Décision

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Aéro-Photo (1961) inc. c. Raymond

2014 QCCA 1734

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-007717-124

(200-17-012962-106)

 

DATE :

    Le 19 septembre 2014

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

JULIE DUTIL, J.C.A.

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

 

 

AÉRO-PHOTO (1961) INC.

PAUL GRENIER

CHRISTIAN LÉVESQUE

APPELANTS INTIMÉS INCIDENTS - Défendeurs

c.

 

BENOÎT RAYMOND

INTIMÉ APPELANT INCIDENT - Demandeur

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           LA COUR; - Statuant sur l’appel d’un jugement rendu le 12 avril 2012 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Alain Bolduc), qui a condamné l’appelante Aéro-Photo à verser 659 322,49 $ à l’intimé à titre d’indemnité de fin d’emploi et a condamné les appelants Lévesque et Grenier, respectivement, à lui verser 10 000 $ et 1 000 $ de dommages moraux, puis 1 000 $ et 100 $ de dommages punitifs, pour atteinte à sa réputation;

[2]           Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;

[3]           Pour les motifs du juge Morissette, auxquels souscrivent les juges Dutil et Levesque :

[4]           ACCUEILLE en partie l’appel, à seule fin de retrancher du dispositif du jugement entrepris les paragraphes [162] à [166], qui énoncent :

[162]    CONDAMNE le défendeur Christian Lévesque à payer au demandeur la somme de 10 000,00 $ à titre de dommages moraux, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de l’assignation;

[163]    CONDAMNE le défendeur Christian Lévesque à payer au demandeur la somme de 1 000,00 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de ce jugement;

[164]    CONDAMNE le défendeur Paul Grenier à payer au demandeur la somme de 500,00 $ à titre de dommages moraux, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de l’assignation;

[165]    CONDAMNE le défendeur Paul Grenier à payer au demandeur la somme de 100,00 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de ce jugement;

[166]    LE TOUT, avec dépens.

[5]           ACCUEILLE en partie l’appel incident, à seule fin de substituer au paragraphe [158] du jugement entrepris le paragraphe suivant :

[158]    CONDAMNE la défenderesse Aéro-Photo (1961) inc. à payer au demandeur la somme de 688 890,79 $ à titre d’indemnité de fin d’emploi, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de l’assignation;

[6]           LE TOUT, sans frais en appel vu le sort mitigé du pourvoi et du pourvoi incident.

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

 

 

 

 

 

Me Marc-André Gravel et Me Alexandre Manègre

GRAVEL BERNIER VAILLANCOURT

Pour les appelants - intimés - incidents

 

Me Suzanne Gagné et Me Audrey Létourneau

LÉTOURNEAU & GAGNÉ

Pour l'intimé - appelant - incident

 

Date d’audience :

20 février 2014



 

 

MOTIFS DU JUGE MORISSETTE

 

 

[7]           Les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure[1], district de Québec (l’honorable Alain Bolduc) qui, le 12 avril 2012, a condamné l’appelante Aéro-Photo à verser 659 322,49 $ à l’intimé à titre d’indemnité de fin d’emploi et a condamné les appelants Christian Lévesque et Paul Grenier, respectivement, à lui verser 10 000 $ et 1 000 $ de dommages moraux, puis 1 000 $ et 100 $ de dommages punitifs, pour atteinte à sa réputation.

[8]           L’intimé a formé un appel incident par lequel il réitère deux des prétentions qu’avait écartées la Cour supérieure : (i) en ce qui concerne la condamnation au paiement de 659 322,49 $, le juge aurait dû conclure à la responsabilité in solidum des appelants Aéro-Photo et Grenier, et (ii) quant à aux dommages moraux et punitifs, le juge aurait dû condamner les appelants Lévesque et Grenier solidairement à lui verser 150 000 $ à titre de dommages moraux et 50 000 $ à titre de dommages punitifs, montants qu’ils réclamaient dans sa requête introductive d’instance ré-amendée.

I. Cadre factuel du litige

[9]           Le juge de première instance consacre les 51 premiers paragraphes de ses motifs à un compte rendu détaillé des faits à l’origine du litige et des procédures qui en ont résulté. On pourra consulter ces motifs pour plus de détails sur les circonstances de l’affaire mais il est inutile pour les fins du pourvoi de s’arrêter ici sur chacune d’entre elles. Je reviendrai dans le corps des motifs qui suivent sur certains des faits les plus pertinents mais je me bornerai pour l’instant à donner une description synthétique de la situation qui a engendré le différend entre les parties.

[10]        Engagé en 2001 comme contrôleur financier par Groupe Haut-Monts inc. (« GHMI »), l’intimé en devient le président directeur général en 2006. L’année suivante, à la suite d’une planification fiscale et d’une restructuration, GHMI cède à Groupe Alta le contrôle de ses trois filiales, Haut-Monts, Géomatique Emco et True North Aviation. L’intimé devient alors président directeur général de Groupe Alta. Pendant la période pertinente pour les fins du pourvoi, il est lié à Groupe Alta par une « convention d’emploi » à durée indéterminée conclue le 23 juillet 2008 (la « convention P-15 » dont il sera question plus loin).

[11]        En 2009, la situation financière de Groupe Alta connaît une rapide détérioration. Au printemps, la Banque Nationale du Canada (« BNC »), principale créancière de Groupe Alta, réclame des actionnaires de cette dernière qu’ils fournissent un cautionnement personnel de 250 000 $. Puis, en juin, après un audit de Pricewaterhousecoopers (« PWC »), la BNC exige d’eux une mise de fonds supplémentaire de 1 500 000 $. Invité à cette époque à faire partie d’un comité des finances de l’entreprise, l’appelant Grenier, actionnaire de Groupe Alta, désapprouve fortement la gestion financière de l’intimé.

[12]        Par la suite, un désaccord émerge et s’envenime entre deux groupes de personnes qui appartiennent à l’équipe dirigeante de l’entreprise, à son actionnariat ou aux deux.

[13]        Un premier groupe est constitué de l’intimé (PDG, membre du conseil d’administration et actionnaire de Groupe Alta) et de MM. Lambert (président du conseil d’administration de Groupe Alta), Gingras (membre du conseil d’administration de Groupe Alta et l’un de ses actionnaires par l’entremise d’une société de portefeuille), Smith (actionnaire de Groupe Alta par l’entremise d’une société de portefeuille) et Desbiens (chef des opérations et actionnaire de Groupe Alta). Ce groupe totalise trois voix au conseil d’administration et un peu plus de 53 % des actions votantes de Groupe Alta.

[14]        Un second groupe est constitué des appelants Grenier (actionnaire de Groupe Alta par l’entremise d’une société de portefeuille) et Lévesque (directeur des services professionnels et actionnaire de Groupe Alta), ainsi que de MM. Gosselin (membre du conseil d’administration de Groupe Alta et l’un de ses actionnaires par l’entremise d’une société de portefeuille) et Laberge (membre du conseil d’administration et directeur des projets de Groupe Alta dont il est un actionnaire par l’entremise d’une société de portefeuille). Ce second groupe totalise deux voix au conseil d’administration - leurs détenteurs démissionneront tous deux du conseil en septembre 2009 - et un peu plus de 46 % des actions votantes de Groupe Alta.

[15]        Le premier groupe favorise un plan de redressement (appelé aussi plan de restructuration ou plan de relance) qui entraînerait le licenciement de l’appelant Lévesque. Le second groupe préfère un plan de redressement qui impliquerait le remplacement de l’intimé Raymond à la tête de Groupe Alta. Le premier groupe l’emporte au conseil d’administration et son plan de redressement est adopté en août 2009 puis mis à exécution : Lévesque est licencié le 11 septembre 2009. Vingt-trois autres employés le sont aussi. Face à cet état de choses, MM. Gosselin et Laberge démissionnent du conseil d’administration.

[16]        Des pourparlers s’amorcent alors entre les deux groupes d’actionnaires pour que l’un rachète les actions de l’autre, ou vice versa, mais ces pourparlers ne porteront pas fruit. Le 9 novembre 2009, la Banque Nationale, par l’entremise de son avocat, informe l’avocat de Groupe Alta qu’elle envisage d’exercer ses garanties aux termes des dispositions de l’article 244 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité[2] (la « LFI »). Le 11 novembre, les conditions fixées par la BNC sont communiquées à tous les actionnaires par une lettre de l’avocat de Groupe Alta. Le groupe dont fait partie l’intimé se déclare prêt à les accepter. Celui auquel appartiennent les appelants s’abstient de donner son aval. La BNC annonce donc le 17 novembre qu’elle procèdera à exécuter sa garantie. Le lendemain, une manifestation des salariés de Groupe Alta se déroule devant les locaux de Groupe Alta. Redoutant de perdre leur emploi, ils  réclament la démission de l’intimé. L’événement fait l’objet d’une couverture médiatique locale.

[17]        Revenant à la charge le 25 novembre 2009, le groupe Grenier propose une restructuration différente, fondée notamment sur une offre de financement reçue d’Investissement Québec. Ce plan prévoit que l’intimé Raymond devra démissionner de ses fonctions de PDG mais pourra demeurer provisoirement au service de Groupe Alta comme « consultant ». Cette proposition demeurera sans suite.

[18]        Le 11 décembre, Groupe Alta et ses filiales déposent en vertu de la LFI un avis d’intention annonçant leur volonté de faire une proposition à leurs créanciers. Quelques jours plus tard, PWC est désignée séquestre à la demande de la BNC et elle est autorisée à liquider par appel d’offres les actifs de Groupe Alta et de ses filiales. Sur ces entrefaites, Groupe Alta et ses filiales décident de ne pas déposer de proposition.

[19]        Les premières démarches de PWC à la suite d’un appel d’offres du 18 janvier 2010 demeurent infructueuses. Le 15 février, PWC s’adresse à trois des soumissionnaires, dont l’appelante Aéro-Photo, et sollicite de nouvelles offres d’achat. Les actifs d’une première filiale, la division des télécommunications, font l’objet d’une acquisition le 1er mars. Le 11 mars, la Cour supérieure autorise PWC à accepter l’offre d’Aéro-Photo sur les actifs de Groupe Alta à l’exclusion des divisions des télécommunications et de la foresterie. Le 15, Aéro-Photo, dont le directeur général est désormais l’appelant Lévesque, engage un certain nombre d’anciens employés de Groupe Alta; l’intimé n’est pas parmi eux.   

[20]        Entre-temps, le 24 février, Groupe Alta et ses filiales faisaient faillite.

[21]        Le 30 avril 2010, l’intimé déposait sa requête introductive d’instance.

II. Jugement entrepris

[22]        Après avoir énoncé les questions en litige et exposé la position des parties sur chacune d’entre elles, le juge de première instance les tranche comme suit.

