Décision

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Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Duhaime

2023 QCCDING 16

 

CONSEIL DE DISCIPLINE

ORDRE DES INGÉNIEURS DU QUÉBEC

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

No :

22-23-0685

 

DATE :

20 juillet 2023

______________________________________________________________________

 

LE CONSEIL :

Me ISABELLE DUBUC

Présidente

M. JEAN CORBEIL, ingénieur

Membre

M. RICHARD GERVAIS, ingénieur

Membre

______________________________________________________________________

 

PHILIPPE-ANDRÉ MÉNARD, ingénieur, en sa qualité de syndic adjoint de l’Ordre des ingénieurs du Québec

Plaignant

c.

PIERRE DUHAIME, ex-membre

Intimé

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR CULPABILITÉ ET SANCTION
(article 149.1 du Code des professions)

______________________________________________________________________

INTRODUCTION

[1]               Le 1er février 2019, la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale du district de Montréal, reconnaît M. Pierre Duhaime (l’intimé) coupable d’avoir aidé un fonctionnaire à commettre un abus de confiance entre le 1er novembre 2009 et le 19 novembre 2009, commettant l’acte criminel prévu à l’article 122 du Code criminel (chef 1). Elle le condamne à une peine de 20 mois d’emprisonnement avec sursis assortie de nombreuses conditions, accompagnée d’une ordonnance de probation de 12 mois, comprenant notamment l’exécution de 240 heures de travaux communautaires et un don de deux cent mille dollars à la CAVAC, payé le jour même pour lequel il lui est interdit d’obtenir une déduction fiscale, provinciale ou fédérale, et dont il doit fournir la preuve à son agent de surveillance[1].

[2]               Le 2 février 2023, M. Philippe-André Ménard (le plaignant), syndic adjoint de l’Ordre des ingénieurs du Québec (l’Ordre), dépose une plainte disciplinaire en vertu du paragraphe 1 de l’article 149.1 du Code des professions à l’encontre de l’intimé à la suite de sa condamnation étant d’avis de l’existence d’un lien avec l’exercice de sa profession (chef1).

[3]               La plainte reproche aussi à l’intimé d’avoir commis un acte dérogatoire à l’honneur ou la dignité de la profession en ne prenant pas les moyens nécessaires pour éviter que des informations privilégiées, obtenues du directeur général adjoint au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), soient utilisées à l’encontre des règles de confidentialité et de communication établies dans le cadre de l’appel de propositions du projet de modernisation du CUSM (chef 2). 

PLAINTE

[4]               La plainte portée contre l’intimé est ainsi libellée :

  1. À Montréal, aux termes d’un jugement rendu le 1er février 2019, par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, dans le dossier 500-01-085355-136, l’intimé a été reconnu coupable de l’infraction criminelle suivante, laquelle a un lien avec la profession d’ingénieur :

« Entre le 1er novembre 2009 et le 19 novembre 2009, à Montréal, district de Montréal, a aidé le fonctionnaire Yanaï Elbaz à commettre un abus de confiance, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 122 du Code criminel. »

se rendant ainsi passible des sanctions prévues à l’article 156 du Code des professions, conformément à l’article 149.1 du Code des professions.

  1. À Montréal, entre le 1er novembre 2009 et le 19 novembre 2009, dans le cadre de l’appel de propositions du projet de modernisation du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), l’intimé, alors président de SNC Lavalin inc. (l’une des entités corporatives faisant partie de GISM, l’un des deux soumissionnaires qualifiés), n’a pas pris les moyens nécessaires pour éviter que des informations privilégiées obtenues de M. Yanaï Elbaz, directeur général adjoint au CUSM, soient utilisées à l’encontre des règles de confidentialité et de communication établies pour cet appel de propositions.

En agissant ainsi, l’intimé a posé un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’Ordre aux termes de l’article 59.2 du Code des professions.

[Transcription textuelle]

[5]               Lors de l’audition, l’intimé reconnaît l’existence d’un lien entre sa condamnation au criminel (chef 1) et l’exercice de la profession d’ingénieur.

[6]               En outre, il plaide coupable sous le chef 2.

[7]               Après s’être assuré auprès de l’intimé que son plaidoyer sous le chef 2 est libre et volontaire, et qu’il comprend que le Conseil n’est pas lié par la recommandation conjointe sur sanction, le Conseil le déclare coupable, séance tenante, du deuxième chef d’infraction de la plainte, comme décrit au dispositif de la présente décision.

