[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 28 mai 2012 par la Cour du Québec du district de Montréal (l'honorable Marie Michelle Lavigne), qui a rejeté ses avis d’appel déposés à l’encontre de deux avis de cotisation établis par l’intimée pour les années d’imposition 2007 et 2008;
[2] Pour les motifs de la juge Thibault auxquels souscrivent les juges Duval Hesler et Savard;
LA COUR :
[3] REJETTE l'appel, avec dépens.
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MOTIFS DE LA JUGE THIBAULT |
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[4] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 28 mai 2012 par la Cour du Québec du district de Montréal (l'honorable Marie Michelle Lavigne)[1], qui a rejeté ses avis d’appel déposés à l’encontre de deux avis de cotisation[2] établis par l’intimée pour les années d’imposition 2007 et 2008.
[5] L’appelante plaide qu’elle n’est pas tenue de payer les diverses cotisations figurant dans ces deux avis de cotisations. Les avis exigent le paiement de la cotisation pour le régime des rentes du Québec (RRQ)[3], pour le financement du régime québécois d’assurance parentale (RQAP)[4], pour le fonds des services de santé (FSS)[5] et pour la Commission des normes du travail (CNT)[6]. On applique de plus une pénalité de 15 % en vertu de la Loi sur le ministère du Revenu (remplacée par la Loi sur l’administration fiscale[7]) pour avoir omis de déduire, retenir ou percevoir les montants en cause. Finalement, on ajoute les intérêts prévus par la Loi sur le ministère du Revenu (remplacée par la Loi sur l’administration fiscale[8]).
[6] Pour l’année 2007, les montants réclamés, incluant les pénalités et les intérêts, sont les suivants :
RRQ |
59 306,46 $ |
RQAP |
9 403,91 $ |
FSS |
25 941,70 $ |
CNT |
716,04 $ |
Total : |
95 368,11 $ |
[7] Pour l’année 2008, les montants réclamés, incluant les pénalités et les intérêts, apparaissant à l’avis de cotisation sont les suivants :
Impôt[9] |
2 391,10 $ |
RRQ |
42 385,40 $ |
RQAP |
6 536,80 $ |
FSS |
17 962,37 $ |
CNT |
479,99 $ |
Total : |
69 755,66 $ |
[8] L’appel vise d’abord à déterminer le statut de personnes recommandées par une agence de placement à ses clients : sont-elles des salariées ou des travailleuses autonomes? Si ces personnes se qualifient comme des salariées, il faut décider qui est tenu, à titre d’employeur, de prélever sur leur rémunération et de payer à l’intimée diverses cotisations de nature fiscale : l’agence de placement ou le client? La juge de première instance a décidé que les personnes visées sont des salariées et que l’appelante est l’employeur tenu de prélever les charges de nature fiscale et de les remettre à l’intimée. Je suis d’accord avec elle.
1- Les faits
[9] L'appelante exploite depuis 2002 une agence de placement de personnel infirmier. Elle cible ses clients dans le milieu hospitalier : hôpitaux, centres d'hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) et centres locaux de services communautaires (CLSC).
[10] Elle estime que les personnes recrutées pour travailler chez ses clients sont des travailleurs autonomes. En conséquence, elle leur verse une rémunération sans avoir prélevé les cotisations prescrites par les lois précitées.
[11] L’appelante a été engagée dans quelques litiges relativement à la qualification de ces personnes, certains avec les autorités fiscales. Le 5 janvier 2006, la Cour canadienne de l'Impôt[10] a considéré qu'elle avait omis de prélever les cotisations découlant de la Loi sur l'assurance-emploi[11].
[12] L’appelante a fait l'objet d'une vérification fiscale pour les années 2004 à 2006, notamment en raison de son omission de prélever sur la rémunération versée aux personnes recommandées à ses clients les cotisations prescrites par diverses lois. Elle ne s'est pas opposée aux avis de cotisation dans les délais prévus à la Loi sur l'impôt. Une prorogation de délai a été refusée par la Cour du Québec[12]. La Cour d'appel a confirmé ce jugement[13].
