Décision

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COUR SUPÉRIEURE

 

 

JB-2978

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

 CHICOUTIMI

 

N° :

150-17-000605-037

 

 

 

DATE :

13 janvier 2005

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

FRANK G. BARAKETT, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

LAURIER CÔTÉ, résidant et domicilié au 3471, boulevard Martel, St-Honoré, province de Québec, G0V 1L0,

-et-

THÉRÈSE LAROUCHE, résidant et domiciliée au 3471, boulevard Martel, St-Honoré, province de Québec, G0V 1L0,

Demandeurs conjoints et solidaires;

c.

CÉLINE GAGNON, AVOCATE. exerçant sa profession au 3884, rue de l’Anjou, Jonquière, province de Québec, G7X 3Y8,

-et-

BARBARA MALTAIS, AVOCATE, exerçant sa profession au 3884, rue de l’Anjou, Jonquière, province de Québec, G7X 3Y8,

-et-

MALTAIS, GAGNON, AVOCATES, ayant une place d’affaires au 3884, rue de l’Anjou, Jonquière, province de Québec, G7X 3Y8,

Défenderesses conjointes et solidaires.

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

Sur requête pour rejet du rapport d’expertise d’un avocat

______________________________________________________________________

 

 

Les faits :

[1]                Laurier Côté est un patient qui allègue avoir été mal soigné.

[2]                Il poursuit son médecin en responsabilité professionnelle.  En cours de route, il change d’avocat à quelques reprises, n’est pas représenté pour une partie, et finalement Me Barbara Maltais, avocate, comparaît avant l’audition de la cause.

[3]                Éventuellement, monsieur Côté perd ses recours contre le médecin, de là la présente poursuite qu’il intente avec son épouse Thérèse Larouche contre les procureurs qui l’ont représenté dans son recours en responsabilité médicale.

[4]                Le caractère véritable de cette action est d’alléguer la responsabilité professionnelle du bureau d’avocats qui a représenté le demandeur, principalement à l’effet qu’ils ont mal agi lorsqu’ils l’ont représenté et que c’est à cause de ces avocats qu’il a perdu ses recours.

[5]                Monsieur Côté doit donc prouver qu’il avait un recours, mais doit aussi prouver que ses avocats ont commis une faute professionnelle qui lui a fait perdre ce recours.

[6]                La poursuite a déposé plusieurs rapports d’expertise, dont un émanant de l’avocat Jean-Pierre Ménard, du bureau Ménard et Martin, district de Montréal.

Litige :

[7]                Les défenderesses s’opposent vivement au dépôt du rapport d’expertise confectionné par maître Jean-Pierre Ménard.

[8]                Elles soutiennent que ce rapport constitue en fait une opinion juridique qui usurpe la compétence et l’expertise du Tribunal en ce qui a trait à la détermination de l’existence ou non d’une faute professionnelle de la part d’un avocat.  En effet, plaident-elles, il n’appartient pas à un avocat de décider si d’autres avocats ont agi selon les règles de l’art.

[9]                Puis, rappelant le rôle de l’expert, lequel « consiste à fournir des renseignements techniques et une conclusion qui, en raison de la technicalité des faits, dépassent les connaissances et l’expérience du juge »[1], les défenderesses soumettent que le Tribunal n’a pas à être éclairé par un avocat sur la conduite d’autres avocats. 

[10]            De plus, il est très difficile pour un avocat d’être témoin, puisque ce dernier finit toujours par plaider en même temps qu’il témoigne.  Ce danger guette également l’avocat qui agit à titre d’expert.

Analyse :

[11]            D’entrée de jeu, il importe de rappeler que la faute génératrice de responsabilité professionnelle est fonction du type d’obligation assumée par le professionnel, de l’intensité de celle-ci et des circonstances de l’espèce[2].

[12]            Ainsi, lorsque par exemple le professionnel est comptable d’une obligation de moyens, alors on exige en principe qu’il agisse avec prudence et diligence dans l’accomplissement de sa tâche[3].

