Décision

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Jalbert et CSST - Soutien à l'imputation

2007 QCCLP 1381

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Montréal

28 février 2007

 

Région :

Montréal

 

Dossiers :

286668-71-0604      288976-71-0605

 

Dossier CSST :

122604838

 

Commissaire :

Anne Vaillancourt, avocate

 

Membres :

Jacques Garon, associations d’employeurs

 

Robert Côté, associations syndicales

______________________________________________________________________

 

 

 

Gisèle Jalbert

 

Partie requérante

 

 

 

et

 

 

 

CSST - Soutien à l’imputation

 

Partie intéressée

 

 

 

et

 

 

 

Commission de la santé

et de la sécurité du travail

 

Partie intervenante

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

 

Dossier 286668

[1]                Le 10 avril 2006, madame Gisèle Jalbert dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle elle conteste une décision rendue le 28 février 2006 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) à la suite d’une révision administrative.

[2]                Par cette décision en révision, la CSST confirme la décision initialement rendue le 4 novembre 2005.  À cette dernière date, la CSST reconsidérait trois décisions antérieurement rendues par la CSST les 3 mai 2004, 20 mai 2004 et 16 juin 2004.  La CSST déclarait que madame Jalbert n’était pas la conjointe de monsieur François Houde au moment du décès de celui-ci le 15 juillet 2002 et que, par conséquent, elle n’avait pas droit de recevoir une rente mensuelle en vertu de l’article 101 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi), ni un montant forfaitaire selon les termes de l’article 98 de la loi, ni non plus au remboursement de dépenses imprévues selon l’article 109 de la loi, en l’occurrence des frais funéraires.

Dossier 288976

[3]                Le 11 mai 2006, madame Jalbert dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle elle conteste une décision rendue le 27 avril 2006 par la CSST à la suite d’une révision administrative.

[4]                Par cette décision en révision, la CSST confirme la décision initialement rendue le 30 novembre 2005 lui réclamant la somme de 59 622,96$ pour les indemnités reçues sans droit en vertu des articles 101 et 109 de la loi. 

[5]                À l’audience tenue devant la Commission des lésions professionnelles les 12, 13, 14, 15 et 16 février 2007 à Montréal, madame Jalbert et la CSST étaient représentées.  La cause a donc été mise en délibéré à cette date, le 16 février 2007.

 

L’OBJET DE LA CONTESTATION

Dossiers 286668 et 288976

[6]                La représentante de madame Jalbert soumet que la décision rendue par la CSST en reconsidération est illégale parce qu’elle excède le délai de 90 jours prévu par la loi.

[7]                Subsidiairement, elle demande à la Commission des lésions professionnelles de reconnaître que madame Jalbert était la conjointe de monsieur François Houde au moment de son décès et qu’elle a droit à une rente mensuelle, un montant forfaitaire et au remboursement des frais funéraires en vertu de la loi.

L’AVIS DES MEMBRES

[8]                Le membre issu des associations syndicales et le membre issu des associations d’employeurs sont tous deux d’avis de rejeter la requête présentée par madame Jalbert.

[9]                Concernant la reconsidération, ils sont d’avis qu’il aurait été déraisonnable que la CSST prenne la décision de reconsidérer le paiement des indemnités de décès sur la simple dénonciation de Francis Houde, puisque, de toute évidence, cette question est controversée.  Le délai doit donc se computer à partir du dépôt du rapport d’enquête qui permettait à la CSST de conclure que madame Jalbert n’était pas « conjointe » au sens de la loi.

[10]           Ils sont d’avis que la preuve prépondérante démontre qu’elle n’était plus la conjointe de monsieur François Houde au moment du décès de celui-ci.  La preuve documentaire démontre qu’il y avait eu séparation et qu’ils habitaient à deux adresses différentes depuis le mois de décembre 2001.  Madame Jalbert a présenté des déclarations inexactes quant à son adresse pour suggérer qu’il n’y avait pas eu interruption de la vie commune.

[11]           Malgré qu’il ne fasse aucun doute que madame Jalbert ait été présente auprès de monsieur Houde durant sa maladie jusqu’à son décès, la preuve établit qu’ils ne faisaient plus vie commune.

LES FAITS NON CONTESTÉS

[12]           En raison de la nature particulière du dossier et en tenant compte du fait qu’un grand nombre des témoins entendus sont les membres d’une famille, pour ne pas alourdir le texte et pour plus de clarté, les prénoms seront parfois utilisés pour désigner les personnes, selon le contexte.

[13]           Gisèle Jalbert (Gisèle) et François Houde (François) se sont rencontrés dans les années 1989 et ils ont fait vie commune jusqu’à ce que Gisèle déménage dans un condominium dont elle est l’unique propriétaire en décembre 2001, situé au 1150 Oscar-Benoît, unité 302, à Montréal.

[14]           Après le déménagement de Gisèle, François a conservé la résidence où habitait le couple depuis plusieurs années et dont il a toujours été l’unique propriétaire, au 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles.

[15]           Avant son union avec Gisèle, François a été marié durant plus de 20 ans à madame Suzanne Therrien et sont nés de leur union trois enfants : Francis en 1964, Daniel en 1965 et Julie en 1973.  Un jugement de divorce les concernant a été rendu en 1990.

[16]           François a œuvré toute sa vie dans le secteur de la construction et y a exercé le métier de plombier.

[17]           Il prend sa retraite en juin 1997, mais continue à prendre des contrats occasionnellement.

[18]           Le 18 octobre 2001, devant notaire, François signe un testament et un mandat d’inaptitude.  Le nom de Gisèle n’apparaît ni dans le testament ni dans le mandat d’inaptitude.  François nomme son fils Francis exécuteur testamentaire et mandataire.

[19]           Au cours de l’automne 2001, François commence à éprouver des problèmes de santé qui ne sont pas encore bien diagnostiqués. 

[20]           À la suite d’une investigation médicale, François apprend en mai 2002 qu’il est atteint d’une maladie pulmonaire, soit un mésothéliome malin, et qu’il ne lui reste que quelques mois à vivre.

[21]           François continue de résider dans sa demeure au 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles grâce à l’aide de ses enfants et de parents, mais plus particulièrement de son fils Francis et de Gisèle qui assurent une présence plus constante auprès de lui.

[22]           Les faits entourant le dépôt de la réclamation à la CSST sont litigieux.  Mais un  formulaire de réclamation à la CSST pour maladie professionnelle (amiantose) est signé par François Houde le 27 juin 2002.  Sur ce formulaire, madame Gisèle Jalbert est identifiée comme étant la conjointe de fait avec mention de son adresse au 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles. 

[23]           Me Robert Fauteux a été consulté avant le dépôt de la réclamation du travailleur par François avant son décès et le formulaire de réclamation du travailleur a été déposé par Francis au bureau de Me Fauteux qui s’est chargé de l’expédier à la CSST. 