[13] Le 10 mai 2007, la Cour du Québec a rendu un jugement dans le cadre d'une réclamation de la Commission des normes du travail pour des sommes dues à une salariée en vertu de la Loi sur les normes du travail. L’appelante a, à cette occasion, reconnu qu’elle était l’employeur de la personne recommandée à un client.
[14] L’appelante agit à titre d’intermédiaire entre son client et le personnel infirmier recommandé. Le client contacte l’appelante et l'informe de ses besoins. Le prix des services est convenu entre le client et l’appelante. Cette dernière recrute alors une personne qualifiée pour combler les besoins identifiés par son client. Cette personne se présente au lieu de travail fixé, à la date et à l'heure convenues. Elle exécute les tâches qui lui sont confiées par le client. Elle applique ses directives et se conforme aux protocoles de soins établis par l’établissement de santé.
[15] Après la prestation de travail, l’appelante facture son client selon le prix convenu. Elle ajoute un montant pour générer son profit[14].
[16] Onze personnes recrutées par l’appelante et visées par l'enquête de l’intimée ont témoigné en première instance. La juge résume leur témoignage de la façon suivante :
[14] Il ressort de ces témoignages les faits suivants :
· Les infirmier(e)s n'ont aucun contrat écrit avec Océanica et ne sont lié(e)s par aucun engagement de non-concurrence ou de non-sollicitation des Clients.
· Les infirmier(e)s sont libres d'accepter ou de refuser un placement chez le Client proposé par Océanica. Lorsqu'elles acceptent, elles doivent se plier à l'horaire de travail du Client.
· Dès le moment où les infirmier(e)s acceptent une assignation, leur salaire leur est dû sans possibilité de faire des profits et sans risque de perte.
· Océanica ne paie aucune dépense reliée à l'emploi des infirmier(e)s. Les infirmier(e)s paient leurs cotisations professionnelles à l'ordre des infirmiers et infirmières du Québec laquelle inclut une assurance responsabilité.
· Les infirmier(e)s paient leurs uniformes et leurs chaussures et occasionnellement quelques petits équipements, tels les stéthoscopes. Le Client fournit tous les autres équipements et produits nécessaires à la réalisation du travail des infirmier(e)s.
· Les infirmier(e)s sont rémunéré(e)s sur la base d'un montant forfaitaire pour un quart de travail de 8 heures.
· La rémunération octroyée par Océanica pour un quart de travail de 8 heures est généralement de 250$. Dans certains cas particuliers, les infirmier(e)s négocient leur rémunération à la hausse. Ainsi, lorsque le travail des infirmier(e)s est requis pendant des périodes de pénurie de personnel (par exemple les vacances ou les congés fériés), les infirmier(e)s exigent une rémunération plus élevée. L'augmentation octroyée par Océanica varie en fonction de la demande du Client et de la pénurie d'infirmier(e)s.
· Outre l'assignation à un endroit et à une heure déterminée, Océanica ne leur donne aucune directive ni aucune formation aux infirmier(e)s pour l'exécution de leur travail.
· Les infirmier(e)s remettent à Océanica le relevé des heures et des jours travaillés chez le Client. Cette transmission d'information à Océanica se fait de façon informelle, la plupart du temps sur un document manuscrit envoyé par fax. Certains infirmier(e)s qualifient ce document de facture. Aucune taxe (TPS-TVQ) n'est ajoutée par les infirmier(e)s.
· À l'occasion, certains infirmier(e)s ont accepté un emploi de salarié chez des Clients chez qui ils/elles ont travaillé par l'intermédiaire d'Océanica.
· Les infirmier(e)s recruté(e)s par Océanica sont placé(e)s chez le Client pour une durée variable. Certain(e)s remplacent des employés permanents du Client pour une courte période. D'autres acceptent des postes à plus long terme. Pour la plupart, il s'agit de remplacer ou d'occuper un poste laissé vacant par les employés permanents du Client ou pour combler des besoins urgents.
