Constructions Louisbourg ltée c. Société Radio-Canada |
2012 QCCS 767 |
COUR SUPÉRIEURE |
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Canada |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-05-081276-113 |
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DATE : |
Le 2 mars 2012
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
JUGE JEAN-PIERRE SENÉCAL, j.c.s. |
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Constructions louisbourg ltée, |
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Requérante |
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c. |
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société radio-Canada, |
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Intimée |
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JUGEMENT RECTIFICATIF |
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[1] ATTENDU qu'il s'est glissée une erreur matérielle dans le jugement prononcé le 1er mars 2012 dans le présent dossier ;
[2] VU l’article 475 C.p.c. ;
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL proprio motu :
[3] RECTIFIE le jugement prononcé en l’instance le 1er mars 2012 comme suit ;
[4] REMPLACE au paragraphe 23 les mots «non-publication» par les mots «mise sous scellés» ;
[5] LE TOUT sans frais.
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__________________________________ JEAN-PIERRE SENÉCAL, j.c.s. |
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Fraser Milner Casgrain |
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(Me Luc Giroux, Me Mélisa Thibault et Me Frédérique Geoffrion-Brossard) |
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Procureurs de la requérante |
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Chenette, boutique de litige inc. |
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(Me Geneviève Gagnon) |
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Procureurs de l’intimée |
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Dates d’audience : |
Les 15, 16 et 17 février 2012 |
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Constructions Louisbourg ltée c. Société Radio-Canada |
2012 QCCS 767 |
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JS0816 |
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Canada |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-05-081276-113 |
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DATE : |
Le 1er mars 2012
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
JUGE JEAN-PIERRE SENÉCAL, j.c.s. |
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Constructions louisbourg ltée, |
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Requérante |
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c. |
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société radio-Canada, |
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Intimée |
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JUGEMENT |
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[1] Constructions Louisbourg ltée requiert la condamnation de la Société Radio-Canada pour outrage au tribunal à la suite de la diffusion à la télévision et sur le web de certaines informations qui aurait violé une ordonnance d’un juge de la Cour du Québec et la confidentialité du dossier dans lequel l'ordonnance a été prononcée[1].
[2] Radio-Canada rétorque qu'elle n'a violé aucune ordonnance ni règle de confidentialité et qu'en fait Louisbourg et son propriétaire Antonio Accurso ne cherchent qu'à la bâillonner et à bâillonner ses journalistes et à obtenir l'identité d'une source journalistique confidentielle.
[3] Les reportages télévisuels incriminés ont été présentés dans le cadre du Téléjournal par le journaliste Alain Gravel qui œuvre à l’émission Enquête mais qui collabore aussi aux nouvelles lorsque cela est jugé approprié. Leur contenu a ensuite été repris sous forme de textes sur le site internet de Radio-Canada. Le tout a été diffusé dans le cadre de la couverture de Radio-Canada de ce que les médias et le public qualifient de «scandales de la construction au Québec».
les faits
[4] Louisbourg est l’une des sociétés de construction dont l’âme dirigeante et le propriétaire ultime est M. Antonio Accurso (par le biais de diverses compagnies).
[5] En décembre 2010, Louisbourg de même qu’une autre compagnie de M. Accurso (Simard-Beaudry Construction inc.) plaident coupable à des accusations de fraude fiscale déposées par l’Agence du revenu du Canada (ARC) et sont condamnées à des amendes totales d’un peu plus de 4 millions de dollars.
[6] Dans le cadre de sa propre enquête, Revenu Québec veut obtenir communication des documents faisant partie du dossier de l’ARC et obtient le 9 février 2011 une «ordonnance de communication» à cette fin d’un juge de la Cour du Québec, M. le juge Robert Marchi. L’ordonnance enjoint à l’ARC de transmettre à Revenu Québec les documents et renseignements recueillis par l’ARC dans le cadre de son enquête.
[7] Le jour même, Radio-Canada diffuse un reportage au bulletin de nouvelles et publie un article sur son site internet faisant état des condamnations des compagnies de M. Accurso et rendant publics l’existence et une partie du contenu de l’ordonnance de communication.
[8] Le 16 février suivant, un autre juge de la Cour du Québec, M. le juge Jean-Pierre Boyer, émet à la demande de Louisbourg et de M. Accurso l’ordonnance suivante dans le dossier de l’ordonnance de communication :
« Ordonnance de maintenir le dossier sous scellés malgré le dépôt du rapport de signific. et ce jusqu’à ce que le greffe est (sic) reçu le rapport écrit de l’exécution du PV saisi (sic) comme l’exige l’art. 113 du C. p. pen. avec les adaptations, sauf à (sic) ce qui concerne ARC avec l’obligation de leur (sic) part de garder confident. cette dénonciation. »
[9] Le dossier visé par cette ordonnance du juge Boyer et dont la Cour a pris connaissance à la demande des parties contient non seulement l’ordonnance de communication émise par M. le juge Marchi mais également les documents sur la base desquels cette ordonnance a été rendue, dont la déclaration d’un fonctionnaire de Revenu Québec faisant état des «Motifs raisonnables à l’appui de la demande» d’émission de l’ordonnance aussi appelée «Annexe IV», la liste des accusations qui seront éventuellement portées et la liste des documents et informations que l'on souhaite obtenir de l’ARC.
[10] À la fin de mars 2011, M. Accurso et ses compagnies Louisbourg et Simard-Beaudry déposent à la Cour supérieure «sous pli confidentiel» une requête visant à faire annuler l’ordonnance de communication émise par le juge Marchi et une autre demandant que soient gardées secrètes les démarches et procédures en Cour supérieure et à la Cour du Québec. Radio-Canada a néanmoins vent de ces deux requêtes et demande à intervenir en Cour supérieure pour faire des représentations (ce qui n'a finalement pas lieu, si ce n'est qu'il y a échange de courriers avec la Cour et les procureurs des demandeurs).
[11] Le 17 avril suivant, Radio-Canada présente aux nouvelles télévisées un nouveau reportage d’Alain Gravel. Celui-ci y fait à nouveau état de l’ordonnance de communication du juge Marchi et rend publiques les démarches de M. Accurso et de ses compagnies pour faire casser cette ordonnance et pour que soient gardées secrètes toutes leurs démarches et procédures ainsi que les dossiers de la Cour du Québec et de la Cour supérieure. Il révèle en outre l’existence de l’ordonnance du juge Boyer et présente une partie des propos que celui-ci a tenus lors de l’émission de son ordonnance. Il dévoile enfin une petite partie des informations contenues à l’Annexe IV, dont le fait que Revenu Québec a des motifs de croire que les compagnies de M. Accurso ont camouflé des dépenses de nature personnelle à son bénéfice et à celui des membres de sa famille pour des sommes importantes et le fait que Revenu Québec veut maintenant l'impliquer personnellement dans cette tricherie. Ce reportage est repris le même jour dans un texte publié sur le site web de Radio-Canada.
[12] Le 31 mai suivant, Radio-Canada diffuse à la télévision un troisième reportage de son journaliste Alain Gravel dans lequel celui-ci fait état de nouvelles et nombreuses informations contenues à l’Annexe IV (on en trouve la liste ci-dessous au paragraphe 16). Il cite expressément certains extraits de celle-ci (une partie des par. 20.6 et 25) et en reproduit le texte à l’écran. Il montre aussi à l'écran certaines pages de l’Annexe IV (dans un premier temps du par. 1 au par. 4.2, et dans un second temps de la dernière ligne du par. 19.13.6 à la première ligne du par. 19.13.8, incluant la totalité du par. 19.13.7). La nouvelle est reprise le même jour dans un texte publié par Radio-Canada sur son site web.
[13] Le même jour, le Globe and Mail publie lui aussi la même nouvelle en y ajoutant des détails chiffrés sur les dépenses personnelles que M. Accurso et les membres de sa famille auraient fait assumer par Louisbourg et Simard-Beaudry.
[14] L’ordonnance de communication émise par M. le juge Marchi est cassée par la Cour supérieure le 23 juin 2011 (cette décision de notre Cour a depuis été portée en appel). Pour sa part, la requête pour que soient gardées secrètes les démarches et procédures de M. Accurso et de ses entreprises n'est pas présentée ni plaidée.
[15] Le 4 juillet suivant, M. le juge Boyer prononce une nouvelle ordonnance dans le dossier de la Cour du Québec se lisant comme suit :
« La Cour ordonne que la mise sous scellée (sic) soit prolongée jusqu’à ce qu’un Tribunal compétant (sic) en décide autrement. »
[16] Il est en preuve que Alain Gravel avait en main une copie de la totalité de l’Annexe IV (par. 1 à 26) avant l'émission de l'ordonnance de M. le juge Boyer. Il témoigne que cette copie lui avait été remise par une «source» qui a demandé à ne pas être identifiée, dont il tait le nom et qui lui avait déjà fourni beaucoup d’informations dans le passé, particulièrement sur les «scandales de la construction». Il est admis par Radio-Canada que toutes les informations diffusées par M. Gravel les 17 avril et 31 mai et qui font l’objet de la demande de Louisbourg pour condamnation de la SRC pour outrage provenaient «spécifiquement et uniquement des paragraphes 19.9, 19.11.6, 20.4, 20.6, 20.6.3.1 à 20.6.3.6 et 25» de l’Annexe IV. M. Gravel témoigne que lui-même n’a jamais eu accès au dossier faisant l’objet de l’ordonnance du juge Boyer ni n’en a jamais rien tiré ou copié, ce dont il n'y a aucune raison de douter. Il ajoute qu'il ignore comment sa source s'est procuré la copie de l'Annexe IV qu'elle lui a remise.
