les requérants soutiennent que cette déclaration est disculpatoire à leurs égards.
[82] Certes, cette pratique est critiquée par le Tribunal, mais cette situation ne correspond toutefois pas à un abus de procédure tel qu’abordé par la jurisprudence, les requérants ayant maintenant cette déclaration depuis octobre 2017.
- Conclusion préliminaire
[83] Les requérants n’ont pas fait la preuve d’une atteinte irréparable à leur droit à un procès équitable et une défense pleine et entière.
[84] Bien que le droit à une défense pleine et entière n’est en l’espèce pas violé, le Tribunal reconnaît qu’un délai est nécessaire pour une prise de connaissance de cette nouvelle divulgation de la preuve provenant d’une « enquête parallèle », en raison de son volume et accorde un délai d’un mois aux requérants[13].
[85] Les requérants prétendent qu’un ajournement entraîne comme conséquence la perpétuation de la violation au droit à un procès dans un délai raisonnable. Cette « impasse » exhorterait le Tribunal à prononcer un arrêt des procédures.
[86] Néanmoins, pour les motifs qui suivent, il convient de qualifier cette affaire de particulièrement complexe, de sorte que la DP16 ajoute un degré de complexité à un dossier l’étant déjà.
Délais déraisonnables
[87] Depuis le prononcé de l’arrêt Jordan, beaucoup d’encre a coulé au sujet de ce nouveau cadre d’analyse des délais déraisonnables. Par conséquent, nul besoin de tergiverser en la matière; seuls les aspects principaux seront brièvement rappelés.
[88] Avec ce nouvel arrêt, la Cour suprême élabore un nouveau cadre d’analyse prospectif des délais, où un plafond de 18 et 30 mois est établi, selon le cas. Une fois le plafond franchi, le délai est présumé déraisonnable et le ministère public peut le justifier en démontrant l’existence de circonstances exceptionnelles.
Délai total
[89] Le dossier étant de nature réglementaire provinciale et devant un juge de la cour provinciale, le plafond présumé est de 18 mois.
[90] En l’espèce, le constat d’infraction est signifié aux requérants le 23 mars 2016. La fin anticipée du procès est le 26 avril 2018. Le délai total est alors d’un peu plus de 25 mois.
Délai net
[91] Lors de la fixation du procès, les requérants ont renoncé aux délais entre le 6 septembre et le 20 novembre 2017, la procureure de l’un des accusés n’étant pas disponible durant cette période.
[92] Par conséquent, un peu plus de deux mois doivent être soustraits du délai total, laissant un reliquat d’environ 22 mois et demi.
[93] Le délai net est supérieur au plafond de 18 mois établi par la Cour suprême. Le délai est présumé déraisonnable.
Circonstances exceptionnelles
[94] D’abord, il convient de rappeler que le ministère public n’est pas astreint à une norme de perfection et il se peut qu’un événement raisonnablement inévitable ou imprévisible soit la source d’un délai particulier[14].
[95] L’erreur de communication entre l’enquêteur TI et l’enquêteur du projet Bronze ayant entraîné la divulgation par inadvertance de 14 millions de fichiers est bien évidemment la source de délais, les requérants nécessitant une période de temps pour analyser ces fichiers et réévaluer leur stratégie de défense, le cas échéant.
[96] Comme le précise la Cour suprême, « [l]es procès ne constituent pas des machines bien huilées. Des erreurs surviennent. D’ailleurs, les erreurs sont une réalité inévitable dans un système de justice criminelle dirigé par des êtres humains, et ces erreurs peuvent entraîner des délais exceptionnels et raisonnablement inévitables[15] ».
[97] Certes, la DP16 engendre un délai, toutefois, en raison des ramifications de celle-ci avec la complexité du dossier, tout comme l’impossibilité de quantifier le délai en résultant, le soussigné préfère ne pas qualifier cette divulgation d’événement distinct, afin de l’intégrer dans l’analyse de la complexité du dossier.
Dossier particulièrement complexe
[98] La Cour suprême, avec le prononcé de l’arrêt Cody[16], précise que la complexité d’une affaire requiert une évaluation qualitative. De la sorte, la complexité particulière d’un dossier n’entraîne pas la soustraction d’une portion des délais, mais entraîne plutôt le constat de la raisonnabilité des délais écoulés.
