Décision

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9223-0812 Québec inc. c. 9245-8678 Québec inc.

2015 QCCS 748

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT

DE QUÉBEC

 

 

 

N° :

200-17-018840-132

 

DATE :

3 MARS 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

CLÉMENT SAMSON, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

 

9223-0812 QUÉBEC INC.

et

SYNDICAT DES COPROPRIÉTAIRES LE SOMMET II

et

NANCY LACHANCE

et

MARC LACHANCE

Demandeurs

c.

9245-8678 QUÉBEC INC.

et

VILLE DE SAINT-AUGUSTIN-DE-DESMAURES

Défenderesses

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT SUR REQUÊTE EN REJET D'UN RAPPORT D'EXPERTISE

______________________________________________________________________

 

[1]           Le rapport d'expertise d'un urbaniste est-il recevable en preuve ou doit-il être retiré du dossier judiciaire parce qu’il contient des opinions juridiques?

LE CONTEXTE

[2]           En août 2013, les demandeurs, 9223-0812 Québec inc., Syndicat des Copropriétaires le Sommet II, Monsieur Marc Lachance et Madame Nancy Lachance (demandeurs) poursuivent la défenderesse 9245-8678 Québec inc. (défenderesse) afin qu’elle cesse les travaux de construction du bâtiment intitulé « Humania Phase II » et que soit ordonnée la démolition des travaux de ce même bâtiment. La Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures (Ville) est poursuivie puisqu'elle a émis les permis nécessaires à cette construction.

[3]           Le 9 décembre 2014, un nouveau rapport d’expertise rédigé par l'urbaniste Denis Blouin est produit par les demandeurs. Ce rapport reprend le contenu des rapports d'expertise précédents déposés au dossier de la Cour.

[4]           Le 11 décembre 2014, forts de ce dernier rapport, les demandeurs déposent une requête introductive d'instance ré-réamendée demandant de plus l'annulation des permis de construction, d'aménagement paysager, de rénovation, de lotissement et de démolition du bâtiment « Humania Phase II » puisqu'il contrevient à la réglementation municipale.

[5]           La Ville, supportée par la défenderesse, demande le rejet de ce rapport d'expertise, plaidant essentiellement que l'urbaniste rend une opinion juridique, ce qui est du ressort exclusif du juge qui entendra cette affaire.

[6]           Les demandeurs contestent la requête de la Ville prétendant que l'urbaniste, dans le cadre de sa sphère de spécialité, porte un regard critique sur la construction à la lumière de la réglementation en vigueur.

ANALYSE ET DISCUSSION

Le droit

[7]           Un rapport d’expertise déposé au dossier de la Cour constitue la porte d’entrée du témoignage éventuel de son auteur devant le juge qui procédera à l’audition au mérite.

[8]           Comme nous le rappelle la Cour d'appel[1], il appartient au juge du mérite de statuer sur la pertinence, l'utilité, la nécessité et la valeur probante d'un rapport d'expertise.

[9]           La règle de prudence rappelée par la Cour d’appel ne doit pas pour autant empêcher le Tribunal d’exercer ses responsabilités s’il considère que le rapport d’expertise ne sera d’aucune utilité au juge qui sera saisi de ce dossier au mérite[2].

 

[10]        Le Tribunal doit donc agir avec la plus grande prudence avant de conclure au rejet pur et simple du rapport d'expertise de l'urbaniste préalablement à l'audition au mérite du dossier.

[11]        Si le rapport d’expert est ainsi rejeté, cela équivaudra en principe, exception faite quant à des aspects factuels du dossier constatés par l’expert (qui ne sera pas considéré ainsi à cet égard), à la non-admissibilité de son témoignage.

[12]        Comme le rappelle l'auteur Jean-Claude Royer, la condition de la recevabilité d'une expertise est que celle-ci soit de nature à aider le Tribunal à comprendre les faits et à apprécier la preuve :

« Le témoin expert est celui qui possède une compétence spécialisée dans un secteur donné d'activité et qui a pour rôle d'éclairer le Tribunal et de l'aider dans l'appréciation d'une preuve portant sur des questions scientifiques ou techni-ques. Cette définition atteste l'existence des conditions préalables à la receva-bilité de ce témoignage, soit l'utilité de l'expertise, la qualification et l'impartialité du témoin. »[3]

[13]        Les rapports d’expertise sont utiles dans des domaines qui ne sont pas de nature juridique lorsque l’on pense, par exemple, aux questions techniques ou médicales.

