Décision

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JB1954

 

 

 

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

 

 

N° :

500-53-000181-022

 

 

 

DATE :

14 mars 2003

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SIMON BROSSARD, J.T.D.P.

 

AVEC L’ASSISTANCE DES ASSESSEURS :

Me Marie-Claude Rioux

Me François Blais

______________________________________________________________________

 

 

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, personne morale de droit public, constituée en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q. c. C-12), ayant son siège social au 360, rue Saint-Jacques Ouest, Montréal (Québec) H2Y 1P5, agissant en faveur de MARIE-CLAUDE GIGUÈRE

Partie demanderesse

c.

VILLE DE MONTRÉAL, personne morale de droit public légalement constituée ayant sa principale place d'affaires au 275, rue Notre-Dame Est, Montréal (Québec) H2Y 1C6

 

et

PATRICE CARDI, agent de sécurité pour la Ville de Montréal, située au 1402, des Carrières, Montréal (Québec) H2B 1V8

 

Parties défenderesses

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

[1]                Le Tribunal des droits de la personne (ci - après « le Tribunal ») est saisi d'une demande introductive d'instance par laquelle la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci‑après « la Commission »), agissant au nom de la plaignante Marie-Claude Giguère, allègue que les parties défenderesses, la Ville de Montréal et Patrice Cardi  (ci-après « les parties défenderesses ») ont porté atteinte au droit de madame Giguère d’être traitée en pleine égalité, sans distinction ou exclusion fondée sur le sexe et la grossesse (allaitement), le tout contrairement aux articles 10 et 15 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (ci‑après « la Charte »).

[2]                La Commission allègue également que les parties défenderesses ont porté atteinte au droit de madame Giguère à la sauvegarde de sa dignité, sans distinction ou exclusion fondée sur le sexe et la grossesse (allaitement), contrairement aux articles 4 et 10 de la Charte.

[3]                Les conclusions demandées au Tribunal sont :

« D’ordonner aux parties défenderesses de verser solidairement à madame Marie-Claude Giguère, à titre de dommages moraux, la somme de 3 500,00 $ pour atteinte à sa dignité et à son droit à la reconnaissance et à l’exercice de ses droits en pleine égalité, sans discrimination;

LE TOUT avec intérêts depuis la signification de la proposition de mesures de redressement, soit le 27 mai 2002, au taux fixé suivant l’article 28 de la Loi sur le ministère du Revenu (L.RQ., c. M-31), tel que le permet l’article 1619 C.c.Q., et les dépens. »

 

1.  LA PREUVE

A) Les admissions

[4]                Les parties défenderesses admettent les éléments suivants du mémoire de la Commission :

[5]                La Commission exerce le présent recours avec le consentement de Madame Marie-Claude Giguère.

[6]                La partie défenderesse, la Ville de Montréal, administre la Cour municipale de Montréal et est responsable de son bon fonctionnement.

[7]                Le défendeur, Patrice Cardi, est agent de sécurité à la Ville de Montréal depuis environ cinq ans et plus particulièrement, gardien de sécurité à la Cour municipale de Montréal depuis trois ans.

[8]                Le ou vers le  22 mars 2001, Madame Marie-Claude Giguère se présente à la Cour municipale de Montréal afin de contester un billet de stationnement daté du 17 janvier 2000.

[9]                Ce même jour, le défendeur monsieur Patrice Cardi est le gardien de sécurité en poste à la salle R-20 de la Cour municipale de Montréal.

[10]            La plaignante, madame Marie-Claude Giguère, est alors accompagnée de son conjoint, monsieur Robert Mendelson, et de ses deux enfants âgés de 2 ans et demi et de quatre mois.

B) Les témoins de la Commission

[11]            La plaignante indique qu’elle et son mari se sont déplacés pour cette audience car elle ne savait pas qui des deux serait appelé à témoigner.  Par ailleurs, elle n’avait pas de gardienne pour s’occuper de sa fille Olivia et elle a mentionné qu’elle amène toujours son fils Daniel avec elle car elle le nourrit au sein.