[23]        La première question consiste à décider si Aéro-Photo est liée par la convention P-15 pour le motif que la vente des actifs de Groupe Alta effectuée par PWC aurait constitué une vente d’entreprise au sens de l’article 2097 C.c.Q. Après avoir signalé l’affinité entre cette disposition et les articles 45 du Code du travail[3] et 97 de la Loi sur les normes du travail[4], le juge se reporte à diverses sources de doctrine et à l’arrêt Bibeault[5] pour déterminer s’il y a eu aliénation d’entreprise en l’espèce. Compte tenu de la preuve faite devant lui, il conclut d’abord à la continuité de l’entreprise anciennement exploitée par Groupe Alta puisque celle-ci a été acquise as a going concern, ou comme une entreprise en activité. Il estime en second lieu que l’absence d’une exception pour « vente en justice » dans l’article 2097 implique que, même si l'entreprise n’est pas transférée volontairement par l'employeur original, il peut quand même exister entre un premier employeur et l’acheteur de l’entreprise un lien de droit satisfaisant à la deuxième condition de l’arrêt Bibeault. Il écarte l’analogie avec le jugement Garner c. Edwin Jeans Canada Ltée[6], où selon la Cour supérieure l’activité de l’entreprise avait cessé, et décide que les conditions d’application de l’article 2097 sont remplies. Aéro - Photo est donc liée par la convention P-15.

[24]        Interprétant ensuite cette dernière convention, le juge se demande si l’intimé a droit à une indemnité de fin d’emploi. Il rejette d’abord les prétentions d’Aéro-Photo quant à l’existence de causes justes et suffisantes pour mettre fin au contrat de l’intimé, aucun avis écrit de ces manquements ne lui ayant été transmis, contrairement à ce que prescrit la convention P-15. Interprétant ensuite la clause 6.3 de la convention, le juge accorde à l’intimé les sommes qu’il réclame en salaire et avantages divers; il lui accorde aussi sa réclamation pour honoraires extrajudiciaires, la clause contractuelle à leur sujet étant suffisamment claire et prévisible dans son application pour être valide. L’intimé a donc droit à une indemnité totale de 659 322,49 $.

[25]        Le juge traite ensuite de la prétention de l’intimé selon laquelle l’appelant Grenier est lui aussi responsable à titre personnel du paiement de l’indemnité de fin d’emploi de l’intimé. Il la considère dénuée de fondement, l’intimé n’ayant pu démontrer que les conditions d’application de l’article 1457 C.c.Q. étaient ici réunies.

[26]        Puis, le juge aborde la question de l’atteinte à la dignité, l’honneur et la réputation de l’intimée. Il rappelle le caractère objectif de la norme à partir de laquelle s’évalue le contenu diffamatoire ou non d’un propos, celle du citoyen ordinaire. Les appelants Grenier et Lévesque, poursuit-il, ont commis une faute, mais chacun à sa manière, ce qui neutralise l’hypothèse d’une responsabilité solidaire. Les dommages moraux, évalués selon huit critères jurisprudentiels, se chiffrent d’après le juge à 10 000 $ dans le cas de l’appelant Lévesque et 500 $ dans le cas de l’appelant Grenier. À cela s’ajoutent, respectivement, des dommages-intérêts punitifs de 1 000 $ et de 100 $, évalués cette fois selon les critères de l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand[7]et de l’article 1621 C.c.Q.

[27]        Enfin, le juge rejette la réclamation de l’intimée fondée sur l’article 54.1 C.p.c., réclamation qui visait la demande reconventionnelle d’Aéro-Photo et dont elle s’était désistée en début d’après-midi le septième jour d’audience. L’intimé, écrit-il, « n'a pas réussi à établir, de façon sommaire, que cette procédure pouvait constituer un abus ».

III. Griefs en appel

[28]        Les appelants attaquent le jugement sous trois angles :

1.    Le juge de première instance a erré dans son interprétation de l’article 2097 C.c.Q. et dans l’application de cette disposition au cas de l’intimé.

2.    Le juge de première instance a erré en interprétant le concept de « changement de contrôle » tel qu’il apparaît dans la clause 6.3 de la convention P-15.

3.    Le juge de première instance a erré en condamnant les appelants Grenier et Lévesque à payer à l’intimé des dommages-intérêts moraux et punitifs.

Pour sa part, l’intimé, on l’a vu plus haut, plaide ce qui suit par son appel incident :

4.    Le juge de première instance a erré en omettant de conclure à la responsabilité in solidum de l’appelant Grenier en ce qui a trait à l’indemnité de fin d’emploi.

5.    Le juge de première instance a erré dans la détermination du quantum des dommages-intérêts moraux et punitifs payables à l’intimé par les appelants Grenier et Lévesque.

Dans les paragraphes qui suivent, les questions seront abordées dans cet ordre, si tant est que toutes appellent une réponse.

IV. Fond des pourvois principal et incident

1.         Le juge de première instance a erré dans son interprétation de l’article 2097 C.c.Q. et dans l’application de cette disposition au cas de l’intimée.

A. Observations générales sur l’article 2097 C.c.Q.

[29]        Il convient en premier lieu de citer les dispositions pertinentes, dont au premier chef l’article 2097 C.c.Q. Il énonce ce qui suit :

 

  2097. L’aliénation de l’entreprise ou la modification de sa structure juridique par fusion ou autrement, ne met pas fin au contrat de travail.

       

 

Ce contrat lie l’ayant cause de l’employeur

 

 

  1310. A contract of employment is not terminated by alienation of the enterprise or any change in its legal structure by way of amalgamate or otherwise.

 

The contract is binding on the successor of the employer.      

À une nuance près, qui ne concerne que le texte en langue anglaise[8], cette version de l’article 2097 est celle qui fut adoptée en 1991 et qui entra en vigueur le 1er janvier 1994. Le commentaire du ministre de la Justice à son sujet, assez laconique, identifie l’article 45 du Code du travail[9] comme source de la disposition[10] :

Cet article vise à octroyer une protection au salarié quant au maintien de son emploi au cas d’aliénation ou de fusion de l’entreprise ou, encore, au cas de toute modification de sa structure juridique.

En effet, l’article 45 du Code du travail  (L.R.Q., chapitre C-27) protège la structure syndicale, mais non pas chacun des salariés et les articles 96 et 97 de la Loi sur les normes du travail (L.R.Q., chapitre N-1.1) ne protègent que certains droits des employés. Cet article vient combler cette lacune.

[30]        Cela dit, la disposition a des origines beaucoup plus anciennes qu’on ne serait probablement porté à le croire. On la retrouve sous une forme voisine en 1969 dans les travaux préliminaires de l’Office de révision du Code civil[11] et une nouvelle version, un peu plus proche de l’article 2097, apparaît en 1977 dans le rapport final de l’Office[12]. Pour nos fins actuelles, les commentaires qui accompagnent les projets de l’Office n’ajoutent rien d’utile à ceux, précités, du ministre de la Justice.

[31]        L’article 45 du Code du travail (et avant lui l’article 36 du même code) est donc l’inspirateur de l’article 2097 C.c.Q. Au moment de l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, cet article 45 disposait comme suit :

 

45. L'aliénation ou la concession totale ou partielle d'une entreprise autrement que par vente en justice n'invalide aucune accréditation ac­cor­dée en vertu du présent code, aucune convention collective, ni au­cune procédure en vue de l'obtention d'une accréditation ou de la con­clusion ou de l'exécution d'une con­vention collective.

 

 

 

45. The alienation or operation by another in whole or in part of an undertaking otherwise than by judicial sale shall not invalidate any cert­ification granted under this code, any collective agreement or any pro­ceeding for the securing of certification or for the making or carrying out of a collective agreement.

 

Sans égard à la division, à la fusion ou au changement de structure juridique de l'entreprise, le nouvel employeur est lié par l'accréditation ou la convention collective comme s'il y était nommé et devient par le fait même partie à toute procédure s'y rapportant, aux lieu et place de l'employeur précédent.

 

 

The new employer, notwithstanding the division, amalgamation or changed legal structure of the undertaking, shall be bound by the certification or collective agreement as if he were named therein and shall become ipso facto a party to any proceeding relating thereto, in the place and stead of the former employer.

Comme on le voit, à cette époque, l’article 45 prévoyait explicitement une exception à la règle de la transmission des obligations de l’ancien au nouvel employeur : cette transmission n’avait lieu, pour ce qui est pertinent au pourvoi en cours, que lorsque l’aliénation de l’entreprise survenait « autrement que par vente en justice ». Mais cette exception n’a jamais fait partie de l’article 2097 C.c.Q., ni d’ailleurs des lointains projets qui, dès 1969, annonçaient son adoption future.

[32]        Or, il est établi depuis 1986 que l’expression « vente en justice » de l’article 45 doit s’entendre, entre autres choses, d’une vente par un syndic dans le cadre d’une faillite. L’arrêt Syndicat des employés de métal Sigodec (C.S.N.) c. St-Arnaud[13] a statué très clairement en ce sens. Le juge Beauregard y affirmait au nom de la Cour :

Ce qui importe au législateur ce n’est pas que la vente soit faite par un officier de justice plutôt que par un officier public, ce n’est pas non plus que la vente purge les droits réels dans l’entreprise vendue et , finalement, ce n’est pas que la vente soit faite sous l’autorité d’un jugement plutôt que sous l’autorité de la loi. Ce qui importe c’est que la vente soit forcée.

Le syndicat appelant, dans cette affaire, attaquait le jugement qui avait rejeté sa requête en révision judiciaire contre un jugement du Tribunal du travail infirmant la décision d’un commissaire du travail. Ce dernier, en présence d’une vente par appel d’offres par un syndic à la faillite, vente qui avait par ailleurs toutes les apparences d’une véritable aliénation d’entreprise au sens de l’article 45, avait relevé que la vente n’avait été précédée d’aucune autorisation judiciaire. Il écrivait : « Comment parler de vente en justice sans qu’il y ait un ordre de Cour par un juge compétent? »[14] C’est ce raisonnement que le Tribunal du travail avait écarté dans un jugement[15] confirmé par la Cour supérieure et par la Cour d’appel.

[33]        De ce qui précède, on doit conclure que le législateur pouvait anticiper en 1991 ce que serait l’effet probable de l’omission à l’article 2097 d’une exception visant les cas de vente en justice.

[34]        Par la suite, non seulement cette omission n’a-t-elle jamais été corrigée - est-il même réaliste de parler ici de la « correction » d’une « omission », puisque celle-ci ne peut avoir été que délibérée? - mais elle est même devenue la règle. En 2001, par la Loi modifiant le Code du travail, instituant la Commission des relations du travail et modifiant d’autres dispositions législatives[16], le législateur faisait disparaître les mots « autrement que par vente en justice » de l’article 45 C.t. Puis, en 2002, ce fut au tour d’une disposition voisine, l’article 96 de la Loi sur les normes du travail[17], de subir le même sort, par l’effet de la Loi modifiant la Loi sur les normes du travail et d’autres dispositions législatives[18].   

[35]        Il n’est pas sans intérêt d’évoquer ici la décision que le Conseil canadien des relations du travail rendit quelques mois à peine après l’arrêt Sigodec, dans l’affaire Métallurgistes unis d’Amérique c. Boréal Navigation Inc.[19], dont les faits étaient survenus au Québec. Saisi d’une demande de déclaration de vente d’entreprise aux termes de l’article 144 du Code canadien du travail[20] tel qu’il existait à l’époque, le Conseil faisait face à une situation assez analogue à celle qui a engendré le présent pourvoi. L’employeur, une société, exploitait une entreprise de transport maritime qui utilisait deux navires océaniques. Cette société était tombée en faillite le 1er novembre 1984, lors du rejet d’une proposition concordataire faite à ses créanciers. Le 12 décembre suivant, procédant par appel d’offres, le syndic céda les actifs de la faillite à une seconde société qui relança l’entreprise au début de 1985. Devant le Conseil, cette seconde société faisait notamment valoir que l’absence de lien de droit entre elle et la société en faillite empêchait l’application de l’article 144.

