Décision

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COUR SUPÉRIEURE

 

 

JT0690

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

JOLIETTE

 

N° :

705-05-006064-011

 

 

 

DATE :

10 juillet 2002

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

CLÉMENT TRUDEL, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

 

SUCCESSION DE FEU JEAN-GUY ROGER, de son vivant résidant et domicilié à 109, boul. Paré, Chertsey, district de Joliette, représentée par ses liquidateurs, M. SYLVAIN ROGER, résidant à 2086, rue Jeanne-Mance, App. SS, en les ville et district de Montréal, et par MME VALÉRIE ROGER, résidant à 381, Des Cèdres, Entrelacs, district de Joliette;

requérante

c.

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES, faisant affaires à 440, rue Saint-Louis, 2e étage, en les ville et district de Joliette;

intimée

et

COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL, faisant affaires à 432, rue de Lanaudière, en les ville et district de Joliette;

mise en cause

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

(requête en révision judiciaire)

______________________________________________________________________

 

INTRODUCTION

[1]                Liquidateurs de la succession de leur père, M. Jean-Guy Roger, les requérants se pourvoient en révision judiciaire de la décision de l'intimée (CLP) du 4 décembre 2001 confirmant celle de la mise en cause (CSST) du 28 novembre 2000 à la suite d'une révision administrative et déclarant qu'aucune indemnité pour préjudice corporel n'est payable à la succession en raison du décès de Monsieur Roger.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES DE LA LOI SUR LES ACCIDENTS DU TRAVAIL ET LES MALADIES PROFESSIONNELLES, L.R.Q., c. A.3.001

« 83. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit, pour chaque accident de travail ou maladie professionnelle pour lequel il réclame à la Commission, à une indemnité pour préjudice corporel qui tient compte du déficit anatomo-physiologique et du préjudice esthétique qui résultent de cette atteinte et des douleurs et de la perte de jouissance de la vie qui résultent de ce déficit ou de ce préjudice.

88. La Commission établit le montant de l'indemnité pour préjudice corporel dès que les séquelles de la lésion professionnelle sont médicalement déterminées.

Lorsqu'il est médicalement impossible de déterminer toutes les séquelles de la lésion deux ans après sa manifestation, la Commission estime le montant minimum de cette indemnité d'après les séquelles qu'il est médicalement possible de déterminer à ce moment.

Elle fait ensuite les ajustements requis à la hausse dès que possible.

89. Un travailleur qui, en raison d'une récidive, d'une rechute ou d'une aggravation, subit une nouvelle atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique alors que le montant de son indemnité pour préjudice corporel a déjà été établi, a droit à une nouvelle indemnité pour préjudice corporel déterminée en fonction du pourcentage de cette nouvelle atteinte.

91. L'indemnité pour préjudice corporel n'est pas payable en cas de décès du travailleur.

Cependant, si le travailleur décède d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle et qu'à la date de son décès, il était médicalement possible de déterminer une séquelle de sa lésion, la Commission estime le montant de l'indemnité qu'elle aurait probablement accordée et en verse un tiers au conjoint du travailleur et l'excédent, à parts égales, aux enfants qui sont considérés personnes à charge.

En l'absence de l'un ou de l'autre, la Commission verse le montant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés personnes à charge, selon le cas.

224. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi, et sous réserve de l'article 224.1, la Commission est liée par le diagnostic et les autres conclusions établis par le médecin qui a charge du travailleur relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1o à 5o du premier alinéa de l'article 212. »

LE CONTEXTE FACTUEL ET PROCÉDURAL

[2]                La décision de la CLP du 4 décembre 2001 décrit les faits ainsi :

« 7. Monsieur Jean-Guy Roger, décédé le 30 novembre 1999, travaillait pour la compagnie J.A. Levasseur inc. (aujourd'hui fermée), à titre de menuisier.

8. Le 28 octobre 1975, monsieur Roger fut victime d'une lésion professionnelle; il est tombé à genoux sur un plancher de ciment. Il consulte le jour même le docteur Mitchell, qui pose le diagnostic de contusions aux genoux, un arrêt de travail est recommandé.

9. Une radiographie des genoux effectuée le 14 novembre 1975 démontrait la présence de signes discrets d'ostéoarthrose au genou gauche. Une arthrographie fut aussi réalisée, dont la date et les résultats sont absents du dossier.