[14]        Lors de l’audition au mérite de ce dossier, le nouveau Code de procédure civile sera vraisemblablement entré en vigueur. Or, celui-ci codifie un principe qui prévaut avant son entrée en vigueur, celui de l’utilité du rapport d’expertise :

« 231. L'expertise a pour but d'éclairer le tribunal et de l'aider dans l'appréciation d'une preuve en faisant appel à une personne compétente dans la discipline ou la matière concernée.

L'expertise consiste, en tenant compte des faits relatifs au litige, à donner un avis sur des éléments liés à l'intégrité, l'état, la capacité ou l'adaptation d'une personne à certaines situations de fait, ou sur des éléments factuels ou matériels liés à la preuve. Elle peut aussi consister en l'établissement ou la vérification de comptes ou d'autres données ou porter sur la liquidation ou le partage de biens. Elle peut également consister en la vérification de l'état ou de la situation de certains lieux ou biens. »

[15]        A contrario, quand le rapport d’expertise porte sur des questions juridiques, il doit être exclu. La raison en est simple : le juge est l’expert en matière juridique[4].

 

[16]        Par exemple, dans l'arrêt IKO Industries Limited c. Produits pour toitures Fransyl ltée[5], la Cour d'appel écarte les rapports qui, de toute évidence, parce que signés par un avocat, un notaire ou un jurisconsulte, usurpent les pouvoirs du juge.

[17]        Dans l’arrêt Landry c. Sainte-Foy[6], il est décidé qu’un témoin expert ne peut témoigner sur l’interprétation à donner à un règlement municipal.

[18]        Pour la même raison, l’expert qui rédige une opinion juridique ne pourrait pas davantage livrer ses conclusions devant le Tribunal[7]. À quoi sert-il de permettre qu’un rapport d’expertise demeure au dossier de la Cour si, d’emblée, devant le juge qui sera saisi du dossier au mérite, il ne servira pas à livrer un témoignage, car irrecevable quant au contenu.

[19]        Retirer immédiatement un rapport d’expertise portant uniquement sur des questions juridiques se justifie aussi par le fait que le juge qui doit entendre une affaire ne doit pas être davantage biaisé par un rapport qui se substitue au rôle qu’il doit jouer[8].

[20]        Comme le fait remarquer à juste titre Madame la Juge Marie-Christine Laberge, j.c.s.[9], repris dans l'arrêt Construction Dynamo inc. c. Turbocristal inc.[10], une partie ne subit pas plus d'inconvénients si les allégations contenues dans un rapport d'expertise apparaissent à une procédure ou un exposé des questions en litige.

[21]        Il est vrai toutefois que, dans le jugement Chambly Toyota inc. c. Ville de Carignan[11], Monsieur le Juge Gilles Mercure, saisi d'une affaire sur le fond, discute d'un rapport d'expertise produit par un expert qui discute du caractère légal d'une construction sur laquelle le Tribunal est appelé à statuer. Il écrit :

« Le Tribunal est bien conscient qu'il n'est pas lié par ni l'une ni l'autre de ces conclusions des experts et que c'est à lui seul qu'il incombe de trancher. Cela ne veut pas dire cependant que l'ensemble des témoignages et des expertises de ces deux urbanistes seraient inadmissibles en preuve. Le Tribunal considère plutôt que ces témoignages peuvent lui être utiles à plusieurs égards pour l'éclairer sur la structure du règlement sous étude et l'aider ainsi à rendre la décision finale quant au sens à donner aux dispositions pertinentes. Certes, le Tribunal ne peut demander à ces experts de dire le droit à sa place, de définir les pouvoirs donnés à une ville par l'article 113 de la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme ni de décider du sens qu'il faut donner à tel ou tel article du règlement municipal concerné. Cependant, ces experts sont des experts en leur domaine. À ce titre, ils ne peuvent éclairer le Tribunal sur les usages et les contraintes urbanistiques auxquelles ils sont confrontés quotidiennement lorsqu'ils assistent des municipalités dans l'élaboration de schémas, de plans et de règlements d'urbanisme. Ils sont rompus aux termes techniques et usuels utilisés dans leur domaine de compétence, ils ont l'habitude de la rédaction de ce type de règlements et de la confection de grilles de spécifications. De la même manière qu'un linguiste peut éclaire le Tribunal sur l'étymologie et le sens des mots, sans interpréter à sa place une clause ou un contrat litigieux. Le Tribunal considère que le témoignage de ces experts de chacune des parties est ici non seulement admissible en preuve mais également utile et pertinent. »

(notre soulignement)

[22]        Avec respect pour cette opinion, la seule utilité d’un rapport d’un urbaniste porte sur les pratiques et usages urbanistiques et non sur l’interprétation d’un règlement municipal.