[8]               Les parties procèdent par la suite sur sanction. Elles déposent un document intitulé « Exposé conjoint des faits et entente » et suggèrent au Conseil d’entériner leur recommandation conjointe sur sanction sous les deux chefs de la plainte.


RECOMMANDATION CONJOINTE SUR SANCTION

[9]               Les parties suggèrent au Conseil ce qui suit :

  • Imposer sous chacun des deux chefs de la plainte une amende de 12 500 $;
  • Prendre acte que l’intimé, ayant remis son permis à l’Ordre, s’engage de façon permanente et irrévocable à ne pas demander l’émission d’un nouveau permis et à ne pas demander son inscription au tableau de l’Ordre;
  • Condamner l’intimé au paiement des déboursés jusqu’à concurrence d’un montant de 500 $;
  • Accorder à l’intimé un délai d’un mois, à partir du moment la décision devient exécutoire, pour acquitter le montant total des amendes et des déboursés.

QUESTIONS EN LITIGE

Chef 1

  1. L’infraction criminelle commise par l’intimé de la plainte a-t-elle un lien avec l’exercice de la profession d’ingénieur?
  2. Si le lien entre l’infraction criminelle et l’exercice de la profession est établi, est-il à propos de prononcer une sanction disciplinaire contre l’intimé?


Chefs 1 et 2

  1. La recommandation conjointe des parties concernant les deux chefs de la plainte a-t-elle pour effet de déconsidérer l’administration de la justice ou d’être contraire à l’intérêt public?

[10]           Pour les motifs qui suivent, le Conseil, après avoir délibéré, conclut au lien entre l’infraction criminelle dont l’intimé a été déclaré coupable et qu’il y a lieu de lui imposer une sanction. Enfin, le Conseil entérine la recommandation conjointe des parties et accorde à l’intimé le délai de paiement demandé.

CONTEXTE

[11]           À partir des pièces déposées de consentement par les parties et de leur exposé conjoint des faits, le Conseil décrit le contexte du présent dossier de la façon suivante.

[12]           Membre de l’Ordre depuis 1980, l’intimé abandonne son titre le 1er avril 2018.

[13]           De 2009 à 2012, il est président et chef de la direction de la firme SNC-Lavalin inc.

[14]           Le 13 juin 2007, le gouvernement du Québec autorise le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) à lancer un appel de qualification concernant les composantes de son projet de modernisation devant être réalisé en partenariat public-privé.

[15]           Le 15 octobre 2008, à l’issue de cet appel de qualification, le gouvernement du Québec autorise le lancement de l’appel de propositions auprès des deux soumissionnaires qualifiés, soit le Partenariat CUSM (PCUSM) et le Groupe immobilier santé McGill (GISM).

[16]           Le GISM est alors formé de plusieurs entités corporatives, dont la firme SNC Lavalin Inc. (SNC-Lavalin). La personne désignée chez SNC-Lavalin pour communiquer avec les autorités publiques est Charles Chebl, agissant alors à titre de vice-président de la division construction de SNC-Lavalin.

[17]           L’appel de propositions est en lien avec la conception, la construction, le financement et l’entretien du Campus Glen du CUSM.

[18]           À ce moment, Yanaï Elbaz (M. Elbaz) occupe le poste de directeur général adjoint, redéploiement, planification et gestion immobilière au CUSM.

[19]           L’appel de propositions prévoit des règles de confidentialité et de communication. À cet égard, un représentant des autorités publiques nommé par le gouvernement est la seule personne avec qui les soumissionnaires peuvent communiquer, par le biais d’une personne-ressource désignée pour chaque soumissionnaire.

[20]           Il est à noter que ni l’intimé ni M. Elbaz ne sont des représentants désignés.

[21]           Les propositions sont analysées par un comité de sélection, lequel émet des recommandations au Conseil d’administration du CUSM.

[22]           Ce comité de sélection est formé de représentants du CUSM, du ministère de la Santé et des Services sociaux, de membres d’Infrastructure Québec et d’experts externes.

[23]           Au cours de l’évaluation de la conformité des propositions, les sous-comités de sélection et le CUSM peuvent, par l’intermédiaire du représentant des autorités publiques, demander des clarifications, des informations additionnelles et des rectifications aux soumissionnaires qui leur répondent par une lettre d’engagement.

[24]           Parmi les propositions recevables jugées conformes, le comité de sélection doit choisir le soumissionnaire dont la proposition de base offre la meilleure valeur pour le secteur public.

