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R. c. Lafortune |
2015 QCCM 1 |
COUR MUNICIPALE DE LA VILLE DE MONTRÉAL
CANADA
DISTRICT DE MONTRÉAL
No : 112-055-348
DATE : Le 16 janvier 2015
LA REINE
Poursuivante
c.
ALEXANDRE LAFORTUNE
Accusé
JUGEMENT SUR SENTENCE
Me Christine Plourde
Pour la poursuite
Me Maria-Choquette Stuart
Pour l’accusé
ACCUSATION
1) L’accusé a plaidé coupable à deux chefs d’accusation pour des infractions commises le 30 août 2011 :
(a) menace de causer la mort ou des lésions corporelles prévue à l’article 264.1 (1) a) (2) b) du Code criminel;
(b) menace de brûler, détruire ou endommager des biens prévue à l’article 264.1 (1) b) (3) b) du Code criminel.
HISTORIQUE
2) Il s’agit d’un cas de cyberintimidation, c’est-à-dire menaces sur internet où la poursuite a d’abord présenté et déposé en preuve une vidéo parue sur Youtube intitulée « Kia Pointe-aux-Trembles », réalisée par Gab Roy (Gab. Roy.com) et diffusée par ce dernier sur ce réseau social.
3) Le visionnement de cette vidéo permet de voir et d’entendre qu’une cliente de Kia Pointe-aux-Trembles s’est adressée à Gab Roy afin d’obtenir son assistance dans le but de réclamer une somme de 500 $ remise par cette dernière à ce dépositaire à titre de dépôt pour l’achat d’une automobile Kia.
4) La vidéo réalisée en grande partie dans les locaux de Kia Pointe-aux-Trembles démontre que Gab Roy intervient auprès du directeur des ventes, M. Jean-Pierre Lavallée, de même qu’auprès de M. Jean-François Laurin, directeur adjoint.
5) Une âpre discussion s’ensuit au cours de laquelle Gab Roy réclame, séance tenante, le remboursement de la somme de 500 $ pour sa protégée, sous menace de publier toute l’histoire sur les réseaux sociaux et la rendre ainsi accessible, comme il le dit, à 25 000 personnes, qui seraient adeptes (trolls[1]) de son site, Gab Roy.com.
6) Finalement, Kia Pointe-aux-Trembles accepte de remettre le dépôt, soit la somme de 500 $, mais Gab Roy publiera quand même sa vidéo sur Youtube en y mentionnant, entre autres, l’adresse courriel de M. Lavallée et en donnant à cette vidéo un ton destructeur à l’égard des personnes concernées.
7) M. Jean-Pierre Lavallée a témoigné sur sentence. Il explique que, dès le lendemain de la visite de Gab Roy chez Kia, « tout est parti ». Il a reçu personnellement de très nombreux courriels et des appels téléphoniques de la part des adeptes « trolls » de Gab Roy contenant des menaces de toutes sortes. Des gens lui ont dit qu’ils le passeraient, qu’ils passeraient sa femme et ses enfants, qu’ils brûleraient la concession, d’autres se sont connectés aux comptes Facebook de ses deux enfants alors âgés de 13 et 15 ans pour les menacer.
8) C’est à l’occasion de cette tourmente sur les réseaux sociaux que l’accusé Alexandre Lafortune, lui-même adepte ou « troll » de Gab Roy, a expédié le message suivant, par courriel, à M. Lavallée :
« jen veut po t’a criss de kia a marde vous ete des sal crosseur m’al faire sauter ta criss d’entreprise a marde !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! …. ma rape t kids pis ta femme !!!!!!!!!!!»
9) Le concessionnaire KIA a été incendié le lendemain, M. Lavallée a perdu son emploi dans les semaines suivantes, ayant servi selon lui, de bouc émissaire par l’entreprise préoccupée de son image.
10) Il gagnait alors plus de 100 000 $ par année dans un emploi qu’il aimait, il n’a pas pu se retrouver un emploi dans la vente automobile.
11) Il a dû déménager avec sa famille et placer ses enfants dans une autre école. À ce jour, sa femme craint toujours pour elle-même et pour lui.
12) Il doit toujours prendre des médicaments pour dormir. Il est toujours inquiet puisque des gens lui parlent encore de cette affaire qui est, selon lui, « gravée pour la vie ». Il n’a pu ouvrir qu’un petit commerce, à son compte, où il travaille 7 jours sur 7.
POSITION DES PARTIES
13) La poursuite réclame une sentence exemplaire afin de dénoncer la situation et de dissuader toute personne de se comporter de la sorte.
14) Elle suggère 60 jours d’emprisonnement, assortis d’une probation d’un an.
15) La défense réclame, quant à elle, une absolution conditionnelle et l’exécution de travaux communautaires.
16) L’accusé a témoigné sur sentence. Il n’a pas d’antécédent judiciaire. Il est aujourd’hui âgé de 21 ans et travaille les fins de semaine à l’accueil au Parc Jean Drapeau et à temps partiel, pour son père, dans une maison d’hébergement.
17) Il détient un diplôme collégial en techniques de sonorisation et d’enregistrement musical depuis juin 2014.
18) Il est à la recherche d’un emploi dans ce domaine, mais n’a pas reçu d’offre d’entrevue malgré l’envoi de cinq curriculum vitae.