[17] Dans le présent dossier, l’Annexe IV qui a été déposée en preuve par Louisbourg a fait l’objet d’une ordonnance de mise sous scellés par le soussigné le 17 février 2012, à la fin de l'audition.
la véracité des informations diffusées et leur pertinence EN REGARD de l’intérêt public
[18] Il convient d’entrée de jeu d’indiquer que tout ce qui a été diffusé par Radio-Canada à la télévision et sur son site web les 9 février, 17 avril et 31 mai 2011 et qui fait l’objet de la présente plainte constituait la vérité et était totalement vrai.
[19] Il s’agissait par ailleurs d’informations nettement d’intérêt public.
[20] Les informations diffusées par Radio-Canada en l'instance faisaient en effet état de fraudes importantes, commises aux dépens de l’État, par des entreprises oeuvrant dans le domaine de la construction alors que cette industrie est l’objet de graves allégations et alors que le propriétaire ultime de ces entreprises voit ses agissements questionnés de façon sérieuse et à bien des niveaux depuis plusieurs mois.
[21] Il est par ailleurs notoire que tout ce qui concerne les problèmes de l’industrie de la construction (corruption, intimidation, collusion dans le processus d’obtention des contrats publics, fausse facturation pour frauder le fisc, assumation de dépenses personnelles par des entreprises, conflits d’intérêts, placement syndical) est au cœur de l’actualité québécoise depuis maintenant trois ans. Ces questions font partie de celles qui ont beaucoup retenu l’attention pendant cette période et qui ont beaucoup d’importance pour la société et son fonctionnement sain et démocratique, de même que pour les finances publiques. Plusieurs unités policières enquêtent à ce sujet et une commission d’enquête présidée par une juge de cette Cour a même été créée pour enquêter sur «l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction au Québec». La nouvelle s’inscrivait donc dans un contexte très particulier.
[22] En fait, la diffusion d’avril 2011 a eu des suites à l’Assemblée nationale. À la mi-mai 2011, l’Opposition en a fait état en s’étonnant qu’une des sociétés dont M. Accurso est actionnaire ait obtenu un nouveau contrat public de près de 15 millions de dollars malgré que deux de ses entreprises aient reconnu avoir fraudé l’Impôt pour plus de 4 millions de dollars. Par ailleurs, les plaidoyers de culpabilité de Louisbourg et Simard-Beaudry ont amené la Régie du bâtiment à se demander si les licences d’entrepreneur de ces entreprises devaient en conséquence être annulées et à convoquer une audition à cet égard. Les tentatives pour impliquer M. Accurso directement dans les gestes illégaux reprochés risquaient d'avoir ainsi des conséquentes réelles très sérieuses.
[23] Le Tribunal doit donc constater que les nouvelles qui ont été diffusées par Radio-Canada aux dates précitées et qui font l’objet de la présente plainte étaient hautement d’intérêt public lors de leur diffusion. Cela est vrai qu’il s’agisse des fraudes fiscales, des démarches de Revenu Québec et des éventuelles accusations à venir, des démarches de Louisbourg en vue d’obtenir la mise sous scellés du dossier de la Cour du Québec et de l'ordonnance de non-publication de M. le juge Boyer.
les principes APPLICABLES EN MATIÈRE d’outrage au tribunal
[24] Le présent recours est fondé sur l’article 50 du Code de procédure civile qui traite du pouvoir de punir pour outrage au tribunal dans les termes suivants :
50. Est coupable d'outrage au tribunal celui qui contrevient à une ordonnance ou à une injonction du tribunal ou d'un de ses juges, ou qui agit de manière, soit à entraver le cours normal de l'administration de la justice, soit à porter atteinte à l'autorité ou à la dignité du tribunal.
[25] L’outrage commis ex facie est de la compétence exclusive de la Cour supérieure.
[26] L’outrage peut résulter d’une désobéissance à une ordonnance de la Cour supérieure ou de la Cour du Québec, mais aussi d’une entrave au cours normal de l’administration de la justice ou encore d’un geste qui porte atteinte à l’autorité ou à la dignité du tribunal.
[27] La preuve de l’outrage doit être faite hors de tout doute raisonnable, tant au niveau du geste posé que de l’intention. Cette dernière peut toutefois s’inférer du geste.
[28] Le processus d’accusation en matière d’outrage a été expliqué par la Cour d’appel à plusieurs reprises au cours des dernières années. On lit entre autres dans Fontes PNS ltée c. Hamel, 2008 QCCA 2247 :
« La nature quasi pénale de la procédure d'outrage au tribunal nécessite la preuve hors de tout doute raisonnable de la désobéissance à une ordonnance d'un tribunal dont le contrevenant avait connaissance. Cette preuve faite, il revient au défendeur d'expliquer sa conduite. Ce fardeau se limite à un fardeau de présentation.
Une fois cette démonstration faite, le fardeau revient au requérant d'établir la fausseté des motifs invoqués et la mens rea du défendeur, et ce, hors de tout doute raisonnable : Syndicat de la Fonction publique du Québec inc. c. Québec, 2008 QCCA 839 . »
[29] L’outrage au tribunal est par ailleurs strictissimi juris. L’expression a été reprise par tous les tribunaux, dont la Cour suprême dans l’affaire Vidéotron ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques inc., [1992] 2 R.C.S. 1065 .
[30] C'est entre autres pour cette raison que lorsque l’on allègue violation d’une ordonnance, il faut que le texte de cette dernière soit jugé suffisamment clair et sans ambiguïté pour que l’on puisse conclure à outrage. Il ne peut y avoir de doute quant à son interprétation. Comme l’écrit la Cour suprême dans l’arrêt Vidéotron :
« Dans les cas de manquement à une ordonnance, lorsqu'il subsiste un doute quant à la portée juridique de l'ordonnance qui aurait été violée, celui-ci doit bénéficier à l'intimé. » (p.17)
l'ABSENCE DE CONTRAVENTION À l’ordonnance rendue par m. le juge boyer
[31] L’ordonnance qui a été prononcée par M. le juge Boyer le 16 février 2011 dans le dossier de la Cour du Québec est une ordonnance de mise sous scellés du dossier.
[32] Une pareille ordonnance veut dire que le dossier cesse d’être accessible au public et ne peut plus être consulté, sauf levée des scellés ou autorisation d’un juge.
[33] Rappelons le libellé de l'ordonnance tel qu’il apparaît dans le procès-verbal de l’audition :
« Ordonnance de maintenir le dossier sous scellés malgré le dépôt du rapport de signific. et ce jusqu’à ce que le greffe est (sic) reçu le rapport écrit de l’exécution du PV saisi (sic) comme l’exige l’art. 113 du C. p. pen. avec les adaptations, sauf à (sic) ce qui concerne ARC avec l’obligation de leur (sic) part de garder confident. cette dénonciation. »
[34] On voit donc des mots mêmes utilisés par M. le juge Boyer que son ordonnance en est une de mise et de maintien du dossier sous scellés. Quand le juge dit qu’il ordonne «de maintenir le dossier sous scellés», c’est d’une ordonnance de «maintenir le dossier sous scellés» qu’il s’agit!
[35] Le juge Boyer a lui-même indiqué un peu plus tard quelle était sa propre compréhension de son ordonnance du 16 février lorsqu’il a ordonné, le 4 juillet suivant, que « la mise sous scellé (sic) soit prolongée » jusqu’à ce qu’un tribunal compétent en décide autrement. Ce faisant, il a indiqué lui-même que l’ordonnance qu’il avait rendue le 16 février en était bien une de «mise sous scellés».
[36] Mme la juge Sophie Bourque ne l’a pas compris autrement lorsqu’elle a rendu jugement le 10 août 2011 dans le dossier 500-36-005889-111 concernant une requête en entiercement présentée notamment par Louisbourg, en qualifiant l’ordonnance du juge Boyer de «mise sous scellés» lors du résumé qu’elle a fait du dossier de la Cour du Québec.
[37] Louisbourg elle-même a qualifié l’ordonnance du juge Boyer de «mise sous scellés» dans plusieurs écrits de ses procureurs, notamment :
- au paragraphe 2 de la lettre de Me Groleau adressée à M. le juge Cournoyer et datée du 11 avril 2011 ;
- dans la lettre de Me Groleau adressée à M. le juge Vincent le 1er juin 2011 ;
- aux paragraphes 2, 4, 6, 7 et 8 de la requête en évocation présentée devant M. le juge Boilard.