[12]            La plaignante explique qu’à leur arrivée à la salle d’audience, ils décident de s’asseoir à l’arrière de la salle pour avoir une certaine intimité et ne pas déranger les autres justiciables.

[13]            Il est par ailleurs admis par les parties défenderesses que monsieur Mendelson ainsi que sa fille Olivia s’assoient à la troisième rangée à partir de l’arrière alors que la plaignante s’assoit avec son fils directement derrière son conjoint et Olivia.

[14]            La plaignante indique avoir apporté un sac contenant divers articles pour s’occuper des enfants durant l’attente comme un sac de couches, des jouets, des jus, des biscuits et des noix.

[15]            Durant l’attente et avant l’arrivée du juge, Olivia boit un jus et la plaignante allaite son fils Daniel.

[16]            Après l’arrivée du juge, la plaignante donne un biscuit à Olivia afin que cette dernière reste sage pendant l’audience.

[17]            La plaignante indique que bien que sa fille était quelques fois à genoux, au lieu d’être assise sur le banc, elle avait un comportement qui ne dérangeait pas les autres personnes présentes.   

[18]            Elle explique qu’Olivia parlait en chuchotant et qu’elle n’était pas intéressée par les jouets apportés.

[19]            Le défendeur, monsieur Cardi s’approche et demande qu’Olivia s’assoie convenablement.

[20]            Peu après, monsieur Cardi revient et demande à monsieur Mendelson de ramasser les miettes de biscuits et la boîte de jus d’Olivia qui a été déposée sous son siège. 

[21]            La plaignante donne de nouveau le sein à Daniel.  Monsieur Cardi s’approche d’elle et lui demande de le suivre à l’extérieur de la salle d’audience. 

[22]            La plaignante suit monsieur Cardi sans cesser d’allaiter.  Dans le vestibule de la salle d’audience, elle explique que monsieur Cardi lui aurait dit « c’est inapproprié de faire cela dans une salle d’audience » en désignant sa poitrine d’un geste de la tête.   La plaignante affirme avoir été trop estomaquée pour répliquer quoi que ce soit.

[23]            Elle sort donc dans le corridor et continue d’allaiter Daniel sur un banc malgré le manque d’intimité.  Elle affirme qu’en aucun temps monsieur Cardi ne lui a offert une autre pièce pour allaiter son enfant.  Elle indique s’être sentie déplacée comme si elle avait fait quelque chose de mal.  Elle affirme s’être sentie coincée car elle devait terminer de nourrir son fils et se dépêcher pour réintégrer la salle d’audience.

[24]            Il est admis qu’après avoir terminé d’allaiter Daniel, soit à peu près trois minutes plus tard, la plaignante retourne dans la salle d’audience.  C’est à ce moment que monsieur Cardi lui indique qu’il a demandé le nom de son conjoint afin que leur cause soit entendue par préférence.

[25]            Il est également admis que quelques minutes plus tard, le juge entend leur cause et que la plaignante est acquittée.  Elle et sa famille nettoient les lieux afin que rien ne paraisse de leur passage et quittent la salle d’audience.

[26]            En arrivant chez elle, la plaignante décide d’appeler le quotidien The Gazette pour dénoncer le traitement qu’elle a subi, tel qu’en fait foi la pièce P-4.

[27]             Après cette entrevue téléphonique et après avoir réfléchi, la plaignante décide de porter plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse pour éviter que d'autres femmes vivent la même situation.

[28]            La plaignante explique qu’elle a décidé d’allaiter ses deux enfants car elle croit que l’allaitement maternel permet d’assurer une meilleure santé au bébé.  Elle est d’avis que les femmes qui allaitent doivent pouvoir le faire où elles le veulent.