[36]        Commentant l’arrêt Sigodec et quelques autres décisions fondées sur l’article 45, le Conseil remarque[21] :

Les jugements québécois qui précèdent, on le voit bien, reposent sur le texte même de l’exception stipulée dans la loi québécoise. Le texte de l’article 144 du Code ne comporte pas une telle exception, à l’instar de toutes les autres dispositions similaires à travers le Canada. À cet égard, le Québec fait bande à part.

Et il ajoute plus loin[22] :

En toute déférence, soutenir qu’il faut un nexus, parfois qualifié de « quelconque nexus » ou de « nexus suffisant » pour qu’il y ait transfert ou vente, c’est peut-être involontairement rouvrir le vieux débat du lien de droit depuis longtemps terminé au sein de ce Conseil.

On doit réaliser qu’aucune définition n’a jamais été donnée de ce que serait ce fameux nexus. S’il s’agit d’un rapport direct vendeur-acheteur, au moment de la transaction, alors on parle bien d’un lien de droit; aussi bien appeler les choses par leur nom. S’il s’agit plutôt d’une sorte de promiscuité entre vendeur et acheteur, on suggère alors qu’il faudrait subordonner l’application de l’article 144 à l’existence de quelque dessein antisyndical. Le Code ne l’exige pas.

Si, comme on le croit, le mot « nexus » et ses variantes veulent tout simplement dire qu’il doit y avoir « continuité de l’entreprise », alors le nexus trouvera place parmi les autres indices utilisés pour vérifier si le Conseil est bel et bien en présence de l’entreprise d’un employeur qui se continue chez son successeur.

L’analyse de ces indices conduit le Conseil à la conclusion qu’en l’occurrence, et malgré la faillite, la seconde société exploite la même entreprise que la société tombée en faillite, de sorte que l’article 144 doit recevoir application.

[37]        De manière générale, lorsqu’il s’agit de rapports collectifs du travail et d’entreprises qui survivent à une période d’insolvabilité, la voie ouverte par Boréal Navigation semble avoir été suivie par beaucoup de tribunaux administratifs actifs dans ce domaine. L’auteur George W. Adams écrit à ce sujet[23] :

Transfers need not be direct in order to be the subject of a successorship finding. Nor do they need to be voluntary. Multi-party transactions involving agents or intermediary purchasers are not a bar to the ultimate owner being bound by the collective bargaining regime. It would be contrary to the purpose of the legislation if only through a double sale, the applicability of the legislation was avoided. When a business is placed in receivership due to default on a charge or a debenture, the interim holding by the receiver may not affect the ultimate purchaser’s status as a successor employer. An application by a trade union for a successorship finding can be brought against a receiver although it may be premature to do so until the business is transferred as a going concern through the receiver to a purchaser. In most instances, the period of the receivership is considered a continuation of the old employment relationship and the successorship issue arises upon the sale by the receiver.

[…]

In the case of a bankruptcy, the result may depend in part on the stage at which the successorship application is made. By virtue of s. 69 of the federal Bankruptcy and Insolvency Act, a bankruptcy results in a stay of all proceedings and no proceedings can be brought without leave of court. This has been interpreted to preclude a labour board from considering such an application without leave of court. However, once the trustee in bankruptcy sells the business to a new employer, a successorship application may be made to the board and granted. Questions of jurisdiction aside, an assignment into bankruptcy has been held not to preclude the finding of a sale of business.

Des sources de doctrine récentes confirment que cette orientation est aussi celle qui désormais caractérise le droit des rapports collectifs au Québec. Ainsi, la professeure Dalia Gesualdi-Fecteau écrit[24] :

Il appert qu’il n’est pas nécessaire d’établir un lien de droit direct entre les employeurs successifs dans l’éventualité où un tiers, tel que le syndic, intervient dans le transfert; le lien de droit entre le failli, le syndic et le nouvel employeur suffit. Ainsi, le syndic qui continue l’exploitation de l’entreprise en faillite ne peut se soustraire aux dispositions portant sur les transferts d’entreprise. Dans la même optique, une société exerçant sa garantie hypothécaire à l’endroit d’une entreprise en difficulté financière et qui en continue l’exploitation sera tenue responsable à titre d’employeur des obligations prévues par la loi.

On observe donc, sous cet aspect du droit des rapports collectifs du travail, une convergence à l’échelle nationale.

[38]        L’enjeu sous-jacent ici n’est pas négligeable et il en fut question lors des débats parlementaires qui, en 2001, entourèrent l’adoption de la Loi modifiant le Code du travail, instituant la Commission des relations du travail et modifiant d’autres dispositions législatives[25]. On peut penser, en effet,  que dans le contexte d’une faillite (ou de toute autre situation déclenchée par l’insolvabilité d’une entreprise[26]) la perspective d’une transmission, par le seul effet de la loi, des contrats collectifs ou individuels de travail du premier employeur, antérieur à la faillite, au second employeur, postérieur à la faillite, aura l’effet suivant : tout acquéreur potentiel de l’entreprise sera dissuadé de se manifester pour donner suite à un projet d’acquisition. Sans repreneur intéressé à continuer l’entreprise as a going concern, le syndic ou le contrôleur sera alors contraint de liquider les actifs de l’entreprise au plus offrant, et en tant que simples actifs, ce qui risque de se faire au préjudice de la masse des créanciers puisque les recettes tirées de cette liquidation seront vraisemblablement moindres que celles qui auraient découlé d’une vente d’entreprise en activité. Dans cette mesure, un texte comme l’article 2097 C.c.Q. - ou comme l’article 45 du Code du travail dans sa version postérieure au 14 juillet 2001 - pourrait soulever une difficulté d’ordre constitutionnel[27]. Cela dit, en l’espèce, les parties ont choisi de ne pas s’affronter sur ce plan. Et d’autre part, un fait semble démentir, ou en tout cas mettre sérieusement en doute, le scénario que je viens d’évoquer : depuis plusieurs années déjà, des lois provinciales relatives aux relations de travail sont interprétées de manière à assurer la survivance des accréditations et des conventions collectives lorsqu’une entreprise insolvable change de mains sans pour autant cesser ses activités, et rien n’indique que cette pratique a nui de quelque façon à la saine application de la législation fédérale sur la faillite et l’insolvabilité.

[39]        Je note par ailleurs que, lorsque le Conseil rend sa décision en 1986 dans l’affaire Boréal Navigation, la situation en cours n’est pas susceptible de soulever une difficulté d’ordre constitutionnel[28] : on est alors en présence de deux lois fédérales,  le Code canadien du travail et la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. L’interprétation qu’adopte le Conseil, et dont il faut croire qu’elle se veut conciliatrice, aurait facilement pu être rectifiée par modification législative (par exemple en ajoutant à l’article 144 l’exception des ventes en justice) si le Parlement l’avait jugée malvenue. Or, cela n’a pas été fait, et depuis maintenant près de vingt ans les transmissions de droits collectifs s’opèrent en droit fédéral, malgré la faillite, dès lors que l’entreprise demeure en activité. Et ici encore, rien n’indique que cette pratique a nui de quelque façon à la saine application de la législation fédérale.

[40]        En somme, il faut conclure comme le juge de première instance que la faillite de Groupe Alta ne fait pas obstacle en soi à l’application de l’article 2097 C.c.Q.

B. Effet de l’article 2097 C.c.Q. en l’espèce

[41]        S’attaquant à cette question, le juge écrit ce qui suit (je reproduis le passage pertinent, ainsi que les notes de bas de page qui l’accompagnent et dont je complète les références) :

[68]      Pour déterminer si la vente des éléments d’actif de Groupe Alta à Aéro-Photo, par le syndic de faillite, constitue une aliénation de l’entreprise ayant pour effet de lier cette dernière à la Convention d'emploi P-15 en vertu de l’article 2097 C.c.Q., il faut établir, comme le reconnaissent les auteurs et la jurisprudence[29], si les deux conditions suivantes énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Bibeault[30] sont satisfaites : l'entreprise doit être continuée et il doit exister un lien de droit entre les employeurs successifs.

Il est exact que doctrine et jurisprudence identifient deux conditions distinctes pour l’application de l’article 45 C.t. Cela dit, on doit nécessairement tenir compte du fait que l’arrêt Bibeault, dont l’un des principaux effets fut rapidement neutralisé par une intervention législative[31], portait d’abord et avant tout sur la notion de concession, et qu’il fut rendu avant la modification de 2001 au Code du travail par laquelle fut abolie l’exception en cas de vente en justice.

[42]        Sur la continuité de l’entreprise, le juge se prononce aux paragraphes [72] à [77] de ses motifs, qui ne recèlent aucune erreur apparente. L’intimé renchérit dans son mémoire en soulignant les éléments suivants, qui sont amplement appuyés dans la preuve :

¾    Avant d’acquérir les actifs de Groupe Alta, Aéro-Photo n’exploite aucune entreprise.

¾    Aéro-Photo acquiert tous les actifs corporels et incorporels de Groupe Alta, ce qui comprend tous les comptes à recevoir, ainsi que tous les travaux en cours.

¾    L’urgence d’une approbation par le tribunal est justifiée en faisant valoir que les clients de Groupe Alta ont besoin de ses produits et que son personnel très spécialisé sera rapidement sollicité par des concurrents.

¾    Un dirigeant d’Aéro-Photo contacte certains employés et certains clients de Groupe Alta le jour même de la faillite.

¾    Aéro-Photo lance ses premières soumissions à compter du 4 mars 2010.

¾    Dès le 15 mars 2010, une trentaine d’ex-employés de Groupe Alta continuent contrats et soumissions dans les mêmes locaux.

¾    Aéro-Photo exploite ouvertement le même genre d’entreprise que Groupe Alta.

¾    Mission et vison d’entreprise sont les mêmes.

¾    La vente à Aéro-Photo s’est faite sous forme d’entreprise en activité.

[43]        Sur ce dernier point, il n’est pas hors de propos de citer ici un extrait du témoignage du séquestre puis syndic qui fut désigné au dossier, M. Dominic Picard. Voici comment il décrit la chose lors de son contre-interrogatoire :

 

Q.

 

C’était quoi l’urgence?

 

R.

Mais, l’urgence, c’est ça, Maître! C’est… c’est que ça arrête le moins longtemps possible.

 

Q.

O.K.

 

R.

C’est ça l’urgence!

 

Q.

Parfait.

 

R.

Parce que, quand les clients sont maintenus dans une zone d’incertitude, quand les employés sont maintenus dans une zone d’incertitude - vous vouliez que je le dise, je l’ai dit! - quand les employés sont maintenus dans une zone d’incertitude, pour le repreneur, c’est sûr que ça… ça compromet le maintien des opérations. « Pis », un repreneur, je l’ai dit d’entrée de jeu, on a fait un processus comme celui-là, c’est un processus qu’on fait, quand on vend une entreprise en opération.