[99] Également, la complexité constitue une circonstance exceptionnelle uniquement dans la mesure où l’affaire dans son ensemble est particulièrement complexe; le délai engendré par une étape isolée présentant des aspects complexes ne doit pas conduire à l’application de la circonstance exceptionnelle[17].
[100] Contrairement au dossier dont le Tribunal est présentement saisi, la complexité de l’affaire Cody s’explique uniquement par la divulgation d’une preuve volumineuse, étape qualifiée d’isolée par la Cour suprême. Cette divulgation s’est produite dans le cadre d’une enquête interprovinciale en lien avec le trafic de stupéfiants. La preuve à cet effet est volumineuse et concerne plusieurs autres accusés ; Cody ne s’est fait arrêter qu’en raison de sa présence sur les lieux lors de l’arrestation d’une cible principale de l’enquête.
[101] De plus, une distinction s’avère importante entre le dossier en l’espèce et la décision Fracasso[18], où un arrêt des procédures est prononcé à l’encontre d’un petit joueur. En l’espèce, les requérants sont accusés d’avoir joué un rôle équivalent dans la commission des infractions. La preuve volumineuse recueillie contre eux les concerne donc tous à une échelle semblable, contrairement à l’accusé dans l’affaire Fracasso.
[102] Avec l’arrêt Jordan[19], la Cour suprême énonce de manière non exhaustive divers éléments qu’un juge de première instance peut considérer pour déterminer la complexité d’une cause :
[77] Comme nous l’avons précisé antérieurement, il existe aussi une seconde catégorie de circonstances exceptionnelles : les affaires particulièrement complexes. Ici encore, certaines précisions s’imposent. Les affaires de ce genre sont celles qui, eu égard à la nature de la preuve ou des questions soulevées, exigent un procès ou une période de préparation d’une durée exceptionnelle, si bien que le délai est justifié. Pour ce qui est de la nature de la preuve, les affaires particulièrement complexes présentent notamment les caractéristiques suivantes : la communication d’une preuve volumineuse, un grand nombre de témoins, des exigences importantes applicables au témoignage d’expert, ainsi que des accusations qui portent sur de longues périodes. Les causes particulièrement complexes en raison de la nature des questions soulevées peuvent se caractériser notamment par un grand nombre d’accusations et de demandes préalables au procès, par la présence de questions de droit inédites ou complexes, ainsi que par un grand nombre de questions litigieuses importantes. Le fait de poursuivre conjointement plusieurs coaccusés, dans la mesure où il est dans l’intérêt de la justice de le faire, peut aussi avoir une incidence sur la complexité de la cause. [Soulignés ajoutés]
- Les infractions à une loi provinciale
[103] En l’espèce, le procès est prévu pour une durée de 70 jours, à raison de quatre jours par semaine. Un dossier de cette ampleur requiert une journée par semaine pour que les parties continuent de se préparer et que le juge prenne le recul suffisant pour mieux évaluer l’ensemble du dossier.
[104] Tout comme mon collègue l’a exprimé récemment[20], lorsque nous nous penchons sur la complexité particulière d’un dossier, il s’avère nécessaire de « comparer des pommes avec des pommes ». Le Tribunal est présentement saisi d’un dossier en matière pénale provinciale. Il est donc intenable d’évaluer sa complexité selon les mêmes balises que la Cour suprême établit dans l’arrêt Jordan ; sa complexité doit s’évaluer selon d’autres poursuites intentées en vertu de lois réglementaires provinciales.
[105] En l’espèce, l’intimée intente une poursuite en vertu de la LVM, où les requérants sont, entre autres, accusés d’infractions en lien avec le délit d’initié. À la lumière de la preuve et des arguments présentés, cette affaire ressemble davantage à un dossier de fraude complexe en vertu du Code criminel, où un plafond de 30 mois pourrait s’appliquer, à l’instar d’un plafond de 18 mois.
[106] Conséquemment, bien que ce dossier soit de nature statutaire, lorsqu’on le compare à une cause poursuivie en vertu du Code de la sécurité routière ou de toute autre loi provinciale, il est bien plus élevé sur le spectre de la complexité.