[29]            La plaignante indique qu’il est important de pouvoir amener son enfant avec elle partout et de pouvoir l’allaiter pour répondre à ses besoins. À titre d’exemple, elle mentionne avoir déjà allaité son enfant au centre commercial et à l’église, lors de noces et de funérailles.

[30]            Monsieur Mendelson, le conjoint de la plaignante, a également témoigné.  Il a corroboré en tous points le déroulement des événements décrits par la plaignante.

C) Les témoins de la défense

[31]            Monsieur Patrice Cardi explique que son rôle, à titre de gardien de sécurité, est de voir au respect du décorum dans la salle d’audience.  À ce titre, il doit s’assurer que les personnes présentes ne parlent pas, ne portent pas de casquette et se tiennent correctement.  À cet égard, il explique que des pictogrammes fixés à l’entrée de la salle d’audience indiquent aux visiteurs qu’il est interdit de boire, de manger et d’utiliser des téléphones cellulaires.

[32]            Il indique que le 22 mars 2001, il a été dans l’obligation de servir plusieurs avertissements à la plaignante et à son conjoint qu’il résume de la façon suivante :

[33]            Dans un premier temps, il a remarqué qu’Olivia, la petite fille de la plaignante, se tenait debout sur le banc et qu’elle risquait de tomber.  Il est intervenu pour avertir le père que la conduite de l’enfant, en plus d’être contraire au décorum, était dangereuse.

[34]            Peu après, dans un deuxième temps, il est intervenu de nouveau pour avertir le père qu’il est interdit de manger dans la salle d’audience et qu’il devait ramasser les miettes du biscuit mangé par Olivia.

[35]            Dans un troisième temps, il indique qu’Olivia, qui était à genoux sur le banc, a lancé un jouet en direction de sa mère assise à l’arrière.  Il a donc fait signe à la mère pour l’aviser que ce comportement est interdit.

[36]            Finalement, il constate que l’enfant est couchée sur le banc et qu’on aperçoit ses pieds se «promener» dans les airs.  Il entre en contact visuel avec la mère qui allaite et lui demande de le suivre à l’extérieur de la salle d’audience.

[37]            Lors de son témoignage, monsieur Cardi indique qu’il voulait parler à la mère pour que le comportement d’Olivia cesse.

[38]            Lorsqu’il s’est adressé à la plaignante, monsieur Cardi prétend qu’elle a immédiatement demandé « Pourquoi vous me sortez?  Est-ce que c’est parce que j’allaite? »

[39]            Il a alors répondu que c’était parce qu’il avait déjà servi quatre avertissements et que « c’est inapproprié dans une salle d’audience ».   Il affirme avoir offert une salle de rencontre pour que la plaignante puisse allaiter son bébé mais que cette dernière, insatisfaite, avait déjà tourné les talons et était sortie dans le corridor.

[40]            Il a alors décidé de demander le nom de son conjoint de manière à ce que leur dossier soit entendu plus rapidement.

[41]            En contre-interrogatoire, la Commission tente de savoir pourquoi monsieur Cardi a fait sortir, dans le corridor, la mère qui allaitait si c’était le comportement de la fillette Olivia qui était répréhensible.  Monsieur Cardi indique qu’Olivia avait changé de banc et qu’elle était maintenant à côté de sa mère.  Il pensait donc que cette dernière allait l’amener à l’extérieur de la salle d’audience.

[42]            Monsieur Cardi précise que lors de ses première et deuxième interventions, Olivia était à côté de son père et que par la suite elle a changé de banc.