· Par le passé, Océanica a recruté des infirmier(e)s pour réaliser un projet spécifique et limité dans le temps (le projet Info-Santé). Dans ce cas particulier, Océanica a considéré les employé(es) comme des salarié(e)s et des déductions à la source étaient prélevées sur leur salaire.
[17] Lorsque la personne recrutée par l’appelante travaille chez le client, c'est ce dernier qui assigne les tâches, détermine les méthodes de travail et supervise la prestation. Cette personne travaille en collaboration avec les salariés du client. En fait, leur travail est identique.
2- Le jugement de première instance
[18] La juge de première instance étudie la définition des mots « employeur », « employé » et « salarié » dans la Loi sur les impôts[15], la Loi sur la Régie de l’assurance maladie du Québec[16], la Loi sur le régime des rentes du Québec[17], la Loi sur l’assurance parentale[18] et la Loi sur les normes du travail[19]. Elle énumère aussi certaines lois qui renvoient à la définition de la Loi sur les impôts. Elle conclut que le versement de la rémunération constitue le facteur déterminant lors de l’étude des définitions des mots « employeur » et « employé ». Quant à la notion d’« entreprise », elle observe que la possibilité de profit et de risque de perte est le facteur prééminent.
[19] La juge examine ensuite les notions de contrat de travail et le contrat de service ou d’entreprise dans le contexte du Code civil du Québec, qui s’applique pour compléter les lois de nature fiscale. Elle en déduit que trois éléments structurent le contrat de travail : le travail, la rémunération et le lien de subordination. Le contrat d’entreprise s’articule, pour sa part, autour de la liberté dans l’organisation de l’activité économique, de la créativité dans la prestation des services ainsi que des chances de profit et des risques de perte reliés à l’exploitation de l’entreprise.
[20] La juge discute ensuite du bulletin d’interprétation de l’intimée relatif à la détermination du statut de travailleur. Elle constate qu’il insiste sur la présence d’un lien de subordination, même minimal, et qu'il énonce une liste non exhaustive de critères utiles lors de l’analyse globale de la situation, soit la subordination effective, le critère économique, la propriété des outils, l’intégration des travaux effectués, le résultat spécifique et l’attitude des parties quant à leur relation.
[21] La juge examine aussi la doctrine et la jurisprudence. Elle discute de l’identification de l’employeur dans une relation de travail tripartite impliquant une agence de placement de personnel, un client et une personne recommandée. Elle cite abondamment Marie-France Bich, alors professeure, quant à la « disharmonie » qu’une telle relation crée dans le droit. La professeure fait remarquer que la jurisprudence portant sur l’identification de l’employeur dans une relation tripartite s’efforce de déceler la relation bipartite prédominante, le « véritable » employeur, puisque l’intrusion d'un tiers trouble le modèle traditionnel des relations de travail fondé sur la relation bipartite.
[22] La juge note que c’est l’exercice fait par la Cour suprême dans Pointe-Claire c. Québec (Tribunal du travail)[20]. Les tribunaux, lorsqu’ils appliquent les principes énoncés dans Pointe-Claire, reconnaissent implicitement que le salarié a comme employeur celui auquel il est le plus étroitement et durablement intégré. Les tribunaux avalisent implicitement que l’intermédiaire est le mandataire tacite du client aux fins de l’établissement du lien d’emploi. Le contrat entre l’agence de placement et le client est donc un mandat doublé d’un contrat de service pour la prise en charge totale ou partielle de la gestion des ressources humaines mises à la disposition du client.
[23] La juge de première instance adopte cette démarche. Elle évalue la situation globalement, en tenant compte de l’entreprise poursuivie par l’appelante et du lien de connexité entre les trois parties. L’entreprise du client vise à fournir des soins de santé aux bénéficiaires de son établissement. Le client assumait seul tous les aspects de cette entreprise dans le passé. Les changements dans le monde du travail l’ont amené à confier certaines de ses responsabilités, en particulier le recrutement du personnel, à l’appelante. Celle-ci assume cette charge à titre de mandataire du client et pour son bénéfice exclusif.