[25]           En août 2009, les soumissionnaires déposent leur proposition technique.

[26]           En octobre 2009, les sous-comités d’évaluation produisent chacun un rapport d’évaluation dans lequel ils accordent un pointage quant à divers items des propositions.

[27]           Les rapports de ces sous-comités d’évaluation servent de fondement à la lettre d’engagement envoyée aux soumissionnaires le 5 novembre 2009, par laquelle les autorités publiques demandent aux soumissionnaires de s’engager à modifier certains aspects de leur proposition technique.

[28]           Le 1er novembre 2009, l’intimé téléphone à M. Elbaz pour une courte durée. La preuve révèle qu’il s’agit de la seule communication téléphonique directe entre l’intimé et M. Elbaz en 2009 (chef 1).

[29]           Entre le 1er et le 19 novembre 2009, l’intimé est mis au courant que l’un des employés de SNC-Lavalin communique avec M. Elbaz. Alors que l’intimé a des motifs de croire que cet employé entend obtenir des informations de la part de M. Elbaz, il omet délibérément de se renseigner à cet égard. De plus, il acquiesce implicitement à ce que cet employé communique avec M. Elbaz dans ces circonstances (chef 2).

[30]           M. Elbaz fournit des informations privilégiées à cet employé de SNC-Lavalin. Certaines de ces informations sont ensuite utilisées par SNC-Lavalin pour répondre à la lettre d’engagement, et ce, dans le but de mieux répondre aux exigences et aux besoins du gouvernement (chef 2).

[31]           Le 19 novembre 2009, les soumissionnaires déposent leurs propositions financières engagées ainsi que leur réponse à la lettre d’engagement.

[32]           Les sous-comités d’évaluation revoient leur évaluation à la suite de la réception des réponses aux lettres d’engagement des soumissionnaires. Les sous-comités d’évaluation ne modifient pas leur pointage.

[33]           Le 30 novembre 2009, le comité de sélection se réunit pour sélectionner la proposition d’un soumissionnaire.

[34]           Les deux propositions excèdent le cadre financier établi par le gouvernement (le critère d’abordabilité).

[35]           Le processus de sélection est alors suspendu.

[36]           En janvier 2010, au lieu de retenir la proposition de l’un des soumissionnaires, le gouvernement décide d’enclencher un nouveau processus d’appel de propositions.

[37]           Le 26 janvier 2010, le gouvernement décrète que le respect du critère d’abordabilité rehaussé à 1 343,3 millions de dollars sera une condition de recevabilité.

[38]           Les soumissionnaires sont conviés à de nouvelles rencontres de discussion bilatérales sur les modifications au processus et sur la possibilité de soumettre des dérogations visant à permettre à ce que les propositions révisées satisfassent au critère d’abordabilité.

[39]           À l’intérieur d’un cadre financier auquel ils ne peuvent déroger, les soumissionnaires doivent offrir leur meilleure offre (« Best And Final Offer » ou « BAFO »).

[40]           Le 15 mars 2010, les deux soumissionnaires déposent leur proposition révisée (« BAFO »).

[41]           Le 30 mars 2010, la proposition du GISM, dont fait partie SNC-Lavalin, est officiellement retenue.

[42]           Dans le cadre de la phase BAFO, soit lors du nouveau processus d’appel de propositions, aucun geste irrégulier n’est reproché à l’intimé.

[43]           De plus, bien que des paiements corruptifs soient versés par SNC-Lavalin à M. Elbaz et Arthur Porter, l’intimé n’en a pas connaissance ni ne les autorise. Il va sans dire que l’intimé ne tire pas profit de ces paiements corruptifs.

[44]           Le 1er février 2019, dans le dossier 500-01-085355-136, la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, déclare l’intimé « coupable d’avoir entre le 1er novembre 2009 et le 19 novembre 2009, à Montréal, district de Montréal, aidé le fonctionnaire Yanaï Elbaz à commettre un abus de confiance, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 122 du Code criminel ».


ANALYSE

Chef 1

[45]           L’article 149.1 du Code des professions en vertu duquel le syndic adjoint a déposé la plainte contre l’intimé est ainsi libellé :

149.1 Un syndic peut saisir le conseil de discipline, par voie de plainte :

1° de toute décision d’un tribunal canadien déclarant un professionnel coupable d’une infraction criminelle;

[]

La décision visée au premier alinéa doit, de l’avis du syndic, avoir un lien avec l’exercice de la profession.