[43]            À la fin de la journée, le 22 mars, monsieur Cardi a rempli un rapport d’incident qui se lit comme suit :  « Ce matin j’ai du aviser Monsieur et Madame Mendelson Robert à plusieurs reprises concernant les règles de décorum.  Son enfant d’environ 3 ans debout sur le banc lançait des objets « jouet ».  Il mangeait un biscuit et il a bu un jus.  L’enfant était debout sur le banc (risque de tomber et de se blesser).  Malgré mes avertissements répétes.  J’ai avisé Mme Mendelson qu’elle pourrait allaiter son bébé à l’écart pour plus d’intimité.  À mon retour à l’intérieur j’ai été voir M Mendelson pour lui demander son nom afin qu’il puisse être entendu »  (P-5)

[44]            Le 25 avril 2001, à la demande de son supérieur, le défendeur, monsieur Cardi remplit un rapport d’incident plus complet qui se lit comme suit :  « À la demande de mon officier M. Jacques Lavoie, voici un rapport complémentaire concernant les événements survenus le 22 mars 2001 en avant-midi à la salle R-20.  J’ai dû aviser M. et Mme Mendelson à plusieurs reprises concernant les règles de décorum à l’intérieur de la salle d’audience.  1er avertissement.  Son enfant d’environ 4 ans était debout sur le banc entre son père et l’appui-bras (risque de chute et blessure).  2ème avertissement.  J’ai dû aviser les parents qu’il était interdit de boire et manger à l’intérieur de la salle.  L’enfant avait un biscuit et un jus dans les mains et il y avait des miettes de biscuits sur le banc.  3ème avertissement.  J’ai dû aviser la mère car l’enfant a lancé un jouet à sa mère d’un banc à l’autre.  L’enfant ne restait pas en place, il se couchait sur le banc les pieds en l’air au même moment la mère allaitait son bébé, je lui ai demandé de venir à l’extérieur en lui expliquant que son enfant ne respectait pas les règles de décorum et puis je l’ai invitée à nourrir son enfant à l’extérieur à l’abri des regards (cubicule ou couloir).  Ensuite j’ai donné le nom de Robert Mendelson à la greffière pour qu’elle puisse le faire passer immédiatement »  (P-5)

 

2.  L’ANALYSE DES FAITS

[45]            Dans la présente affaire, le défendeur monsieur Cardi, prétend qu’il a fait sortir madame Giguère pour mettre fin au comportement dérangeant de sa fille Olivia.  Pourtant, la preuve est claire qu’en aucun temps, Olivia n’a quitté la salle d’audience.

[46]            Pour justifier sa décision de faire sortir la mère, le défendeur Cardi explique qu’il pensait qu'elle amènerait sa fille avec elle.  Pour convaincre le Tribunal, il devait établir, qu’à ce moment Olivia n’était plus assise à côté de son père mais plutôt avec sa mère. Qu’en est-il de la preuve à cet égard?

[47]            Le paragraphe 7 du mémoire de la Commission, qui a été admis par les parties défenderesses, se lit comme suit :  « Plus précisément, monsieur Mendelson ainsi que sa fille Olivia, âgée alors de deux ans et demi, s’assoient à la troisième rangée à partir de l’arrière alors que la plaignante s’assoit avec son fils, âgé de quatre mois, directement derrière son conjoint et sa fille Olivia. »

[48]            Par ailleurs nulle part dans ses rapports d’incidents le gardien Cardi ne signale qu’Olivia aurait changé de banc.  Au contraire, il écrit :  « J’ai dû aviser la mère car l’enfant a lancé un jouet à sa mère d’un banc à l’autre.  L’enfant ne restait pas en place, il se couchait sur le banc les pieds en l’air au même moment la mère allaitait son bébé, je lui ai demandé de venir à l’extérieur en lui expliquant que son enfant ne respectait pas les règles de décorum et puis je l’ai invitée à nourrir son enfant à l’extérieur à l’abri des regards (cubicule ou couloir) … ». (sic) (Nous soulignons) (P-5)

[49]            Le rapport rédigé par le gardien Cardi semble démontrer qu’Olivia est restée assise avec son père.  Par ailleurs, dans le mémoire des parties défenderesses,  il est clairement admis qu’Olivia était à côté de son père au moment où la plaignante allaitait.  En effet, au paragraphe 11 du mémoire il est écrit :  « Dans les moments précédant la troisième et la quatrième intervention du défendeur, l’enfant Olivia a lancé un jouet vers la plaignante qui était assise sur le banc arrière allaitant son enfant.  Plus tard, l’enfant Olivia s’est couchée sur le banc où elle était, les jambes en l’air… ». (Nous soulignons) (P-5)

[50]            Il ressort de ces différents écrits que la fillette Olivia était toujours assise à côté de son père alors que la plaignante était occupée à allaiter son fils Daniel dans l’autre rangée. 