[24] De son côté, l’infirmière recrutée par l’appelante et recommandée au client n’administre pas sa propre entreprise, car celle-ci n’a aucune autonomie propre. Elle n’a aucune existence sans le client et sans l’appelante. Aucun investissement majeur n’est requis. L’infirmière exécute le même travail que les salariés du client. Ce dernier détermine les tâches de la personne recommandée et il en assure la supervision. L’appelante se charge du recrutement et de la rémunération : elle agit comme mandataire du client et s’oblige en son propre nom, en payant directement le salaire à la personne recommandée. L’appelante est donc personnellement responsable des charges fiscales à titre de mandataire (art. 2157 C.c.Q.).
3- Les moyens d’appel
[25] Je reformule les quatre questions posées par l’appelante de la façon suivante :
1. La personne recrutée par l’appelante aux fins de placement chez un client est-elle un salarié ou un travailleur autonome?
2. Qui de l’appelante ou du client constitue l’employeur tenu de prélever les déductions fiscales visées dans les avis de cotisation?
4 - L’analyse
4.1 Salarié ou travailleur autonome?
[26] Le contrat de travail et le contrat de service sont définis dans le Code civil aux articles 2085, 2098 et 2099 :
2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur.
2099. L'entrepreneur ou le prestataire de services a le libre choix des moyens d'exécution du contrat et il n'existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution.
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2085. A contract of employment is a contract by which a person, the employee, undertakes for a limited period to do work for remuneration, according to the instructions and under the direction or control of another person, the employer.
2098. A contract of enterprise or for services is a contract by which a person, the contractor or the provider of services, as the case may be, undertakes to carry out physical or intellectual work for another person, the client or to provide a service, for a price which the client binds himself to pay.
2099. The contractor or the provider of services is free to choose the means of performing the contract and no relationship of subordination exists between the contractor or the provider of services and the client in respect of such performance.
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[27] Il n’existe pas de définition commune du « salarié » dans les différentes lois applicables en matière de relations d’emploi, mais les critères utilisés par les tribunaux dans les divers contextes se rejoignent[21]. La prestation de travail implique l’existence d’un lien de subordination : « [p]eu importe sa forme, le rapport de travail découle de la subordination. La subordination est l’acceptation de l’existence, de l’exercice et de l’autorité du pouvoir de l’employeur de diriger le travail et d’en fixer les conditions »[22].
[28] Les articles qui précisent les droits et obligations des parties à un contrat de service permettent de comprendre quel type de relation le législateur entendait caractériser d’entrepreneuriale ou de service. Ainsi, l’article 2101 C.c.Q. prévoit que : « […] l'entrepreneur ou le prestataire de services peut s'adjoindre un tiers pour l'exécuter; il conserve néanmoins la direction et la responsabilité de l'exécution ». L’article 2102 C.c.Q. prescrit, pour sa part, que : « […] le prestataire de service est tenu, avant la conclusion du contrat, de fournir au client, dans la mesure où les circonstances le permettent, toute information utile relativement à la nature de la tâche qu'il s'engage à effectuer […] ». Il doit aussi, en vertu de l’article 2103 C.c.Q., fournir : « […] les biens nécessaires à l'exécution du contrat, à moins que les parties n'aient stipulé qu'il ne fournirait que son travail. […] ». Finalement, l’article 2104 C.c.Q édicte que : « [l]orsque les biens sont fournis par le client […] le prestataire de services est tenu d'en user avec soin et de rendre compte de cette utilisation; si les biens sont manifestement impropres à l'utilisation à laquelle ils sont destinés ou s'ils sont affectés d'un vice apparent ou d'un vice caché qu'il devait connaître, […] le prestataire de services est tenu d'en informer immédiatement le client, à défaut de quoi il est responsable du préjudice qui peut résulter de l'utilisation des biens ».