[107] Les requérants argumentent en disant que tout comme l’affaire Desmarais[21], le débat en l’espèce est très ciblé. La complexité d’une enquête n’entraîne pas nécessairement la complexité d’un procès.
[108] Dans le dossier Desmarais, la juge résume la preuve principale de la poursuite en trois témoignages principaux soit, celui d’un enquêteur, d’un ancien associé de l’accusé et d’un expert juricomptable. Le témoignage d’investisseurs est prévu par la suite. Selon la juge, les défenses seraient similaires et portent sur des concepts juridiques simples.
[109] Le Tribunal est d’avis, toutefois, que les faits dans Desmarais se distinguent du présent dossier. Il convient de retenir les éléments suivants qui, pris dans leur ensemble, soutiennent les prétentions de l’intimée quant à la complexité particulière du dossier :
- La nature des infractions : mise en preuve d’un stratagème complexe en lien avec le délit d’initié;
- La nature technique et complexe intrinsèque au dossier : les faits entourant le délit d’initié;
- La durée du procès : 70 jours;
- Le nombre de témoins : près de 60 témoins; dont des témoins hors province et hors pays;
- La preuve volumineuse et complexe à être administrée;
- Une enquête d’envergure;
- Les enquêtes parallèles;
- La procédure judiciaire : requêtes en inhabilité, requêtes en divulgation, requête pour ordonnance de gestion, une dizaine de gestions d’instance, requête pour assignation de témoins résidant hors Québec.
- Les admissions
[110] Il convient également de noter que des admissions relatives à la chaîne de possession n’ont été consignées qu’au mois de novembre 2017, requérant ainsi à l’intimée de prévoir l’administration d’une preuve volumineuse, qui nécessite davantage de témoins et de journées de cour.
[111] Bien que la Cour suprême note l’importance que les deux parties s’attèlent à faire des admissions raisonnables, le soussigné note l’importance pour les requérants, au stade de la gestion d’instance, que l’intimée admette la véracité des documents se retrouvant sur SEDAR. C’est justement cet aspect qui incite l’intimée à divulguer le projet Bronze, suite à la découverte d’informations fausses ou trompeuses sur l’actionnariat de la compagnie AMAYA qui semblait importante pour les requérants.
[112] Le dossier dont le Tribunal est saisi rencontre ainsi les exigences prévues pour le qualifier de particulièrement complexe. Contrairement à l’affaire Cody où une seule étape (divulgation de la preuve) complexifie la poursuite, le dossier en l’espèce est complexe du dépôt des accusations à la fixation du procès pour une durée de plus de cinq mois, qui est, par ailleurs, complexifié davantage avec la DP16.
[113] En soustrayant le procès de cinq mois et le délibéré nécessaire à une
cause de cette ampleur, il est impossible de rencontrer les obligations
constitutionnelles prévues par l’article
[114] En établissant les plafonds, la Cour suprême a prévu qu’une cause de meurtre, qualifiée de simple par cette dernière, doit procéder dans un délai de 30 mois. Une cause de délit d’initié, quant à elle, doit procéder dans un délai de 18 mois, tout comme un dossier d’excès de vitesse. En conséquence, lorsque la Cour suprême a prévu cette circonstance exceptionnelle, le dossier dont le Tribunal est saisi devait nécessairement être inclus.
Plan concret
[115] Lors du prononcé de l’arrêt Jordan, la Cour suprême rappelle que le ministère public doit avoir un « plan concret pour réduire au minimum les retards occasionnés par une telle complexité[22] ». En l’absence d’un tel plan, la circonstance exceptionnelle liée à la complexité particulière du dossier n’est pas prouvée.