[24]           Quelques jours avant son décès, François est hospitalisé et décède le 15 juillet 2002. 

[25]           Du bulletin de décès, on peut lire que le travailleur est décédé des suites de sa maladie professionnelle, soit un mésothéliome malin.

[26]           Le mandat de Me Fauteux est litigieux quant à Francis, mais il est le principal répondant dans le dossier CSST.

[27]           Le 13 avril 2004, la CSST rend une première décision adressée à madame Gisèle Jalbert dans laquelle elle reconnaît que François Houde est atteint d’une maladie professionnelle pulmonaire et que le diagnostic est celui de mésothéliome malin.  La CSST déclare aussi qu’il subsistait de la maladie professionnelle pulmonaire une atteinte permanente à l’intégrité physique et que, par conséquent, madame Jalbert a droit à une indemnité pour dommages corporels.

[28]           Le 13 avril 2004, la CSST rend une seconde décision adressée à madame Jalbert dans laquelle elle l’informe que l’atteinte permanente a été évaluée à 172,50 % et que ce pourcentage donne droit à une indemnité pour dommages corporels au montant de 53 071,20 $.

[29]           Le 3 mai 2004, la CSST rend une décision adressée cette fois à la succession François Houde à l’adresse de madame Jalbert sur la rue Oscar-Benoît à Montréal.  La CSST informe la succession que la réclamation pour décès est acceptée, car le décès est relié à la lésion professionnelle.  En conséquence, une indemnité forfaitaire de 81 214,00 $ est payable, ainsi qu’une somme de 1 624,00 $ pour des dépenses imprévues et le montant maximal pour des frais funéraires de 2 436,00 $.

[30]           Le 20 mai 2004, la CSST rend une décision adressée à la succession François Houde déterminant le montant de la rente mensuelle à 567,18 $.

[31]           Le 10 juin 2004, Me Fauteux demande une reconsidération du montant de la rente mensuelle et du montant forfaitaire.

[32]           Le 16 juin 2004, la CSST reconsidère sa décision et fixe le montant de la rente mensuelle à 1 577,03 $ et le montant forfaitaire à 131 250,00 $.

[33]           Le 8 juillet 2004, monsieur Robert Morin, agent d’indemnisation au dossier, écrit à Me Fauteux pour l’informer que les chèques concernant l’atteinte permanente doivent être adressés à la succession et qu’il ne peut les adresser à madame Jalbert.

[34]           Le 8 juillet 2004, Me Claude Turpin, avocate à la CSST, écrit à Me Fauteux pour l’informer qu’elle lui envoie les deux chèques concernant l’atteinte permanente et que ceux-ci sont payables à la succession.  Elle ajoute que, considérant que la créance était due au travailleur au moment de son décès, le montant est donc transféré à la succession.  Elle précise également qu’il ne peut être question de l’interprétation du deuxième alinéa de l’article 91 de la loi, puisque le travailleur n’est pas décédé d’une cause étrangère à sa lésion professionnelle.

[35]           Monsieur Francis Houde apprend l’existence des chèques au nom de la succession et de madame Jalbert alors qu’il rend visite à Me Fauteux en novembre 2004.

[36]           Insatisfait des services de Me Fauteux, Francis appelle directement la CSST le 9 décembre 2004.  Le nom de Francis Houde apparaît pour la première fois le 9 décembre 2004 au dossier de la CSST.  Monsieur Morin écrit aux notes évolutives qu’il a reçu un appel du fils du travailleur décédé, Francis, qui serait liquidateur testamentaire.  De plus, Francis informe la CSST que, selon, lui madame Jalbert n’était pas conjointe de fait au moment du décès de son père.  Une copie du testament est envoyée à la CSST.

[37]           La CSST confie un mandat d’enquête à monsieur Auray Forcier du Service des enquêtes spéciales à la CSST le 22 juin 2005.

[38]           Monsieur Forcier a complété son rapport d’enquête le 12 octobre 2005.

[39]           Le 4 novembre 2005, la CSST rend une décision dans laquelle elle reconsidère les décisions des 3 et 20 mai 2004 ainsi que celle du 16 juin 2004 considérant que madame Jalbert n’était pas conjointe de fait au moment du décès de monsieur François Houde.

[40]           Le 30 novembre 2005, la CSST réclame la somme de 59 622,96 $ versée en trop.

LA PREUVE ET L’ARGUMENTATION DES PARTIES

[41]           La représentante de madame Jalbert soumet que, malgré le déménagement de celle-ci en décembre 2001, il n’y a pas eu séparation du couple ni interruption de la vie commune puisque François et Gisèle vivaient aux deux endroits, au 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles et au 1150 Oscar-Benoît à Montréal. 

[42]           La CSST, s’appuyant sur le rapport d’enquête réalisé par monsieur Forcier, prétend qu’il y a eu interruption de la vie commune et séparation du couple en décembre 2001. 

[43]           Le rapport d’enquête est composé d’une preuve documentaire volumineuse.  Il s’agit essentiellement de documents émanant d’organismes publics qui ont été obtenus par l’enquêteur pour éclaircir l’intention des parties en ce qui concerne leur vie commune ou respective. 

[44]           Monsieur Forcier a entendu treize personnes, dont des sœurs et frères, enfants, voisins et la mère des enfants de François.  Une copie intégrale des entrevues a été déposée en preuve, soit sous forme de vidéo ou d’enregistrement sonore.  L’enquêteur a ensuite rédigé un résumé des témoignages qu’il a intégré à son rapport d’enquête.

[45]           À l’audience, la représentante de la CSST a fait entendre huit personnes dont l’enquêteur, monsieur Forcier, qui a repris des éléments de la preuve documentaire.  Aucun des témoins entendus au cours de l’enquête n’a reçu copie du résumé de son témoignage ou de l’enregistrement de celui-ci par l’enquêteur.  Ils ont donc témoigné sans avoir obtenu la transcription de leur déclaration antérieure.  

[46]           La CSST a fait entendre madame Johanne Dagenais, agente de rente à la Commission de la construction du Québec (C.C.Q.), madame Suzanne Therrien, mère des enfants de François, mesdames Louise et Raymonde Houde, sœurs de François, monsieur Pierre Houde, frère de François, monsieur Rolland Clermont, voisin de Gisèle,  et, finalement, Francis Houde, fils de François.

[47]           La représentante de madame Jalbert a fait entendre sept personnes dont  Gisèle, madame Johanne Rees, amie de Gisèle, madame Jeannine Jalbert, sœur de Gisèle, monsieur Louis-Philippe Ouellet, voisin de François, monsieur Michel Roger, ami de François et compagnon de travail, et Me Robert Fauteux.  Madame Jalbert a obtenu de sa représentante une copie intégrale du rapport d’enquête une semaine avant l’audience et a pu prendre connaissance de sa déclaration antérieure auprès de l’enquêteur.