[51]            Si l’intention première de l’agent Cardi était de faire cesser le comportement d’Olivia, c’est auprès du père qu’il devait intervenir puisque c’est ce dernier qui en avait le contrôle.  C’était la seule façon logique de procéder, car ce n’était pas en faisant sortir de la salle la mère seule qu’on pouvait régler adéquatement le problème de comportement d’une fillette demeurée à l’intérieur et assise avec quelqu’un d’autre.

[52]            Le Tribunal en vient donc à la conclusion que lorsque l’agent Cardi a décidé de faire sortir la mère et son nourrisson, c’était plutôt, comme il l’a indiqué dans son rapport, pour permettre à la mère de nourrir son enfant « à l’abri des regards ». (P-5)

3.  LES QUESTIONS

1.      Les parties défenderesses ont-elles porté atteinte aux droits de madame Giguère en l’empêchant d’allaiter son enfant dans une salle d’audience ?

2.      Dans l’affirmative, quelle est l’indemnité due à madame Giguère pour les dommages moraux subis ?

4.  LE DROIT

 

[53]            Les dispositions pertinentes de la Charte se lisent comme suit :

4.  Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

10.  Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

15.  Nul ne peut, par discrimination, empêcher autrui d’avoir accès aux moyens de transport ou aux lieux publics, tels les établissements commerciaux, hôtels, restaurants, théâtres, cinémas, parcs, terrains de camping et de caravaning, et d’y obtenir les biens et les services qui y sont disponibles.

 

[54]            À partir de 1978, la promotion de l’allaitement est devenue l'un des objectifs principaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)[1].

[55]            Depuis ce temps, les bienfaits de l’allaitement ont été reconnus au niveau international dans la Convention relative aux droits de l’enfant[2], ratifiée par le Canada en 1991, où on peut lire à l’article 24 : 

« 1.  Les États parties reconnaissent le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation.  Ils s’efforcent de garantir qu’aucun enfant ne soit privé du droit d’avoir accès à ces services.

  2. Les États parties s’efforcent d’assurer la réalisation intégrale du droit susmentionné et, en particulier, prennent les mesures appropriées pour :

(…)

e) Faire en sorte que tous les groupes de la société, en particulier les parents et les enfants, reçoivent une information sur la santé et la nutrition de l’enfant, les avantages de l’allaitement au sein, l’hygiène et la salubrité de l’environnement et la prévention des accidents, et bénéficient d’une aide leur permettant de mettre à profit cette information. »

[56]            De même, les tribunaux ont déjà reconnu les bienfaits de l’allaitement maternel.  Dans l’affaire Schafer v. Canada (Attorney General)[3], on peut lire ceci :

« Breast-feeding

The World Health Organisation, Health an Welfare Canada and the Canadian Pediatirc Society have for the past 20 years actively promoted breast-feeding.  Exclusive breast-feeding is recommended for the first 6 to 12 months of life maximum nutritional, immunological and developmental benefit to an infant.

About  75% to 80% of mothers begin breast-feeding.  There is no accurate data about its duration.  It is estimated that only 25-30% of mothers continue to breast-feed for 6 months.  Exclusive breast-feeding does not persist after 2 months for a majority of breast-feedings mothers.