[38] Louisbourg plaide qu’une ordonnance de mise sous scellés inclut implicitement une interdiction de publication.
[39] Ce n’est pas l’avis du Tribunal. De l’avis de la Cour, une ordonnance de mise sous scellés ne comprend pas une ordonnance de non-publication.
[40] Comme on l’a dit, la mise sous scellés veut dire que le dossier cesse d’être accessible au public et ne peut plus être consulté, sauf levée des scellés ou autorisation d’un juge. Comme l’indiquait M. le juge Dalphond, alors à la Cour supérieure, dans l’affaire R. (B.) et J. (D.) c. Létourneau Photographe inc., REJB 2000-17772 (CS) :
« [23] […] Quant à la mise sous scellé du dossier, il s'agit d'une ordonnance visant d'abord le fonctionnement du Palais et non des tiers à l'extérieur, qui met en jeu le principe du caractère public du fonctionnement des tribunaux, incluant l'accès aux dossiers par qui que ce soit, avocats, journalistes ou curieux. » (soulignement ajouté)
[41] La Cour d’appel traite pour sa part de la nature de la mise sous scellés dans l’affaire Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson, 2006 QCCA 132 , par. 56, note de bas de page 38, dans les termes suivants :
« […] la première juge a ordonné la mise sous scellés de ces trois pièces […] à l’occasion de leur dépôt par l’avocat […] de telle sorte qu’elles n’étaient pas accessibles au public. […] Par contre, elles font partie intégrante de la preuve et aucune ordonnance n’empêche que l’on y réfère […]. » (soulignements ajoutés)
[42] Dans le cas d’une ordonnance de non-publication, l’information est diffusée aux gens présents dans la salle d’audience ou qui consultent le dossier, lequel demeure accessible, mais ceux qui en prennent ainsi connaissance ne peuvent faire état dans une publication de l’information ainsi obtenue, que la publication soit écrite, électronique ou verbale.
[43] M. le juge Dalphond décrivait ainsi dans l’affaire R. (B.) et J. (D.) précitée la nature de l’ordonnance :
« […] Par contre, l'ordonnance de non-diffusion et de non-publication est une injonction faite à toutes les personnes qui en prendront connaissance, et en particulier les journalistes, leur interdisant de poser certains gestes. » (par. 23) (soulignement ajouté)
[44] L’extrait de la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Métromédia cité précédemment indique par ailleurs bien que pour la Cour, il y a une distinction très nette entre «rendre inaccessible au public» et «empêcher que l’on réfère à».
[45] De l’avis du Tribunal, la mise sous scellés et la non-publication sont deux ordonnances distinctes qui n’ont pas la même finalité ni la même portée.
[46] Certes, la mise sous scellés signifie souvent en pratique que les informations relatives à une affaire ne pourront être publiées. Si personne ne peut voir un dossier ni prendre connaissance de son contenu et ne peut obtenir les informations autrement, l’ordonnance de scellés a en effet alors, dans les faits, pour effet pratique d’équivaloir à une ordonnance de non-publication.
[47] Mais en pareilles circonstances, une ordonnance de non-publication a une portée moins grande qu’une ordonnance de mise sous scellés. Car si une simple ordonnance de non-publication est émise, les personnes présentes dans la salle d’audience ou demandant à avoir accès au dossier pourront avoir connaissance de toutes les informations, même si elles ne peuvent en faire état ultérieurement. C’est ce que souligne la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Flahiff c. Cour du Québec, [1998] R.J.Q. 327 (C.A.), 336 :
« This would allow the press full scrutiny, in the public interest, of the search warrant documents notwithstanding the temporary ban on publication. »
[48] Même façon de voir de la Cour du banc de la Reine de l’Alberta dans R. c. Hennessey, 2008 ABQB 312, par. 4 :
« […] a sealing order is a greater restriction on the open court principle than a publication ban, because it prevents anyone from seeing the information. »
[49] C'est en ce sens qu'il faut comprendre l'énoncé suivant de M. le juge Vauclair, alors à la Cour du Québec, dans l’affaire Audette c. R., 2009 QCCQ 8423 , par. 15 :
« […] la mise sous scellés a l’effet d’une ordonnance de non-publication discrétionnaire […] »
[50] Au même effet : Ritter v. Hoag, 2003 ABQB 88, par. 12 :
« [12] The sealing order has the effect of restricting public access to these proceedings - an effect similar to a publication ban. »
[51] La Cour suprême résume bien la situation dans l’affaire Personne désignée c. Vancouver Sun, [2007] 3 R.C.S. 253 , par. 96, lorsque la Cour compare le huis clos et l’ordonnance de non-publication :
« Une telle ordonnance [de non-publication] restreindra le droit de la presse de rapporter ce qui se passe devant les tribunaux. Cependant, elle ne portera pas atteinte au droit plus général à la publicité des débats judiciaires. En ce sens, une ordonnance de huis clos revêt un caractère plus drastique, parce qu’elle constitue, en pratique, une interdiction de publication alors que l’inverse n’est pas vrai. » (soulignement ajouté)
[52] La Cour suprême indique bien qu’il s’agit d’un effet «en pratique», non de principe. Il s’agit d’un empêchement dans les faits, non d’une interdiction juridique.
[53] En l’espèce, M. le juge Boyer n’a jamais prononcé d’ordonnance de non-publication. Il n'a ordonné que la mise sous scellés, ce qui ne comprend pas, même implicitement, une ordonnance de non-publication.
[54] Louisbourg plaide que si l’ordonnance de M. le juge Boyer ne comportait pas implicitement d’ordonnance de non-publication, elle comportait une ordonnance de confidentialité devant avoir le même effet. À son avis, une ordonnance de mise sous scellés «implique une ordonnance de confidentialité». M. le juge Boyer aurait au surplus indiqué en l'espèce que c’était le cas.
[55] De l’avis de la Cour, une ordonnance de mise sous scellés n’«implique» pas et ne comprend pas en elle-même une ordonnance de confidentialité.
[56] Encore une fois, il faut rappeler que l’ordonnance de mise sous scellés est d’abord et avant tout une ordonnance faite au greffier ou, pour reprendre les mots de M. le juge Dalphond, «au Palais» de rendre un dossier inaccessible et de ne pas en permettre la consultation.
[57] L’ordonnance de confidentialité est différente. Elle oblige une personne à garder «secrète» ou «confidentielle» une information qu’elle détient ou qu’elle pourra acquérir dans l’avenir. En ce cas, non seulement ne pourra-t-elle la «publier», mais elle ne pourra pas non plus la transmettre ou la diffuser à qui que ce soit, sauf autorisation expresse visant une ou plusieurs personnes bien identifiées, par exemple au client ou à un autre avocat.
[58] Comme pour la non-publication, la confidentialité résulte souvent en pratique de la mise sous scellés. En effet, si personne ne peut prendre connaissance d’une information, celle-ci devient ainsi dans les faits secrète, confidentielle. Mais une ordonnance de mise sous scellés ne constitue pas pour autant une ordonnance de confidentialité.
[59] Alain Gravel a expliqué au cours de son témoignage pourquoi il n'a jamais personnellement compris que la mise sous scellés impliquait la confidentialité des informations contenues dans le dossier mis sous scellés. Si une scène de crime est vue par un journaliste avant que les scellés soient apposés sur la porte qui en permet l'accès, rien n'empêche le journaliste de faire état de ce qu'il a vu et de le publier. Ce qui lui est interdit, c'est de briser les scellés pour satisfaire sa curiosité. De l'avis de la Cour, il a parfaitement raison.
[60] Louisbourg fait valoir qu’en l’espèce, M. le juge Boyer a expressément traité de la confidentialité. Elle cite à cet égard les propos de M. le juge Boyer lorsqu’il a rendu son jugement et qui se lisent comme suit dans la transcription des notes sténographiques :
« Je considère que la demande de maître Groleau est justifiée dans les circonstances et j’ordonne au greffier de maintenir le dossier sous scellé jusqu’à parfaite exécution d’ordonnance de communication.
Je vais être plus précis là. Je maintiens la confidentialité du dossier malgré le dépôt du rapport de signification de l’ordonnance, et ce jusqu’à ce que le greffier ait reçu le rapport écrit de l’exécution de l’ordonnance accompagné du procès-verbal de saisie comme l’exige l’article 113 du Code de procédure pénale avec les adaptations qu’on peut y retrouver à 489.1 du Code criminel. »
[61] Ainsi donc, M. le juge Boyer aurait fait expressément référence à «la confidentialité du dossier».
[62] Ce n’est pas l’avis du Tribunal.
[63] On doit d’abord constater que cette mention précise de «la confidentialité du dossier» n’apparaît pas expressément dans l’ordonnance qui a été signée par M. le juge Boyer et dont le texte a été cité précédemment. Or un jugement «ordonne» par ses conclusions. La seule ordonnance qui existe ici en matière de confidentialité est relative à l’ARC à qui obligation expresse est faite de «garder confident[ielle] [la] dénonciation».