[48]           Il n’apparaît pas nécessaire de reprendre dans son intégralité la preuve documentaire et la preuve testimoniale et il sera plutôt fait référence à celle-ci dans les motifs de la décision.  Toutefois, il est utile d’en faire un bref résumé pour illustrer les deux visions bien différentes qui s’en dégagent.

[49]           Les témoins de la famille de François, particulièrement Francis et Pierre Houde, affirment que François était séparé de Gisèle et que telle était son intention depuis l’automne 2001.  Ils soutiennent qu’il n’y a jamais eu de réconciliation et que Gisèle était présente seulement pour les aider, ce qui n’était pas remis en question, vu qu’elle avait partagé plus de dix ans avec François.

[50]           Plus particulièrement Francis et, indirectement, Suzanne Therrien soutiennent que François avait l’intention de remettre une partie des indemnités de décès à ses petits-enfants.  Il avait été question d’un projet de remariage entre la mère de Francis et son père pour s’assurer que les indemnités soient réclamées et que sa famille puisse en bénéficier.  Par la suite, François aurait décidé que ce serait Gisèle qui serait conjointe et une entente avait alors été conclue avec Gisèle pour qu’elle remette 50 % du montant des prestations de décès à Francis, qui le redistribuerait aux petits-enfants, conformément à l’intention de son père.

[51]           Au contraire, madame Jalbert prétend que François et elle ne se sont jamais séparés malgré son déménagement en décembre 2001.  Elle affirme qu’elle et François vivaient aux deux adresses et qu’il y avait encore cohabitation et partage de leurs dépenses communes.  Elle affirme que, n’eût été de la maladie de François, leur intention était que François achète une propriété à la campagne où elle aurait pu avoir accès les fins de semaine alors qu’elle résiderait à Montréal durant la semaine, considérant qu’elle devait encore y travailler plusieurs années.

[52]           Selon le témoignage de Gisèle et de Me Fauteux, elle n’a jamais consenti à une entente bien que Francis lui ait fait des pressions en ce sens. 

[53]           En argumentation, la représentante de madame Jalbert soumet que la reconsidération est illégale parce que la CSST n’a pas respecté le délai de 90 jours dont elle disposait pour reconsidérer sa décision à partir du moment où elle prend connaissance d’un nouveau fait.  Le fait étant ici la dénonciation par Francis à la CSST que Gisèle n’était pas « conjointe » au moment du décès de François.  Ce fait était donc connu depuis le mois de décembre 2004 et la CSST a manifestement dépassé le délai de 90 jours dont elle disposait en rendant sa décision un an plus tard.  Elle soumet que, selon la jurisprudence, lorsque la CSST dispose des faits nécessaires pour prendre une décision, elle n’a pas l’obligation de recourir à une enquête.

[54]           La représentante de madame Jalbert soumet que la détermination du statut de conjoint doit s’analyser en prenant en considération les habitudes particulières du couple, selon les principes établis dans la décision Tremblay et Donohue inc.[2].  Et, concernant la notion d’« être représenté publiquement comme conjoint », elle réfère à la décision Davrieu et CSST[3] dans laquelle la Commission des lésions professionnelles énonçait que ce constat ne doit pas émaner que des amis ou de la parenté, mais aussi des institutions telles que des institutions bancaires, des compagnies d’assurance ou autres.

[55]           Elle soumet que la preuve testimoniale a établi que Gisèle et François ont continué de faire vie commune et qu’ils vivaient aux deux adresses après le déménagement de Gisèle.  Elle soumet que les dépenses étaient partagées et dépose en preuve des chèques de François à Gisèle entre le déménagement et le décès de François. 

[56]           Quant à une entente de pourcentage, elle soumet que Gisèle a reçu des pressions de Francis pour qu’elle consente à un partage des indemnités de décès selon un pourcentage, mais qu’elle n’a jamais donné son accord. 

[57]           La représentante de la CSST soumet que la reconsidération a été faite dans le délai de 90 jours.  Selon elle, le délai doit se computer à compter du rapport d’enquête.  Elle soumet que le nom de Francis Houde est inconnu de la CSST au moment de son appel en décembre 2004.  Pour la CSST, la succession est alors représentée par madame Jalbert.  Comme la dénonciation de Francis est lourde de conséquence et que des indemnités de décès avaient déjà été versées, il importait pour la CSST de faire les vérifications nécessaires avant de conclure que Gisèle Jalbert n’était pas conjointe de fait au moment du décès.  Elle soumet une décision de la Cour supérieure dans l’affaire Crawford et CLP et Air Canada et CSST[4] où la Cour supérieure ne considère pas comme étant déraisonnable le raisonnement du commissaire qui compute le délai de 90 jours de l’article 365 de la loi à partir du rapport d’enquête qui permettait à la CSST de rendre alors une décision éclairée.

[58]           La représentante de la CSST soumet qu’il est difficile dans le contexte des témoignages entendus, qui sont hautement contradictoires, de départager le vrai du faux.  Elle soumet avec justesse que ces témoignages sont aussi révélateurs du contexte émotif et éprouvant pour tous les proches qui ont entouré la mort de monsieur François Houde, particulièrement dans les derniers moments de sa vie.   Elle invite alors le tribunal à privilégier la preuve documentaire, laquelle permet d’établir plus clairement certains faits significatifs et pertinents aux fins de rendre la décision. 

[59]           Malgré qu’il n’apparaisse pas à première vue pertinent d’établir s’il y avait entente entre madame Jalbert et Francis Houde, cette donnée devient pertinente et explique le contexte dans lequel certaines déclarations ont été signées.  Selon la représentante de la CSST, la preuve établit plutôt qu’il y a eu effectivement entente pour que madame Jalbert puisse faire une réclamation où elle est apparaît comme étant « conjointe ».  La preuve documentaire et testimoniale permet d’arriver à cette conclusion, qui est la plus probable dans le contexte. 

[60]           Elle soumet des décisions dans lesquelles la définition de « conjoint » a été analysée[5].

LES FAITS ET LES MOTIFS DE LA DÉCISION

[61]           La Commission des lésions professionnelles doit d’abord décider si la CSST était bien fondée de reconsidérer le 4 novembre 2005 trois décisions initialement rendues les 3 et 20 mai 2004 et 16 juin 2004.  Ensuite, le tribunal devra déterminer si madame Jalbert était la conjointe au sens de la loi au moment du décès de François Houde.

[62]           Concernant les conditions permettant à la CSST de reconsidérer, elles sont énumérées à l’article 365 de la loi qui se lit comme suit :

365. La Commission peut reconsidérer sa décision dans les 90 jours, si celle-ci n'a pas fait l'objet d'une décision rendue en vertu de l'article 358.3, pour corriger toute erreur.