Une copie dûment certifiée de la décision judiciaire fait preuve devant le conseil de discipline de la perpétration de l’infraction et, le cas échéant, des faits qui y sont rapportés. Le conseil de discipline prononce alors contre le professionnel, s’il le juge à propos, une ou plusieurs des sanctions prévues à l’article 156.

[46]           Le Conseil, saisi d’une plainte qui fait état qu’un professionnel a été déclaré coupable d’une infraction criminelle, doit décider en premier lieu si l’infraction a un lien avec l’exercice de la profession. Si le lien est établi, il doit ensuite déterminer s’il est à propos de lui imposer une sanction, et dans l’affirmative, il doit déterminer la sanction juste et raisonnable dans les circonstances ou si la recommandation conjointe sur sanction ne déconsidère pas l’administration de la justice ou n’est pas contraire à l’intérêt public.


A. L’infraction criminelle commise par l’intimé a-t-elle un lien avec l’exercice de la profession d’ingénieur?

[47]           Pour conclure à l’existence d’un lien entre la commission de l’infraction criminelle et l’exercice de la profession visée, le Tribunal des professions, dans l’affaire Thivierge[2], enseigne que le Conseil doit examiner la nature des infractions dont le professionnel a été reconnu coupable, leur gravité, les circonstances entourant leur commission, et ce, en relation avec les qualités essentielles à l’exercice de la profession :

[79]  …la première étape visant à déterminer l’existence d’un lien entre la commission d’infractions criminelles et l’exercice d’une profession consiste à examiner la nature des infractions dont le professionnel a été reconnu coupable, leur gravité de même que les circonstances entourant leur commission et ce, en relation avec les qualités essentielles à l’exercice de cette profession.

[48]           L’infraction criminelle est commise le 1er novembre 2009, alors que l’intimé, ingénieur, est président et chef de la direction de la firme de génie-conseil SNC-Lavalin, partenaire de Groupe immobilier santé McGill (GISM) qui est un des deux soumissionnaires qualifiés étant alors dans la course pour obtenir le contrat de plus d’un milliard de dollars en lien avec la conception, la construction, le financement et l’entretien du Campus Glen du Centre universitaire de santé McGill (CUSM).


[49]           Malgré qu’il ne soit pas la personne désignée chez GISM pour communiquer avec les autorités publiques, l’intimé communique avec M. Elbaz, directeur général adjoint, redéploiement, planification et gestion immobilière du CUSM, contrevenant ainsi aux règles de confidentialité et de communication établies. Par ailleurs, après cette communication, des échanges se tiennent entre un employé de SNC-Lavalin et M. Elbaz, à la connaissance de l’intimé, au cours desquels des informations privilégiées sont transmises au bénéfice de la firme et ainsi au bénéfice de GISM, soumissionnaire qualifié pour l’appel de proposition.

[50]           L’intimé reconnaît que l’infraction criminelle d’avoir aidé un fonctionnaire à commettre un abus de confiance dont il a été reconnu coupable a un lien avec l’exercice de la profession. Le Conseil est du même avis.


B. Si le lien entre l’infraction criminelle et l’exercice de la profession est établi, est-il à propos de prononcer une sanction disciplinaire contre l’intimé?

[51]           Le Tribunal des professions dans l’affaire Thivierge[3] enseigne qu’une fois que le Conseil conclut à l’existence d’un lien entre la commission de l’infraction criminelle et l’exercice de la profession visée, le conseil de discipline doit prendre en compte la pratique spécifique du professionnel visé afin de décider s’il est opportun d’imposer des sanctions et si oui, lesquelles :

[80]  Si le Conseil conclut à l’existence d’un lien entre la commission des infractions criminelles et l’exercice de la profession visée, il y a alors lieu d’aborder la seconde étape de l’exercice prévu aux articles 55.1 et 149.1 C. prof. À cette deuxième étape, le décideur prend en compte la pratique spécifique du professionnel visé afin de décider s’il est opportun d’imposer des sanctions et, le cas échéant, lesquelles.

[52]           Dans la décision Tribunal – Avocat – 3[4], le Tribunal des professions dresse une liste non exhaustive des critères à prendre en considération par le Conseil lorsqu’il exerce sa discrétion d’imposer ou non une sanction[5] :

L’exercice de sa discrétion sur « ...l’à propos d’une sanction »  doit se faire dans le cadre du droit disciplinaire. Les critères d’intervention doivent être :

1° Est-ce que l’acte criminel est un acte qui est privé ou s’il porte atteinte à la protection du public?