[29] L’appelante prétend que l’infirmière placée par elle chez un client est un travailleur autonome. Les travailleurs autonomes sont « à leur compte et offrent une prestation de travail à leur client dans le cadre d’une relation quasi intuitu personae. Ces derniers n’ont aucun salarié à leur service et travaillent souvent pour un seul client »[23]. La notion de travailleur autonome existe dans certaines lois (par exemple, la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles[24]), mais elle ne se trouve pas comme telle dans la Loi sur les impôts. C’est donc la notion de contrat de service prévue au Code civil (et la jurisprudence qui en découle) qui s’applique pour déterminer si une personne est un travailleur autonome, par opposition à un employé au sens de la Loi sur les impôts.
[30] Dans son bulletin d’information[25], l’intimée identifie six critères qui guident la caractérisation du statut d’un travailleur, soit la subordination effective dans le travail, le critère économique ou financier, la propriété des outils, l’intégration des travaux effectués, le résultat particulier du travail et l’attitude des parties quant à leur relation d’affaires. La subordination effective, traduite par le degré de contrôle exercé sur la prestation de travail, est considérée comme le critère le plus important. Ces critères constituent des énoncés de la position administrative de l’intimée et ils ne lient pas la Cour.
[31] Luc Deshaies et Josée Gervais discutent du lien de subordination :
Le lien de subordination pourra généralement être établi si l’employeur a la faculté de déterminer le travail à exécuter, s’il peut encadrer cette exécution et la contrôler. Il doit exister un lien d’autorité exercé de manière concrète par l’employeur sur l’employé. L’existence d’un lien de subordination est en somme une question de fait et reposera sur différents éléments, notamment la présence obligatoire à un lieu de travail, l’affectation régulière du travail, l’imposition de règles de conduite ou de comportement, le contrôle de la qualité, de la prestation, etc.
En règle générale, en vertu d’un contrat de travail, une personne est employée en tant que partie d’une entreprise et son travail fait partie intégrante de l’entreprise, alors que selon un contrat d’entreprise ou de service, son travail, bien qu’il soit fait pour l’entreprise, n’y est pas intégré : il est plutôt accessoire. […][26].
[32] Dans Le droit de l’emploi au Québec[27], les auteurs définissent ainsi la prestation du salarié :
La prestation du salarié consiste principalement, avons-nous vu, en sa disponibilité professionnelle offerte dans le cadre temporel convenu : le salarié ne peut généralement choisir à sa seule convenance le rythme, la cadence et le lieu d’exécution de son travail »[28].
[33] Dans Dicom Express inc. c. Paiement[29], la Cour devait déterminer si un messager d’une société de messagerie était un entrepreneur ou un salarié. La Cour affirme :
[15] […] Ce qui constitue le trait distinctif du contrat de travail, et le distingue du contrat de service, est cette caractéristique suivant laquelle l'exécution du travail du salarié est subordonnée au contrôle et à la direction d'un employeur[30].
[…]
[17] La notion de subordination juridique contient l’idée d’une dépendance hiérarchique, ce qui inclut le pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l’exécution du travail et de sanctionner les manquements. [...] L’examen de chaque situation reste individuel et l’analyse doit être faite dans une perspective globale[31].
[34] Malgré l’affirmation de l’appelante, la personne recommandée à un client n’effectue pas son travail à sa guise. Elle peut certes accepter ou non un placement, mais lorsqu’elle l’accepte, elle doit se plier strictement à l’horaire fixé par le client. Elle est complètement intégrée dans la structure organisationnelle du client en ce sens qu’elle remplace une salariée qui s’intègre elle-même dans cette structure. Les rapports hiérarchiques sont maintenus et les protocoles de soins, respectés.