10. Le 23 janvier 1976, le docteur Bertrand, chirurgien-orthopédiste, a procédé à une méniscectomie interne du genou gauche.

11. Par la suite, le travailleur fut référé en physiothérapie et le 29 avril 1976, le docteur Bruno Tessier, physiatre, donne congé au patient.

12. Le 3 juin 1976, le docteur Guy Dubois examine le travailleur, il indique que l'arrêt de travail est justifié jusqu'au 5 juillet 1976 et il attribue un pourcentage d'incapacité partielle permanente (IPP) de 5 %, révisable dans un an.

13. Le 15 juin 1976, monsieur Roger revoit le docteur Bertrand, le médecin recommande une arthrographie du genou droit afin d'éliminer la possibilité d'une lésion méniscale, compte tenu des plaintes du travailleur. Cet examen fut effectivement réalisé mais le rapport ne se retrouve pas au dossier. Le docteur Bertrand, après avoir reçu les conclusions de cet examen le 22 juin 1976, ne juge pas nécessaire d'intervenir chirurgicalement.

14. Le 17 juin 1977, monsieur Roger rencontre le docteur Léveillée, qui l'examine dans le cadre de la révision de l'IPP pour le genou gauche. Monsieur Roger travaille mais comme il est toujours symptomatique, l'IPP est établie à 3 % et est finale.

15. Le 13 mars 1978, le travailleur rencontre le docteur Lafond; il se plaint toujours de douleurs aux deux genoux. Le docteur Lafond parle de signes caractéristiques d'ostéoarthrose dégénérative des deux genoux; le médecin n'a pas de traitement à offrir.

16. Le 10 avril 1978, le docteur Lépine ne constate aucune amélioration de la condition du travailleur, le médecin considère qu'il devrait être opéré.

17. Le 16 mai 1978, le travailleur rencontre le docteur André Cusson. Ce médecin est d'avis qu'il y a une relation entre l'état présent du genou droit et l'événement du 28 octobre 1975.

18. Monsieur Roger est hospitalisé du 25 au 30 juin 1978; en effet, il a subi, le 27 juin 1978, une ostéotomie tibiale gauche.

19. Par la suite, monsieur Roger bénéficie de traitements de physiothérapie.

20. Cependant, les problèmes au genou droit persistent; monsieur Roger sera à nouveau hospitalisé du 23 au 27 avril 1979 et il subit, le 25 avril 1979, une ostéotomie tibiale haute droite. Il bénéficie ensuite de physiothérapie.

21. Le 14 septembre 1979, le travailleur rencontre le docteur Laurin. Ce médecin constate que monsieur Roger présente une récidive de genu varum gauche malgré l'ostéotomie tibiale réalisée le 27 juin 1978. Il recommande une nouvelle chirurgie, qui ne sera cependant pas réalisée.

22. Le 22 janvier 1980, le docteur Landry évalue la condition du travailleur. Il indique, dans son expertise médicale, que monsieur Roger doit être référé en réadaptation car il ne pourra plus occuper son emploi pré-lésionnel. Il évalue l'IPP à 9 % en ce qui concerne le genou gauche et à 5 % en ce qui concerne le genou droit. Il attribue aussi un pourcentage de 5 % pour la bilatéralité, pour un total de 19 %. Cette évaluation fut confirmée le 2 novembre 1981 par le docteur Godin.

23. Le dossier médical demeure silencieux jusqu'en 1995; le travailleur rencontre alors le docteur Bonin le 1er mai 1995. Le docteur Bonin suggère une nouvelle chirurgie, soit une prothèse totale du genou gauche.

24. Le 8 février 1996, le travailleur est opéré par le docteur Bonin et une prothèse est installée au genou gauche. Monsieur Roger soumet alors à la CSST une nouvelle réclamation pour une rechute, récidive ou aggravation, qui fut acceptée.

25. Le 18 mars 1997, le docteur Bonin procède à la même chirurgie au genou droit.

26. Le 8 novembre 1999, le docteur Bonin consolide les lésions et produit le rapport d'évaluation médicale. Il indique qu'il y a aggravation de l'atteinte permanente suite à la mise en place des prothèses totales aux genoux et à l'ankylose résiduelle. Il identifie des limitations fonctionnelles et évalue le déficit anatomo-physiologique (DAP) à 56 %.