2° Est-ce que l’acte criminel est un acte qui, par ailleurs, pourrait être l’objet d’une plainte en vertu des dispositions du Code de déontologie?

3° Est-ce un acte qui est en relation directement avec l’exercice de la profession?

4°Globalement, est-ce un acte qui exige l’intervention du Comité de discipline dans son rôle de protecteur du public?

[53]           L’infraction commise par l’intimé, qui est objectivement grave, porte atteinte à la protection du public. Il n’y a pas de doute dans l’esprit du Conseil que les gestes criminels extrêmement graves que l’intimé a posés sont en relation directe avec l’exercice de la profession et peuvent faire l’objet d’une plainte disciplinaire tant en vertu du Code des professions que du Code de déontologie des ingénieurs.

[54]           Le Conseil considère à propos d’imposer une sanction à l’intimé, ce que les parties d’ailleurs reconnaissent en lui présentant une recommandation conjointe, laquelle est analysée après la section suivante.

C. La recommandation conjointe des parties concernant les deux chefs de la plainte a-t-elle pour effet de déconsidérer l’administration de la justice ou d’être contraire à l’intérêt public?

[55]           Étant en présence d’une recommandation conjointe sur sanction, le Conseil doit déterminer s’il y donne suite. Il le fera s’il en arrive à la conclusion que la sanction suggérée ne déconsidère pas l’administration de la justice ou n’est pas contraire à l’intérêt public comme l’enseigne la Cour Suprême du Canada dans l’arrêt Anthony-Cook[6].

[56]           La Cour d’appel, dans l’affaire Binet[7], réaffirme que les suggestions conjointes ont une très grande importance dans le système de justice pénale et que les juges ne peuvent les refuser que si elles sont contraires à l’intérêt public.


[57]           Ainsi, la suggestion conjointe invite le Conseil non pas à décider de la sévérité ou de la clémence de la sanction proposée, « mais à déterminer si elle s’avère déraisonnable au point d’être contraire à l’intérêt public ou de nature à déconsidérer l’administration de la justice[8] ».

[58]           Il ne s’agit donc pas, pour le Conseil, de déterminer si à ses yeux la sanction suggérée conjointement est juste[9] et dans la négative, d’imposer la sanction qu’il juge la plus appropriée[10].

[59]           Une recommandation conjointe déconsidérera l’administration de la justice ou sera contraire à l’intérêt public si elle est « à ce point dissociée des circonstances de l’infraction et de la situation du contrevenant que son acceptation amènerait les personnes renseignées et raisonnables, au fait de toutes les circonstances pertinentes, y compris l’importance de favoriser la certitude dans les discussions en vue d’un règlement, à croire que le système de justice avait cessé de bien fonctionner. Il s’agit indéniablement d’un seuil élevé[11] ».

[60]           Le Tribunal des professions enseigne de plus qu’une suggestion conjointe ne doit pas être écartée « afin de ne pas discréditer un important outil contribuant à l’efficacité du système de justice, tant criminel que disciplinaire[12] ».

[61]           La Cour suprême du Canada a d’ailleurs rappelé récemment, dans R. c. Nahanee[13], qu’une recommandation conjointe « procure aux parties une certitude raisonnable que la position dont elles ont convenu constituera la décision ».

[62]           La Cour d’appel, dans l’affaire Binet[14] précitée, adhère à l’analyse de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Belakziz[15] sur l’approche préconisée en présence d’une recommandation conjointe sur sanction. Ainsi, l’analyse d’une recommandation conjointe doit débuter par le fondement de la recommandation conjointe, incluant les effets bénéfiques pour l’administration de la justice, et ce, afin de déterminer s’il y a un élément, à part la durée ou la sévérité de la peine qui est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ou qui est contraire à l’intérêt public[16].

[63]           Dans l’optique de vérifier si la recommandation conjointe ne déconsidère pas l’administration de la justice ou n’est pas contraire à l’intérêt public, le Conseil doit regarder les fondements de celle-ci, notamment les éléments que les parties ont pris en considération pour y arriver.

[64]           C’est à la lumière de ces principes que le Conseil répond à la question en litige.