Le rôle d’un urbaniste

[23]        L'article 37 du Code des professions[12] spécifie que tout membre de l'Ordre professionnel des urbanistes du Québec peut, notamment, fournir au public des services professionnels comportant l'application des principes et des méthodes d'aménagement d'utilisation du territoire urbain ou à urbaniser.

[24]        Eu égard à la géographie, aux obstacles naturels, aux constructions déjà implantées, en tenant compte d'une vision à long terme du développement d'un territoire, l'urbaniste est appelé à formuler des recommandations afin de proposer un encadrement juridique qui assurera le développement harmonieux du territoire pour lequel il doit faire des recommandations.

[25]        Le Tribunal peut concevoir qu'un urbaniste formule des recommandations et, à la limite, rédige des textes qui peuvent devenir des règlements municipaux d'urbanisme en tenant compte des principes et méthodes d'aménagement généralement reconnus dans le domaine.

[26]        Qu’en est-il toutefois de l'urbaniste qui analyse un règlement d'urbanisme et en formule son interprétation? Peut-il être assimilé à un avocat, notaire ou jurisconsulte dont le témoignage n'est pas permis?

[27]        Seul l’examen détaillé du rapport de l’expert urbaniste permet de statuer sur la portée de son témoignage éventuel.

 

 

Le contenu du rapport d'expertise

[28]        En soi, le rapport d'expertise, outre de rapporter les passages pertinents des nombreux règlements municipaux, décrit le projet « Humania » et le processus d'approbation qui a mené à l'émission des permis sur lesquels se fondent les défendeurs pour justifier la légalité de leur projet.

[29]        Par la suite, le rapport commente les failles découvertes par l'urbaniste dans le processus d'autorisation. Ce sont des constatations juridiques à partir de la preuve documentaire.

[30]        À la lumière de la connaissance des lieux et de la réglementation, l'urbaniste tire des conclusions quant au respect de la réglementation municipale applicable. L’expert émet l'opinion, à la lumière des définitions contenues au règlement d'urbanisme, que les bâtiments des Phases II et III constituent des bâtiments principaux isolés et que, par conséquent, il y a contravention au règlement puisqu'il ne pourrait y avoir, sur le même lot, deux immeubles principaux.

[31]        Ensuite, il se prononce sur le fait que le lotissement des lots sur lesquels sont construits les bâtiments ne répond pas au règlement de lotissement de la Ville en ce que ces lots, tels que découpés, ne touchent pas à la ligne d'emprise de rue.

[32]        Finalement, en fonction des définitions de « rez-de-chaussée », « cave » et « sous-sol », la hauteur des bâtiments de la Phase II du Projet Humania est de 9 étages, alors que le règlement n'en permet que 8.

[33]        Aussi, l’expert calcule le pourcentage d'occupation du sol des Phases II et III du projet Humania en se fondant sur les définitions de « superficie d'un bâtiment », « bâtiment accessoire ou complémentaire » et « garage privé ». Cela le conduit à déclarer que l'occupation des bâtiments des Phases II et III du projet Humania atteint 32,2 % de la superficie de terrain, alors que le règlement n'en permet que 20 %.

[34]        Finalement, les conclusions de ce rapport se lisent ainsi :

« A-   Émission des permis et certificats

Plusieurs erreurs fondamentales se sont produites dans le cadre du processus d'émission des permis et certificats :

1.      Des formulaires de permis comportent des informations erronées.

2.      Des documents incomplets ont été acceptés pour les fins d'émission de permis.

 

 

3.      Des procédures du règlement relatif aux PIIA n'ont pas été respectées lors de l'émission de permis.

4.      La facturation n'a pas été effectuée correctement lors de l'émission de permis.

  B-   Analyse règlementaire

Notre analyse concernant les phases 2 et 3 du projet Humania en arrive aux conclusions suivantes :

1.      Il y a deux bâtiments sur le lot 4 618 477 des phases 2 et 3 du projet Humania, lors de l'émission du permis 2013-00224. Les deux bâtiments multifamiliaux isolés des phases 2 et 3 du projet Humania ne sont pas implantés sur des lots distincts. Les phases 2 et 3 du projet Humania ne constituent pas une opération d'ensemble.

2.      La hauteur du bâtiment de la phase 2 du projet Humania est de 9 étages, alors que la hauteur maximale permise est de 8 étages.