 

Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'une partie, si sa décision a été rendue avant que soit connu un fait essentiel, reconsidérer cette décision dans les 90 jours de la connaissance de ce fait.

 

Avant de reconsidérer une décision, la Commission en informe les personnes à qui elle a notifié cette décision.

 

Le présent article ne s'applique pas à une décision rendue en vertu du chapitre IX.

__________

1985, c. 6, a. 365; 1992, c. 11, a. 36; 1996, c. 70, a. 43; 1997, c. 27, a. 21.

 

 

[63]           Et, quant au statut de « conjoint », la loi en donne une définition précise à l’article 2 qui se lit comme suit :

2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:

 

« conjoint » : la personne qui, à la date du décès du travailleur:

 

1°   est liée par un mariage ou une union civile au travailleur et cohabite avec lui; ou

 

2°   vit maritalement avec le travailleur, qu'elle soit de sexe différent ou de même sexe, et:

 

a)   réside avec lui depuis au moins trois ans ou depuis un an si un enfant est né ou à naître de leur union; et

 

b)   est publiquement représentée comme son conjoint;

__________

1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27.

 

 

[64]           La Commission des lésions professionnelles considère que la reconsidération est légale et qu’elle respecte le délai de 90 jours.

[65]           Le délai de 90 jours se compute à partir de la connaissance du fait, tel que dit clairement à l’article 365 de la loi.

[66]           En l’espèce, en décembre 2004, monsieur Francis Houde apparaît pour la première fois et se présente comme liquidateur testamentaire en plus de mettre en doute le statut de conjoint de madame Jalbert, alors considérée comme étant conjointe par la CSST.

[67]           La CSST a donc entrepris des vérifications et a demandé des documents à monsieur Francis Houde avant de demander une enquête.

[68]           Tel que le soumet la représentante de la CSST, la question était aussi litigieuse que lourde de conséquences, étant donné que des indemnités avaient déjà été versées.

[69]           Si la CSST avait agi autrement, à savoir reconsidérer sa décision avant de vérifier les informations et de faire une enquête, cela aurait été hautement discutable.  Il était tout à fait approprié dans les circonstances, pour la CSST, d’obtenir toutes les informations pour rendre une décision éclairée. 

[70]           La Commission des lésions professionnelles ne partage pas l’argument présenté par la représentante de madame Jalbert voulant qu’une enquête n’était pas ici nécessaire considérant que la CSST avait en main tous les éléments pour rendre une décision.  Or, justement, le problème réside dans le fait que la CSST a appris en 2004 que les informations fournies sur les formulaires ne reflétaient pas la réalité, du moins concernant l’adresse réelle de madame Jalbert au moment de la réclamation du 27 juin 2002.  De plus, la CSST était en droit de douter de la fiabilité des informations qui lui avaient été transmises à partir du moment où monsieur Francis Houde a fait une dénonciation.

[71]           Au surplus, la Cour supérieure, dans l’affaire Crawford[6] précitée, a déclaré que l’interprétation qu’avait fait le commissaire du délai de l’article 365 de la loi dans un cas similaire n’était pas déraisonnable et ne donnait pas ouverture à la révision judiciaire.  Dans cette affaire, il y avait eu reconsidération après que la CSST ait fait faire une enquête, dont une filature.  Il a été décidé de computer le délai à partir du moment où la CSST avait en main les informations pour rendre une décision éclairée.

[72]           La reconsidération respecte donc le délai de l’article 365 de la loi.

[73]           Quant à la détermination du statut de conjoint, il y lieu de s’en remettre à la définition et à l’interprétation qu’en a fait la jurisprudence.

[74]           Madame Jalbert n’a jamais été mariée au travailleur et ils n’ont pas eu d’enfant.  Pour conclure qu’elle est « conjointe » au sens de la loi, elle doit démontrer les trois conditions suivantes : vivre maritalement avec le travailleur, résider avec lui depuis trois ans et être représentée publiquement comme étant sa conjointe.

[75]           Même s’il peut y avoir plusieurs manières d’être conjoints ou d’entretenir une relation d’engagement amoureux avec une personne, il n’en existe pas autant lorsqu’il s’agit d’examiner la définition prévue à la loi.  Dans cette optique, le tribunal tient à préciser qu’il ne lui appartient pas de déterminer la place réelle qu’occupait Gisèle ou François dans leur vie en 2002 et ce qu’il serait advenu de leurs projets communs ou respectifs, n’eût été de la maladie de François.  Ce qu’il importe ici de décider est si les conditions précédemment énumérées étaient réunies lors du décès de François en juillet 2002.

[76]             Il est intéressant de noter que la définition du terme « conjoint » exige, dans le cas où il y a eu mariage, de démontrer qu’il y a aussi « cohabitation », ce qui donne un sens au but recherché ici par le législateur. 

[77]           Dans la décision Humbert précitée, la Commission des lésions professionnelles faisait le commentaire pertinent suivant concernant les exigences du législateur en ce qui a trait aux indemnités de décès :

[66]      La preuve révèle certes que madame Humbert et le travailleur ont continué à se fréquenter après 1993. Cependant, la loi exige plus que le maintien des liens du mariage et des fréquentations pour reconnaître un statut de conjoint. Elle exige une cohabitation qui n’est pas présente en l’espèce.

 

[67]      Or, cette exigence en ce qui concerne la cohabitation s’explique, en partie, par le but poursuivi par le législateur lors du versement d’une indemnité de décès. En effet, une revue des dispositions portant sur le versement d’une telle indemnité au conjoint survivant permet de cerner et de mieux comprendre les motifs sous-tendant cette obligation de cohabitation.

 

[68]      Ainsi, la Commission des lésions professionnelles constate que la sous-section de la loi traitant plus spécifiquement des indemnités de décès s’intitule « Indemnités aux personnes à charge ». La Commission des lésions professionnelles en infère que le législateur cherche à compenser, à l’aide des indemnités de décès, la perte de revenus de certaines personnes à charge du travailleur. En effet, un travailleur recevant un salaire ou une indemnité de remplacement du revenu fournit un certain apport monétaire au foyer. Son décès, sans indemnité réparatrice, entraînerait une réduction brusque des revenus familiaux. Toutefois, le maintien du versement de l’indemnité de remplacement du revenu durant trois mois (article 58 de la loi) ou le versement d’une indemnité forfaitaire et d’une indemnité partielle durant un certain temps (articles 98 à 102 et 109 de la loi) permettent de compenser, dans une certaine mesure, le manque à gagner découlant du décès du travailleur. Cette nécessité de compenser le manque à gagner ou la perte de revenus du foyer n’existe plus lorsque les époux ne vivent plus sous le même toit comme dans la présente instance.