[64] Mais il y a plus. De l’avis de la Cour, la précision qu’entend apporter M. le juge Boyer lorsqu’il ajoute son deuxième énoncé est relative à la durée de l’ordonnance plutôt qu’à la confidentialité comme telle. Lorsqu’il énonce qu’il «maintien[t] la confidentialité», il indique simplement qu’il maintient «le dossier sous scellés», comme il vient de l’ordonner, et dans cette seule mesure. La précision est ailleurs. Il indique que cela vaudra «malgré le dépôt du rapport de signification, et ce jusqu’à ce que le greffier ait reçu le rapport écrit de l’exécution de l’ordonnance accompagné du procès-verbal de saisie». Cela ne vise pas à élargir la portée de l’ordonnance de scellés mais sa durée (les scellés cessant normalement lors du dépôt du rapport de signification lorsqu’il s’agit de l’exécution d’un mandat de perquisition).
[65] D’ailleurs, seule cette interprétation est compatible avec l’ensemble de l’ordonnance. En effet, en ajoutant à l’ordonnance de scellés qu’«en ce qui concerne [l’]ARC», celle-ci aurait «l’obligation de garder confident[ielle] [la] dénonciation», M. le juge Boyer indiquait clairement que l’obligation de garder confidentielle la dénonciation n’était pas comprise dans l’ordonnance de mise sous scellés, devant faire l’objet d’une ordonnance additionnelle, et qui plus est que cette obligation ne s’ajoutait que pour l’ARC, pas aux autres. Il apparaît clair à la Cour que M. le juge Boyer n’aurait pas jugé nécessaire d’émettre une telle ordonnance additionnelle s’il avait jugé la mise sous scellés suffisante pour préserver la confidentialité.
[66] La seule ordonnance de confidentialité qui a donc été prononcée le 16 février a été émise à l’encontre de l’ARC exclusivement et l’ordonnance de maintien du dossier sous scellés ne comprenait pas d’autres ordonnances de confidentialité que celle-là.
[67] Louisbourg plaide enfin que par ses gestes, Radio-Canada a rendu inefficace le but même de l’ordonnance prononcée par M. le juge Boyer le 16 février.
[68] Cet argument est mal fondé. D’une part, l’ordonnance en était une de scellés et nul employé de Radio-Canada n’a violé l’ordonnance de mise sous scellés. D’autre part, on ne peut spéculer sur les buts de M. le juge Boyer lors de l’émission de son ordonnance. Était-ce de protéger l’efficacité de l’exécution de l’ordonnance de communication ? Était-ce de protéger l’élément de surprise ? Était-ce de protéger la vie privée de M. Accurso jusqu’à l’exécution de l’ordonnance de communication ? Était-ce tout cela en même temps ? On ne peut que spéculer. Qui plus est, on ne viole pas une intention mais une ordonnance. Au surplus, une ordonnance claire et précise.
[69] Cet argument de Louisbourg est sans fondement.
[70] L’ordonnance de M. le juge Boyer était une ordonnance de mise sous scellés. Elle ne comprenait pas une ordonnance de non-publication ni de confidentialité des informations mentionnées dans un document se trouvant dans le dossier de la Cour du Québec mis sous scellés. Par ailleurs, la preuve fait voir que ni Alain Gravel, ni un autre employé de Radio-Canada n’ont violé les scellés du dossier. En réalité, la preuve est à l’effet que Radio-Canada a obtenu les renseignements en litige avant l’émission de l’ordonnance de mise sous scellés et par le biais d’une source confidentielle. Il apparaît donc que cette source avait elle-même en main le document avant l’émission de l’ordonnance de scellés. Quoi qu’il en soit, même si tel n’avait pas été le cas, la Cour suprême a reconnu dans l’arrêt Globe and Mail c. Canada, [2010] 2 R.C.S. 592 , qu’un journaliste qui obtient une information légalement n’est pas garant des obligations du tiers qui la lui a communiquée.
« [84] De plus, de solides raisons de principe militent en faveur du rejet de l’assujettissement automatique des journalistes aux contraintes et obligations juridiques auxquelles leurs sources sont tenues. »
« [98] […] L’imposition d’une obligation de vérifier la légalité des renseignements fournis par leurs informateurs imposerait un fardeau trop lourd aux journalistes. »
[71] En l’espèce, ni Radio-Canada ni son journaliste Alain Gravel n’ont violé l’ordonnance rendue par M. le juge Boyer le 16 février 2011.
l’absence de violation des principes de l’arrêt macintyre
[72] Louisbourg reproche à Radio-Canada et à son journaliste d’avoir contrevenu aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt P.G. (Nouvelle-Écosse) c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175 . À son avis, par cette décision la Cour suprême a consacré le principe de la confidentialité des informations contenues dans le dossier de Cour d’un juge de paix sur la base desquelles celui-ci est appelé à émettre un mandat de perquisition. En conséquence, il serait interdit de publier l’une ou l’autre information contenue dans un document se trouvant dans ce dossier, et ce jusqu’à ce que le mandat de perquisition ait été exécuté. Pour Louisbourg, l’ordonnance de communication est de la même nature que le mandat de perquisition et les règles de l’arrêt MacIntyre lui sont applicables.
[73] Radio-Canada soulève une question intéressante, soit qu’à sa connaissance aucune condamnation n’a jamais été prononcée pour outrage au tribunal au motif qu’on aurait passé outre à un principe jurisprudentiel. Elle est également d’avis que les règles applicables au mandat de perquisition ne sont pas automatiquement applicables à l’ordonnance de communication.
[74] Il n'est pas nécessaire de donner la réponse à ces deux premiers arguments parce que le Tribunal est d’avis que même si l’on devait tenir pour acquis qu’une condamnation pour outrage au tribunal peut être prononcée lorsqu’il y a eu violation de principes émis par la Cour suprême et même si l’on devait tenir également que le mandat de perquisition et l’ordonnance de communication sont de même nature et sont assujettis aux mêmes règles, on ne pourrait pour autant conclure qu’en l’espèce Radio-Canada et son journaliste ont violé les principes de l’arrêt MacIntyre.
[75] De l’avis du Tribunal, Louisbourg donne une interprétation erronée de cet arrêt et des principes qui s’en dégagent.
[76] L’arrêt MacIntyre traite du non-accès au dossier de la Cour pendant un certain temps. Il n’interdit pas la publication d’informations contenues dans un document s’y trouvant. Il ne décrète pas non plus la confidentialité de toute information contenue dans un document se trouvant dans le dossier. L’arrêt MacIntyre ne se prononce pas sur les informations obtenues d’autres sources que par accès au dossier.
[77] Ce que dit essentiellement l’arrêt majoritaire de la Cour suprême dans MacIntyre, c’est qu’après qu’un mandat de perquisition a été exécuté et que les objets trouvés pendant la perquisition ont été portés devant un juge de paix, le public a le droit d’examiner le mandat et la dénonciation par suite de laquelle il a été délivré. À l’inverse, le public n’a pas accès au dossier de la Cour et aux informations qui s’y trouvent tant que le mandat de perquisition n’a pas été exécuté et n’a pas été rapporté.
[78] La Cour insiste que sa décision «est limitée aux mandats de perquisition et aux dénonciations» (p. 183).
[79] En conséquence, Radio-Canada ne pouvait exiger d’avoir accès au dossier de la Cour du Québec, par application des principes de l’arrêt MacIntyre, avant que l’ordonnance de communication n’ait été exécutée et que le rapport d’exécution de l’ordonnance ait été déposé au dossier. Mais les principes de l’arrêt MacIntyre n’interdisaient d'aucune façon à Radio-Canada de publier une information contenue dans un document se trouvant dans le dossier de la Cour s’il lui était possible de se procurer cette information par un autre moyen que l’accès au dossier. L’arrêt MacIntyre ne dit rien de plus sur la question.
[80] La preuve révèle qu’en l’espèce, ni Radio-Canada ni son journaliste n’ont eu accès au dossier de la Cour dans lequel l’ordonnance de communication a été émise. De même, ils n’en ont jamais rien retiré ni rien appris. Les informations qu’ils ont diffusées leur venaient d’une autre source que du dossier de la Cour, en l’occurrence de la copie de l'Annexe IV leur ayant été remise par une source confidentielle. On ignore comment la source s’était procuré ce document. Elle a très bien pu l’obtenir avant que l’original soit déposé dans le dossier de la Cour. En fait, aucune preuve ni aucun indice ne peuvent faire voir que cette copie a été obtenue alors que le dossier de Cour n’était pas accessible. Mais quoi qu'il en soit, la Cour suprême a clairement reconnu dans l’arrêt Globe and Mail précité que le journaliste qui obtient une information légalement n’est pas garant des obligations du tiers qui la lui a communiquée.
[81] Louisbourg fait valoir que Radio-Canada et son journaliste ont contrevenu au but même des principes qui ont été émis dans l’arrêt MacIntyre.