[13]            Ceci dit, il s’agira donc, dans la détermination de la faute ou l’évaluation de la pratique professionnelle, de comparer le fait reproché au professionnel à celui d’un professionnel compétent, prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances[4].

[14]            Or, ce « professionnel prudent et diligent est celui qui se conforme généralement à la pratique »[5].

[15]            Cependant, puisque le juge ne connaît pas, « la plupart du temps, les habitudes et les pratiques professionnelles »[6] du professionnel dont la responsabilité est recherchée, les demandeurs doivent alors recourir à l’expertise.  Ceci explique ainsi la fréquente utilisation de l’expertise en responsabilité professionnelle[7].

[16]            Une telle opinion n’est toutefois pas toujours essentielle.  Le tribunal peut déclarer irrecevable l’expertise qui ne lui est pas nécessaire, utile, ou qui est empreinte de partialité.  En effet, l’utilité et l’impartialité constituent des caractéristiques que doit posséder une expertise afin d’être recevable en preuve[8].

 

[17]            Qu’en est-il en l’espèce ?

[18]            Afin d’obtenir gain de cause, les demandeurs, prétendant que les défenderesses ont commis une faute dans l’exécution de leur mandat, doivent, à la lumière de ce qui précède, « démontrer qu’un procureur raisonnablement doué et compétent n’aurait pas conduit le procès comme l’[ont] fait [les défenderesses] et que l’issue de celui-ci aurait donc été probablement différente »[9].

[19]            Pour ce faire, ils ont donc déposé l’expertise de maître Ménard, datée du 5 juillet 2004, laquelle tente d’établir les règles de l’art juridique, la base de comparaison, ou, en d’autres termes, ce qu’aurait dû faire un avocat prudent et diligent, de compétence ordinaire en matière de responsabilité civile et médicale, placé dans les mêmes circonstances que les défenderesses.

[20]            Pour les motifs exposés ci-dessous, le Tribunal considère ce rapport inadmissible en preuve.

[21]            En effet, le rôle incombant au témoin expert consiste à éclairer et aider le tribunal dans l’appréciation d’une preuve portant sur des questions scientifiques ou techniques d’une certaine complexité[10], dépassant la connaissance et l’expérience du juge des faits[11].

[22]            Or, le rapport d’expert de maître Ménard constitue une opinion juridique portant sur une pure question de droit, soit la qualification des actes professionnels posés par les défenderesses à l’égard des principes de la responsabilité civile, qui relève de la compétence et de l’expertise même des tribunaux[12].

[23]            Le paragraphe introductif de l’expertise, énonçant le mandat de maître Ménard, le démontre d’ailleurs fort bien :

 

Le mandat qui nous est confié est celui d’étudier le dossier de monsieur Laurier Côté et de déterminer si les services juridiques offerts par Mes Céline Gagnon et Barbara Maltais, se représentant comme étant spécialisées en responsabilité médicale, ont été faits selon les règles de l’art.

[ soulignements ajoutés ]

[24]            Maître Ménard a en somme appliqué « le droit aux faits », plutôt que discuté de pures technicalités, et, partant, a émis de véritables opinions juridiques. Voici quelques extraits illustrant éloquemment cette conclusion :

Il n’appert pas des interrogatoires hors Cour de Me Gagnon et Me Maltais que celles-ci détiennent les fondements pour se représenter comme étant spécialisées en responsabilité médicale, à savoir par exemple un diplôme universitaire de deuxième ou de troisième cycle en droit de la santé, une certaine expérience dans le domaine juridique, une expérience antérieure pertinente.     (p. 3)

[…]