 

 

[78]           Ainsi, la définition prévue à la loi exige davantage que des fréquentations.

[79]           Après appréciation de la preuve, la Commission des lésions professionnelles conclut que madame Jalbert ne répondait plus aux conditions de l’article 2 de la loi et qu’elle ne pouvait être qualifiée de conjointe le 15 juillet 2002.

[80]           Tel que soumis avec objectivité, rigueur et justesse par la représentante de la CSST, il importe, pour départager les versions des témoins, souvent teintées d’émotion et dans certains cas d’hostilité, d’examiner d’abord la preuve documentaire qui établit une certaine direction.

[81]           Du rapport d’enquête, les faits suivants sont particulièrement pertinents et doivent être rapportés :

[82]           Le 8 septembre 1986, François achète seul un immeuble situé au 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles, tel qu’en fait foi l’acte de vente.  Il en a toujours été le seul propriétaire.

[83]           Gisèle et François ont habité ensemble au début de leur union au 2940 Parkville à Montréal vers l’année 1989-1990.

[84]           Le 14 juin 1991, ils ont acheté un immeuble à revenu en copropriété situé au 2620 Joliette, immeuble que le couple n’a jamais habité.

[85]            Le 20 juin 1993, ils emménagent tous les deux au 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles.

[86]           Le 28 septembre 2001, le couple vend l’immeuble situé sur la rue Joliette, seule propriété qu’ils ont eue en commun, tel qu’en fait foi l’acte de vente.

[87]           Le 18 octobre 2001, François signe un testament et un mandat d’inaptitude devant notaire.  Le nom de Gisèle Jalbert n’apparaît sur aucun des deux documents.  Monsieur Francis Houde est liquidateur testamentaire et mandataire en cas d’inaptitude de son père.  Dans son témoignage, Francis affirme n’avoir pas été consulté ni mis au courant à ce moment.

[88]           Le 7 décembre 2001, Gisèle achète seule un condominium situé au 1150 Oscar-Benoît à Montréal et en est l’unique propriétaire, tel qu’en fait foi l’acte notarié.  Elle signe seule aussi le contrat hypothécaire, tel qu’en fait foi le contrat.  Les documents d’analyse de la situation financière de madame Jalbert émanant de la Caisse populaire contiennent des renseignements, dont le fait qu’il y a eu séparation et vente d’un immeuble détenu en commun. 

[89]           Le 10 décembre 2001, un compte d’électricité chez Hydro-Québec est ouvert au nom de Gisèle Jalbert au 1150 Oscar-Benoît, unité 302, à Montréal.

[90]           Le 27 décembre 2001, d’après la documentation obtenue, Bell Canada a effectué un branchement téléphonique au 1150 Oscar-Benoît, unité 302, pour le numéro 642-1136.  Le même jour, le service téléphonique qui était à son nom au 737b 1re Avenue portant le numéro 645-5425 a été débranché.  Les frais d’interurbain, déjà enregistrés entre le 16 et le 27 décembre 2001 à ce dernier numéro, furent transférés au nouveau numéro.

[91]           D’après les documents obtenus de Postes Canada, une demande de suivi de courrier après un changement d’adresse est fait en date du 22 janvier 2002 pour Gisèle Jalbert pour que le courrier adressé au 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles lui soit acheminé au 1150 Oscar-Benoît à Montréal.  Ce suivi a été prolongé deux autres fois, soit le 29 juillet 2002 et le 17 janvier 2003.

[92]           Le 7 février 2002, Gisèle envoie une lettre à son employeur lui demandant de prendre note de sa nouvelle adresse et de son nouveau numéro de téléphone.

[93]           Le 13 février 2002, elle signifie à Visa Desjardins qu’elle a une nouvelle adresse au 1150 Oscar-Benoît à Montréal.

[94]           Le 23 avril 2002, selon la documentation émanant de la C.C.Q., monsieur François Houde signe un formulaire de retrait de conjoint indiquant qu’il y a eu fin de la vie commune le 20 décembre 2001.  Depuis le 17 août 1992, madame Gisèle Jalbert était mentionné comme étant conjointe de fait dans le document intitulé Déclaration par l’assuré des personnes à charge avec l’en-tête « Médic Construction ».

[95]           Le 12 mai 2002, Gisèle adhère seule à un plan d’assurance chez son employeur. Sur son formulaire de demande, elle indique qu’elle est célibataire et choisit un plan individuel.

[96]           D’après la documentation obtenue de la Société de l’assurance automobile du Québec, quatre changements d’adresse ont été effectués pour madame Jalbert, dont les trois derniers après le 21 mai 2002.  À cette date, elle signale un changement d’adresse du 737b 1re Avenue au 1150 Oscar-Benoît.  Le 25 juin 2002, elle signale un changement cette fois du 1150 Oscar-Benoît au 737b 1re Avenue.

[97]           Le 25 juin 2002, François complète et signe un formulaire de déclaration par l’assuré de ses personnes à charge de «Médic Construction» et il indique que Gisèle Jalbert est conjointe de fait et qu’elle cohabite avec lui depuis le 1er septembre 1989.  Sont jointes à ce document, deux photocopies du permis de conduire de madame Jalbert, un portant l’adresse du 1150 Oscar-Benoît depuis le 21 mai 2001 et un autre avec la nouvelle adresse au 25 juin 2002 du 737b 1re Avenue. 

[98]           Le 22 juillet 2002, une demande de prestation de survivant est effectuée à la Régie des rentes du Québec par madame Jalbert dans laquelle elle indique être la conjointe de fait.  Elle indique que son adresse est le 737b 1re Avenue avec le numéro de téléphone 642-1136 qui est le numéro sur la rue Oscar-Benoît.  Elle affirme que cette adresse et ce numéro de téléphone correspondent à son domicile permanent au moment du décès.  Elle indique être conjointe de fait depuis le 25 mars 1990.

[99]           Le 5 septembre 2002, une déclaration de vie maritale est signée et remise par madame Jalbert à la C.C.Q.  D’après ce document, il est indiqué qu’elle est conjointe de fait depuis le 1er septembre 1989 et qu’il n’y a jamais eu de périodes au cours desquelles elle aurait cessé de cohabiter avec monsieur François Houde.

[100]       Le 13 septembre 2002, madame Jalbert complète un formulaire adressé à la Régie des rentes du Québec intitulé Déclaration de conjoint de fait.  Elle déclare avoir résidé de manière continue avec François Houde depuis le 1er septembre 1989 et elle déclare qu’il n’y a eu aucune période où elle n’aurait pas résidé avec la personne décédée.  Elle indique une seule adresse de résidence, le 737b 1re Avenue avec le numéro de téléphone du 1er juillet 1999 au 15 juillet 2002.  Elle déclare que, durant cette période, son courrier était acheminé à la même adresse que celle de la personne décédée.  Elle joint à cette demande des pièces justificatives dont, notamment, trois contrats d’assurance habitation de l’immeuble du 737b 1re Avenue, allant du 12 juin 1999 au 12 juin 2002.  