 

C’est ça la réalité.

 

Et… et si ça… si j’avais vendu ça comme un syndic de faillite, j’aurais publié dans le journal, avec des lots à vendre : « J’ai des avions à vendre, j’ai des appareils photo à vendre, j’ai… j’ai ci à vendre. »

 

Alors c’est… c’est aussi simple que ça

 

Q.

Ça, c’est… ça, c’est ce que vous n’avez pas fait.

 

R.

Ça c’est ce que je n’ai pas fait.

 

Q.

Parfait.

 

R.

Et pourquoi je n’ai pas fait ça?

 

Parce qu’on a représenté, à nos clients, que pour maximiser la réalisation, en matière d’insolvabilité, il faut vendre « as a going concern [32]».

 

Q.

O.K.

 

R.

Et, nonobstant ce qui est devant vous, aujourd’hui, je le réitère, c’est comme ça qu’on réussit à maintenir la valeur d’une organisation.

 

Tous ces éléments conduisent à la même conclusion : le juge a eu raison de considérer que le dossier présente un cas clair de continuité d’entreprise.

[44]        Sur le lien de droit, le juge renvoie en premier lieu à l’arrêt Bibeault, où l’on trouve le passage suivant[33] :

Le concept d’aliénation repose donc sur la transmission volontaire du droit de propriété. Cette définition n’écarte pas la possibilité qu’un intermédiaire intervienne dans la relation juridique, mais elle confirme que la décision d’aliéner ne relève que de la personne titulaire du droit de propriété, en l’occurrence le propriétaire de l’entreprise. 

On perçoit tout de suite la difficulté que peut susciter ce passage. Tout d’abord, l’hypothèse d’un intermédiaire qui intervient dans la relation juridique n’est pas écartée. En outre, si l’on accepte l’enchaînement logique que je me suis efforcé de décrire plus haut aux paragraphes [29], [31], [32], [33] et [34], le raisonnement que contient la citation précédente ne tient plus, à moins d’admettre qu’abroger l’exception des ventes en justice était au fond inutile puisque le concept d’aliénation suffisait en soi pour maintenir à l’écart de l’article 45 C.t. de telles ventes, qu’elles se fassent par huissier de justice, par syndic ou autrement. Or, je vois mal comment on pourrait admettre une semblable proposition.

[45]        C’est aussi, je crois, l’avis du juge de première instance : pour que l’article 2097 C.c.Q. trouve application, il est inutile, selon lui, que le lien de droit soit direct entre Groupe Alta, l’employeur précédent, et Aéro-Photo, le nouvel employeur. Puis, poursuivant son analyse, il s’exprime dans les termes suivants, que je reproduis cette fois sans inclure les notes de bas de page:

[80]      … contrairement aux prétentions d'Aéro-Photo, nous ne pouvons conclure, à la lumière de [l’arrêt Bibeault], qu'il n'existe aucun lien de droit entre l'employeur original qui fait faillite en vertu de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité et le tiers qui achète du syndic l'entreprise qu'il exploitait. D'une part, la Cour suprême ne s'est pas prononcée sur l'existence d'un lien de droit dans le cadre d'une faillite ni d'une vente en justice et, d'autre part, le contexte législatif était différent lorsqu'elle a rendu son jugement.

[81]      En effet, l'article 45 du Code du travail, tel qu'il se lisait avant d'être amendé le 15 juillet 2001, précisait qu'il s'applique dans le cas de l'aliénation ou de la concession totale ou partielle de l'entreprise « autrement que par vente en justice.

[82]      C'est pour cette raison qu'en assimilant la vente effectuée sous l'autorité d'un syndic de faillite à une vente en justice, la jurisprudence reconnaissait, règle générale, que le syndic pouvait vendre les biens faisant partie de l'entreprise du failli à un tiers, et ce, sans que ce dernier soit lié par les dispositions de la convention collective.

[83]      Or, depuis que l'article 45 du Code du travail a été amendé par la suppression de l'expression « autrement que par vente en justice », il est désormais reconnu que la vente en justice est un mode de transmission valable de l'entreprise aux termes de cette disposition. Cela signifie qu'il n'est pas nécessaire que l'entreprise soit transférée volontairement par l'employeur original pour qu'il existe un lien de droit dans une telle situation.

[84]      Puisque l’article 2097 C.c.Q. ne contient pas l'expression « autrement que par vente en justice » après le terme « aliénation », il s'ensuit qu'il peut s'appliquer même si la vente de l'entreprise est effectuée sous l'autorité d'un syndic de faillite.

[85]      En effet, cette disposition […] doit être interprétée en tenant compte de l'intention du législateur d'exclure l'exception relative à la vente en justice en amendant ces deux dernières dispositions.

[…]

[89]      Somme toute, les deux conditions de l'article 2097 C.c.Q. étant satisfaites, nous concluons qu'Aéro-Photo est liée par la Convention d’emploi P-15.      

Il estime enfin qu’on ne peut prêter au jugement rendu dans l’affaire Garner c. Edwin Jeans Canada Ltée[34] la portée que prétend lui donner l’appelante Aéro-Photo. Dans ce dossier, où le juge avait constaté que dans les faits l’entreprise en faillite avait été interrompue pendant un certain temps, il était inutile de se prononcer sur l’absence de « lien civil direct d'auteur à ayant droit ». J’ajouterais pour ma part que, ayant été rendu quelques années avant la modification de l’article 45 C.t., ce jugement ne pouvait dégager des textes de loi l’interprétation qui est développée ici et qu’anticipaient déjà les motifs à l’appui du jugement entrepris.

[46]        L’article 2097 est donc susceptible de recevoir application malgré la faillite d’un premier employeur. Cela dit, doit-on néanmoins tenir pour fondée la prétention de l’appelante Aéro-Photo selon laquelle le contrat de travail de l’intimé, qui était à durée indéterminée, s’est terminé le 24 février, avant le transfert des droits de l’intimé?

[47]        Je rappelle sommairement les circonstances dans lesquelles l’intimé a dû quitter Groupe Alta. Il faut retenir en premier lieu que, jusqu’au 24 février 2010, l’intimé a conservé les fonctions de PDG dont l’exercice demeurait compatible avec les décisions de gestion prises depuis le 18 décembre précédent, et dans l’exercice de ses pouvoirs, par le séquestre Dominic Picard. C’est en sa qualité de PDG que l’intimé a eu des pourparlers avec Challenger et North West, les deux repreneurs éventuels qui avaient pris part avec Aéro-Photo à l’appel d’offres du 15 février. Il a aussi participé au processus de vérification diligente (due diligence) de ces soumissionnaires et il était présent lors du dernier conseil d’administration tenu le 23 février. À l’issue de cette rencontre, l’avocat de Groupe Alta, Me Roy, lui suggère que le moment est venu de « faire ses boîtes ». Le lendemain, Picard convoque une réunion pour 14 h. À cette occasion, l’intimé est informé que Picard entend confisquer les clés du véhicule dont il dispose ainsi que celles qui lui donnent accès à l’édifice et à son bureau. Selon l’intimé, Picard lui aurait alors dit : « bon, ben, c’est parfait, on n’a plus besoin de toi », ce à quoi l’intimé, courroucé, aurait répondu que Groupe Alta ne tombait en faillite qu’à minuit ce jour-là et que, jusque-là, Picard n’avait pas autorité pour agir de la sorte. Quoi qu’il en soit, le jour suivant, l’intimé se présente au bureau, récupère quelques effets personnels et remet ses clés; il constate par la même occasion la présence de représentants d’Aéro-Photo sur les lieux, en les personnes des appelants Grenier et Lévesque. Quelques jours plus tard, l’intimé reçoit un relevé d’emploi sur le formulaire requis par le ministère des Ressources humaines du Canada. Il est daté du 3 mars et porte la mention : « raison du présent relevé d’emploi : Faillite de l’employeur ou mise sous séquestre ».

[48]        Aux paragraphes [91] à [95] du jugement entrepris, le juge explique les raisons pour lesquelles, selon lui, la terminaison du contrat de travail de l’intimé s’est faite en contravention des termes de ce contrat. L’intimé n’a pas reçu d’avis valide de la cause de son congédiement, ce qui est déjà fatal pour la position de l’appelante. Les causes invoquées ultérieurement par Aéro-Photo ne sont pas des causes justes et suffisantes. Je ne vois rien à redire dans cette analyse. On ne saurait prétendre que les circonstances du 24 ou du 25 février (et même le relevé daté du 3 mars) constituent un « avis écrit » de « cause juste et suffisante », ce que l’intimé était en droit de recevoir aux termes de son contrat. J’irais même plus loin. Vu le moment auquel surviennent ces faits (in extremis, quelques heures avant la faillite) et la manière d’exécuter la démarche (sans avis et sans cause juste et suffisante), je ne vois pas comment Groupe Alta aurait pu, en agissant ainsi, procéder à un congédiement valide de l’intimé. L’article 2097 C.c.Q., ne l’oublions pas, est d’ordre public. Il n’est pas nécessaire, en l’occurrence, de s’interroger sur ce qu’auraient été les conséquences d’un avis en bonne et due forme, remis à l’intéressé le 24 février, et faisant état d’une véritable cause juste et suffisante de congédiement. Ce qui est certain, c’est que toute tentative plus ou moins déguisée de contourner la règle qu’édicte l’article 2097 risquera d’échouer parce qu’elle est en réalité un congédiement déguisé.

[49]        En l’espèce, l’entreprise a fait faillite notamment, et peut-être principalement, en raison d’un désaccord de principe entre deux groupes composés à la fois d’actionnaires et d’administrateurs; ceux-ci ne parvenaient pas à s’entendre sur les composantes d’un plan de redressement viable. Jusqu’à la fin, l’intimé a eu l’appui d’une majorité des membres du conseil d’administration et d’un groupe d’actionnaires représentant une majorité des actions votantes. Comme les exigences de la BN pouvaient difficilement être satisfaites sans une décision unanime des actionnaires, le processus de refinancement a échoué. Voir dans cette succession de circonstances, ou dans la « faillite ou mise sous séquestre » que mentionne l’avis du 3 mars, une cause juste et suffisante de congédiement, fait violence à cette dernière notion. Dans les faits, comme l’a considéré le juge de première instance, le congédiement de l’intimé s’est concrétisé par son non rappel au travail, ce qui, vu son rôle dans l’entreprise, aurait pu se produire dès le moment où l’appelant Lévesque l’a remplacé dans ses fonctions.

[50]        Il faut donc déterminer si l’intimé avait droit, aux termes de son contrat, aux indemnités que lui a accordées la Cour supérieure.

2.         Le juge de première instance a erré en interprétant le concept de « changement de contrôle » tel qu’il apparaît dans la clause 6.3 de la convention P-15.