Breast-feeding is a high frequency irregularly scheduled activity.  The mother must be well nourished and needs frequent rest periods. The women’s ability to sustain lactation requires help with other children and household tasks and emotional encouragement.  Mother and child must be in close proximity.  The surroundings must be clean and comfortable with some degree of privacy.  Few work sites can accommodate these needs. »

[57]            Ces extraits démontent les bienfaits de l’allaitement.  Ils démontrent également que cette tâche est extrêmement exigeante et expliquent sans doute le faible pourcentage des mères qui poursuivent l’allaitement après deux mois.

[58]            Bien qu’aucune explication précise ne soit avancée pour expliquer l’abandon de l’allaitement, il est permis de croire que, si l’allaitement était vu comme un geste naturel admis en public, les mères trouveraient la tâche moins lourde.

[59]            L’allaitement se déroule à des périodes fréquentes et irrégulières. C’est donc dire qu’en l’absence de tolérance face à l’allaitement dans les endroits publics, les mères qui allaitent se trouvent coupées de la vie en société pour une période de plusieurs mois.

[60]            L’allaitement n’est pas un geste d’exhibition, mais plutôt un geste naturel intimement lié à la capacité d'une femme de donner naissance à un enfant.  C’est d’ailleurs dans cette optique que le Ministère de la santé et des services sociaux du Québec a adopté une série de lignes directrices sur l’allaitement maternel au Québec[4].  Dans ce document, le Ministère prend position en faveur de l’allaitement maternel et affirme son intention de le protéger et le soutenir dans le but de continuer à améliorer la santé des Québécois.  Il recommande notamment l’allaitement exclusif pour les six premiers mois de la vie de l’enfant car il s’agit du mode d’alimentation le plus approprié pour l’enfant.

[61]             Toujours dans ce document, à la page 20, on peut lire que :

« Selon une étude de Reamer et Sugarman publiée en 1987, 74% des femmes qui allaitent plus d’un an disent que la stigmatisation sociale et l’attitude négative de la société en général en ce qui concerne l’allaitement prolongé sont les principales difficultés qu’elles ont dû affronter. »

[62]            Ces chiffres démontrent l’importance de faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard des mères qui souhaitent donner ce qu'il y a de mieux à leur enfant.  L’exclusion d’une mère d’un endroit public, parce qu’elle allaite, est une exclusion qui peut avoir un impact sur sa détermination à poursuivre l’allaitement.

[63]            Dans l’affaire Brooks c. Canada Safeway Ltd[5], la Cour suprême a décidé que les distinctions fondées sur la grossesse sont des distinctions fondées sur le sexe puisque la possibilité de devenir enceinte est propre au sexe féminin.

[64]            La même conclusion peut être tirée de l’allaitement maternel puisqu’il est  physiologiquement réservé aux femmes.  C’est d’ailleurs ce raisonnement qui a été appliqué dans l’affaire Poirier c. British Columbia (Ministry of Municipal Affairs, Recreation and Housing)[6].  Dans cette affaire, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique a décidé que :

« The capacity to breastfeed is unique to the female gender.  I conclude therefore that discrimination on the basis that a woman is breastfeeding is a form of sex discrimination. »

[65]            Le Tribunal ne peut par ailleurs accueillir la conclusion selon laquelle madame Giguère aurait également été victime de discrimination fondée sur la grossesse.  En effet, bien que ce critère corresponde aussi à une condition propre au sexe féminin, il désigne essentiellement, dans son sens courant, la période allant de la fécondation à l'accouchement.

[66]            Comme le prévoit l’article 15 de la Charte, nul ne peut, par discrimination, empêcher une personne d’avoir accès à un endroit public.  En l’espèce, le gardien Cardi avait t-il le droit d’exiger que la plaignante allaite son enfant à l’extérieur de la salle d’audience ?  Le Tribunal ne le croit pas.

[67]            Tel qu’il a été démontré en preuve, la plaignante s’est assise à l’arrière de la salle, derrière son conjoint pour allaiter de façon très discrète.  Est-ce qu’un tel comportement a pu porter atteinte au décorum de la Cour?  Le Tribunal ne le croit pas.