27. Malheureusement, le travailleur décède, le 30 novembre 1999, d'un accident vasculaire cérébral massif.

28. Le 6 décembre 1999, la CSST rend une décision à l'effet que le travailleur conservait, suite à l'aggravation de sa lésion professionnelle, à une atteinte permanente de 56 %; à ce pourcentage s'ajoute 26,20 % pour douleurs et perte de jouissance de la vie, pour un total de 81,20 %. Ce pourcentage donnait droit à une indemnité pour dommages corporels de 26 068,84 $, à laquelle s'ajoutent des intérêts courus depuis la date de réception de la réclamation.

29. Cependant, le 3 février 2000, une décision est acheminée à la succession de monsieur Roger, indiquant qu'aucune indemnité pour dommages corporels ne lui sera versée, parce qu'en raison du décès du travailleur et conformément à l'article 91 de la loi, la CSST ne peut payer aux héritiers légaux l'indemnité pour dommages corporels, le travailleur étant décédé d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle et qu'au moment de son décès, il n'avait ni conjointe ni enfant à charge tels que définis à l'article 2 de la loi. C'est cette décision qui est actuellement en litige. »

[3]                Le 10 juillet 2000, les liquidateurs demandent la révision de la décision du 3 février 2000 auprès de la Direction de la révision administrative de la CSST qui, le 28 novembre 2000, confirme la décision du 3 février 2000 et déclare que la succession n'a pas droit aux indemnités pour dommages corporels.

[4]                Le 5 décembre 2000, la succession dépose à la CLP une requête pour contester la décision de la CSST du 28 novembre 2000.

[5]                Le 4 décembre 2001, la CLP rend la décision suivante :

« 48. En l'instance, la preuve révèle que monsieur Jean-Guy Roger est décédé d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle.

49. Dans le présent dossier, au moment du décès du travailleur, les séquelles étaient déjà évaluées et le montant de l'indemnité pour dommages corporels identifié mais non versé.

50. Par ailleurs, les alinéas 2 et 3 de l'article 91 prévoient que le montant de l'indemnité est versé au conjoint du travailleur et aux enfants à charge et en l'absence de l'un ou de l'autre, la CSST verse le montant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés à charge.

51. Toutefois, le législateur est silencieux sur la situation, comme dans le présent cas, où le travailleur n'a ni conjoint ni enfant à charge. Le représentant de la succession invoque que dans ce cas, les règles prévues au Code civil du Québec (CCQ) doivent trouver leur application et que la succession a droit au paiement de l'indemnité puisqu'il s'agit d'un droit patrimonial.

52. D'ailleurs, une certaine jurisprudence de la Commission d'appel en matière de lésions professionnelles (la CALP) et de la Commission des lésions professionnelles soutient cette position3.

53. En tout respect pour cette opinion, la Commission des lésions professionnelles ne la partage pas.

54. Le principe qui se dégage tout d'abord de l'article 91 se retrouve au premier paragraphe de cet article, où le législateur indique que l'indemnité pour dommages corporels n'est pas payable, en cas de décès du travailleur des suites de sa lésion professionnelle. En effet, si le travailleur décède de sa lésion, les dispositions sur les indemnités de décès prévues à la section 111 de la loi trouvent alors leur application.

55. Les deuxième et troisième alinéas indiquent, de façon restrictive, une exception à ce principe de non paiement de l'indemnité pour dommages corporels et précisent les conditions où l'indemnité peut être versée ; il faut que le travailleur soit décédé d'une cause étrangère à sa lésion et qu'à cette date, il doit être médicalement possible de déterminer une séquelle.

56. Lorsque l'exception prévue à l'article 91 de la loi trouve application, le législateur a prévu spécifiquement à qui cette indemnité doit être payable : au conjoint et aux enfants à charge au moment du décès et non pas à la succession comme telle.