[116] En séparant une poursuite en trois groupes, divisés selon leur implication, le juge Brunton conclut que le ministère public a un plan concret pour gérer le dossier et minimiser les délais engendrés par un dossier complexe :
65 Une fois l'enquête préliminaire terminée,
l'intimée a proposé de séparer les accusés en trois groupes. Un premier
regrouperait les politiciens, les fonctionnaires, les ingénieurs, les
collecteurs et ceux responsables des "points de chute". Un deuxième
regroupera les entrepreneurs. Un troisième sera mixte et regroupera ceux qui
choisiraient d'être jugés par un juge seul. En janvier 2016, le nombre de
groupes a été réduit à deux lorsqu'un nombre d'accusés dans le troisième groupe
a décidé qu'ils voulaient subir un procès devant juge et jury. L'intimée a
annoncé qu'elle proposait de refuser des réoptions et de maintenir deux
groupes. Elle a ajouté qu'elle souhaiterait que la Cour suspende les effets
d'une séparation éventuelle en vertu du paragr.
[117] À l’inverse, la Cour du Québec conclut à l’absence de plan concret pour un dossier où la poursuite a tardé avant de convenir à la séparation du procès selon la participation réelle des accusés. Certaines accusations portées à l’encontre de quelques accusés ont également été retirées après quelques années, car il n’y avait pas de fondement dans la preuve à cet égard :
[70] Le plan, si plan il y avait, n’a pas tenu compte de la participation réelle des 4 requérants où on reprochait à chacun une seule contribution pour la campagne électorale de 2009.
[71] Le ministère public a maintenu contre les requérants pendant des années des chefs d’accusations (complot et fraude sur une période de 3 ans), qui ne semblaient pas avoir de fondement dans la preuve, avant de les retirer en septembre 2014 pour les requérants Raymond et Lamarche et en avril 2017 pour les requérants Audette et Duplessis[24].
[118] Dans un même ordre d’idées, les requérants se réfèrent à l’affaire Auclair [25] et précisent que la nécessité d’avoir un plan concret existait bien avant Jordan. Il s’avère cependant important de noter qu’à l’instar du dossier en l’espèce, Auclair regroupait plus de 150 accusés, dont plusieurs étaient en détention provisoire ou avaient de strictes conditions de remise en liberté. Aussi, le dossier était conçu d’une telle manière que la fin anticipée du procès était à la fin 2023. Il s’avère donc illusoire de faire un parallèle entre la situation des requérants et celle des accusés dans Auclair.
[119] Finalement, le soussigné tient à distinguer les faits de cette cause avec ceux de la décision Giroux, où un arrêt des procédures est prononcé en raison d’une absence de plan concret démontrant que la poursuite n’était pas prête à procéder[26]. D’abord, dans cette affaire, le ministère public procédait encore à la divulgation de la preuve des fruits de l’enquête au moment de la requête en arrêt des procédures, contrairement à ce dossier où la poursuite divulgue la preuve d’une enquête parallèle.
[120] De plus, l’analyse de la preuve dans Giroux n’était pas terminée au moment de porter l’acte d’accusation directe. Corolairement, la poursuite avait désassigné l’enquête préliminaire prévue pour un total de quatre mois, plutôt que de transformer les dates en dates de procès. Finalement, il est opportun de noter que le dossier transigeait entre la Cour du Québec et la Cour supérieure, causant ainsi plusieurs délais.
- La divulgation des fruits de l’enquête
[121] En l’espèce, au moment de porter les accusations, l’intimée avait recueilli l’essentiel de sa preuve à charge et les perquisitions ultérieures visaient les autres projets d’enquête. L’intimée a également divisé ses projets d’enquête dans le but de cibler le nombre de défendeurs et les accusations portées. Ainsi, pour Audace, la période de temps est ciblée et l’intimée se concentre sur une seule transaction litigieuse.
[122] Bien qu’en l’espèce la défense a agi de manière proactive et a demandé l’accès à la divulgation de la preuve dès la première semaine, le soussigné ne peut pas conclure en un laxisme de l’intimée, comme la Cour suprême l’a conclu dans l’arrêt Williamson[27].
[123] Lors de la réception des demandes de divulgation de la preuve, l’intimée indique aux requérants qu’elle travaille à la préparation de celle-ci et qu’au moment où elle sera achevée, elle sera transmise aux requérants.
[124] Les procureures de l’intimée ont eu accès à une preuve d’une volumétrie de plus de trois millions d’items le 10 mai 2016. Elles ont confectionné un tableau de preuve avec hyperliens qui fut remis le 20 juillet 2016, avec la première divulgation de la preuve consistant à la preuve à charge de la poursuite.