[68]            Le Tribunal conclut donc que selon les critères établis par la Cour suprême dans l’affaire Bergevin[7], la plaignante a été victime d’une exclusion, fondée sur un des motifs énoncés à l’article 10, le sexe, et que cette exclusion a eu pour effet de compromettre son droit à l’égalité dans l’accès à un lieu public.

5.  LES DOMMAGES

[69]            En vertu de l’article 49 de la Charte:

49.       Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

[…]

[70]            Dans le cas présent, la Commission demande au Tribunal d’ordonner aux parties défenderesses de verser solidairement à la plaignante la somme de 3 500 $ à titre de dommages moraux. 

[71]            De leur côté, les parties défenderesse prétendent que les dommages réclamés sont exagérés car la plaignante a repris le cours normal de sa vie sans aucune séquelle.  De plus, les parties défenderesses expliquent que dans les faits, l’exclusion de la plaignante de la salle d’audience a duré à peu près trois minutes.

[72]            Lors de son témoignage, la plaignante indique qu’elle est sortie de la salle d’audience en se sentant déplacée comme si elle avait fait quelque chose de mal.  Elle se sentait coincée entre ses obligations de mère et l’urgence de la déposition qu’elle devait faire devant la cour. 

[73]            Dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bergeron[8], le Tribunal a accordé 1 000 $ à titre de dommages moraux pour un refus de location fondé sur la grossesse de la plaignante.

[74]            Dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Guy Roy) c. Linda Poulin[9], le Tribunal a accordé 1 000 $ à titre de dommages moraux suite à des actes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

[75]            De plus, dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (David Dewe) c. Louis Régis[10], le Tribunal a accordé une somme de 1 000 $ pour compenser des dommages moraux pour avoir refusé l’accès à un taxi à un non-voyant et son chien guide.

[76]            En l’espèce, le Tribunal considère également qu’une somme de 1 000 $ pour compenser les dommages moraux subis par la plaignante n'est ni exagérée ni déraisonnable.

[77]            Finalement, le Tribunal tient à souligner que lorsque monsieur Cardi a expulsé la plaignante de la salle d’audience, il agissait dans le cadre de son emploi à titre d’agent de sécurité pour la Ville de Montréal.  Dans de telles circonstances, le Tribunal a déjà statué qu’un employeur doit être tenu responsable des actes posés par son employé dans le cadre d’une atteinte à un droit protégé par la Charte des droits et libertés de la personne[11]

5.  LE DISPOSITIF

[78]            PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[79]            ACCUEILLE la demande introductive d’instance ;

[80]            DÉCLARE que les défendeurs, en excluant la plaignante d’un lieu public parce qu’elle allaitait son fils, ont porté atteinte à son droit d’être traitée en pleine égalité sans distinction fondée sur son sexe ;

[81]            CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer 1 000 $ à la demanderesse, à l'acquit de Marie-Claude Giguère ;

[82]            LE TOUT avec intérêts depuis la signification de la proposition de mesures de redressement, soit le 27 mai 2002, au taux fixé suivant l’article 28 de la Loi sur le ministère du Revenu (L.RQ., c. M-31), tel que le permet l’article 1619 C.c.Q., et les dépens. 

 

 

 

__________________________________

SIMON BROSSARD, J.T.D.P.