57. Le législateur ne parlant pas pour ne rien dire, s'il avait voulu que l'indemnité pour dommages corporels soit payable à la succession d'un travailleur, il l'aurait explicitement prévu, comme il l'a fait de façon dérogatoire pour les personnes spécifiquement énumérées aux deuxième et troisième alinéas. S'il fallait agréer aux arguments de la partie requérante et déclarer que les règles générales de succession prévues au CCQ s'appliquent, cela aurait pour conséquence d'ignorer l'intention clairement exprimée par le législateur.

58. L'indemnité pour dommages corporels constitue un droit personnel et non un droit patrimonial susceptible d'être transmis à la succession; il s'agit d'un droit personnel qui se rattache à sa personne même4. Le décès vient créer un état de fait qui entraîne des conséquences juridiques immédiates et fait en sorte que le droit à l'indemnité pour dommages corporels s'éteint, sauf l'exception prévue à l'article 91 de la loi.

59. En effet, contrairement aux autres dispositions de la loi prévoyant le versement d'une indemnité de remplacement de revenu et toute autre indemnité qui impliquerait un effet rétroactif possible en cas de décès du travailleur et serait alors acquise à sa succession, la loi prévoit que l'indemnité pour dommages corporels, elle, n'est pas payable en cas de décès du travailleur des suites de sa lésion.

60. Le recours aux notes de la Commission permanente de l'économie et du travail ayant procédé à l'étude article par article du Projet de loi 42 permet de clarifier le but et l'objectif poursuivis par le législateur lors de l'adoption de l'article 91 :

« M. Fréchette : … L'indemnité pour dommages corporels n'est pas payable en cas de décès du travailleur… Voilà pourquoi. Là, je ne voudrais surtout pas m'instituer professeur de droit, mais c'est un phénomène de droit qui est là.

Mais on peut être possesseur ou propriétaire de droits qu'on est convenu d'appeler réels ou de droits qu'on est convenu d'appeler personnels. Un droit de propriété réel, cela pourrait être, par exemple, une hypothèque que je détiens sur un immeuble. Cette hypothèque est attachée à un bien matériel, à une chose donc. Ce pourrait être mon droit de propriété dans mon immeuble également. C'est un droit réel dont je suis le propriétaire. Il y a aussi ce qu'on est convenu d'appeler des droits personnels, des droits qui sont attachés à la personne de celui qui en est le propriétaire. Quant on est en matière de dommages corporels, c'est de cela qu'on parle ici, c'est évident qu'il faut faire référence à un droit personnel.

Donc, lorsque le propriétaire du droit personnel décède, le droit s'éteint en même temps que lui. C'est pour cela d'ailleurs qu'il y a dans le projet de loi des dispositions qui prévoient que les personnes à charge, les conjoints ont droit à un certain nombre de compensations à compter du décès du travailleur accidenté. Mais le phénomène du droit personnel fait en sorte que, lorsqu'il décède sans avoir été payé, le droit s'éteint en même temps.

Si le travailleur décède d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle et que à la date de son décès, il était médicalement possible de déterminer une séquelle de sa lésion, la commission estime le montant de l'indemnité qu'elle aurait probablement accordée et en verse un tiers au conjoint du travailleur et l'excédent, à parts égales, aux enfants qui sont considérés personnes à charge.

En l'absence de l'un ou de l'autre c'est-à-dire un conjoint ou d'enfants la commission verse le montant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés personnes à charge, selon le cas.

M. Fortier : Dans un cas comme celui-là, ici vous êtes bien spécifique, est-ce qu'une telle indemnité ne devrait pas tomber…

M. Fréchette : Dans la succession?

M. Fortier : … dans la succession, aux héritiers légaux? Ici vous êtes bien spécifique pour dire que cela va aux personnes à charge, est-ce que cela ne devrait pas aller aux héritiers légaux, à moins que… Comme de raison, on peut spécifier dans notre testament qui sont nos héritiers légaux. Mais dans les assurances-vie, parce que, en fait, c'est une indemnité qui est payée et qui tombe un peu dans la même catégorie que les assurances-vie, ou cela peut être payé à des personnes spécifiques, ou cela peut être payé aux héritiers légaux.