[125] Dans un dossier de cette nature, comprenant une telle volumétrie de preuve relevant des fruits de l’enquête, le Tribunal tient à noter que la première divulgation de la preuve s’est produite plus d’un mois avant la première date d’audience[28]. L’intimée a agi avec diligence à cet égard. Qui plus est, tout comme le constate la Cour supérieure dans un dossier de valeurs mobilières, « l’obligation du poursuivant en matière de divulgation de la preuve est continue et l’on ne peut s’attendre dans un dossier complexe à ce que chacun des éléments de preuve soit divulgué dès le début du processus pénal[29] ».
- La divulgation de l’enquête parallèle
[126] Bien que tardive, la seizième divulgation de la preuve en lien avec l’enquête parallèle était imprévisible. N’eût été la découverte d’informations fausses ou trompeuses, l’intimée n’avait pas l’intention de divulguer la preuve recueillie dans le projet Bronze, puisqu’elle est volumineuse, ne provient pas des fruits de l’enquête d’Audace et ne se rapportait pas aux accusations portées.
[127] Il ne peut donc pas être reproché à l’intimée de ne pas avoir eu de plan concret pour minimiser les délais dans ce dossier d’une complexité particulière. Ce commentaire vaut également pour la mise à la disposition des requérants, le 8 décembre 2017, des documents provenant d’une perquisition datant du mois de septembre 2017 dans le cadre de Bronze et dont un privilège était revendiqué.
[128] Dans l’optique de minimiser les délais engendrés par ces divulgations, l’intimée les a accompagnées d’un inventaire afin de faciliter sa consultation, tout comme l’a prescrit la Cour supérieure dans la décision Bordo[30].
- Conclusion partielle
[129] Le Tribunal en vient donc à la conclusion que le dossier est particulièrement complexe et l’intimée s’est dotée d’un plan concret afin de minimiser les délais engendrés par la complexité de l’affaire[31].
[130] Le ministère public a donc démontré l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant le dépassement du plafond présumé de 18 mois.
Mesure transitoire exceptionnelle
[131] De manière subsidiaire, la Cour suprême a prévu une période transitoire exceptionnelle pour les dossiers où les accusations sont portées avant le prononcé de l’arrêt Jordan.
[132] Avec l’arrêt Cody, la Cour précise que la nature exceptionnelle de la mesure transitoire prend son sens dans le fait qu’elle s’applique temporairement plutôt que rarement[32].
[133] En l’espèce, les accusations sont portées le 23 mars 2016, soit plus de trois mois avant le prononcé de l’arrêt Jordan. Ainsi, l’intimée ne bénéficiait pas, à l’époque, des enseignements de la Cour suprême quant à la manière d’analyser la raisonnabilité des délais. Bien que le Tribunal estime inutile de recourir à la mesure transitoire exceptionnelle, une brève évaluation de celle-ci suit.
[134] Dans l’optique où le Tribunal n’aurait pas conclu à la complexité particulière du dossier, il convient de le qualifier, à tout le moins, de dossier moyennement complexe.
[135] À cet effet, la juge Geneviève Graton détermine qu’une poursuite pour des infractions à la Loi sur les valeurs mobilières[33] est plus complexe que celui comprenant des infractions au Code de la sécurité routière[34], et ce, en raison de la nature de l’infraction :
[35] Il s’agit d’un dossier en matière pénale, régi par la Loi sur les valeurs mobilières dont l’infraction reprochée est passible d’une peine d’emprisonnement. Par comparaison à une infraction commise au Code de la sécurité routière (CSR) ou une infraction d’exercice illégal, dans le spectre des accusations portées en matière pénale, il s’agit d’un dossier moyennement complexe. D’ailleurs, le dossier chemine à la Division des dossiers spéciaux en matière pénale et, à ce titre, il est entendu par un juge de la Chambre criminelle de la Cour du Québec. Considérant l’ensemble des dossiers traités en matière criminelle et pénale à la Chambre criminelle et pénale à la Cour du Québec à Montréal, un procès de plus de deux jours en est un de longue durée; si bien qu’au-delà de ces deux jours, les délais pour obtenir des dates d’audition augmentent considérablement. Ainsi, la longueur anticipée pour la tenue du procès est un des éléments pris en compte pour déterminer le niveau de complexité[35].