[51]        Je crois opportun en premier lieu de reproduire toutes les clauses pertinentes du contrat en litige. Intitulé « convention d’emploi intervenue en date conventionnelle du 23 juillet 2007 », il est a duré indéterminée et se compose de la convention elle-même, d’une Annexe A et d’un Addenda comportant une Annexe B qui modifie, entre autres choses, la clause 6 de la convention, celle qui doit retenir notre attention ici. En voici la teneur :

6.    Terminaison

6.1   Nonobstant toute autre disposition à l’effet contraire, Alta peut mettre fin en tout temps à l’emploi de l’Employé auprès de cette Compagnie pour une cause juste et suffisante sans indemnité de terminaison, automatiquement sur réception par l’Employé d’un avis écrit à cet effet.

6.2   Alta pourra aussi mettre fin au présent contrat, sans cause juste ou (sic) suffisante, moyennant la remise à l’Employé d’un préavis écrit d’une durée de six mois (le « Préavis »). Dans un tel cas, le contrat se termine à l’expiration du préavis. Alta peut aussi mettre fin au contrat en donnant un préavis plus court que six mois (le « Préavis Accéléré ») et en payant à l’Employé un montant égal à la différence entre, d’une part, le total du salaire de base et la valeur des avantages marginaux (la « Rémunération ») qu’aurait reçu l’Employé durant cette période de six mois et, d’autre part, la Rémunération reçue par l’Employé pendant la période du Préavis Accéléré (ce montant ci-après désigné l’ « Indemnité Payée »); étant entendu que dans tous les cas, l’Indemnité Payée et la valeur monétaire du Préavis Accéléré ne peuvent excéder globalement l’équivalent de six mois de Rémunération. Le préavis de six mois ou le total du Préavis Accéléré et de l’Indemnité Payée, selon le cas, tiennent lieu de toute réclamation, cause d’action ou obligation, incluant tous droits et avantages reliés aux années de services passées et de tout montant pour terminaison de l’emploi de l’Employé.

6.3   Nonobstant les dispositions du paragraphe 6.2 ci-avant, si Alta met fin au présent contrat, sans cause juste et suffisante, avant l’expiration d’une période de douze (12) mois suivant un Changement de contrôle, Alta devra payer à l’Employé un montant correspondant à vingt-quatre (24) mois de la Rémunération de l’Employé, telle indemnité n’étant pas assujettie à la règle de la mitigation des dommages, de sorte qu’elle ne sera pas affectée par le fait que l’Employé occupe, ou non, un emploi rémunéré suivant la terminaison de son emploi. Le paiement de cette indemnité tiendra lieu de toute réclamation, cause d’action ou obligation, incluant tous droits et avantages reliés aux années de services passées et de tout montant pour terminaison de l’emploi de l’Employé.

Par ailleurs, et toujours nonobstant les dispositions du paragraphe 6.2 ci-avant, si Alta met fin au présent contrat, sans cause juste et suffisante, au cours de la période commençant le douzième (12ème) mois et se terminant à l’expiration du dix-huitième (18ème) mois suivant un Changement de contrôle, Alta devra payer à l’employé un montant correspondant à dix-huit (18) mois de la Rémunération de l’employé, telle indemnité n’étant pas assujettie à la règle de la mitigation des dommages, de sorte qu’elle ne sera pas affectée par le fait que l’Employé occupe, ou non, un emploi rémunéré suivant la terminaison de son emploi. Le paiement de cette indemnité tiendra lieu de toute réclamation, cause d’action ou obligation, incluant tous droits et avantages reliés aux années de services passées et de tout montant pour terminaison de l’emploi de l’Employé.

Cette Rémunération sera calculée en fonction du salaire de base de l’Employé, en vigueur à la date de la fin d’emploi, de la prime cible maximale pour l’année en cours prévue au Plan de bonification corporatif pour les cadres en vigueur au sein de Alta et des cotisation versées par Alta à l’Égard des avantages sociaux, incluant, le cas échéant, les contributions REER et les allocations de voiture. Dans l’éventualité où les contributions de Alta au titre des avantages sociaux de l’Employé ne peuvent être établis avec précision au moment de la fin d’emploi, elles seront calculées d’après le montant moyen payé à l’Employé à cet égard au cours des deux années précédant la fin de son emploi.

L’Employé peut également se prévaloir des dispositions du présent paragraphe 6.3 sur remise d’un simple avis écrit de cinq (5) jours à Alta lorsque, dans les vingt-quatre (24) mois qui suivent un Changement de contrôle, Alta prend une décision qui a des incidences négatives sur l’Employé, notamment une décision qui affecte son salaire de base, ses avantages sociaux, son poste, ses tâches et responsabilité ou son statut.

Les indemnités de fin d’emploi susmentionnées seront versées à l’Employé dans les quinze (15) jours suivant la réception par Alta des instructions écrites de l’Employé, incluant, le cas échéant, de tout document nécessaire pour effectuer un transfert à un Régime enregistré d’épargne-retraite.

De plus, Alta s’engage à rembourser dans les quinze (15) jours suivant la réception d’une copie du compte d’honoraires, les honoraires extrajudiciaires qu’aurait dû encourir l’Employé, le cas échéant, afin de faire respecter les dispositions du présent paragraphe 6.3 ou du paragraphe 6.2 ci-avant.

Aux fins du présent paragraphe, l’expression « Changement de contrôle » signifie un changement de contrôle, direct ou indirect, de Alta et, sans limiter la généralité de ce qui précède, survient notamment dans les cas suivants :

i)              la vente de l’ensemble ou d’une partie substantielle des actifs de l’entreprise de Alta à une personne qui n’est pas membre du même groupe que Alta; ou

ii)             toute modification à la propriété, directe ou indirecte, des actions du capital de Alta de sorte qu’une personne, ou un groupe de personnes, ou des personnes agissant de concert, ou des personnes morales appartenant au même groupe qu’une telle personne ou un tel groupe de personnes ou ayant des liens avec une telle personne ou un tel groupe de personnes au sens des lois corporatives applicables puissent exercer un contrôle effectif sur Alta; et aux fins de la présente convention, une personne ou un groupe de personnes détenant, directement ou indirectement, un nombre d’actions et/ou d’autres titres supérieurs (sic) au nombre qui après la conversion de telles actions ou de tels autres titres, rendraient les porteurs des actions ou titres en question habiles à exprimer plus de 50% des voix s’attachant à toutes les actions de Alta ou à exprimer plus de 50% des voix s’attachant à toutes les actins de Alta qui peuvent être exprimées pour élire les administrateurs de Alta est réputé être en mesure d’exercer n contrôle effectif sur la société;

iii)            toute transaction ayant pour effet, directement ou indirectement, de permettre à une personne d’élire, directement ou indirectement, la majorité des membres du conseil d’administration de la Société;

iv)           toute émission publique d’actions ou de titres convertibles en actions du capital de Alta ou l’inscription des actions comportant droit de vote du capital de Alta à la cote de toute bourse de valeurs.

6.4   En cas d’incapacité totale ou partielle permanente de l’Employé l’empêchant d’exercer ses fonctions au sein d’Alta (sic), Alta convient de verser à l’Employé le salaire de base que l’Employé recevait pour une période égale au délai de carence applicable sur la police d’assurance-groupe en vigueur dans Alta.

6.5   Pour et en considération de paiement par Alta à l’Employé de l’Indemnité Payée ou du Préavis donné dans le cas où Alta déciderait de mettre fin à la convention sans cause suffisante, l’Employé donne par les présentes à Alta une quittance complète, finale et absolue quant à toute responsabilité et obligation d’Alta en rapport avec la fin d’emploi et l’Employé renonce à tout recours (autre que celui d’exiger le paiement de l’Indemnité Payée et du salaire à courir, le cas échéant) qu’il pourrait avoir contre Alta, ses dirigeants et administrateurs en raison de la terminaison de son emploi; pour plus de précisions, la présente quittance ne s’applique pas aux droits que l’Employé pourrait faire valoir, le cas échéant, à titre d’actionnaire ou au titre des options d’achat d’actions qui lui ont été consentis aux termes de la convention de souscription et d’octroi d’options de souscription intervenue notamment entre Alta et l’Employé en date de ce jour (la « Convention d’octroi »).

[52]        L’appelante Aéro-Photo soulève divers arguments qui gravitent autour de ces stipulations contractuelles.

[53]        Ce type de clause, soutient Aéro-Photo, vise à protéger les hauts diri­geants d’entreprise, en cas de prise de contrôle hostile ou non. Rien de tel ne s’est produit ici où l’entreprise a simplement fait faillite. Il n’y a pas eu de « changement de contrôle » au sens de la convention. En tout état de cause, c’est Groupe Alta qui devait verser l’indemnité, et non le nouvel acquéreur. Pour cette raison, l’intimé ne pouvait que faire une réclamation dans la faillite. Le jugement qui a autorisé le transfert des actifs de Groupe Alta à Aéro-Photo les déclarait « libres de toute charge ou réclamation ». Enfin, la clause concernant les frais extrajudiciaires est nulle parce que le montant est indéterminé et indéterminable, ce qui est contraire à l’article 1374 C.c.Q.

[54]        Il se peut que, coutumièrement parlant, les clauses de ce genre, parfois qualifiées en langue anglaise de clauses « golden parachute », soient de manière fréquente le fait de hauts dirigeants d’entreprises. Quoi qu’il en soit, la clause « 6. Terminaison » dont il s’agit ici a été négociée par des gens d’expérience, qui avaient certainement la faculté de consulter des conseillers compétents à cette occasion. Il faut lui donner effet conformément au sens ordinaire des mots. Il ne peut faire de doute que, malgré ses fonctions de PDG de l’entreprise, l’intimé en était un salarié au sens des articles 2085 C.c.Q. et suivants : le Code du travail n’est pas en cause ici.

[55]         Sur la question du changement de contrôle, le juge écrit :

[100]    … [Aéro-Photo] a mis fin à cette convention avant l'expiration d'une période de 12 mois suivant un changement de contrôle, la vente des éléments d'actif de l'entreprise de Groupe Alta à Aéro-Photo constituant un changement de contrôle aux termes du sous-alinéa i) du paragraphe 6.

[101]    En l'effet, l'expression « membre du même groupe » stipulée à cette disposition n'est aucunement définie dans la Convention d'emploi P-15 ni dans les lois corporatives auxquelles Groupe Alta était assujettie. De plus, les parties n'ont présenté aucune preuve afin de démontrer quelle était leur intention commune à cet égard. Dans le contexte, cette expression ne peut s'entendre que des filiales Haut-Monts, Géomatique Emco et True North Aviation.

Au vu des faits qui ressortent du dossier, et qui sont avérés en ce qui concerne les diverses composantes du Groupe Alta, cette lecture des passages pertinents de la clause ne souffre d’aucune faiblesse.

[56]        Il est vrai que le contrat par lequel Aéro-Photo a acquis de PWC ce que PWC prétendait lui vendre contient une clause qui décrit l’objet de la vente et qui stipule que « [l]’Acheteur ne se porte pas acquéreur des entreprises Débitrices, ni ne poursuit ces entreprises et il n’acquiert aucun autre élément d’actif des Débitrices ». Ce document est revêtu au nom de PWC de la signature de Dominic Picard, dont la perception des choses, telle qu’elle ressort de l’extrait de témoignage cité plus haut au paragraphe [43], ne semble guère compatible avec ce qu’affirme l’extrait du contrat que je viens de reproduire. De toute manière, une telle clause ne pourrait faire échec à l’article 2097 C.c.Q., qui est d’ordre public. Il en va de même de l’une des conclusions déclaratoires du jugement de la Cour supérieure qui, le 11 mars 2010, a approuvé la vente entre PWC et Aéro-Photo[35].