      Les éléments pris en considération par les parties dans leur recommandation conjointe

[65]           En l’espèce, au soutien de leur recommandation conjointe sur sanction, les parties exposent avoir pris en considération les critères applicables en matière de sanction disciplinaire, les facteurs objectifs de l’infraction commise par l’intimée, les facteurs subjectifs qui lui sont propres selon les enseignements de la Cour d’appel dans l’affaire Pigeon c. Daigneault[17], le risque de récidive[18] ainsi que les précédents jurisprudentiels en semblable matière.

  • Facteurs objectifs

Chef 1

[66]           Pour le Conseil, la commission de l’infraction criminelle pour laquelle l’intimé est déclaré coupable par la Cour du Québec, soit d’avoir aidé le fonctionnaire, M. Elbaz, à commettre un abus de confiance, est incompatible avec les valeurs intrinsèques de la profession ainsi qu’avec les obligations professionnelles et déontologiques des ingénieurs, dont celles d’honnêteté, d’intégrité et de probité.

[67]           Au surplus, les agissements criminels font douter de la moralité de l’intimé qui est en contradiction avec celle recherchée chez les membres de la profession.

[68]           Les gestes posés par l’intimé sont hautement répréhensibles, aux antipodes de ce à quoi le public est en droit de s’attendre d’un ingénieur et portent atteinte à l’honneur et la dignité de la profession.

[69]           L’infraction qui est grave se situe au cœur même de la profession et mine la confiance du public envers celle-ci.

Chef 2

[70]           Après son plaidoyer, le Conseil déclare l’intimé coupable à l’égard de l’article 59.2 du Code des professions qui se lit comme suit :

59.2  Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’ordre, ni exercer une profession, un métier, une industrie, un commerce, une charge ou une fonction qui est incompatible avec l’honneur, la dignité ou l’exercice de sa profession.

[71]           Dans le cours de l’exercice de la profession, l’ingénieur doit agir avec intégrité, probité et honnêteté. Il se doit de respecter ces valeurs, notamment tout au long d’un processus d’obtention de contrat.

[72]           Dans le cadre de l’appel de proposition pour la modernisation du CUSM, des règles strictes de communication et de confidentialité sont établies entre les autorités publiques et les deux soumissionnaires qualifiés dont GISM est l’un d’eux. L’intimé, président de SNC-Lavalin qui est partenaire du GISM, se devait de respecter et de faire respecter ces règles de communication et de confidentialité.


[73]           Or, alors qu’il a connaissance que l’un des employés de SNC-Lavalin communique avec M. Elbaz pour obtenir des informations de sa part et sachant que ni l’un ni l’autre ne sont des personnes désignées pour communiquer des informations dans le cadre de l’appel de proposition, l’intimé omet volontairement de se renseigner à cet égard et y acquiesce implicitement. Par ces communications, M. Elbaz transmet des informations privilégiées à l’employé de SNC-Lavalin, ce qui permet à GISM de répondre à la lettre d’engagement de façon à combler les exigences et les besoins du gouvernement.

[74]           En fermant les yeux devant un comportement contrevenant aux règles de communication et de confidentialité établies dans le cadre de l’appel de proposition, l’intimé privilégie ses intérêts corporatifs, manque d’intégrité, de probité et d’honnêteté, posant ainsi un acte dérogatoire à l’honneur et la dignité de la profession.

[75]           L’infraction commise par l’intimé est grave. Elle se situe au cœur de l’exercice de la profession et mine la confiance du public envers celle-ci.

[76]           Toutefois, il s’agit d’un geste isolé.

Facteurs subjectifs

Chefs 1 et 2

[77]           Les parties déclarent avoir pris en considération à titre de facteur subjectif aggravant qu’au moment des faits, l’intimé est un ingénieur d’expérience agissant à titre de président et chef de la direction de la firme SNC-Lavalin.

[78]           Elles ajoutent avoir pris en considération les facteurs subjectifs atténuants suivants.

[79]           L’intimé admet les faits décrits aux chefs 1 et 2.

[80]           Les faits sont survenus sur une très courte période, soit entre le 1er et le 19 novembre 2009.

[81]           L’intimé n’a aucun antécédent disciplinaire. 

[82]           Les parties précisent que l’appel de propositions durant lequel l’intimé commet les infractions se termine par la suspension du processus de sélection par le comité de sélection, le montant des soumissions excédant le cadre financier établi. La proposition de GISM n’est retenue qu’après qu’un nouveau processus d’appel de propositions (BAFO) soit enclenché en janvier 2010, au sujet duquel aucun reproche n’est formulé à l’encontre de l’intimé. Les parties soulignent, de plus, que bien que des paiements corruptifs soient versés par SNC-Lavalin à M. Elbaz et Arthur Porter du CUSM, l’intimé n’en a pas eu connaissance, ne les a pas autorisés et n’en a pas retiré de bénéfices.