[35] Le prestataire de service a le libre choix des moyens d’exécution du contrat ainsi que du rythme d’exécution. Ici, l'infirmière ne peut pas décider unilatéralement de s’occuper ou non du patient qui lui est assigné. Elle ne peut pas non plus décider unilatéralement de traiter ce patient de la manière où elle l’entend. Elle ne peut pas non plus décider unilatéralement de lui prodiguer des soins dans le délai qu’elle choisit. Ses tâches sont dictées par les décisions du client et les protocoles adoptés par ce dernier. Le travail de l'infirmière est aussi sujet à évaluation, car si le client n’est pas satisfait de sa prestation de travail, il cessera de faire appel à elle. L'argumentation de l’appelante selon laquelle aucun contrôle n’est exercé sur la qualité de la prestation de travail de l'infirmière est contredite par la présence d’un chef de service et par la structure hiérarchique décrite par les témoins.
[36] L'infirmière n'utilise pas les crayons, les stéthoscopes et les appareils à pression du client. Elle paie son uniforme. Cependant, tous les appareils requis par son travail, et qui nécessitent un investissement plus important, incluant les fournitures médicales tels les médicaments, les solutés, les seringues, les pansements, etc. sont mis à sa disposition par le client.
[37] La chance de profit et le risque de perte sont inexistants. L’appelante prétend que la faculté pour l'infirmière d’accepter ou de refuser un placement emporte l’existence d’une chance de profit ou d’un risque de perte. Elle se fonde sur Precision Gutters Ltd. v. Canada (Minister of National Revenue)[32]. Cette affaire diffère de la présente situation. Les poseurs de gouttières étaient payés suivant le nombre de pieds carrés posés et ils prenaient un réel risque financier lorsqu’ils acceptaient ou refusaient un contrat. En l'espèce, si l'infirmière accepte le placement, elle n'encourt aucun risque financier, étant rémunérée selon un taux horaire convenu et le nombre d'heures travaillées.
[38] La personne recommandée par l’appelante est un salarié parce qu’elle effectue son travail sous la direction et le contrôle d’une entité. Les sources de droit applicables - texte législatif, jurisprudence et doctrine - sont unidirectionnelles. Les facteurs de l'intégration complète d'une personne dans la structure organisationnelle du client tant au point de vue hiérarchique, des protocoles de soins à observer, de l'assignation du travail, de l'horaire de travail, de l'évaluation du travail, etc. permettent de conclure à l'existence d'un contrat de travail. De plus, les éléments caractéristiques du contrat de service - libre choix des moyens d'exécution, du rythme d'exécution, risque de perte et chance de profit, etc. - sont absents.
4.2 Qui est tenu de prélever les cotisations de nature fiscale?
[39] Les lois pertinentes décrètent l'obligation pour l'employeur de retenir et de payer certaines cotisations. De plus, elles contiennent une définition du mot employeur qui l'identifie comme la personne qui verse un salaire :
Loi sur la Régie de l'assurance maladie du Québec
Loi sur le régime de rentes du Québec
1. Dans la présente loi, les expressions suivantes signifient: […]
i) «employeur»: une personne qui verse à un salarié une rémunération pour ses services, y compris l'État;
[…]
SECTION IV CALCUL DES COTISATIONS
[…]
Cotisation de l'employeur
52. L'employeur doit payer une cotisation égale à celle que chacun de ses salariés est tenu de payer en vertu de l'article 50.
[…]
SECTION VI PERCEPTION DES COTISATIONS SUR LES SALAIRES
Déduction à la source
59. L'employeur doit déduire de la rémunération qu'il paie à son salarié pour un travail visé le montant prescrit à titre de cotisation du salarié. […]
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1. In this Act, the following expressions mean: (…)
(i) “employer”: a person, including the State, who pays an employee a remuneration for his services;
(…)
DIVISION IV CALCULATION OF CONTRIBUTIONS
(…)
Contribution of Employer
52. The employer must make a contribution equal to the contribution which each of his employees is required to make under section 50.