Monsieur Fréchette : Voyez-vous, tout cela m'amène à la distinction dont je parlais tout à l'heure, la distinction entre le droit personnel et le droit réel. Dans ce cas-ci, même si par exemple, l'accidenté voulait disposer par testament de l'indemnité forfaitaire qu'il attend de la commission, je ne pense pas qu'il pourrait le faire. Là, on fait une dérogation au principe de l'extinction du droit personnel avec la mort de la personne qui en est détenteur pour dire : Bien, il y a les conjoints et les enfants don t il faut tenir compte. C'est par la loi qu'il faut le faire, cela ne pourrait pas être fait autrement. C'est une dérogation au principe général de l'application du droit personnel et du droit réel dont je viens de parler.

… »

61. Dans l'affaire McKenna, la Cour d'appel vient clarifier l'interprétation à donner au premier alinéa de l'article 91 de la loi, soit lorsque le travailleur décède de sa lésion, en l'occurrence, d'une maladie professionnelle pulmonaire, et madame McKenna était la conjointe du travailleur décédé.

62. De l'avis du tribunal, cette décision de la Cour d'appel n'est pas applicable au litige dont il est saisi. En effet, dans notre dossier, le travailleur n'est pas décédé des suites de sa lésion professionnelle mais d'une cause totalement étrangère à celle-ci.

63. Ce n'est donc pas l'article 91 premier alinéa qui trouve ici application mais les alinéas 2 et 3, au moment de son décès, le travailleur n'avait ni conjoint ni enfant à charge. Les conditions d'application pour le paiement de l'indemnité pour dommages corporels sont ici très claires mais ne sont malheureusement pas rencontrées.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

REJETTE la requête de la succession de monsieur Jean-Guy Roger;

CONFIRME la décision rendue le 28 novembre 2000 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail, à la suite d'une révision administrative;

DÉCLARE que la succession de monsieur Jean-Guy Roger n'a pas droit au paiement de l'indemnité pour dommages corporels en raison du décès de monsieur Jean-Guy Roger; »

(références omises)

PRÉTENTION DES PARTIES

[6]                Les motifs invoqués par les liquidateurs à l'appui de leur requête peuvent se résumer essentiellement ainsi :

1.      l'interprétation donnée par l'instance administrative et la CLP à l'article 91 de la Loi est déraisonnable. La décision d'écarter l'indemnisation du dommage corporel est manifestement déraisonnable en ce qu'elle fait dépendre le droit à la créance de son acquittement avant le décès ou d'actes sur lesquels le travailleur n'a aucun contrôle.

2.      en statuant que la décision du 3 février 2000 ne constituait pas une reconsidération de celle du 6 décembre 1999 alors qu'il n'y avait ni absence de connaissance ni erreur relative à un fait essentiel, la CLP a déraisonnablement fait une distinction entre la déclaration d'un droit et sa créance et a considéré, de façon manifestement déraisonnable, l'article 91 que comme une simple modalité particulière de paiement.

3.      la CLP a enfreint les principes de justice naturelle en ayant recours aux notes de la Commission permanente de l'économie et du travail pour fonder son interprétation de l'article 91 de la Loi, sans donner la possibilité aux parties d'apporter leurs commentaires et observations.

[7]                Quant à la CALP, elle soutient que la norme de contrôle applicable à la révision judiciaire de ses décisions est celle de l'erreur manifestement déraisonnable et que la portée de cette norme en matière d'interprétation d'une disposition se situant à l'intérieur de sa compétence exclusive et spécialisée n'autorise le tribunal de révision à intervenir que si la décision attaquée ne trouve aucun appui dans la loi, ce qui, selon elle, n'est pas le cas ici. Concernant l'utilisation des travaux préparatoires dans l'interprétation des lois, la CLP estime qu'ils peuvent être consultés sans restriction ni quant aux circonstances où cette consultation est permise ni quant aux fins pour laquelle elle peut être faite. Elle s'en rapporte à l'ouvrage du professeur Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e éd., Les éditions Thémis, 1999, pp. 549-555.

[8]                De son côté, la CSST répond ainsi aux motifs invoqués par les liquidateurs :

1.      il relève de sa compétence exclusive d'interpréter l'article 91 de la Loi et il n'est pas manifestement déraisonnable de distinguer les conséquences découlant de chacune des situations prévues à cet article. D'abondant, l'interprétation de la CLP dans le présent dossier est conforme à sa jurisprudence largement majoritaire.