Mais surtout, nous constatons que Me Céline Gagnon n’a pas procédé à la cueillette des documents pertinents, tels les dossiers médicaux complets et intégraux de votre client puisque de son propre aveu, elle aurait pris connaissance de certains dossiers médicaux pour la première fois la veille du procès lors de la réception des cahiers de pièces du défendeur.  Il s’agit d’un écart aux règles de l’art en ce que l’avocat spécialisé en responsabilité médicale ne pouvait contourner cette première étape de la plus grande importance afin d’évaluer correctement son dossier. (p. 4)

[…]

Me Gagnon aurait dû savoir, comme elle se représente à titre de spécialiste en responsabilité médicale, que seule une preuve par expertise pourrait raisonnablement permettre à un demandeur de rencontrer le fardeau de la preuve à cet effet.  En conséquence, dans l’évaluation de son dossier, elle se devait de mandater un ou des experts. Il ne s’agit pas ici d’une cause de consentement où la preuve peut à la limite se faire sans expert.  Pour toute faute qui implique une dérogation aux règles de l’art médicale, la preuve d’expertise est incontournable.  Autrement, c’est l’échec assuré, comme ce fut le cas ici.     (p. 5)

[…]

Nous croyons que Me Gagnon n’a pas agi comme une avocate spécialisée en responsabilité médicale raisonnable et prudente, en continuant son dossier pour procès.  Par ailleurs, si elle n’a pas informé son client que son recours était voué à l’échec, même peu de temps avant le procès, elle a continué d’agir de façon imprudente et négligente.  (p. 6)

[ soulignements ajoutés ]

[25]            Pourtant, « il n’appartient pas aux experts de rendre jugement sur l’existence de la faute professionnelle ou de se prononcer, en dernier ressort, sur la qualification d’un acte professionnel à l’égard des principes de la responsabilité civile.  La décision de le considérer ou non comme une faute engageant la responsabilité relève du tribunal »[13].

[26]            Qui plus est, pour paraphraser le juge Crête dans l’affaire Parizeau c. Lafrance, le droit sur lequel le Tribunal devra ici se prononcer n’étant pas du droit étranger, aucune expertise n’est alors nécessaire puisque les juges ont une connaissance d’office du droit interne[14].

[27]            Rien n’empêche toutefois le procureur des demandeurs de plaider, après la preuve des faits, les points de droit soulevés dans l’opinion de Me Ménard, celle-ci relevant en fait de la plaidoirie[15].

[28]            Par ailleurs, une expertise pertinente dans l’évaluation d’une pratique professionnelle porte sur des normes et usages, une pratique générale, établis d’un milieu[16].  En l’espèce, les règles de l’art dont fait état maître Ménard semblent être les siennes.  En effet, ce dernier ne s’appuie à cet égard ni sur la jurisprudence ni sur la doctrine.

[29]            Enfin, bien qu’il soit dangereux d’exclure une expertise avant que toute la preuve n’ait été présentée au tribunal[17], il s’avère approprié en l’espèce de rendre une telle décision à ce stade, l’inadmissibilité de l’expertise étant évidente[18]. Ce serait par conséquent contraire à une saine administration de la justice que de déférer le tout au juge du fond.

[30]            D’autre part, les passages relevant de l’opinion juridique étant très nombreux, il est donc impossible d’admettre en preuve le rapport expurgé de ceux-ci.  L’expertise de Me Ménard s’en retrouverait en fait dénaturée, à tel point qu’elle est entièrement irrecevable en preuve.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[31]            ACCUEILLE la présente requête;

[32]            REJETTE le rapport d’expertise de Me Jean-Pierre Ménard, avocat, du 5 juillet 2004, et

[33]            ORDONNE qu’il soit retiré du dossier de la Cour;

[34]            ACCORDE un délai de soixante (60) jours de la date des présentes pour permettre aux demandeurs de produire une nouvelle expertise, le cas échéant;

[35]            Dans l’éventualité où les demandeurs déposeraient un nouveau rapport, le Tribunal, octroie aux défenderesses un délai de soixante (60) jours de la date de signification de celui-ci pour produire, s’il y a lieu, une contre-expertise.