[83]           Quant au risque de récidive, les parties soulignent que l’intimé est démissionnaire du tableau de l’Ordre et qu’il s’engage, de façon permanente et irrévocable, à ne pas demander sa réinscription ni demander l’émission d’un nouveau permis, faisant en sorte que son risque de récidive est nul.

 


JURISPRUDENCE

[84]           Les parties déposent quatre décisions visant, comme en l’espèce, des ingénieurs d’expérience, président ou vice-président de leur firme de génie-conseil, ayant commis des infractions dans le but d’avantager leur firme de génie-conseil, sans antécédent disciplinaire, démissionnaire du tableau de l’Ordre et s’engageant à ne pas demander leur réinscription. Des sanctions monétaires de 25 000 $, 30 000 $, 37 500$ ou 40 000 $ par chef d’infraction leurs sont alors imposées.

[85]           En effet, dans l’affaire de Rosaire Sauriol[19], un total de 100 000 $ est imposé au vice-président de la firme Dessau. Une amende de 40 000 $ lui est imposée pour avoir versé des avantages à un parti politique pour s’assurer que sa firme participe aux appels d’offres, une deuxième amende de 30 000 $ lui est imposée pour avoir toléré un système de partage de contrat contournant les appels d’offres, puis une amende de 30 000 $ lui est imposée pour manque d’intégrité.

[86]           Dans l’affaire de Jean-Pierre Sauriol[20], président de la firme Dessau, deux amendes de 25 000 $ lui sont imposées (50 000 $). L’une pour avoir versé à un parti politique un avantage pour s’assurer que sa firme participe aux appels d’offres, l’autre pour avoir manqué d’intégrité.

[87]           Dans l’affaire Shoiry[21], le président de Genivar se voit imposer deux amendes de 37 500 $ (75 000 $). La première vise l’infraction de ne pas avoir mis en place de mesures pour arrêter, prévenir ou éliminer les procédés malhonnêtes de partage de contrats. La deuxième est en lien avec l’infraction de ne pas avoir mis en place de mesures pour surveiller l’application des directives internes de financement politique.

[88]           Finalement, dans l’affaire Olechnowicz[22], le président de CIMA+ se voit imposer une amende de 37 500 $ pour avoir toléré un procédé malhonnête de partage de contrat avec ristourne à un parti politique, ainsi qu’une seconde amende du même montant pour ne pas être intervenu pour faire cesser le paiement de sommes d’argent à un parti politique (total 75 000 $).

[89]           Les parties soulignent que les infractions décrites dans ces décisions perdurent sur une période de sept ans, durée nettement plus longue que celle de la présente affaire qui ne s’étend que sur 19 jours. Elles soulignent de plus, que contrairement aux circonstances de ces décisions, l’intimé n’obtient pas de bénéfice découlant de son comportement fautif ni des paiements corruptifs à M. Elbaz et M. Porter n’en ayant pas eu connaissance. Ces éléments militent donc pour l’imposition d’une sanction moindre. 

Conclusion

[90]           Les parties soutiennent que l’imposition sous chacun des chefs d’une amende de 12 500 $, pour un montant total de 25 000 $, constitue, dans les présentes circonstances, des sanctions dissuasives, exemplaires et elles assurent la protection du public. Elles ajoutent que la recommandation conjointe qui impose, de plus, à l’intimé le paiement de la somme de 500 $ en déboursés et comprend l’engagement permanent et irrévocable de ce dernier de ne pas se réinscrire au tableau de l’Ordre ne déconsidère pas l’administration de la justice et n’est pas contraires à l’intérêt public.

[91]           Les parties, représentées par des avocats d’expérience, exposent avoir eu l’opportunité de discuter du présent dossier, d’évaluer la preuve constituée et de négocier l’entente soumise au Conseil tout en ayant une connaissance des précédents en semblable matière afin de suggérer les sanctions individualisées à imposer à l’intimé et les modalités appropriées. Elles soulignent donc que la recommandation conjointe est le fruit de négociations sérieuses et de nombreux échanges prenant en compte l’ensemble des faits du dossier.