[57]        Quant à l’argument qui consiste à dire qu’aux termes du contrat, Aéro-Photo ne serait tenue d’indemniser l’intimé que si le « changement de contrôle » était survenu chez Aéro-Photo (ce qui, on en convient, dans les faits n’est manifestement pas le cas), il tient du sophisme. Le changement de contrôle de l’entreprise chapeautée par la structure juridique Groupe Alta est survenu à partir de Groupe Alta et le nouvel employeur à la tête de l’entreprise en question, soit Aéro-Photo en qualité d’ayant cause de Groupe Alta, est liée par les stipulations contractuelles qui liaient antérieurement Groupe Alta : en clair, le nouvel employeur hérite des obligations de Groupe Alta à titre d’ancien employeur. Donner à la convention le sens que lui attribue ici l’appelante permettrait de soustraire Aéro-Photo à l’obligation de « payer à l’Employé un montant correspondant à vingt-quatre (24) mois de la Rémunération de l’Employé », obligation à laquelle Groupe Alta était assujettie en vertu du premier alinéa du paragraphe 6.3 de la clause. Et accréditer cet argument équivaudrait ni plus ni moins qu’à contourner par un exercice d’exégèse spécieux la règle impérative de l’article 2097 C.c.Q.

[58]        Enfin, l’appelante soutient ne pas être tenue de rembourser « … les honoraires extrajudiciaires qu’aurait dû encourir l’Employé, le cas échéant, afin de faire respecter les dispositions du présent paragraphe 6.3 ». Elle plaide que cette clause (le sixième alinéa du paragraphe 6.3 ci-haut) vise un montant d’honoraires  indéterminé et indéterminable, ce qui contrevient à l’article1374 C.c.Q. En réalité, la jurisprudence la plus récente de la Cour établit que de telles clauses sont valides - voir ainsi Groupe Van Houtte inc. (A.L. Van Houtte ltée) c. Développements industriels et commerciaux de Montréal inc.[36] - et, comme les appelants ne contestent pas le caractère raisonnable du quantum réclamé, il faut aussi leur donner tort  sur ce point.

3.         Le juge de première instance a erré en condamnant les appelants Grenier et Lévesque à payer à l’intimé des dommages-intérêts moraux et punitifs.

[59]        Après avoir cité les arrêts Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles[37] et Prud'homme c. Prud'homme[38], de même qu’un ouvrage de doctrine qui fait autorité,  le juge de première instance présente dans les termes qui suivent ses conclusions sur les faits générateurs de responsabilité :

[124]    La preuve révèle que M. Lévesque a été l’un des acteurs importants de cette manifestation. Puisque les démarches et les propos employés ont discrédité M. Raymond auprès des employés et du public, cela constitue manifestement une faute.

[125]    En ce qui concerne M. Grenier, la preuve administrée ne permet pas de conclure, de façon prépondérante, qu’il a participé à l’organisation de cette manifestation ni qu’il l’a encouragée. D’ailleurs, suivant la déposition de M. Tremblay recueillie lors de son interrogatoire du 7 décembre 2010, ce dernier a déclaré qu'il avait convenu avec M. Lévesque qu'ils ne parleraient pas de la manifestation à M. Grenier avant qu'elle ait lieu.

[126]    Quant aux autres faits qui sont reprochés uniquement à M. Grenier, nous retenons les courriels P-60E dans lesquels celui-ci affirme que M. Raymond fait des « orgies de dépenses » et des « magouilles ». Ces écrits attaquent l’hon­nêteté de M. Raymond.

[131]    Pour le reste, M. Grenier n’a commis aucune faute. Un actionnaire a le droit de critiquer ouvertement le travail d’un dirigeant d’une société et de vouloir son départ lorsque l’entreprise qu’il administre fait face à une crise financière.

[60]        Je rappelle certains faits connus qui, à mon sens, sont ici pertinents.

[61]        Au moment où l’appelant Lévesque prend part à l’organisation de la manifestation du 18 novembre 2009, il n’est plus au service de Groupe Alta puisqu’il a été licencié le 11 septembre précédent. La manifestation s’explique par le fait que les salariés de Groupe Alta redoutent une faillite imminente de l’entreprise et que, quelles que soient les raisons profondes de cette attitude et qu’elles aient été fondées ou non, ils en jettent le blâme sur l’intimé et sur la haute direction de l’entreprise. Par ailleurs, les employés de Groupe Alta s’étant collectivement portés absents du travail le 18 novembre, il est possible, voire probable, que leurs agissements, ou ceux de certains d’entre eux, les auraient rendus passibles de sanctions disciplinaires par leur employeur.

[62]        Les faits précis reprochés à l’appelant Grenier datent du 13 janvier 2010. À cette date, les deux groupes de dirigeants et d’actionnaires identifiés plus haut aux paragraphes [13] et [14] savent depuis l’automne précédent quelle est la nature du différend qui les oppose et chaque groupe espère évincer l’autre.

[63]        C’est dans ce contexte que l’appelant Grenier, entre autres échanges épistolaires, transmet deux courriels à MM. Gingras, Gosselin, Lévesque, Piché et Smith. Ces destinataires sont tous des actionnaires de Groupe Alta et, ensemble avec l’appelant Grenier, ils en détiennent environ 70 % des actions votantes. Le premier message, transmis en fin d’après-midi, et reproduit textuellement ci-dessous, contient ce qui suit :

Bonjour à tous,

            Compte tenu des commentaires de Paul Smith et Pierre sur une fourchette de valeur de $1,500,00. à $2,000,000. pour les avions, le solde de la garantie de la Banque sur les avions ne seraient plus que de $1,650,000. pour les 3 Conquest. Si la Banque vendait les 3 Conquest pour moins de $1,600,000 peut être que GHMI[39] devrait considérer faire l’effort pour acheter ces 3 Conquests ou les laisser aller.

            Compte tenu que Benoît ne nous est pas revenu depuis plus de 3 semaines sur une valeur de notre 2 ème rang de $3,000,000. Je peux croire que nous obtiendrons pas plus de $2,000,000 en tout…(Je peux me tromper mais…) Si pierre ne revient pas avec une offre intéressante ($850,000.), il est clair que j’appuierai Christian et Marcel sur ce dossier.

            Je serai beaucoup plus heureux que Marcel et Christian profite de la catastrophe de Groupe Alta Inc. que Benoît et Sébastien qui ont causé directement cette catastrophe par toutes leurs magouilles. Aussi Christian et Marcel ne seront plus dans la position de poursuivre Groupe Hauts-Monts Inc. pour non respect des contrats signés par GHMI mais transférés à Groupe Alta dans le cadre d’une continuité des affaires mais qui est en faillite. Il restera toujours ceux de Martin Piché et de Ghislain Gosselin. qui n’ont pas été respectés par Alta Inc.

            Dès que nous aurons des nouvelles de Pierre, selon le cas, GHMI pourra acheminer cette offre au syndic.

            J’ai oublié ce matin de mentionner que suite au dernier C.A. de GHMI Inc., une résolution a été votée à l’unanimité à l’effet que GHMI Inc. allait faire tout en son pouvoir pour protéger ses intérêts dans la créance de 2ème rang $3 M. Un dossier a donc été confié en décembre aux avocats pour étudier si toutes les procédures avaient été suivies pour la validité de tous les actes de Groupe Alta Inc. qui a demandé la protection du Tribunal. En décembre nous avons fourni tous les documents pertinents (convention entre actionnaires de Alta et GHMI, convention d’apport, addenda à la convention d’apport, vente des cies de GHMI à Alta, de tous les actifs, etc.) Un mode d’action juridique sera présenté la semaine prochaine pour approbation au C.A. de GHMI Inc. Dans cette présentation il y aura la question de la technologie qui n’a pas été cédée.

**** Excusez mon oubli, mais ce point devait être vu par le C.A. de GHMI mais nous avons annulé ce C.A. trop rapidement.

****Veillez rendre note que je serai absent du 8 février au 15 mars 2010.

Paul Grenier Président de GHMI.

Le second message est transmis quelques heures plus tard, en début de soirée. En voici la teneur :

Encore bonjour à tous,

            **** Un autre point que j’ai oublié de parler : considérant que le syndic PWC ne contrôle absolument pas les opérations quotidiennes de Groupe Alta mais uniquement le cash flow, M. Benoît Raymond a encore tout le loisir de se payer ce qu’il veut dans Groupe Alta Inc. les avocats nous ont suggéré de faire nommer un séquestre qui protégerait vraiment les créanciers et GHMI, payé par Alta ( de toute façon nous avons tout perdu). Si non Ce qui va se passer c’est qu’Alta va continuer quelques semaines, encaisser ses recevables, et se retrouver sans recevables avec la même marge de crédit. Qui risque de payer la note, nous tous. Il serait sage de s’adresser à la cour (GHMI) pour faire cesser ces orgies de dépenses de Benoît.

SVP vos commentaires

Paul Grenier Président de GHMI.

[64]        Le recours pour diffamation ressortit à la responsabilité extracontractuelle régie par l’article 1457 C.c.Q., de sorte que l’intimé, ici, devait faire la preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre deux premiers éléments.

[65]        Je rappelle en premier lieu, et au moyen de quelques courtes citations, en quoi consiste la faute en matière de diffamation. Dans l’arrêt Prud’homme c. Prud’homme de la Cour suprême du Canada, les juges L’Heureux-Dubé et LeBel écrivaient au nom de la Cour[40] :

La nature diffamatoire des propos s'analyse selon une norme objective (Hervieux-Payette c. Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, [1998] R.J.Q. 131 (C.S.), p. 143, infirmé, mais non sur ce point, par Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette, [2002] R.J.Q. 1669 (C.A.)). Il faut, en d'autres termes, se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d'un tiers. À cet égard, il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l'idée qu'elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s'en dégagent.

Plus récemment encore, dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Metromédia CMR inc. de la même cour, la juge Deschamps renvoyait au passage précédent de l’arrêt Prud’homme pour souligner que l’atteinte à la réputation s’apprécie objectivement « en se référant au point de vue du citoyen ordinaire ». Puis, élaborant sur cette idée au nom des juges majoritaires, elle ajoutait[41] :

[27]      Ce niveau d'analyse se justifie par le fait qu'une atteinte à la réputation se traduit par une diminution de l'estime et de la considération que les autres portent à la personne qui est l'objet des propos. Il n'y a donc pas que l'auteur et la personne qui fait l'objet des propos qui entrent en scène. Une personne est diffamée lorsqu'un individu donné ou plusieurs lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d'elle-même, mais surtout qu'elle projetait aux « autres » dans le cours normal de ses interactions sociales. Dans notre société, toute personne peut légitimement s'attendre à un traitement égal sur le plan juridique. L'atteinte à la réputation se situe à un autre niveau. Diffamer quelqu'un, c'est attenter à une réputation légitimement gagnée. Par conséquent, l'effet de la diffamation n'est pas tant l'incidence sur la dignité et le traitement égal reconnus à chacun par les chartes, mais la diminution de l'estime qui revient à une personne à la suite de ses interactions sociales.