[82] La Cour suprême s’est basée sur deux motifs pour créer une exception à la règle de la publicité des débats judiciaires et de l’accessibilité des dossiers de Cour : l’efficacité du mandat de perquisition et la protection de l’innocent.
[83] S’exprimant au sujet de l’efficacité du mandat de perquisition, les juges majoritaires de la Cour suprême écrivent dans l’arrêt MacIntyre :
« L'efficacité d'une perquisition faite à la suite de la délivrance d'un mandat dépend beaucoup du moment de l'exécution, du degré de confidentialité qui entoure la délivrance du mandat et de l'élément de surprise qui accompagne la perquisition. » (p. 180)
[84] La Cour suprême continue un peu plus loin :
«Dans une démarche où la surprise et le secret peuvent jouer un rôle décisif, l'occupant des lieux à perquisitionner serait prévenu de l'exécution du mandat, avec, comme conséquence probable, la destruction ou l'enlèvement d'éléments de preuve. » (p. 187)
[85] En l’espèce, ce risque n’existait pas puisque l’on n’était pas en présence d’un mandat de perquisition mais d’une ordonnance de communication adressée à un tiers. Peu importe que l’émission de l’ordonnance de communication soit rendue publique ou non, le tiers n’allait pas se défaire des éléments de preuve en sa possession. Surtout qu’il s’agissait de l’Agence du revenu du Canada…
[86] Par ailleurs, la Cour suprême souligne que l’argument de l’administration de la justice n’a plus beaucoup de valeur pour restreindre l’accès du public au dossier une fois que la perquisition est effectuée :
« A mon avis, cependant, la valeur de la thèse de «l'administration de la justice» diminue après l'exécution du mandat, c.-à.-d. après la visite des lieux et la perquisition. Le caractère confidentiel de la procédure a, par la suite, moins d'importance puisque les objectifs que vise le principe du secret sont en grande partie sinon complètement atteints. La nécessité de maintenir le secret a en pratique disparu. » (p. 188)
[87] En l’espèce, la communication demandée visait des documents déjà perquisitionnés, dont la perquisition n’avait pas été contestée, et qui se trouvaient dans les mains d’une agence gouvernementale. En conséquence, le risque quant à l’administration de la justice que les objets à saisir disparaissent était nul. Dans les faits, Revenu Québec ne pouvait craindre que les documents dont la communication était demandée puissent être détruits.
[88] Quant à la protection du tiers innocent, la Cour suprême s’exprime ainsi :
« La protection de l'innocent à l'égard d'un préjudice inutile est une considération de principe valable et importante. À mon avis, cette considération l'emporte sur le principe de l'accès du public dans les cas où l'on effectue une perquisition sans rien trouver. Le droit du public à l'information doit céder le pas devant la protection de l'innocent. Si le mandat est exécuté et qu'il y a saisie, d'autres considérations entrent en jeu. » (p. 187)
[89] En l’espèce, la protection du tiers innocent constitue un argument très relatif. D’une part, les documents visés par l’ordonnance de communication étaient ceux obtenus par l’ARC dans le cadre de son enquête qui avait mené à un plaidoyer de culpabilité de Louisbourg.
[90] D’autre part, tant la Cour d’appel que Mme la juge Bourque ont reconnu en l’espèce, dans leurs décisions respectives sur les demandes d’entiercement présentées à la suite de l'émission des mandats de perquisition subséquemment à la demande de Revenu Québec, que l’expectative de vie privée était faible compte tenu de la situation. Mme la juge Bourque, de notre Cour, écrit à ce sujet :
« [33] Cependant, pour la présente requête, en prenant comme hypothèse que la question serait tranchée en faveur de l'existence d'un droit résiduel au respect de la vie privée, le Tribunal conclut que celui-ci se révèle très minime. »
[91] Confirmant ce jugement, la Cour d’appel en vient à la même conclusion quant à l’expectative de vie privée :
« Il faut rappeler que les documents dont il est question sont des documents exclusivement commerciaux saisis, non pas chez les appelants, mais bien dans les bureau (sic) de l'ARC, pour lesquels il y avait attente réduite en matière de protection de la vie privée, et qui avaient déjà été saisis plusieurs mois auparavant par l'ARC sur la base de mandats de perquisition dont la légalité n'a jamais été contestée. Ces saisies ont d'ailleurs mené à des plaidoyers de culpabilité. »
[92] La Cour suprême insiste dans MacIntyre sur le «principe cardinal d’intérêt public qui consiste à favoriser la «transparence» des procédures judiciaires» (p. 183). Elle se dit d’avis qu’«à chaque étape, on devrait appliquer la règle de l’accessibilité du public et la règle accessoire de la responsabilité judiciaire» (p. 186). Elle se dit d’avis que cela vaut même dans le cas où il n’y a pas de poursuite après l’exécution du mandat de perquisition. À son avis,
« une décision de la poursuite de ne pas poursuivre nonobstant la découverte d'éléments de preuve qui paraissent établir la perpétration d'un crime peut, dans certains cas, soulever des questions importantes pour le public. » (p. 186)
[93] L’exécution d’un mandat de perquisition est très souvent connue du public, même si les faits à la base de son émission ne le sont pas. Lorsque des voitures de police arrivent quelque part, que des policiers entrent dans un lieu, que l’on en sort des caisses de documents, tout cela ne peut être caché au public. Si l’on veut assimiler l’exécution d’une ordonnance de communication à un mandat de perquisition, comme le demande Louisbourg, on doit accepter que l’exécution d’une ordonnance de communication ne peut être en soi un événement qui doit être caché aux yeux de tous et dont l’existence ne doit pas être révélée avant le dépôt du rapport d’exécution au dossier de la Cour.
[94] Louisbourg veut donner aux principes émis par la Cour suprême dans l’arrêt MacIntyre une portée qu’ils n’ont pas. Ils n’empêchaient pas Radio-Canada et son journaliste Alain Gravel de publier en l’espèce des informations obtenues ailleurs que dans le dossier de la Cour dans lequel l’ordonnance de communication a été émise. La façon dont la source qui les a remises à M. Gravel avait elle-même obtenu ces informations ne modifiait pas en l’espèce le droit de Radio-Canada de publier les informations qu’elle avait obtenues.
[95] D’ailleurs Louisbourg elle-même a obtenu une copie de la dénonciation avant même le dépôt au dossier du rapport d’exécution de l’ordonnance de communication.
L'ABSENCE D'ENTRAVE AU POUVOIR DE LA COUR SUPÉRIEURE D'ÉMETTRE DES ORDONNANCES PRÉVOYANT DES MESURES DE CONFIDENTIALITÉ
[96] Louisbourg est d'avis que Radio-Canada doit être condamné pour outrage au tribunal en raison de ses agissements qui ont eu pour effet d'entraver le pouvoir de la Cour supérieure d'émettre des ordonnances prévoyant des mesures de confidentialité.
[97] Le raisonnement est simple (au risque de devenir simpliste). Louisbourg plaide que dès le 22 mars 2011, elle a déposé en Cour supérieure une requête en évocation en vue d'obtenir l'annulation de l'ordonnance de communication émise par M. le juge Marquis et, au même moment, une deuxième requête pour l'émission d'ordonnances restreintes de huis clos, de non publication et de mise sous-scellés de certaines procédures, pièces et transcriptions de témoignages et d'auditions. Radio-Canada était clairement informée, tout au moins dès le 4 avril 2011, de l'existence de sa requête pour ordonnance de mesures de confidentialité et elle a même communiqué avec un juge de la Cour supérieure à ce sujet dès le 4 avril 2011. Par la suite, les procureurs de Radio-Canada ont été mis en copie conforme de la correspondance échangée entre le Tribunal et les procureurs de Louisbourg. Celle-ci est d'avis qu'en rendant publiques le 17 avril suivant puis le 31 mai les informations qu'elle a publiées, Radio-Canada la privait à toutes fins pratiques de pouvoir obtenir de telles ordonnances ayant une portée effective et a agi intentionnellement à cette fin. À son avis, Radio-Canada a volontairement entravé une saine administration de la justice et les pouvoirs de la Cour supérieure puisqu'elle a rendu sans effet tout jugement favorable susceptible d'être rendu en faveur de Louisbourg portant sur des mesures de confidentialité. Pour Louisbourg, cette intention d'entrave était l'intention véritable de Radio-Canada et de son journaliste.
[98] De l'avis de la Cour, ces prétentions sont mal fondées.
[99] Le problème vient d'abord de ce que Louisbourg n'a pas agi assez rapidement pour qu'une ordonnance de la Cour supérieure soit rendue avant la diffusion du reportage du 17 avril puis celui du 31 mai. Au moment où Radio-Canada a diffusé ces informations à ces dates, il n'existait donc aucune ordonnance de la Cour supérieure l'empêchant de le faire.
[100] En réalité, les procédures de Louisbourg pour mesures de confidentialité n'ont jamais été présentées ni plaidées devant la Cour supérieure.