[136] Le Tribunal a conclu à l’existence d’un plan concret par l’intimée dans la conduite de son dossier. Depuis le début des procédures, l’intimée refuse de divulguer la preuve recueillie dans le projet Bronze en raison de son volume, de son impact quant aux délais et du fait qu’elle ne concernait pas les accusations dans le présent dossier.
[137] Selon les enseignements de l’arrêt Cody, nous pouvons retenir que la diligence des parties s’avère une considération importante lors de l’analyse de la mesure transitoire exceptionnelle.
[138] La découverte d’informations fausses ou trompeuses n’est pas un aspect que l’intimée pouvait prévoir. Dès la prise de connaissance, le ministère public s’est empressé de faire les vérifications nécessaires pour conclure à la nécessité d’une nouvelle divulgation de la preuve, celle-ci étant volumineuse. Un tableau de la preuve y a été joint afin de faciliter la consultation de celle-ci par les requérants.
[139] Par conséquent, le Tribunal fait siens les commentaires de la Cour supérieure eu égard à l’application de la mesure transitoire exceptionnelle :
[122] De l’avis du Tribunal, un arrêt des procédures ne se trouvera justifié durant la période de transition exceptionnelle établie par l’arrêt Jordan que si la poursuite a été la source de délais qu’elle pouvait éviter et sur lesquels elle se trouvait en mesure d’agir[36].
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
REJETTE la requête en arrêt des procédures pour abus de procédure;
REJETTE la requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables;
ACCORDE un délai supplémentaire d’un mois pour consulter la divulgation de la preuve supplémentaire.
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__________________________________ SALVATORE MASCIA, J.C.Q. |
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Mes Geneviève Régnier, Magdalini Vassilikos, Isabelle Bouvier, Annie Fortin, Stéphanie Jolin et Mathilde Noël-Béliveau |
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Procureures de l’intimée-poursuivante |
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Mes Sophie Melchers, Caroline Larouche et Dominique Shoofey |
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Procureures du requérant-défendeur David Baazov
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Mes Stéphanie Lapierre et Nathalie Nouvet Procureures des requérants-défendeurs Yoel Altman, Diocles Capital inc., 2374879 Ontario inc. et Sababa Consulting inc.
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Mes Julie-Martine Loranger, Nicholas Trottier Et Alexandre Mireault Procureurs du requérant-défendeur Benjamin Ahdoot |
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[1]
R. c. Stinchcombe,
[2] Id., p. 334.
[3]
R. c. McNeil,
[4]
R. v. Jackson,
[5] R. c. McNeil, préc., par. 49-50.
[6]
R. c. Babos,
[7] R. c. O’Connor, préc., par. 74.
[8] R. c. Babos, préc., par. 32.
[9]
Berger c. La Reine,
[10]
R. c. Bjelland,
[11] Id.
[12] Id., par. 26.
[13] Ce délai tient compte du fait que les requérants ont reçu le DP16 le 21 septembre 2017.
[14]
R. c. Cody,
[15] Id.
[16] Id.
[17] Id., par. 64-65.
[18]
Fracasso v. Regina,
[19]
R. c. Jordan,
[20]
Autorité des marchés financiers c. Downshire Capital,
[21]
Desmarais c. Autorité des marchés financiers,
[22] R. c. Jordan, préc., par. 79.
[23]
Duplessis c. La Reine,
[24]
R. c. Raymond et als, C.Q. Joliette,
[25]
Auclair c. La Reine,
[26]
R. c. Giroux,
[27]
R. c. Williamson,
[28] Autorité des marchés financiers c. Downshire Capital, préc., par. 75.
[29]
Desmarais c. Autorité des marchés financiers,
[30]
R. c. Bordo,
[31] R. c. Jordan, préc., par. 79.
[32] Précité, par. 69.
[33] RLRQ, c. V-1.1.
[34] RLRQ, c. C-24.2.
[35] AMF c. Pelletier, C.Q. Montréal, n°500-61-393357-141, 5 avril 2017, j. Graton, par. 35.
[36]
R. c. Antoine,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.