3.      L'occupation du sol des phases 2 et 3 du projet Humania correspond à 32,2 % de la superficie du lot 4 618 477, soit 12,2 % de plus que la norme maximale de 20 % de la superficie du lot, ce qui correspond à 161 % de la norme maximale d'occupation du sol. »

Application des principes juridiques retenus eu égard au rapport d'expert

[35]        Quelle partie du rapport de l’expert justifie sa présence dans le présent dossier?

[36]        Excluons d’entrée de jeu les extraits des règlements municipaux. Ce sont des écrits authentiques qui se prouvent par leur simple dépôt.

[37]        Les faits relatés ou la présentation des données techniques de ce dossier justifient-ils un rapport d’expertise?

[38]        Le rapport de l’expert tire des conclusions à partir de faits qu’il constate ou que l’on retrouve dans les plans déposés au dossier de la Cour ou dans celui de la municipalité.

[39]        Les faits que l’expert constate sont visibles ou peuvent être calculés par une personne avertie. Que ce soit une dimension, une longueur ou une hauteur, un témoin ordinaire est en mesure de présenter ces faits, avec photo à l'appui, par exemple. Quant aux plans déposés, point besoin d’être expert pour relever les longueurs, superficies ou hauteurs qu’ils contiennent.

 

 

[40]        On ne peut justifier la présence d'un expert pour simplement constater des faits qui, règle générale, ne sont pas contestables puisque ce qui est débattu dans le présent dossier est un immeuble, donc statique avec des données quantifiables.

[41]        Cela dit, que le rapport d’expertise soit ou non rejeté par le Tribunal, cela n’empêche pas l’expert de témoigner, à titre de témoin de fait, sur les longueurs et superficies qu’il a pu personnellement mesurer.

[42]        Finalement, retrouve-t-on des conclusions qui justifient le dépôt de ce rapport?

[43]        Le rapport de l’expert ne fait aucune référence aux normes et usages urbanistiques sur lesquels seul un urbaniste peut porter un jugement professionnel en vue d’aider le Tribunal à décider de cette affaire.

[44]        Les conclusions tirées par l’expert sont uniquement de nature juridique. Or, seul le Tribunal est en mesure de le faire en interprétant les règlements applicables.

[45]        Quel que soit l’enjeu de ce dossier, aucune règle de proportionnalité ne peut justifier la présence d’un rapport qui conclut à la place du juge.

[46]        Les demandeurs ont probablement eu raison de retenir les services d'un urbaniste pour leur indiquer les éléments qui, à son avis, ne sont pas respectés eu égard à la réglementation municipale.

[47]        Bien que vraisemblablement utile pour la préparation de la position des demandeurs, le rapport de l’expert Denis Blouin n’est pas utile au Tribunal et doit être retiré du dossier.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[48]        ACCUEILLE la requête en rejet du rapport d’expertise;

[49]        DÉCLARE irrecevable le rapport de l'urbaniste Denis Blouin;

[50]        LE TOUT, avec dépens.

 

 

 

CLÉMENT SAMSON, j.c.s.

 

BCF, Casier # 12

Me Isabelle Landry

Procureurs des demandeurs

 

Hickson Noonan, Casier # 2

Me Frédéric Desgagné

Procureurs de la défenderesse 9245-8678 Québec inc.

 

Tremblay Bois Mignault Lemay, Casier # 4

Me Lahbid Chetaibi

Procureurs de la défenderesse Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures

 

Date d’audience :

25 février 2015

 



[1]     Burla c. Canadien Pacific Railways, AZ-03019027.

[2]     Couture c. Banque canadienne impériale de commerce (CIBC), 2001 QCCS 956.

[3]     ROYER, Jean-Claude, La preuve civile, 4e éd., Éditions Yvon Blais 2008, p. 325-326.

[4]     Fournier c. Lamonde, REJB 2004-60097.

[5]     2007 QCCA 576.

[6]     EYB 2010-183893.

[7]     Wightman c. Widdrington, EYB 2009-164674, par 11.

[8]     TESSIER, Pierre et DUPUIS, Monique, Les qualités et les moyens de preuve - Le témoignage, Preuve et procédure, Collection de droit 2013-2014, École du Barreau du Québec, vol. 2, 2013, p.42.

[9]     SKW Canada inc. c. Compagnie d'assurance Continentale du Canada inc. (REJB 1997-00786 (QCCS)); voir aussi Pellemans c. Lacroix 2009 QCCS 5674, par. 20.

[10]    AZ-50279053.

[11]    AZ-97021773.

[12]    RLRQ, c. C-26.

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