[92]           Au regard de l’ensemble des circonstances exposées, le Conseil est d’accord avec leur suggestion, étant d’avis que la recommandation conjointe ne déconsidère pas l’administration de la justice ni n’est pas contraire à l’intérêt public, et en conséquence l’entérine.

EN CONSÉQUENCE, LE CONSEIL, UNANIMEMENT, LE 8 MAI 2023 :

[93]           A DÉCLARÉ l’intimé coupable sous le chef 2 de l’infraction en vertu de l’article 59.2 du Code des professions.

ET CE JOUR :

[94]           CONSTATE la condamnation de l’intimé à l’égard de l’infraction criminelle décrite au premier chef de la plainte.

[95]           DÉCLARE que l’infraction criminelle pour laquelle il a été reconnu coupable est en lien avec l’exercice de la profession.

[96]           DÉCIDE qu’il y a lieu d’imposer une sanction à l’intimé sous le chef 1

[97]           IMPOSE à l’intimé une amende de 12 500 $ sous le chef 1.

[98]           IMPOSE à l’intimé une amende de 12 500 $ sous le chef 2.

[99]           PREND ACTE que l’intimé a remis son permis d’exercice à l’Ordre et s’engage, de façon permanente et irrévocable, à ne pas demander l’émission d’un nouveau permis et à ne pas demander son inscription au tableau de l’Ordre des ingénieurs du Québec.

[100]      CONDAMNE l’intimé au paiement des déboursés jusqu’à concurrence de 500 $.

[101]      ACCORDE à l’intimé un délai d’un mois à compter du moment où la présente décision devient exécutoire pour acquitter le montant total des amendes imposées et les déboursés.

 

 

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Me ISABELLE DUBUC

Présidente

 

 

 

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M. JEAN CORBEIL, ing.

Membre

 

 

 

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M. RICHARD GERVAIS, ing.

Membre

 

Me Sylvain Généreux

Avocat du plaignant

 

Me Julie Savonitto

Avocate de l’intimé

 

Date d’audience :

8 mai 2023

 


[1]  R. c. Duhaime, 500-01-085355-136, juge Dominique B. Joly, j.c.q., 1er février 2019.

[2]  Avocats (Ordre professionnel des) c. Thivierge, 2018 QCTP 23, pourvoi en contrôle judiciaire rejeté, Thivierge c. Tribunal des professions, 2019 QCCS 3809, appel à la Cour d’appel rejeté, Thivierge c. Bellemare, 2021 QCCA 678.

[3]  Avocats (Ordre professionnel des) c. Thivierge, supra, note 2.

[4]  [1991] DDCP. 194 (T.P.).

[5]  Champagne, Sylvie, « Les modifications au Code des professions : conséquences pour le praticien », dans Développements récents en déontologie, droit disciplinaire et professionnel, Service de la formation continue du Barreau du Québec, Cowansville, Édition Yvon Blais, 2005.

[6]  R. c. AnthonyCook, 2016 CSC 43, [2016] 2 RCS 204; R. c. Binet, 2019 QCCA 669.

[7]  R. c. Binet, supra, note 6.

[8]  Chan c. Médecins (Ordre professionnel des), 2014 QCTP 5; Infirmières et infirmiers auxiliaires (Ordre professionnel des) c. Ungureanu, 2014 QCTP 20; Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Vincent, 2019 QCTP 116.

[9]  Ibid.

[10]  Notaires (Ordre professionnel des) c. Marcotte, 2017 CanLII 92156 (QC CDNQ); Notaires (Ordre professionnel des) c. Génier, 2019 QCTP 79.

[11]  R. c. AnthonyCook, supra, note 6.

[12]  Langlois c. Dentistes (Ordre professionnel des), 2012 QCTP 52.

[13]  R. c. Nahanee, 2022 CSC 37, paragr. 32.

[14]  R. c. Binet, supra, note 6.

[16]  R. c. Binet, supra, note 6; R. v. Belakziz, 2018 ABCA 370; Denturologistes (Ordre professionnel des) c. Lauzière, 2020 QCCDDD 2.

[17]  2003, CanLII 32934 (QC CA).

[18]  Médecins (Ordre professionnel des) c. Chbeir, 2017 QCTP 3.

[19]  Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Sauriol, 2018 CanLII 13936 (QC CDOIQ).

[20]  Ingénieurs (Ordre professionnel des) c Sauriol, 2018 CanLII 13934 (QC CDOIQ).

[21]  Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Shoiry, 2020 QCCDING 3.

[22]  Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Olechnowicz, 2021 QCCDING 7.

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