19) Il voudrait poursuivre ses études en design sonore, à l’université, mais il n’est pas encore inscrit ayant mis le tout en « stand-by », comme il le dit.
20) Il précise qu’il ne pensait pas qu’il y aurait de telles conséquences à son geste. Il dit s’être laissé emporter par le mouvement de masse dans lequel il y avait des insultes. Il dit qu’il ne sait pas pourquoi il a employé un mot comme « rape ».
21) Il a déposé une lettre d’excuses au dossier destinée à M. Lavallée.
22) Un rapport présentenciel a été déposé démontrant que le processus judiciaire semble avoir exercé l’effet dissuasif escompté et concluant au faible risque de récidive, à court et moyen terme.
ANALYSE
23) Je considère effarants et incroyables les dommages qui peuvent être causés par des gens sans scrupule, qui se croient autorisés à utiliser les services d’internet pour détruire ainsi la réputation de personnes.
24) Certains, comme Gab Roy, se croient au-dessus de tout et n’hésitent pas, par des vidéos et messages trompeurs, à diffamer des gens pour détruire leur réputation en les traînant sur la place publique.
25) D’autres, comme l’accusé Alexandre Lafortune, deviennent, sans aucun motif, des adeptes « trolls » d’individu comme Gab Roy et se permettent, cachés derrière leur ordinateur, de souscrire et de participer à des opérations de salissage, sans réfléchir aux conséquences de leurs actes.
26) C’est ce qu’on appelle maintenant de la cyberintimidation, au sujet de laquelle, jusqu’à maintenant, il n’y a pas ou peu de législation pour l’interdire, même s’il y a un rapport qui a été déposé sur cette question auprès des différents ministres de la Justice[2].
27) Inutile pour moi de préciser qu’une telle situation doit être dénoncée parce que si elle ne l’est déjà, elle risque de devenir un véritable fléau pouvant causer de très graves préjudices à des personnes et organisations.
28) Dans la présente affaire, l’accusé a expédié un courriel menaçant, utilisant un langage violent de façon tout à fait gratuite à l’égard de personnes qu’il ne connaissait pas et ainsi a contribué à causer de très sérieux dommages.
29) Il est certain que l’accusé a un intérêt véritable à bénéficier d’une absolution vu son jeune âge, le fait qu’il est à la recherche d’un emploi dans sa sphère de formation, qu’il veuille parfaire sa formation, qu’il semble regretter son geste et qu’il n’a pas d’antécédent judiciaire. (La Reine c. Berish, 2011, QCCA 2288).
30) Mais, une telle absolution ne doit pas nuire à l’intérêt public en ce sens qu’en plus de la dissuasion générale que doit refléter la peine, elle ne doit pas miner la confiance du public dans le système judiciaire.
31) Dans le présent cas, pour les motifs que j’ai exprimés plus haut quant à la nécessité de dénoncer le comportement de ceux qui pratiquent la « cyberintimidation» et les conséquences qui s’ensuivent, l’intérêt public doit primer.
32) Il est vrai, cependant, que l’accusé n’est pas le seul responsable de tous les malheurs de la victime et de sa famille. Gab Roy est certainement le premier responsable et probablement des dizaines d’autres qui, à la suite du tumulte causé par la diffusion de la vidéo, ont expédié des courriels et des appels contenant des menaces, mais qui n’ont pas été retracés.
33) Il ne devrait donc pas, en théorie, être le seul à payer pour les dommages.
34) Mais, son geste personnel est grave, les mots utilisés sont violents et sont de nature à faire craindre. D’ailleurs, la victime et les membres de sa famille craignent toujours ce qui pourrait se produire suite à cet événement. L’accusé n’a peut-être pas réfléchi à son geste, mais ce n’est pas une excuse. Il était majeur et savait ce qu’il faisait.
35) Seule une peine d’incarcération est de nature à prioriser la dénonciation et la dissuasion générale, en particulier chez les jeunes.
CONCLUSION
36) En conséquence, le Tribunal condamne l’accusé à 40 jours d’emprisonnement sur chaque chef, concurrents, à être purgés de façon discontinue, 2 jours par semaine, le lundi et le mardi, le tout à être prévu dans une ordonnance de probation d’un an aux conditions suivantes :
(a) ne pas troubler l’ordre public et avoir une bonne conduite;
(b) se présenter à la prison de Bordeaux le lundi 19 janvier 2015, à 8 h 30, jusqu'au mardi 17 h ou selon les heures de l’établissement et ainsi de suite pour les 19 autres semaines consécutives;
(c) ne pas communiquer directement ou indirectement avec M. Jean-Pierre Lavallée et les membres de sa famille;
(d) le tout sans suramende ni frais.
Denis Laberge, j.c.m.v.m.
[1] En argot Internet, un « troll » est une personne qui participe à une discussion ou un débat (sur un forum ou autre) dans le but de susciter ou nourrir artificiellement une polémique, et plus généralement de perturber l’équilibre de la communauté concernée. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Troll_(Internet)
[2] Cyberintimidation et distribution non consensuelle d’images intimes. Rapport aux ministres fédéraux / provinciaux / territoriaux responsable de la justice et de la Sécurité publique. Juin 2013. Publications du gouvernement du Canada / ISBN 978-0-660-21669-0. (http://publications.gc.ca)
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