[28]      C’est l'importance de ces « autres » dans le concept de réputation qui justifie le recours à la norme objective du citoyen ordinaire qui les symbolise. Un sentiment d'humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est donc insuffisant pour fonder un recours en diffamation. Dans un tel recours, l'examen du préjudice se situe à un second niveau, axé non sur la victime elle-même, mais sur la perception des autres. Le préjudice existe lorsque le « citoyen ordinaire estim[e] que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation » de la victime (Prud'homme, par. 34). Il faut cependant se garder de laisser glisser l'analyse du préjudice vers un troisième niveau et de se demander, comme semble l'avoir fait la majorité de la Cour d'appel (par. 73), si le citoyen ordinaire, se portant lui-même juge des faits, aurait estimé que la réputation de la victime a été déconsidérée aux yeux d'un public susceptible d'ajouter foi aux propos de M. Arthur. C'est plutôt ce citoyen ordinaire qui est observé par le juge et qui incarne les « autres ».

Dans cette même affaire Bou Malhab, mais cette fois en Cour d’appel, dont l’arrêt est confirmé par la Cour suprême, la juge Bich écrivait au nom des juges majoritaires[42] :

[40]      À l’inverse, la norme objective adoptée par la Cour suprême a l'avantage de ne pas rendre l'exercice de qualification du propos litigieux et, par conséquent, la détermination du préjudice tributaires de l'émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s'estime diffamée. S'il suffisait en effet, pour établir le caractère préjudiciable d'un propos, de faire état de son sentiment d'humiliation, de mortification, de vexation, d'indignation, de tristesse ou de contrariété personnelle ou encore d'un froissement, d'un heurt ou même d'un piétinement de la sensibilité, il ne resterait pas grand-chose de la liberté d'opinion et d'expression. En outre, ce serait faire dépendre l'idée même de diffamation, entièrement, de l'affectivité particulière de chaque individu. La norme objective préconisée par la Cour suprême a donc le double intérêt de permettre une détermination rationnelle de l'existence du préjudice, selon un standard réaliste, tout en ne l'assujettissant pas au seul critère de la blessure intime.

[66]        Or, tout ici est affaire de contexte.

[67]        En ce qui concerne l’appelant Grenier, le juge, au paragraphe [126] de ses motifs (déjà reproduit ici au paragraphe [59]), s’arrête sur deux courts passages de courriels détaillés, transmis à cinq co-actionnaires déjà très certainement au fait du conflit ouvert qui oppose les deux groupes en présence. Le contexte en étant un de faillite prochaine, sinon imminente, de l’entreprise dirigée par l’intimé, je ne peux me convaincre qu’un citoyen ordinaire, bien renseigné sur ce contexte, et capable de faire preuve d’objectivité, conclurait que, par ces mots, l’appelant Grenier a déconsidéré la réputation de l’intimé. Certes, de telles paroles peuvent être vexantes pour celui qui en est la cible : il ne fait pas de doute qu’elles sont à tout le moins exagérées et que, prises au pied de la lettre, elles sont vraisemblablement inexactes. Mais tous les intéressés ici savaient depuis plusieurs mois que Grenier avait entièrement perdu confiance en la gestion financière de l’intimé (la découverte par Grenier, en juin 2009, alors qu’il entre au comité des finances, de la situation créée par la réclamation auprès de la société américaine Louis Berger et par la créance associée aux équipements LIDAR le convainc une fois pour toutes que cette gestion est inadéquate). Au paragraphe [133] de ses motifs, le juge ajoutait au sujet du comportement de l’appelant Grenier : « Un actionnaire a le droit de critiquer ouvertement le travail d’un dirigeant d’une société et de vouloir son départ lorsque l’entreprise qu’il administre fait face à une crise financière. » À mon sens, il est indéniable qu’il en est ainsi. Aussi, scruter avec un scalpel en main deux courriels parmi des quantités d’autres, pour en tirer quelques paroles malheureuses, et conclure qu’elles ont déconsidéré la réputation de quelqu’un, dénature le contexte dans lequel elles ont été utilisées et leur attribue un impact qu’elles ne pouvaient avoir ici.

[68]        L’appelant Lévesque, quant à lui, a pris activement part à l’organisation de la manifestation du 18 novembre. À cette date, personne n’ignore dans l’entreprise que celle-ci est en situation de grande précarité financière. Le plan de relance de l’intimé a provoqué en septembre le licenciement de quelque vingt-cinq employés, dont Lévesque. Le personnel est légitimement inquiet et s’interroge sur la capacité de la direction de reprendre la situation en main. L’intimé a d’ailleurs témoigné de la détérioration du climat de travail : ainsi, la rencontre que l’intimé et Sébastien Desbiens tiennent avec divers employés, dont certains cadres, le 20 novembre, démontre que la direction était désormais ouvertement contestée. Et il n’est certes pas inusité qu’une entreprise dans une situation financière semblable à celle de Groupe Alta en novembre 2009 soit le théâtre de relations de travail houleuses.

[69]        Il est admis que l’appelant Lévesque n’était pas présent lors de la manifestation du 18 novembre. L’intimé lui reproche d’avoir animé chez les employés de Groupe Alta un sentiment hostile à la direction, qui s’est traduit lors de la manifestation par certaines revendications répercutées dans les médias : plus précisément, les manifestants réclamaient la démission de la haute direction de Groupe Alta. Mais cet élément ne peut être constitutif d’une faute imputable à l’appelant Lévesque.

[70]        Ce dernier a admis avoir participé avant la manifestation à l’élaboration d’un communiqué de presse qui fut transmis aux médias à cette occasion. Il a également reconnu avoir consulté un avocat à ce sujet et avoir contacté un spécialiste en communications. Voici comment est libellé le communiqué :

CONVOCATION IMMÉDIATE

 

Manifestation au Groupe ALTA

De 9h à 10h

607, 6e avenue de l’Aéroport

 

150 employés de Groupe Alta se mobilisent

pour sauver leur emploi

 

Québec, 18 novembre 2009—- Ce matin, 150 employés de Groupe Alta, chef de file de l’industrie géospatiale (entreprise spécialisée dans la photo aérienne) ont décidé, dans un geste symbolique, de manifester leur mécontentement devant leur entreprise (entre 9h et 10h) et déposeront une lettre formelle adressée aux actionnaires et administrateurs de la compagnie.

En fait, cette lettre fait état d’un manque de communication et d’un manque de loyauté de la part de la direction. Depuis plusieurs mois, les employés sont confrontés à de nombreux congédiements sous des motifs injustifiés, à l’annonce d’un gel salarial, aux difficultés d’obtenir certains services de fournisseurs etc.

Considérant que ces circonstances perdurent depuis des mois - les employés se sont mobilisés pour signifier leur désir formel de mettre tous les efforts qu’il faut pour la survie de l’entreprise. « Nous croyons que des changements importants au sein de la haute direction de l’entreprise s’imposent et par conséquent, nous demandons au conseil d’administration de procéder au changement de direction qui s’impose afin d’assurer la survie de notre organisation » de mentionner les employés du Groupe Alta dans la lettre déposée ce matin.

Pour ces 150 employés - qui ne sont pas syndiqués - et qui ont à cœur la continuité et la prospérité de Groupe Alta (entreprise de Québec créée en 1960) - la situation est plus que préoccupante et ceux-ci espèrent de tout cœur que les administrateurs en place considéreront leur demande pour la survie de 150 emplois.

[…]

Porte parole du groupe d’employés :

Stéphane Lessard.

Son cellulaire […]

[71]        Je ne vois pas comment ces propos pourraient équivaloir à une forme de diffamation. Des employés constatent que l’entreprise pour laquelle ils travaillent est en grave difficulté financière. Ils savent que la restructuration proposée par la direction comporte des licenciements et un gel salarial. Ils ont droit à leur opinion sur le sujet et ils peuvent l’exprimer licitement. Aucun propos calomnieux n’est véhiculé ici. Un citoyen ordinaire, capable de porter un jugement objectif sur la situation, y verrait un épisode fâcheux mais explicable dans la vie d’une entreprise en difficulté. Si en se comportant de la sorte certains employés ont manqué à leurs obligations contractuelles envers l’employeur, des sanctions contractuelles ou disciplinaires sont envisageables. Une manifestation de ce genre peut même, à la rigueur, présenter les caractéristiques d’un débrayage concerté et donc d’une grève illégale. Mais ce n’est pas sur le terrain de la responsabilité civile pour diffamation que les membres de la haute direction de l’entreprise peuvent rechercher un redressement.

[72]        Je suis donc d’avis que les appelants ont raison dans ce volet de leur pourvoi et que le juge de première instance aurait dû rejeter les réclamations de l’intimé fondée sur les prétendues atteintes à sa réputation.

[73]        Le préjudice subi par l’intimé, et dont il a fait état lors de sa déposition au procès, est attribuable non pas à la faute des appelants qui l’auraient diffamé mais à l’échec de l’entreprise dont il était le chef de la direction. Cette conclusion emporte le rejet du second motif d’appel qu’il soulève en qualité d’appelant-incident.

[74]        Il y a lieu maintenant de considérer le premier moyen soulevé par l’appel incident.

4.         Le juge de première instance a erré en omettant de conclure à la responsabilité in solidum de l’appelant Grenier en ce qui a trait à l’indemnité de fin d’emploi.

[75]        L’argument de Raymond, l’appelant-incident, ici est quelque peu alambiqué. Réduit à l’essentiel, il peut être énoncé en quelques propositions :

1.            Grenier, l’intimé-incident, n’a pas caché, dès l’été 2009, qu’il voulait la démission de Raymond, qu’il lui a d’ailleurs demandée d’homme à homme lors de leur rencontre du 4 août. Par la suite, il a souvent évoqué la démission souhaitable de Raymond et dans son plan de redressement du 25 novembre 2009, il prévoyait que Raymond se retirerait de la présidence et demeurerait provisoirement un consultant de Groupe Alta[43].

2.            Par ses demandes de démission, Grenier a tout fait en son pouvoir pour priver Raymond de son indemnité de fin d’emploi, ce qui constitue un congédiement déguisé au sens d’une jurisprudence consacrée.

3.            Compte tenu de cette faute de Grenier, Raymond demandait à bon droit que ce dernier soit condamné in solidum avec Aéro-Photo au paiement de l’indemnité de fin d’emploi prévue par la convention du 23 juillet 2007.

[76]        L’arrêt Farber c. Cie Trust Royal a fixé l’état du droit civil en matière de congédiement déguisé. Le juge Gonthier y disait, au nom d’une cour unanime[44] :

Pour arriver à la conclusion qu’un employé a fait l’objet d’un congédiement déguisé, le tribunal doit donc déterminer si la modification unilatérale imposée par l’employeur constituait une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail de l’employé. Pour ce faire, le juge doit se demander si, au moment où l’offre a été faite, une personne raisonnable, se trouvant dans la même situation que l’employé, aurait considéré qu’il s’agissait d’une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail. Le fait que l’employé ait été prêt à accepter en partie la modification n’est pas déterminant puisque d’autres raisons peuvent inciter l’employé à accepter moins que ce à quoi il a droit.