(…)
DIVISION VI COLLECTION OF CONTRIBUTIONS ON SALARY AND WAGES
Deduction at Source
59. An employer shall deduct from the remuneration paid to his employee for pensionable employment such amount as is prescribed on account of the employee's contribution.
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Loi sur l'assurance parentale
Loi sur les normes du travail
[40] Dans Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail) précitée, la Cour suprême a énoncé les critères permettant d’identifier le véritable employeur dans une relation tripartite. Pointe-Claire avait engagé une employée temporaire par le biais d’une agence de placement pour occuper un poste de réceptionniste, puis, un poste de commis. Le salaire était versé à l’employée temporaire par l’agence de placement. L’exécution du travail se faisait sous les directives et la surveillance d’un employé-cadre de Pointe-Claire. L’association accréditée pour représenter les salariés de Pointe-Claire a déposé au Bureau du commissaire général du travail une requête fondée sur l’article 39 du Code du travail[33] en vue de faire inclure l’employée temporaire dans l’unité de négociation visée. Le Tribunal du travail a décidé que Pointe-Claire était l’employeur de l’employée temporaire. La Cour suprême a conclu que cette décision n’était pas déraisonnable. Pour identifier le véritable employeur dans une relation tripartite, il faut appliquer une approche globale. Le critère de la subordination juridique, qui englobe la notion de contrôle effectif de la prestation de travail de l’employé, et le critère de l’intégration de l’entreprise ne doivent pas être utilisés comme des critères exclusifs. Dans le contexte de rapports régis par le Code du travail, il est primordial que l’employé puisse négocier ses conditions de travail avec la partie qui exerce le plus grand contrôle sur tous les aspects de son travail. Pour cette fin, l’employeur n’est pas nécessairement celui qui verse la rémunération, mais celui qui décide des conditions de travail. Il s’ensuit que, dans une relation tripartite, il n’est pas exclu, a priori, que le client hérite d’obligations en vertu de certaines lois et que l’agence de placement soit astreinte à d’autres obligations en vertu d’autres lois.
[41] Au paragraphe 55 de l’arrêt Pointe-Claire précité, la Cour suprême observe que, dans certaines lois, le législateur a rendu probant le fait de verser la rémunération à un employé aux fins de l’identification de l’employeur. Elle cite notamment la Loi sur les impôts et la Loi sur le régime des rentes du Québec.
[42] C’est le cas de toutes les lois en cause dans notre dossier. Dans ces lois, l’employeur est défini comme la personne qui verse le salaire à un employé. Dans le cas particulier de la Loi sur les normes du travail, l’employeur est défini à l’article 1 (7o) comme « quiconque fait effectuer un travail par un salarié ». Toutefois, cette loi prévoit également une définition du terme « employeur assujetti » s’appliquant spécifiquement aux fins du chapitre III.1 sur le prélèvement des cotisations. L’employeur assujetti est défini comme « quiconque verse une rémunération assujettie […] ».
[43] Il s’ensuit que toutes les lois applicables prévoient que, aux fins du prélèvement des charges de nature fiscale établies dans les deux avis de cotisation visés par l’appel, l’appelante est l’employeur ou à tout le moins son mandataire comme l’écrit la juge de première instance. À ce titre, elle est tenue de prélever les cotisations de nature fiscale sur la rémunération qu’elle verse à l'employée recommandée à un client et de les remettre à l’intimée.
***
[44] Avant de conclure, il y a lieu de rejeter formellement un moyen qui a été proposé oralement par l’appelante devant la Cour, mais qui n’a pas été plaidé en première instance, ni évoqué dans son mémoire d’appel. L’appelante plaide que l’intimée est forclose de réclamer les cotisations de nature fiscale parce que celles-ci ont été payées par les personnes recommandées à ses clients (qui se considéraient comme des travailleurs autonomes), d’une part, et parce qu’elle ne pourrait pas être remboursée par ces dernières pour la portion imputable aux employés, vu la prescription acquise, d’autre part.