[101]       D’après la documentation de la C.C.Q. une rente mensuelle viagère est payée à madame Jalbert depuis le 1er novembre 2002.

[102]       Puis, le 14 novembre 2002, un changement d’adresse est effectué à la Société de l’assurance automobile du Québec du 737b 1re Avenue au 1150 Oscar-Benoît.

[103]       Concernant les habitudes particulières du couple, puisqu’il s’agit d’un critère à considérer[7], d’après le témoignage de Gisèle, ils ont toujours eu chacun leurs avoirs, mais partageaient les dépenses communes.  La convention de vie commune qu’ils ont signée le 14 juin 1991 en fait foi.

[104]       Si l’on examine les différentes actions posées, tant par Gisèle que par François, on peut conclure que sont survenus plusieurs changements significatifs dans leur vie à partir de l’automne 2001 qui orientent vers la fin de la vie commune et la séparation. 

[105]       Il ressort très clairement de la preuve que l’adresse de la résidence permanente de Gisèle à partir du mois de décembre 2001 n’est plus le 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles, mais plutôt le 1150 Oscar-Benoît à Montréal.

[106]       Même en considérant que les habitudes particulières du couple allaient dans le sens d’une séparation de leurs avoirs, il n’en demeure pas moins qu’il s’est opéré, à compter de l’automne 2001, une séparation très étanche de leurs vies, si on se fie à leurs déclarations écrites et aux actes contractuels qu’ils posent chacun de leur côté.

[107]       Ils vendent le seul immeuble qu’ils ont eu en commun et en partage le profit en parts égales sans réinvestir dans d’autres projets communs.  Gisèle achète seule un condominium et déclare être séparée dans les documents destinés à lui procurer un prêt hypothécaire.

[108]       Le déménagement de Gisèle en décembre 2001 constitue un changement significatif et important dans les habitudes particulières du couple qui a vécu à la même adresse et a fait vie commune durant les dix dernières années.  Ce geste n’apparaît pas s’inscrire dans la continuité de leurs habitudes de vie, mais plutôt en rupture de leur mode de vie antérieur.

[109]        Il est intéressant de noter que François agit seul et sans consultation, ni de son fils ni de Gisèle, lorsqu’il signe son testament et son mandat d’inaptitude en octobre 2001. À ce moment, il ne se sait pas encore gravement malade.  Il n’est peut-être pas surprenant que le nom de Gisèle ne figure pas au testament, puisque François voulait léguer ses biens à ses enfants et que Gisèle pouvait avoir d’autres avoirs en cas de décès, tels que des rentes pour conjoint survivant.  Mais que son nom n’apparaisse pas au mandat d’inaptitude, ni même comme une personne à consulter, alors qu’il est question de prendre les meilleures décisions dans l’intérêt de la personne sensée être la plus proche, a de quoi surprendre.  Le conjoint est souvent la personne la mieux placée ou du moins faire partie des personnes significatives à consulter en pareil cas.   Après 10 ans de vie commune, un tel acte est surprenant et sa portée ne peut être banalisée.

[110]       Le fait que François signe en avril 2002 un formulaire de Retrait du conjoint à la C.C.Q. parle de lui-même.  S’il ne connaissait pas le diagnostic précis à ce moment, il savait certainement être gravement malade.  Il déclare dans ce document qu’il y a eu séparation et fin de la vie commune le 21 décembre 2001.

[111]       La preuve documentaire oriente donc clairement dans une seule direction : la fin de la vie commune et l’introduction de deux résidences respectives pour chacun des conjoint.  De plus, selon certaines déclarations de Gisèle et de François, il y aurait eu séparation du couple.

[112]       Qu’en est-il maintenant de la preuve testimoniale? De manière globale, on peut dire qu’elle se divise en deux visions opposées et qu’elle se cristallise autour des deux personnes les plus directement concernées : Gisèle à titre de « conjoint » et Francis, en tant que liquidateur testamentaire de la succession de son père.  Les autres témoins se greffant d’un côté ou l’autre viennent parfois ajouter des éléments qui peuvent servir à corroborer certains détails importants des deux visions présentées.  Alors que d’autres témoins, d’un côté comme de l’autre, n’ont apporté que peu d’éléments contributifs,  en raison d’une connaissance personnelle des événements peu significative pour en tirer des conclusions.

[113]       Selon la vision de Gisèle, il n’y aurait jamais eu interruption de la vie commune malgré son déménagement : chacun des conjoints allant d’une résidence à l’autre, avec le résultat qu’ils étaient toujours ensemble.  Ce nouveau mode de vie ne signifiait pas la séparation du couple, mais plutôt d’une première étape vers de nouveaux projets pour les prochaines années dans deux résidences : une en ville et l’autre à la campagne.  Ces projets auraient été interrompus par la maladie de François. 

[114]       Alors que, selon certains membres de la famille de François, dont particulièrement Francis, ce nouveau mode de vie ni signifiait pas autre chose que la séparation du couple durant l’automne 2001.  Ils témoignent des confidences de François à cet égard.  Selon leur vision, il ne serait survenu aucune réconciliation et la présence de Gisèle auprès de Francois était compréhensible et justifiée dans les circonstances. 

[115]       Malgré la divergence des deux visions, il ressort clairement des témoignages entendus que François était une personne très appréciée par ses proches, qu’il s’agisse de son fils, de ses frères et sœurs, des membres de la famille de Gisèle ou de d’amis du couple.  De même, tant Francis que Gisèle ont voulu assister François dans sa maladie et l’entourer du mieux de leurs capacités dans ses derniers moments.

[116]       Parmi la famille de François, à l’exception de Francis et de son frère Pierre, peu se sont prononcés sur la relation de couple de François et de Gisèle et sont demeurés réservés.  C’est le cas de madame Suzanne Therrien, la mère des enfants, et des deux sœurs de François, Raymonde et Louise.  Ils ont bien témoigné que François habitait seul et que Gisèle était déménagée, ce qui n’ajoute rien.  

[117]       Cependant, madame Suzanne Therrien, qui a logé plusieurs jours chez François pour prendre soin de lui, a constaté des tiroirs vides dans la chambre d’amis et n’a constaté aucun objet personnel appartenant à Gisèle, ce qui est un fait significatif.