[77]        La solidarité imparfaite entre Grenier et Aéro-Photo résulterait ici, si je suis bien l’appelant-incident, des tentatives de congédiement déguisé effectuées à son endroit par Grenier, puis de la terminaison pure et simple de son emploi par son non-rappel au travail en mars 2010 accompagné du refus de lui verser l’indemnité prévue par la clause 6.3 de son contrat. Il s’agirait d’un cas de « deux fautes contractuelles séparées, quoique reliées par un objectif commun », pour reprendre l’expression de deux auteurs[45].

[78]        Cette interprétation ne résiste pas à l’analyse. Tout d’abord, la terminaison, en quelque sorte sous conditions résolutoire, du contrat de Raymond survient avec la faillite de Groupe Alta. Il ne s’agit certainement pas d’un congédiement déguisé mais d’un licenciement pour cause d’interruption, qui s’avérera temporaire, des activités de l’entreprise. Raymond n’est pas l’employé de Grenier. En outre, Grenier n’est pour rien dans cette situation (on ne peut tout de même pas soutenir que le groupe Grenier a refusé de s’entendre avec le groupe Raymond dans le but de mener la négociation vers une impasse, de provoquer la faillite de Groupe Alta et, ainsi, d’entrainer la terminaison du contrat d’emploi de Raymond). Quant aux invitations faites à Raymond de donner sa démission, il s’agit, non pas d’une faute, mais de conditions assortissant diverses offres faites au cours d’une négociation plutôt âpre et qui de toute manière échouera.

[79]        Survient ensuite l’achat de l’entreprise de Groupe Alta par Aéro-Photo et la continuation de ses activités, de sorte que l’espèce de condition résolutoire mentionnée plus haut se réalise et que Raymond a droit, soit d’être rappelé au travail, soit de recevoir un avis de congédiement pour cause qui lui fasse connaître en quoi consiste cette cause, soit de toucher l’indemnité prévue en cas de prise de contrôle et de terminaison sans cause. Apparemment mal informée de ce que seraient ses obligations d’ayant cause de Groupe Alta, Aéro-Photo se dérobe, ce qui constituera le fondement de sa responsabilité. Vouloir rattacher cette faute à ce qui aurait pu être une tentative de congédiement déguisé, mais qui dans les faits n’était rien de tel, ne saurait être suffisant pour engendrer une responsabilité in solidum  entre Grenier et Aéro-Photo.

5.         Le juge de première instance a erré dans la détermination du quantum des dommages-intérêts moraux et punitifs payables à l’intimé par les appelants Grenier et Lévesque.

[80]        Cette question est résolue par l’analyse développée aux paragraphes [59] à [73] ci-dessus.

[81]        Il s’ensuit que l’appel incident doit être rejeté.

V. Conclusion

[82]        Je suis donc d’avis qu’il y a lieu de faire droit en partie à l’appel des appelants pour ce qui concerne la condamnation à des dommages compensatoires et punitifs pour diffamation, mais qu’il faut confirmer la condamnation principale évaluée en première instance à 659 322,49 $. À ce montant s’ajoutent les honoraires extrajudiciaires en appel, chiffrés à 29 568,21 $, ce qui donne un total de 688 890,79 $.

[83]        Vu le sort mitigé du pourvoi et le rejet du pourvoi incident, chaque partie paiera ses frais en appel.

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 



[1]     Raymond c. Aéro-Photo (1961) inc., 2012 QCCS 1535.

[2]     L.R.C. 1985, c. B-3.

[3]     RLRQ, c. C-27.

[4]     RLRQ, c. N-1.1.

[5]     U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048.

[6]    Garner c. Edwin Jeans Canada Ltée, [1998] R.J.Q. 2373 (C.S.).

[7]     Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.

[8] À l’origine, le texte anglais du second alinéa énonçait : « The contract is binding on the representative or successor of the employer. » Les mots « representative or » on été supprimés par le paragraphe 35 de l’article 15 de la Loi modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives, 2002 L.Q., c. 19.

[9] Supra, note 3.

[10]Québec (prov.), Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice: le Code civil du Québec, Tome 2, Québec: Publications du Québec, 1993, p. 1318.

[11] Comité du contrat de travail, Rapport sur le contrat de travail, Montréal : Office de révision du Code civil, 1969, article 13 : « La modification de la situation juridique de l’entreprise, notamment par aliénation, succession ou fusion, ne met pas fin aux contrats de travail; l’ayant-droit est alors lié par ceux que son auteur avait conclu. - A change in the legal condition of the entreprise, in particular by alienation, succession or amalgamation, does not put an end to contracts of employment; the successor is bound by those which his predecessor has made. »

[12] Québec (prov.), Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, Volume I et Volume II, Tome 2, Québec: Éditeur officiel, 1977, p. 445 et 755 respectivement. Il s’agit de l’article 678 : « L’aliénation ou la transmission de l’entreprise, la modification de sa structure juridique par fusion ou autrement ne met pas fin au contrat de travail. Ce contrat lie l’ayant droit de l’employeur. - A contract of employment is not terminated by the alienation or transfer of the enterprise, or by any change in its juridical structure resulting from amalgamation or from any other cause. The contact binds the employer’s successor. »

 

[13] [1986] R.J.Q. 927 (C.A.), requête pour autorisation de pourvoi en Cour suprême rejetée (C.S. Can., 1986-06-23), 19934.

[14] D.T.E. 83T-434, p. 5.

[15] [1984] T.T. 27, un jugement du juge St-Arnaud, prononcé en 1983, et qui, je me permets de le dire, conserve après 31 ans une évidente qualité de facture et beaucoup de pertinence sur la portée générale de l’article 45.

[16] L.Q. 2001, c. 26, art. 31. À ce sujet, le Journal des débats de la Commission de l’économie et du travail, Vol. 37 N° 27, pour la journée du 8 juin 2001, fait voir que, pour le ministre du Travail de l’époque, l’exception en cas de vente en justice faisait figure d’anachronisme et qu’il était souhaitable se suivre l’exemple donné dans les autres parties du Canada.

[17] Supra¸ note 4.

[18] L.Q. 2002, c. 80, art. 59.

[19] [1986] 67 di 120.

[20] L.R.C. 1985, c. L-2.

[21] Supra, note 19, p. 153-4.

[22] Ibid., p. 170-1.

[23] Canadian Labour Law, 2ème éd., Toronto : Canada Law Book, p. 8.230 à 8.242 (publication mise à jour, mise à jour de décembre 2013), notes de bas de page omises. Le deuxième paragraphe de la citation fait concerne en bonne partie le problème illustré par l’arrêt Société de crédit commercial GMAC -Canada c. T.C.T.Logistics Inc., [2006] 2 R.C.S. 123, mais la dernière phrase de ce paragraphe demeure lourde de sens.

[24] « Notion d'entreprise et continuité du lien individuel d'emploi » dans Katherine Lippel et al, dir., Rapports individuels et collectifs du travail, Vol. 1, Encyclopédie Juris-Classeur, Montréal, LexisNexis, 2009, p. 9/19 (mise à jour avril 2014), notes de bas de page omises. Voir aussi A. Edward Aust et Thomas Laporte Aust, Le contrat d’emploi, 3ème éd., Cowansville, Éditions YvonBlais, 2013, p.1108-1110.

[25] Supra, note 16.

[26] Par exemple, le contexte particulier de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C-36.

[27] En ce sens que le détenteur d’un droit découlant de ces articles bénéficie d’un avantage dont ne disposent pas les autres créanciers chirographaires de la faillie.

[28] Voir sur ce point l’article de Jacques Deslauriers et Pierre Verge, « L’insolvabilité de l’employeur et l’application des lois régissant les rapports collectifs de travail » (2003), 63 Revue du Barreau 415, p. 418, et notamment la note 15.

[29] R. Gagnon, m.a.j. Heenan Blaikie, « Les rapports individuels de travail », dans Collection de droit 2010-2011, École du Barreau du Québec, vol. 8, Droit du travail, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010,  aux pages 49 et 50; G. Audet, R. Bonhomme, C. Gascon, M. Cournoyer-Proulx, Le congédiement en droit québécois en matière de contrat individuel de travail, , vol. 1, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 8-2 et 8-3; M.-F. Bich, « Contrat de travail et Code civil du Québec - Rétrospective, perspectives et expectatives », , Développements récents en droit du travail (1996), Formation permanente du Barreau du Québec, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 293.

[30] U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048.

[31] Il s’agit de la Loi modifiant le Code du travail, L.Q. 1990, c. 69 - voir à ce sujet Maison L’intégrale inc. c. Tribunal du travail, [1996] R.J.Q. 859 (C.A.).

[32] Ce n’est pas le seul endroit où le témoin utilise cette expression au cours de sa déposition.

[33] Supra, note 30, p. 1114 f-h.

[34] [1998] R.J.Q. 2373 (C.S.).

[35] Cette conclusion énonçait : « DÉCLARE que tous les éléments d’actif de Groupe Alta Inc., Hauts-Monts Inc., Géomatique Emco Inc. et True North Aviation Inc. (les « Débitrices ») décrits à l’Offre Aéro-Photo (R-1) seront cédés et transférés à la mise en cause, Aéro-Photo, libres de tout droit, de quelque nature que ce soit, qu’ils soient de nature légale ou conventionnelle, sans limitation ni exclusion possible y compris, sans limitation, de toute sûreté, charge, hypothèque, fiducie, fiducie présumée, lien, cession, jugement, saisie ou réclamation[.] »

[36] 2010 QCCA 1970, voir paragr. 103 à 105 et 122.

[37] [R.J.Q. 1811 (C.A.).

[38] [2002] 4 R.C.S., 663.

[39] GHMI, ou Groupe Hauts-Monts inc., qui détient plus de 2 600 000 actions privilégiées et non votantes de Groupe Alta, est une société dont l’appelant Grenier détient 41,58 % des actions. Selon le témoin Sébastien Desbiens, vice-président aux opérations de Groupe Alta au moment de la faillite, Grenier avait cependant le contrôle effectif de GHMI par le jeu d’alliances avec d’autres actionnaires. À cette époque, selon le même témoin, GHMI « détenait une créance garantie de deuxième rang sur les avions de Groupe Alta, créance qui était pour un montant de trois millions de dollars… ».

[40] [2002] 4 R.C.S. 663, paragr. 34.

[41] [2011] 1 R.C.S. 214.

[42] Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938.

[43] La clause en question énonce ce qui suit : « Compte tenu notamment des tensions actuelles, des difficultés financières et de la non-confiance clairement exprimée par les employés de Groupe Alta inc., Benoît Raymond, dans le meilleur intérêt de Groupe Alta devra démissionner à titre de président, employé et administrateur de Groupe Alta dans le but de préserver l’entreprise et les emplois qui y sont reliés. […] Benoît Raymond pourra agir comme consultant de Groupe Alta pour assurer une transition harmonieuse et occuper des fonctions à être déterminées par Groupe Alta inc. Il recevra alors une rémunération correspondant à une année de salaire de base payable aux deux semaines. »

[44] [1997] 1 R.C.S. 846, paragr. 26.

[45] Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 2e éd., Montréal : Les Éditions Thémis, 2012, p. 1547, no. 2603.

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