[101] Il n'existe par ailleurs aucune preuve que la diffusion des reportages des 17 avril et 31 mai a privé Louisbourg de demander les ordonnances annoncées. L'argument est d'autant plus sérieux que même après la diffusion des reportages de Radio-Canada, bien des informations contenues à la dénonciation de Revenu Québec que Radio-Canada avait en main n'avaient pas encore été diffusées (c'était encore davantage vrai après la diffusion du 17 avril). Et plusieurs de ces informations touchaient directement Louisbourg et M. Accurso sur des questions extrêmement sensibles comme certaines informations fiscales, etc. Malgré cela, jamais Louisbourg n'a senti le besoin de présenter ses procédures devant la Cour. Elle a eu plusieurs occasions de le faire mais ne l'a jamais fait.
[102] Le Tribunal est d'avis que tant qu'une ordonnance de confidentialité, de non-publication, de secret des procédures ou de huis clos n'a pas été prononcée, il n'existe aucune interdiction empêchant un média de publier une information dont il dispose si elle est d'intérêt public. Il n'existe alors aucun principe de confidentialité, aucun principe de non-publication, aucun secret, sauf texte législatif précis.
[103] Un média n'est pas empêché de publier une information pour le cas où quelqu'un, à un moment donné, déciderait de demander à la Cour supérieure ou à un autre tribunal une ordonnance de confidentialité, de non-publication ou de huis clos. Tant que les informations que l'on voudrait éventuellement voir protégées ne le sont pas, un média peut publier ce qui est d'intérêt public. Cela fait partie de la liberté d'expression et du droit du public de savoir et de connaître une information d'intérêt public. L'annonce de démarches en vue d'en venir à une éventuelle ordonnance de confidentialité, de secret ou de non-publication n'y change rien.
[104] Conclure autrement voudrait dire qu'un média ne peut rien diffuser au cas où quelqu'un songerait à demander éventuellement la confidentialité d'une ou de plusieurs informations.
[105] Tant qu'il n'y a pas d'ordonnance, il n'y a pas d'ordonnance.
[106] D'ailleurs, tant qu'une ordonnance n'a pas été rendue, un média ne peut savoir ce qui risque de devenir éventuellement confidentiel. Le présent cas en est un bon exemple. En effet, ce qu'on a voulu à un moment ou l'autre voir frappé d'une ordonnance de confidentialité a beaucoup varié dans le temps en l'espèce. Les procureurs du ministère du Revenu ont d'abord présenté une demande en Cour du Québec pour que soit prononcée une ordonnance de confidentialité à l'égard de seulement cinq paragraphes de la dénonciation, et pas des autres. Cette demande, présentée à la demande des procureurs de Louisbourg et de M. Accurso, a été rejetée. Les échanges qui ont eu lieu lors de l'audition font voir qu'on visait alors les paragraphes portant sur les relations protégées avocat-client et les discussions confidentielles lors des négociations. Tous les paragraphes n'étaient donc pas visés. Cela contredit l'affirmation du procureur de Louisbourg à l'effet qu' «on voulait tout mettre sous scellés». Un peu plus tard, il a été question de protéger les paragraphes protégés par le «secret fiscal». Radio-Canada n'a rien diffusé à cet égard. Par la suite, on a voulu étendre la confidentialité à d'autres paragraphes. Dans les faits, aucune demande n'a finalement été soumise à un juge de la Cour supérieure en ce sens.
[107] Qu'est-ce que Radio-Canada aurait dû faire? Ne rien diffuser au cas où une demande serait éventuellement présentée? Ne rien diffuser au cas où une ordonnance serait éventuellement rendue? Se demander quelles informations pourraient éventuellement être visées par une ordonnance? Examiner le sérieux de la demande pour soupeser les chances qu'elle soit accueillie ou pas? L'argument de Louisbourg mène à un véritable cul-de-sac.
[108] Il n'est pas rare que les médias publient des informations tant qu'il n'y a pas d'ordonnance de non-publication. L'interdiction de publication commence à partir du moment où elle est prononcée. Leur obligation est de la respecter dès lors.
[109] Rappelons les propos de la Cour suprême dans l'arrêt Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442 , 463 :
« Les juges doivent faire preuve de prudence lorsqu'ils décident ce qui peut être considéré comme faisant partie de l'administration de la justice. […] Les tribunaux ne doivent pas interpréter cette expression d'une façon large au point de garder secrets un grand nombre de renseignements relatifs à l'application de la loi, dont la communication serait compatible avec l'intérêt public. »
[110] Ajoutons qu'il n'existe en l'espèce aucune preuve que, les 17 avril et 31 mai, l'intention de Radio-Canada était d'agir de façon sinon dans le but de contrecarrer les demandes d'ordonnances de huis clos, de non-publication et de mise sous scellés qui devaient être présentées par Louisbourg. Au contraire, la preuve est à l'effet que son intention était plutôt de jouer pleinement son rôle de diffuseur public et de diffuser des informations d'intérêt public dans l'intérêt du public canadien.
[111] Doit être rejetée la prétention de Louisbourg que Radio-Canada aurait commis un outrage au Tribunal parce qu'elle aurait entravé le pouvoir de la Cour supérieure d'accorder des mesures de confidentialité après le dépôt d'une demande en ce sens le 22 mars 2011.
CONCLUSION SUR LA DEMANDE DE CONDAMNATION POUR OUTRAGE
[112] Pour tous les motifs qui précèdent, le Tribunal est d'avis de rejeter la demande de Louisbourg visant à faire condamner Radio-Canada pour outrage au Tribunal, avec dépens contre la requérante.
LA DEMANDE DE DIVULGATION DE L'IDENTITÉ DE LA «SOURCE»
[113] Au cours de l'enquête, Louisbourg a demandé au journaliste Alain Gravel de lui révéler l'identité de la source qui lui a procuré les informations relatives aux démarches de Revenu Québec pour obtenir le dossier et les preuves de l'ARC, et qui lui a remis une copie des «Motifs raisonnables à l'appui de la demande» d'émission de l'ordonnance de communication.
[114] Tant Alain Gravel que Radio-Canada se sont opposés vigoureusement à cette demande.
[115] La Cour avait indiqué au cours de l'audience que la question serait décidée lors du jugement au fond, avec possibilité de réouverture d'enquête le cas échéant. Elle avait cependant indiqué que la demande avait très peu de chances d'être accueillie.
[116] De fait la demande doit être rejetée.
[117] Elle doit l'être d'abord pour défaut de pertinence de l'information recherchée et de l'éventuel témoignage de la source.
[118] La Cour suprême indique dans l'arrêt Globe and Mail c. Canada (P.G.), [2010] 2 R.C.S. 592 , que la première chose que le Tribunal doit déterminer avant même d'examiner les critères permettant d'établir si un journaliste doit révéler l'identité de sa source demeure la pertinence de cette information au regard de l'enquête et de ce qui doit être décidé :
« [56] […] Par conséquent, il paraît évident que si la partie désirant obtenir la divulgation de l'identité de la source ne peut établir la pertinence de ce fait, il sera inutile d'examiner si le privilège existe. Comme dans beaucoup d'autres contextes, l'exigence minimale de pertinence joue un rôle important pour prévenir le recours à des interrogatoires menés à l'aveuglette. […] Cette exigence de pertinence constitue en outre une protection additionnelle contre toute atteinte inutile à la liberté de la presse de recueillir des nouvelles (garantie à celle-ci par l'al.2b). »
[119] En l'espèce, l'identité de la source n'est pas pertinente en raison des motifs mêmes pour lesquels le Tribunal en est venu à la conclusion que Radio-Canada n'a pas commis d'outrage au Tribunal : l'absence d'ordonnance de confidentialité ou de non-publication, les limites des principes de l'arrêt MacIntyre et l'absence d'entrave aux pouvoirs de la Cour supérieure de rendre des ordonnances. À quoi servirait de connaître l'identité de la source dans les circonstances?
[120] Mais il y a plus. De l'avis de la Cour, Louisbourg a été incapable d'établir devant le Tribunal en quoi l'identité de la source aurait été utile même dans le cas où une ordonnance de non-publication ou de confidentialité aurait été en vigueur.
[121] L'essentiel des faits a été admis par Radio-Canada. L'essentiel des questions soumises au Tribunal était de déterminer la portée de l'ordonnance de scellés de M. le juge Boyer et la portée de l'arrêt MacIntyre. L'identité de la source n'avait aucune importance par rapport à l'objet véritable du débat judiciaire.
[122] Lorsque l'on a demandé au procureur de Louisbourg pour quelle raison il voulait connaître l'identité de la source, il a d'abord déclaré: «Pour vérifier la véracité de l'affirmation d'Alain Gravel quant à la date de réception de l'Annexe IV, en l'occurrence si c'était avant l'émission de l'ordonnance de scellés du juge Boyer».