[36]            Avec dépens.

 

 

__________________________________

frank g. barakett, j.c.s.

 

 

 

 

 

Me Claude Desbiens

Aubin est associés

Procureurs des demandeurs;

 

Me Hélène Béjournay

Desjardins, Ducharme

Procureurs des défenderesses

 

Date d’audience :

 22 novembre 2004

 



[1]           Paragraphe 7 de la Requête pour rejet de rapport d’expertise

[2]          Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 1078; Denis BORGIA, « La responsabilité professionnelle de l’avocat », dans Développements récents en droit immobilier, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 1, à la page 11

[3]          Patrice DESLAURIERS, « La responsabilité des avocats », dans Collection de droit 2004-2005, École du Barreau, vol. 4, Responsabilité, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004, p. 91, à la page 92

[4]           Id.

[5]          J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, op. cit., note 2, p. 980

[6]          Id., p. 980

[7]          Id., p. 981 

[8]          J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, op.cit., note 2, p. 982; Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 297; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374 , 429-430

[9]         J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, op.cit., note 2, pp. 1081-1082

[10]         J.-C. ROYER, op. cit., note 8, pp. 297-298; Parizeau c. Lafrance, [1999] R.J.Q. 2399 , 2401-2402; Association des propriétaires « Terrasses du Vieux Port » c. Terrasses du Vieux Port de Québec inc., B.E. 98BE-386 (C.S.); R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656 , 666; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 , 23

[11]         Pierre TESSIER et Monique DUPUIS, « Les qualités et les moyens de preuve », dans Collection de droit 2004-2005, École du Barreau, vol. 2, Preuve et procédure, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004, p. 201, à la page 269; Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 1996, p. 151; R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24 , 42; Parizeau c. Lafrance, précité, note 10; R. c. J.-L.J., [2000] 2 R.C.S. 600 , 627; R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223 , 243; R. c. Burns, précité, note 10, 666; R. c. Mohan, précité, note 10, 23

[12]         Or, « [u]ne opinion n’est cependant ni nécessaire, ni pertinente pour décider de la question de droit que le tribunal doit trancher. » : J.-C. ROYER, op. cit., note 8, p. 299. Voir également :  Denis FERLAND et Benoît EMERY, Précis de procédure civile du Québec, 4e éd., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 363; J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, op. cit., note 2, p. 983; Roberge c. Bolduc, précité, note 8, 378 et 428-431; Parizeau c. Lafrance, précité, note 10, 2402-2404; Tremblay c. St-David-de-Falardeau (Municipalité de), J.E. 2003-573 (C.S.), par. 17; Levasseur c. Pelmorex Communications inc., B.E. 2000BE-1127 (C.S.)

[13]         Parizeau c. Lafrance, précité, note 10, 2403 : la Cour reprend ici les propos du notaire Paul-Yvan   Marquis.

[14]         Id.,  2402

[15]         Association des propriétaires « Terrasses du Vieux Port » c. Terrasses du Vieux Port de Québec inc., précité, note 10

[16]         Roberge c. Bolduc, précité, note 8

[17]         J.-C. ROYER, op. cit, note 8, pp. 303-304; Burla c. Canadian Pacific Railways, J.E. 2003-421 (C.A.); Hôtel Central (Victoriaville) inc. c. Compagnie d'assurances Reliance, J.E. 98-1363 (C.A.)

[18]         United States Fidelity and Guarantee Company c. Bel Air Laurentien Aviation inc., [1991] R.J.Q. 253 , 257 (C.Q.); Parizeau c. Lafrance, précité, note 10, 2401; Levasseur  c. Pelmorex Communications inc., précité, note 12, pp. 2-3 de 4 du texte intégral; Bruneau c. Gespro Technologies inc., REJB 2002-34175 (C.S.), par. 3; Tremblay c. St-David-de-Falardeau (Municipalité de), précité, note 12

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