[118]       Quant à un voisin de Gisèle, monsieur Clermont, il affirme avoir toujours vu Gisèle seule, mais avoir entendu parler d’un homme qui aurait été son compagnon, ce qui apporte peu au débat, sinon pour signifier que, lorsqu’il voyait ou entendait Gisèle dans ses allées et venues, elle semblait seule.  Toutefois, ce constat tend à contredire l’affirmation de Gisèle voulant qu’ils vivaient l’un chez l’autre.  

[119]       Francis et Pierre vont plus loin en parlant des confidences de François qui leur avait tenu des propos indiquant qu’il voulait se séparer de Gisèle.  Ces faits se sont surtout déroulés durant la fin de l’été et de l’automne 2001.  Car, durant la maladie de François, il a été moins question de la nature de leur relation.  De même, la présence de Gisèle auprès de François n’était pas franchement remise en question, ce qui est compréhensible dans les circonstances. 

[120]       Madame Rees, une amie de Gisèle, affirme qu’elle fréquentait souvent le couple et qu’il n’y a pas eu séparation même si elle a eu connaissance que Gisèle était déménagée.  Elle affirme que François parlait du condominium comme s’il s’agissait du sien et qu’il arrivait avec sa clé.  Toutefois, elle admet n’avoir pas vu les papiers notariés qui attestent que Gisèle en est la seule propriétaire.  Sans avoir vu les papiers notariés, il est peu probable qu’une amie si proche ne soit pas au courant d’une information aussi importante, à savoir qui est propriétaire.  Il est apparu évident qu’en tant qu’amie madame Rees était soucieuse de ne pas nuire à Gisèle dans son témoignage.  Et, quant au reste, comme bien d’autres personnes, elle a peu vu François durant sa maladie, une fois entre le mois d’avril 2002 et son décès. 

[121]       Jeannine, la sœur de Gisèle, affirme avoir fréquenté régulièrement Gisèle et François.  Aux fêtes 2001, elle affirme avoir vu Gisèle et François ensemble le 31 décembre 2001 chez Gisèle et n’avoir pas accordé d’importance au fait que François a choisi de passer Noël seul cette année-là avec sa famille.  Selon son témoignage, le déménagement ne signifiait pas la séparation et elle affirme avoir vu François souvent chez Gisèle et que des effets personnels lui appartenant y étaient.  Lorsque questionné sur la nature des effets personnels, il s’agissait d’une paire de lunettes, d’une robe de chambre ou de d’autres vêtements.  Même chose lorsque questionnée sur la présence d’objets personnels appartenant à Gisèle chez François, elle affirme avoir reconnu des serviettes appartenant à Gisèle et quelques vêtements.  Elle admet n’être allée qu’une fois durant la maladie de François.  Il ne se dégage pas de ce témoignage que les conjoints habitaient les deux endroits, mais plutôt qu’ils apportaient avec eux quelques effets personnels pour des besoins de très courte durée.

[122]       Quant à monsieur Michel Roger, la preuve démontre qu’il a peu vu François et Gisèle dans la dernière année précédant la mort de François. Dans les circonstances, son témoignage à l’effet qu’il n’ait pas eu connaissance d’une séparation entre eux est peu significatif.

[123]       Monsieur Louis-Philippe Ouellet, voisin de François, affirme avoir vu souvent Gisèle chez François entre le mois de janvier 2002 et avril 2002, mais qu’il n’avait pas de communication plus privée avec eux, de sorte qu’il ne connaissait pas la nature de leur relation.  Il a cependant su que Gisèle s’était acheté un condominium.

[124]       Quant aux effets personnels, la preuve documentaire démontre que François a racheté de nouveaux meubles : salon, cuisine, salle à manger, appareils électroménagers et chambre à coucher.  Gisèle a admis dans son témoignage qu’elle avait déménagé tous ses effets personnels lui appartenant, à savoir tous ses meubles.

[125]       La preuve testimoniale ne permet donc pas d’établir qu’il y avait encore cohabitation depuis la séparation, tel que l’affirme Gisèle, ce qui ne signifie pas qu’il y ait eu nécessairement rupture des fréquentations.  Mais, tel que vu auparavant, les fréquentations ne sont pas suffisantes pour avoir le statut de conjoint au sens de la loi.

[126]       La preuve testimoniale tend plutôt à renforcir ce qui ressort déjà clairement de la preuve documentaire, à savoir que François et Gisèle ne résidaient plus ensemble depuis le mois de décembre 2001 et qu’il y a eu à ce moment interruption de la vie maritale, bien qu’ils aient pu continuer de se fréquenter. À cet égard, le dépôt payé pour la réservation d’une maison en Floride pour l’hiver 2002 n’est pas un élément suffisant pour démontrer qu’il y avait vie maritale entre eux.  Tout au plus, cet élément démontre qu’ils continuaient de se fréquenter.

[127]       Quant au nouveau mode de vie, à savoir l’achat d’une propriété à la campagne, rien dans la preuve ne permet d’en percevoir des indices concrets.  Dans la décision Morneau et Arrêt autos camions Pelchat 138 inc. précitée[8], la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles avait décidé que le couple avait décidé de reprendre la vie maritale, mais plusieurs actions concrètes orientaient clairement dans cette direction, ce qui n’est pas le cas ici.

[128]       De plus, ici la thèse de la reprise de la vie maritale est difficile à soutenir dans la mesure où Gisèle elle-même affirme qu’il n’y a jamais eu d’interruption.

[129]       Pour ce qui est de la représentation publique des conjoints, l’analyse de cet élément n’est pas obligatoire dans la mesure où le tribunal arrive à la conclusion qu’il n’y avait ni résidence commune ni vie maritale.  Mais il est intéressant de noter, car  cela ajoute au reste, que, dans certains documents médicaux, François identifie Gisèle comme étant sa conjointe bien qu’ils ne résident pas ensemble alors que, dans d’autres documents, il affirme qu’elle ne l’est pas.  Il en va de même pour Gisèle, qui a tout de même déclaré à la Caisse populaire être séparée.  Les témoins de Gisèle affirment qu’ils étaient conjoints alors que Francis et Pierre affirment le contraire. 

[130]       Ces éléments de confusion semblent émaner des principaux intéressés eux-mêmes et se seraient aussi répercutés sur leur entourage.  Sans prétendre connaître la vérité à cet égard, laquelle appartient aux deux principaux intéressés, le tribunal n’écarte pas la possibilité qu’il y ait eu une remise en question sérieuse de la relation au point d’entraîner la décision de séparer leurs avoirs, permettre à Gisèle d’acheter seule un condominium et leur permettre de vivre dans des résidences séparées.  Qu’ils aient continué de se fréquenter ou, encore, qu’ils aient envisagé la possibilité d’un achat à la campagne pour François, cela est fort possible.  Mais la preuve démontre qu’il s’agissait de projets à l’état de discussion plus qu’en voie de réalisation.  La maladie de François a certainement ajouté à ce contexte incertain des éléments de confusion qui ressortent des témoignages entendus. 