[123] Mais cette date est en réalité sans importance. Suivant Louisbourg, Radio-Canada devait savoir dès le dépôt de l'Annexe IV dans le dossier qu'elle ne pouvait diffuser aucune information contenue dans cette annexe. Or Alain Gravel n'a jamais plaidé avoir reçu l'Annexe IV avant cette date. La théorie de Louisbourg ayant été rejetée, l'information devenait encore moins pertinente.
[124] Il n'existe par ailleurs aucun élément permettant de soupçonner qu'Alain Gravel a menti quand il a dit avoir reçu l'Annexe IV avant l'ordonnance de scellés de M. le juge Boyer prononcée le 16 février 2011. Lorsque Louisbourg a déclaré vouloir «vérifier» la véracité de son témoignage sur ce point, force est de conclure qu'elle voulait simplement «aller à la pêche», pour reprendre une expression populaire souvent utilisée par les tribunaux.
[125] Au cours de sa plaidoirie, le procureur de Louisbourg a ajouté deux autres motifs pour justifier que l'on identifie la source: le témoignage de celle-ci serait essentiel quant à la détermination d'une intention arrêtée de Radio-Canada de défier la loi ; par ailleurs si la source était un employé de Revenu Québec, cela constituerait un facteur aggravant de l'outrage.
[126] Avec respect, aucun de ces arguments ne peut justifier la conclusion recherchée. Le «facteur aggravant» ne peut être recherché qu'au stade de l'imposition de la peine et l'identité de la source ne pouvait rien changer quant à la culpabilité ou non de Radio-Canada. Par ailleurs, on ne voit pas en quoi l'identité de la source aurait pu aider à préciser l'intention de Radio-Canada lorsqu'elle a décidé de publier les informations qui ont été diffusées en février, avril et mai.
[127] Louisbourg n'a pas réussi à faire voir en quoi la divulgation de l'identité de la source et, éventuellement, son témoignage pouvaient être pertinents eu égard aux questions que le Tribunal avait à trancher.
[128] Ajoutons que jusqu'à l'audition, Louisbourg n'avait jamais annoncé son intention de faire témoigner la source. Elle a toujours indiqué qu'elle avait au contraire l'intention de ne faire entendre qu'un seul témoin, en l'occurrence Alain Gravel.
[129] Le Tribunal ajoute que s'il n'en était pas arrivé à la conclusion que l'identité de la source et le témoignage de celle-ci n'étaient pas pertinents pour décider des questions à trancher, il en serait tout de même venu en l'espèce à la conclusion de ne pas accueillir la demande de Louisbourg quant à la divulgation de l'identité de la source.
[130] La protection de l'identité des sources journalistiques a été clairement reconnue par la Cour suprême du Canada dans deux jugements récents: R. c. National Post, [2010] 1 R.C.S. 477 , et Globe and Mail c. Canada précitée.
[131] La Cour suprême du Canada a réitéré dans ces deux arrêts l'importance de la liberté d'expression et de la liberté de la presse. Elle a affirmé à quel point le journalisme d'enquête est important pour faire avancer les débats publics. La plus haute cour du pays a reconnu le rôle crucial que jouent les sources journalistiques dans le journalisme d'enquête. Elle a en conséquence reconnu l'existence d'un privilège à l'égard du secret des sources des journalistes, à certaines conditions. Ces conditions sont celles du test de Wigmore, et cela tant dans les provinces de common law qu'au Québec.
[132] La Cour suprême a reconnu l'existence de ce privilège en fonction des circonstances de chaque cas.
[133] Le test de Wigmore qui doit être utiliser pour déterminer l'existence ou non du privilège comporte quatre volets :
« (1) les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l'assurance que l'identité de la source ne sera pas révélée ;
(2) l'anonymat doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise ;
(3) les rapports doivent être, dans l'intérêt public, entretenus assidûment ; et
(4) l'intérêt public protégé par le refus de la divulgation de l'identité doit l'emporter sur l'intérêt public dans la recherche de la vérité. » [Globe and Mail, par. 22, reprenant National Post, par. 53]
[134] La Cour ajoute une indication quant au poids devant être accordé au dernier volet :
« [58] C'est donc le quatrième volet du test de Wigmore qui sera le plus déterminant. […] Une fois établie l'importance pour le public des rapports en question, le Tribunal doit mettre en balance la protection de ces rapports et tout autre intérêt public opposé, comme la tenue d'une enquête sur un crime précis (la sécurité nationale, la sécurité publique ou une autre considération intéressant le bien public).
[59] Cette analyse est guidée par l'objectif d'une certaine proportionnalité dans la recherche d'un équilibre entre les intérêts qui s'opposent. » [National Post]
[135] En ce qui concerne le premier critère, les informations qui ont été transmises à Alain Gravel l'ont été en toute confidentialité et en autant que l'identité de la source ne soit pas révélée. Alain Gravel a témoigné que la première chose que la source a demandé, c'était la protection de son identité. Il s'agissait d'une condition essentielle à la divulgation d'informations, et ce dès la première fois où des informations ont été transmises. Alain Gravel s'est engagé envers la source à protéger son identité. Ce n'est qu'après cela que celle-ci lui a fourni de l'information en lui demandant de bien s'assurer que son nom ne puisse pas être associé, même indirectement, à l'information divulguée. La source a exigé que rien ne soit diffusé qui permette de remonter à son identité et que toute information soit soumise à son approbation avant diffusion, aux mêmes fins. M. Gravel témoigne que la demande de confidentialité a ensuite été réitérée à l'occasion de chaque nouveau contact, la préoccupation de la source étant que jamais son identité ne soit connue. Chaque fois M. Gravel s'est engagé à respecter la demande.
[136] Le deuxième critère est également respecté. Le respect de l'anonymat de la source était essentiel aux rapports entre elle et Alain Gravel dans le cadre desquels la communication a été transmise. Sans assurance d'anonymat, aucune information n'aurait été transmise. Les communications entre M. Gravel et la source auraient cessé.
[137] Quant au troisième critère, Alain Gravel a témoigné que dans l'année qui a précédé les diffusions de février, avril et mai, il a entretenu des contacts réguliers avec la source, au minimum une fois par mois et parfois jusqu'à deux ou trois fois par semaine, «selon les besoins». Il a également témoigné être toujours en contact avec la source encore aujourd'hui, à une même fréquence. La régularité de ces contacts était et est encore dans l'intérêt public, ainsi qu'on le verra de l'examen du quatrième critère.
[138] Pour évaluer le quatrième critère, la Cour doit déterminer si l'intérêt public protégé par le refus de la divulgation de l'identité l'emporte sur l'intérêt public dans la recherche de la vérité. Dans Globe and Mail, la Cour suprême s'exprime comme suit à propos des facteurs devant guider cette analyse :
« [57] […] Il devient utile d'attirer l'attention sur certains facteurs pertinents à l'exercice de mise en balance prescrit par le quatrième volet du test de Wigmore, lors de l'étude des revendications de privilèges présentées à l'occasion de litiges civils.
[58] Les deux premiers facteurs sont connexes: l'étape de l'instance et le caractère essentiel de la question dans le cadre du différend entre les parties.
[…]
[60] Le caractère essentiel de la question pour le débat judiciaire représentera aussi l'un des facteurs pertinents dans le cadre du différend. En effet, la question de l'identité peut être tellement secondaire par rapport à l'objet véritable du débat judiciaire en fait et en droit que l'on devra se garder de forcer le journaliste à témoigner au sujet de la source, bien que l'identité de celle-ci puisse être pertinente au litige, en raison de la conception large de la pertinence applicable dans les affaires civiles.
[61] Toujours à propos du caractère essentiel de la question pour le litige, il faut aussi se demander si le journaliste est une partie à l'instance ou simplement un témoin ordinaire. […]
[62] Lorsqu'un tribunal est appelé à déterminer si le privilège a été établi, il doit vérifier si les faits, les renseignements ou les témoignages peuvent être connus par d'autres moyens. […]
[63] Ce principe est tout à fait logique. Si des renseignements pertinents peuvent être obtenus par d'autres moyens, il faut recourir à ces derniers avant de contraindre un journaliste à briser sa promesse de confidentialité. L'exigence de nécessité tout comme la condition préalable de pertinence, agit comme une protection additionnelle contre les interrogatoires à l'aveuglette et les ingérences inutiles dans le travail des médias. Les tribunaux ne devraient contraindre un journaliste à rompre une promesse de confidentialité faite à une source qu'en dernier recours.
[64] D'autres facteurs, comme le degré d'importance de la nouvelle du journaliste pour le public et la question de savoir si elle a été publiée et relève donc déjà du domaine public, peuvent être pertinents, dans un cas donné. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive. En définitive, l'examen de tout le contexte devient crucial. »
[139] De l’avis du Tribunal, les éléments factuels en l'espèce conduisent à la conclusion que l’intérêt public sera mieux servi en soustrayant l’identité de la source à la divulgation et l’emporte sur l’intérêt public relié à la découverte de la vérité.
[140] L'identité de la source n'a ici aucun caractère essentiel dans le cadre du différend entre les parties.
[141] Tous les faits essentiels à la décision du Tribunal peuvent être mis en preuve sans recours à la source et il n'y a ici aucune exigence de nécessité.