2.      la CLP a rendu la bonne décision en statuant que la décision rendue par la CSST, le 3 février 2000, ne constitue pas une reconsidération de la décision du 6 décembre 1999. Tel que mentionné dans l'arrêt McKenna, plaide-t-elle, le travailleur avait acquis le droit à une indemnité pour préjudice corporel dès sa réclamation, et c'est ce droit qui lui est reconnu dans la décision du 6 décembre 1999, puisqu'il s'agit d'une déclaration de droit. La décision du 3 février 2000, soutient-elle, porte sur un tout autre sujet, soit le droit des personnes nommément prévues à la Loi de recevoir l'indemnité qui leur est dévolue.

3.      les débats parlementaires, les rapports des commissions d'enquête ou d'une commission de réforme sont des documents juridiques publics dont la CLP peut prendre connaissance d'office.

ANALYSE

Première question : la décision administrative en regard de l'interprétation de l'article 91 est-elle manifestement déraisonnable?

[9]                Il ne porte pas à controverse que la norme applicable en la matière est celle de l'erreur manifestement déraisonnable au sens donné à cette expression par la jurisprudence (McKenna c. Commission des lésions professionnelles de la sécurité du travail, C.A.Q. 200-09-003233-001, le 26 octobre 2001, p. 11, no 65).

[10]            En tout respect pour l'opinion de la CLP, le tribunal juge que l'enseignement de la Cour d'appel dans l'affaire McKenna quant à l'interprétation de l'article 91 de la Loi trouve application en l'espèce, même si le travailleur, Monsieur Dionne, est décédé des suites de ses lésions professionnelles, qu'il laissait une conjointe, alors que Monsieur Roger est décédé d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle et n'a laissé ni conjoint ni enfant à charge.

[11]            Dans le présent cas, tout comme dans l'affaire McKenna, la CLP a considéré que le droit à une indemnité pour préjudice corporel prend fin et s'éteint par la mort du travailleur. Pareille interprétation a été écartée par la Cour d'appel, pour les motifs donnés par Monsieur le juge Baudouin :

« 66. L'appelante plaide que le texte de l'article 91 prête à interprétation et attaque, à cet égard, le sens et la portée que lui donnent l'intimée et la mise en cause. Il faut comprendre que, selon l'interprétation de la CLP, le droit à une indemnité pour dommages corporels prendrait fin et donc s'éteindrait par l'arrivée du terme que constitue la mort du travailleur. Lors de l'audition, la mise en cause, tout en admettant qu'une telle situation pouvait créer certaines injustices eu égard aux délais parfois importants avant que l'indemnité ne soit versée, a plaidé que c'était là, sans nul doute, la volonté claire du législateur. Le texte ne s'appliquerait que dans le cas où le travailleur décède pour une raison autre que la lésion professionnelle et, qu'au moment du décès, il était impossible d'évaluer les effets de sa lésion.

67. L'appelante lui reproche de confondre le droit à l'indemnité qui, selon elle, naît du dépôt de la demande (quitte ensuite à ce que les conditions précises du droit soient subséquemment reconnues) et le paiement de celle-ci. Elle argumente que, vu les délais nécessaires à la vérification et à l'approbation de la demande, le droit à l'indemnité dépend exclusivement de la rapidité du traitement de la demande et de la résistance de la santé du travailleur. En d'autres termes, selon les mots mêmes de l'appelante, M. Dionne aurait perdu droit à l'indemnité parce qu'il n'a pas survécu aux délais et à un cancer particulièrement agressif.

68. En ce qui concerne les délais, il faut rappeler que M. Dionne a déposé sa réclamation le 3 mars 1983 et est décédé le 19 décembre de la même année, donc qu'il s'est écoulé un peu plus de 10 mois entre les 2 événements, ce qui, selon l'intimée et la mise en cause, constitue un délai administratif acceptable. On notera, en outre, que pour éviter au travailleur de perdre des droits en raison de délais institutionnels excessif chargés des évaluations, la CLP accorde, malgré tout ce qui était dû dans de tels cas. (Succession Adrien Tanguay et Mines Molybdinite de Preissac et CSST - CALP -11453-8812, du 21 février 1991.)

69. Avec égards pour l'opinion contraire, je suis d'avis que l'interprétation donnée par l'instance administrative à l'article 91 est déraisonnable et voici pourquoi.