[131]       À la lumière de ces commentaires, il ressort du témoignage de Gisèle que son affirmation voulant qu’il n’y ait pas eu de séparation ni même d’interruption de la vie commune ne reflète qu’une partie de la réalité, qu’elle a peut-être préféré garder pour elle, mais qui rend son affirmation peu vraisemblable.

[132]       En terminant, il reste à traiter de la question financière.  Le tribunal a choisi d’aborder cette question en dernier parce qu’il ne considère pas qu’il s’agit de l’élément le plus déterminant pour décider du statut de conjoint.  Le tribunal n’a pas besoin de déterminer, vu la question en litige, quelle était la nature de l’entente et s’il y en avait une véritablement.  Toutefois, eu égard aux documents qui ont été signés pour les réclamations à la CSST, il s’agit d’un élément du contexte qui s’ajoute à l’orientation que prend ce dossier depuis le début, à savoir que le statut de conjoint de Gisèle n’était pas clair, vu l’interruption de la vie commune.  La preuve tend aussi à démontrer que cette difficulté était connue au moins de François, Francis et Gisèle.

[133]       Plusieurs témoins ont eu connaissance de discussions ou de préoccupations de François et, ensuite, de Francis à l’égard de ce qui a été appelé « l’argent de l’amiantose ».  Trop de personnes ont parlé avoir eu connaissance de discussions financières pour que celles-ci n’aient pas eu lieu. Il semble que François aurait souhaité qu’une partie des indemnités soient éventuellement remises à ses petits-enfants.  Madame Suzanne Therrien a fait allusion à des consultations concernant un projet de remariage d’elle et François.  Francis, Suzanne, Gisèle et Me Fauteux confirment ce fait.  Si le statut de Gisèle était si clair, pourquoi tous ces questionnements?

[134]       C’est pourquoi la version selon laquelle Gisèle n’aurait consenti à aucune entente avec Francis et fort probablement en connaissance de cause de François, avant que la réclamation du 27 juin 2002 ne soit complétée et signée par François, n’est pas plausible.  De même, le témoignage de Me Fauteux voulant que Gisèle n’ait pas consenti à aucune entente apparaît beaucoup plus clair que la déclaration antérieure qu’il a faite dans une lettre datée du 15 mai 2005 et adressée au syndic du Barreau à la suite d’une plainte de monsieur Francis Houde[9] et qui est libellée comme suit :

Le ou vers le 27 juin 2002, deuxième rencontre avec Francis Houde, ce dernier me remettait un formulaire de réclamation du travailleur, pour Monsieur avec mention Conjointe survivante Madame Gisèle Jalbert.  Suite à une rencontre avec madame Jalbert, j’ai décidé après entente que madame Jalbert avait la permission de procéder à la réclamation de conjointe survivante.

 

Le ou vers le 22 juillet 2002, première rencontre avec Madame Jalbert, m’informe que Francis Houde s’occupe de la succession, quelle a déboursés la somme totale de 3 759.60$ Pour les funérailles, et que Francis l’autorise à procéder à la réclamation auprès de la CSST pour conjointe survivante avec une entente de 80%-20%.  [sic]

 

 

[135]       Il n’est pas impossible que Me Fauteux ait conseillé par la suite à sa cliente de ne pas consentir à une entente concernant les indemnités de décès, mais, à un certain moment, il semble qu’il y ait bel et bien eu entente.

[136]       Et, finalement, le fait qu’il y ait déjà une mention sur le formulaire du 27 juin 2002, qui se voulait une première réclamation du travailleur à la CSST avant le décès du travailleur,  du nom de Gisèle Jalbert dans la case portant le titre en cas de décès du travailleur avec le nom de la conjointe survivante est surprenante à cette étape-ci du processus.  De plus, l’adresse alors indiquée pour la conjointe survivante est le 737b 1re Avenue à Pointe-aux-Trembles.  Francis, François et Gisèle savaient ou devaient savoir qu’il ne s’agissait pas de l’adresse permanente de Gisèle.

[137]       Il en va de même des déclarations postérieures visant à rétablir le statut de conjoint de madame Jalbert.

[138]       Pour l’ensemble de ces motifs, la Commission des lésions professionnelles conclut que madame Gisèle Jalbert ne répondait pas à la définition de « conjoint » prévue à la loi au moment du décès du travailleur, monsieur François Houde.

[139]       Aucune représentation des parties n’ayant porté sur les montants réclamés, le tribunal en comprend que ces questions n’ont été contestées que pour les motifs de la première contestation.

 

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

Dossier 286668

REJETTE la requête présentée par madame Gisèle Jalbert;

CONFIRME la décision rendue le 28 février 2006 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que la CSST était bien fondée de reconsidérer le 4 novembre 2005 trois décisions initialement rendues portant sur des indemnités de décès payables à madame Gisèle Jalbert;

DÉCLARE que madame Jalbert n’était pas « conjointe » au moment du décès de monsieur François Houde et qu’elle n’a donc pas droit aux indemnités prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles;

Dossier 288976

REJETTE la requête présentée par madame Gisèle Jalbert;

CONFIRME la décision rendue le 27 avril 2006 par la CSST à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que la CSST était bien fondée de réclamer à madame Jalbert la somme de 59 622,96 $ reçue sans droit.

 

 

__________________________________

 

Anne Vaillancourt

 

Commissaire

 

 

 

 

Me Danielle Girard

Représentante de la partie requérante

 

 

Me Claude Turpin

PANNETON LESSARD

Représentante de la partie intervenante

 



[1]          L.R.Q. c. A-3.001.

[2]           C.A.L.P. 0894-03-8609, 26 mars 1987, C. Groleau

[3]           C.L.P. [1998] 1031

[4]           C.S. Montréal, 500-05-035920-972, 9 mars 1998, j. Crête

[5]           Morneau et Arrêt autos camions Pelchat 138 inc., .C.A.L.P. 11966-09-8906, 6 septembre 1991, P.Y. Vachon; Poissant et Guilmain, Service de Grues inc., C.A.L.P. 52691-62-9306, 30 juillet 1996, F. Dion-Drapeau; Murray Succession et Groupe Lefebvre M.R.P. inc. et Bourbonnais, C.L.P. 102495-64-9806, 22 mars 2000, R. Daniel; Succession Lamoureux et Fre Composites inc., C.L.P. 148781-64-0010, 28 novembre 2001, G. Perreault; Humbert et Claude Demers Shell Station (fermée), C.L.P. 161917-71-0105, 14 décembre 2001, C. Racine.

[6]           Précité, note 4

[7]           Précité, note 2

[8]           Précité, note 5

[9]           Il n’y a pas eu de suite à cette plainte de la part du plaignant.

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