[45] L’appelante ne peut proposer un tel moyen en appel. D’une part, un fondement factuel est nécessaire. Or, comme la question n’a pas été plaidée en première instance, la preuve n’a pas établi le montant des déductions qui auraient été versées à l’intimée par les employés. J’ajoute que le représentant de l’intimée a déclaré que les employés seraient remboursés des montants versés en trop, le cas échéant. D’autre part, l’appelante savait qu’elle devait prélever les cotisations fiscales à titre d’employeur puisqu’elle avait déjà été cotisée pour les années 2004 à 2006 par l’intimée pour exactement les mêmes cotisations fiscales, c'est-à-dire les cotisations pour des personnes recommandées à ses clients. Elle est donc malvenue de plaider qu’elle perd le droit de récupérer la portion payable par les employés.
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[46] Pour ces motifs, je propose de rejeter l’appel, avec dépens.
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FRANCE THIBAULT, J.C.A. |
[1] 2013 QCCQ 5370.
[2] Les avis portent les numéros 3132601 et 31325571.
[3] Loi sur le régime de rentes du Québec, RLRQ, c. R-9.
[4] Loi sur l'assurance parentale, RLRQ, c. A-29.011.
[5] Loi sur la Régie de l'assurance maladie du Québec, RLRQ, c. R-5.
[6] Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1.
[7] RLRQ c. A-6.002, art. 59.2.
[8] En vertu de l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale.
[9] Aucune explication à ce sujet n’a été fournie par le vérificateur de Revenu Québec ayant témoigné lors de l’audience et les parties n’en ont pas discuté en première instance ni en appel.
[10] Agence Océanica Inc. c. M.R.N., 2006 CCI 14.
[11] Loi sur l'assurance-emploi, L.C. 1996, c. 23.
[12] Sous-ministre du Revenu du Québec c. Océanica Inc., 2010 QCCQ 871.
[13] Océanica Inc. c. Sous-ministre du Revenu du Québec, 2010 QCCA 1901.
[14] L’appelante n’inclut pas la Taxe sur les produits et services (TPS) et la Taxe de vente Québec (TVQ). Selon son représentant, les services sont exonérés d’un tel paiement puisqu'il s'agit de services de santé. L'intimée n'est pas d'accord avec cette position : ces taxes sont dues puisque l’appelante rend des services de recrutement et de placement de personnel et non des services de santé. Cependant, les cotisations en cause ici ne concernent que certaines déductions à la source.
[15] RLRQ, c. I-3.
[16] Supra, note 5.
[17] Supra, note 3.
[18] Supra, note 4.
[19] Supra, note 6.
[20] [1997] 1 R.C.S. 1015.
[21] Luc Deshaies et Josée Gervais, « Contrat de travail ou contrat de service : où se situe l’autonomie du travailleur autonome? », dans Service de la formation continue, Barreau du Québec, Développements récents en droit du travail, vol. 348, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 106. « L. Deshaies et J. Gervais ».
[22] Ibid., p. 107, citant Maréchal c. Québécor Média, 2012 QCCRT 49.
[23] Ibid., p. 105.
[24] RLRQ, c. A-3.001. Cette loi définit à son article 2 le « travailleur autonome » comme : « une personne physique qui fait affaires pour son propre compte, seule ou en société, et qui n'a pas de travailleur à son emploi ».
[25] Revenu Québec, Travailleur autonome ou salarié? - IN-301 (Guide) Publications du Gouvernement du Québec, avril 2011.
[26] L. Deshaies et J. Gervais, supra, note 21, p. 112, paraphrasant la Cour suprême dans la décision phare 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983.
[27] Fernand Morin et al., 4e éd., Montréal, Wilson et Lafleur, 2010.
[28] Ibid., paragr. II-141.
[29] 2009 QCCA 711.
[30] Ibid., paragr. 15.
[31] Ibid., paragr. 17.
[32] 2002 CAF 207, paragr. 6 et 27.
[33] RLRQ, c. C-27.
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