70. Soutenir que le décès met fin automatiquement à toute réclamation pour dommages corporels est faire dépendre le droit à l'indemnité de la conjonction de deux événements sur lesquels le réclamant n'a aucun contrôle, soit le délai de traitement de la réclamation d'une part et le décès, d'autre part. Ainsi, le droit qu'accorde clairement le législateur dépendrait de la rapidité avec laquelle la démarche est évaluée et de la résistance physique du réclamant.

71. Ce résultat, me semble-t-il, est absurde et  il eût été facile, si telle était la volonté du législateur d'être beaucoup plus précis dans la formulation du premier alinéa de l'article 91. Si le droit naît avec la réclamation, la constatation subséquente de l'existence de toutes les conditions pour que l'indemnité puisse être réclamée ne fait que confirmer ou, le cas échéant, infirmer celui-ci. Par la suite, si ce droit est constaté même après le décès du travailleur, il me semble logique d'affirmer que la créance qu'il représente était due dès le moment où la demande a été faite. L'adjudication sur les conditions de l'ouverture du droit de réclamer l'indemnité est simplement déclaratoire puisqu'elle vise à constater l'existence de certains faits ou non constitutive de droit.

72. On imagine (et je ne veux naturellement pas passer pour avoir dit qu'il s'agit de la réalité) que le versement de l'indemnité du travailleur pourrait aussi dépendre de la longueur des contestations par l'employeur et de la bonne ou mauvaise volonté des fonctionnaires en charge du dossier.

73. L'interprétation donnée à l'article 91 me semble donc manifestement déraisonnable lorsqu'on l'analyse sur le plan des principes juridiques (le droit à la créance naîtrait de son acquittement avant le décès) et de ses effets (le droit à la créance dépendrait d'actes sur lesquels le réclamant n'a aucune espèce de contrôle).»

[12]            Appliquant l'enseignement de la Cour d'appel au présent cas, le tribunal juge que l'interprétation donnée à l'article 91 par la CLP et la CSST est manifestement déraisonnable au plan des principes juridiques et de ses effets.

[13]            En l'espèce, Monsieur Roger avait déposé, avant son décès, sa réclamation pour une aggravation de sa lésion professionnelle et les séquelles de celle-ci étaient médicalement déterminées. Son droit à une indemnité pour aggravation de son préjudice corporel était donc né, une créance lui devenait immédiatement due (art. 83 et 88) et celle-ci faisait dès lors partie de son patrimoine, quitte à ce que la CSST en établisse le montant en fonction des séquelles déjà déterminées (art. 88, 89 et 224).

[14]            Dès l'ouverture de la succession de Monsieur Roger, ses liquidateurs testamentaires ont été saisis de son patrimoine (625 et 777 C.c.Q.) et ont eu qualité pour intenter les recours qui lui appartiennent.

[15]            Contrairement à ce que prétend la CSST, le premier alinéa de l'article 91 ne se trouve pas pour autant vidé de son sens, mais, il est plutôt appliqué en fonction des articles 83 et suivants et de manière à ne pas vider ceux-ci de leur sens.

Deuxième et troisième questions.

[16]            Vu la réponse donnée par le tribunal à la première question, il devient superflu de statuer sur celles-ci.

 

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

 

            ACCUEILLE la requête;

 

            CASSE ET ANNULE la décision rendue par l'intimée, le 4 décembre 2001, produite comme pièce R-6;

 

            DÉCLARE que l'indemnité pour préjudice corporel prévue à l'article 83 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles fait partie du patrimoine de feu M. Jean-Guy Roger et est payable à sa succession;

 

            ORDONNE à la mise en cause de verser à la succession de M. Jean-Guy Roger l'indemnité pour préjudice corporel et les intérêts prévus par la Loi;

 

            CONDAMNE la mise en cause aux dépens mais sans dépens contre l'intimée;

 

 

 

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CLÉMENT TRUDEL, j.c.s.

 

 

 

 

 

 

 

Laporte & Lavallée

Maître André Laporte

Avocats de la requérante

 

Levasseur Verge

Maître Claude Verge

Avocats de l'intimée

 

Panneton, Lessard

Maître Benoît Boucher

Avocats de la mise en cause

 

Date d’audience :

7 juin 2002

 

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.