[142] Aucune fausseté n'est alléguée quand à ce qui a été transmis. L'authenticité du document remis n'est pas non plus contestée. Nous ne sommes pas ici dans un cas de fraude ou de tricherie alléguée de la part de la source.
[143] Il n'y a pas ici lieu d'obtenir l'identité de la source pour des raisons de sécurité nationale, de sécurité publique ou d'autres considérations intéressant le bien public.
[144] Il n'y a pas non plus ici lieu d'obtenir l'identité de la source pour éviter la condamnation d'un innocent ou par nécessité pour résoudre un crime grave précis.
[145] Par ailleurs, l'importance pour le public des informations diffusées les 9 février, 17 avril et 31 mai 2011 ne fait aucun doute. Rappelons que la diffusion de ces informations n’a été possible que parce qu’elles ont été transmises par la source à M. Gravel.
[146] Le Tribunal a fait état au début de ce jugement de l’intérêt public des informations diffusées. Cela vaut à l'égard de l'enquête de Revenu Québec et de ses motifs d’enquêter sur deux entreprises qui reçoivent un grand nombre de contrats publics au Québec et qui emploient plusieurs milliers de travailleurs dans la province, ainsi que sur leur unique actionnaire qui possède plusieurs entreprises liées à la construction. Ou encore de l'aveu de culpabilité de Louisbourg et Simard Beaudry à l'égard d'une fraude fiscale de plusieurs millions de dollars pour laquelle elles ont dû payer une amende totale de plus de 4 millions de dollars. Ou encore de la possible implication personnelle de M. Accurso dans cette fraude fiscale, particulièrement dans le contexte de l’adoption des nouvelles dispositions législatives empêchant les compagnies appartenant à des individus ayant été condamnés pour fraude de se voir octroyer des contrats publics. Louisbourg et Simard-Beaudry étaient d’ailleurs à ce moment en attente d’une audition à la Régie du bâtiment pour déterminer l’impact de leur condamnation au niveau fédéral sur le renouvellement de leurs licences au Québec.
[147] Mais l'intérêt public est ici encore plus large.
[148] L'importance de l'ensemble des informations transmises par la source dans le présent cas et la nécessité de maintenir l'intégrité du canal de communication entre M. Gravel et sa source dans le futur militent ici clairement en faveur du maintien de la confidentialité de l'identité.
[149] Alain Gravel a témoigné que cette source est une de ses meilleures sources. Elle fut l’une de ses plus importantes sources depuis le début de l’émission Enquête.
[150] Il a aussi témoigné de la qualité et de la fiabilité des informations transmises par cette source, attestées par les contres-vérifications qui ont été effectuées et en regard de la fonction occupée par cette source. Les informations fournies se sont toujours révélées exactes, dit-il.
[151] Il est clair que la source refusera de dévoiler de nouvelles informations et ne collaborera plus avec M. Gravel et son équipe s’il y a un risque que son identité soit révélée.
[152] La source a par ailleurs permis à Radio-Canada de dévoiler au public plusieurs nouvelles d’un intérêt public considérable.
[153] Ce que l’on a appelé les «scandales de la construction» est au cœur de l’actualité politique et économique du Québec depuis environ trois ans. La corruption, la collusion dans le processus d’obtention des contrats publics, la fausse facturation pour frauder le fisc, l’assumation de dépenses personnelles par des entreprises, les liens entre certains représentants syndicaux et certains entrepreneurs, l’intimidation, le placement syndical et toutes les autres questions reliées à la construction sont d’une très grande importance tant du point de vue économique que pour le fonctionnement de l’une des plus importantes industries au Québec. Les fonds publics sont en cause, et ce de façon importante. Par ailleurs, ces pratiques ne sont pas sans conséquence sur le fonctionnement de la démocratie québécoise. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’une commission publique d’enquête a été créée pour enquêter sur plusieurs de ces questions. Elle ne s’explique que par l’importance des problèmes et leurs lourdes conséquences.
[154] La source concernée par la présente demande a contribué à révéler des informations sur plusieurs de ces questions. Il faudrait des considérations impératives et décisives pour songer à mettre fin à ce canal d'information si important dans les circonstances. D'autant qu'une grande partie sinon la totalité des informations qui ont été révélées au public sur le sujet au cours des dernières années a eu pour seule origine les médias et leurs «sources» d’information. Suivant des propos tenus à l’Assemblée nationale le 21 septembre dernier, «depuis trois ans, les seules informations qui ont été soumises à l’attention du public [ont été] le fait de révélations journalistiques».
[155] En l’espèce, force est de constater que l’intérêt public relié à la recherche de la vérité par Louisbourg ne fait pas le poids face à l’intérêt public qui est protégé par le refus de la divulgation de l’identité de la source, eu égard à l’importance de la question pour la société et les débats publics.
[156] Ce serait d’ailleurs envoyer un très mauvais message au moment de la mise sur pied de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction au Québec, laquelle aura peut-être bien besoin d’informations «confidentielles» pour mener à bien sa mission.
[157] Le Tribunal souscrit aux propos de M. le juge Dalphond dans l’affaire Gesca ltée c. Groupe Polygone Éditeurs inc., 2009 QCCA 1534 :
« [86] L'histoire démontre que la préservation de la démocratie, incluant le respect de la règle de droit, n'est parfois possible que grâce à des fuites à un journaliste par des sources non autorisées à les communiquer. »
[158] Il convient au plus haut point, dans les circonstances actuelles, de les protéger. Surtout si elles s’avèrent irremplaçables.
[159] D'autant, doit-on ajouter, lorsqu'il n'est pas sûr que ce que recherche la requérante est bel et bien «l’intérêt public relié à la recherche de la vérité».
[160] Car la faiblesse des motifs de divulgation exposés par Louisbourg et d'autres éléments obligent en l'espèce à se questionner sur les véritables buts qu'elle poursuit. Radio-Canada croit qu'en réalité par ses multiples procédures contre elle et ses demandes de divulgation d'identité qui risquent de tarir ses sources, M. Accurso et ses entreprises tentent par tous les moyens de la faire taire, ainsi que ses journalistes. L'argument a une certaine portée à la lumière d'une lettre envoyée à Radio-Canada et à sa journaliste Marie-Maude Denis par les procureurs de M. Accurso et ses entreprises à l’effet que dès qu’un journaliste est poursuivi par eux, il ne devrait plus pouvoir enquêter sur eux! En somme, il suffirait de poursuivre un média ou un journaliste pour être assuré de les faire taire. Voilà une idée brillante pour mettre hors jeu ceux qui ne font pas notre affaire. Cette prétention fausse et consternante est peut-être aussi révélatrice. En tout cas, elle fait naître bien des questions. Tout comme la multiplicité des procédures contre Radio-Canada et le fait que celle-ci soit poursuivie pour avoir diffusée des informations contenues dans l'Annexe IV, alors que le Globe and Mail ne l'est pas bien qu'il ait fait la même chose (le 17 avril 2011).
[161] Le Tribunal est d’avis qu’en l’espèce, tous les critères du test de Wigmore sont remplis et que le privilège du secret de la source journalistique doit être reconnu et accordé.
CONCLUSIONS
Par ces motifs, le Tribunal:
[162] Rejette la demande de Constructions Louisbourg ltée visant à faire condamner la Société Radio-Canada pour outrage au tribunal ;
[163] DÉCLARE la Société Radio-Canada non-coupable d'outrage au tribunal et l'ACQUITTE de l'accusation portée contre elle ;
[164] REJETTE la demande de la requérante visant à forcer Radio-Canada et son journaliste Alain Gravel à révéler l'identité de la source qui leur a procuré les informations relatives aux démarches de Revenu Québec pour obtenir le dossier et les preuves de l'ARC à l'encontre de Louisbourg, et qui a remis une copie des «Motifs raisonnables à l'appui de la demande» d'émission de l'ordonnance de communication dans le dossier 500-26-063527-117 de la Cour du Québec ;
[165] Le tout avec dépens contre Constructions Louisbourg ltée en faveur de la Société Radio-Canada sur la requête de la première pour faire condamner la seconde pour outrage au Tribunal.
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__________________________________ JEAN-PIERRE SENÉCAL, j.c.s. |
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Fraser Milner Casgrain |
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(Me Luc Giroux, Me Mélisa Thibault et Me Frédérique Geoffrion-Brossard) |
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Procureurs de la requérante |
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Chenette, boutique de litige inc. |
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(Me Geneviève Gagnon) |
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Procureurs de l’intimée |
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Dates d’audience : |
Les 15, 16 et 17 février 2012 |
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[1] Il a déjà été disposé des trois autres requêtes qui étaient devant la Cour, soit la requête de Radio-Canada en rejet des procédures, la requête de Louisbourg en rejet de la requête de Radio-Canada et en nullité d’une assignation, ainsi que de la requête de Louisbourg pour ordonnance de huis clos, de non-publication et de mise sous scellés de certains documents.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.