 

Me Lysiane Clément-Major

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

360, rue St-Jacques Ouest, bureau 310

Montréal (Québec) H2Y 1P5

Procureure de la demanderesse

 

Me Hélène Simoneau

Jalbert, Séguin, Caron

775, rue Gosford, 4e étage

Montréal (Québec) H2Y 3B9

Procureure de la partie défenderesse

 

Date d’audience :

25 février 2003

 

 

LES AUTORITÉS ET LA JURISPRUDENCE SOUMISES PAR LA DEMANDERESSE

 

Appréciation de la crédibilité

 

1.      Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 2e édition, Les Éditions Yvon Blais inc., Cowansville, p. 101 ;

2.      Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Sfiridis, J.E. 2002-1208 (T.D.P.Q), d.t.e. 2002T-638 (t.d.p.q.) ;

Preuve par présomption

3.      Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Nicolet (Ville de), [2001] R.J.Q. 2735 (t.d.p.q.) ;

Droit à l'égalité et devoir d'intégration

4.      Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624 ;


Droit à l'égalité et l'analyse unifiée de la justification réelle et raisonnable

5.         Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S.3 ;

6.         Colombie-Britannique (Superintendant of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868 ;

Allaitement et discrimination fondée sur le sexe et la grossesse

7.         Convention relative aux droits de l'enfant, Extraits, art. 24 ;

8.         Loi sur la santé et la sécurité au travail, extraits concernant le droit au retrait préventif de la travailleuse qui allaite ;

9.         Brooks c. Canada Safeway Ltd, [1989] 1 R.C.S. 1219 ;

10.     Poirier c. British Colombia (Council of Human Rights), (1996) 28 C.H.R.R. D/33;

11.     Poirier c. British Colombia (Ministry of Municipal Affairs, Recreation and Housing), (1997) 29 C.H.R.R. D/87 ;

12.     Wrong Morrisseau v. Wall, (2000).39 C.h.r.r. d/422 (Man. Bd. Adj.) ;

Il est de connaissance d'office que la responsabilité parentale incombe de façon disproportionnée aux femmes

13.  Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695 ;

14.  Commission des droits de la personne du Québec c. Ville d'Aylmer, [1993] R.J.Q. 2287 ;

Responsabilité de l'employeur

15.  Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Justine Duguay) c. Produits de sécurité North Ltée, T.D.P.Q., 500‑53‑000167‑03, 17 septembre 2002, J. Sheehan .

LA JURISPRUDENCE SOUMISE PAR LES DÉFENDEURS

1.         Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Transport en commun La Québécoise inc., T.D.P.Q. Longueuil, 505-53-000001-013, 30 août 2002, j. Rivet ;

2.         Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Collège d'enseignement général et professionnel St-Jean sur Richelieu, [1984] R.D.J.76 ;

3.         Richard W. O. Morin c. Commission scolaire des manoirs, T.D.P.Q. [94-1432], Joliette, 705‑53‑000001‑944, 27 juillet 1994, j. Sheehan ;

4.         Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Coopérative forestière de Petit-Paris, T.D.P.Q. [99T-446], Roberval, 155‑53‑000001‑983, 19 avril 1999, j. Brossard ;

5.         Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Communauté urbaine de Montréal, [1987] R.J.Q., 2024 ;

6.         Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Commission scolaire Outaouais-Hull, T.D.P.Q. Hull, 550‑53‑000003‑973, 10 février 1998, j. Brossard ;

7.         Chernack c. Air FranceJ.E. 2002-2053 ;

8.         Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Syndicat de la Copropriété Condominium le Rivebourg Phase VI, REJB 2001-23984 ;

9.         Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Beaublanc Inc., Auréna Beaulieu, Brasserie La Vieille 300 et Jean Soucy, REJB 1999-13033 ;

10.     Palacios c. Philip, LPJ-96-5686 ;

11.     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Centre d'accueil Villa Plaisance, [1996] R.J.Q. 511 ;

12.     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Louis Régis, T.D.P.Q.[97-1911], Montréal, 500‑53‑000069‑979, 24 septembre 1997, j. Brossard ;

13.     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Linda Poulin, T.D.P.Q. Québec, 200-53-000016-001, 14 mars 2001, j. Brossard ;

14.     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bergeron, J.E. 2002-406 ;

15.     Dury c.  Québec (Procureur général), REJB 2002-33093 ;

16.     Arthur Donahoe en sa qualité de président de l'Assemblée législative c. Société Radio-Canada, [1993] 1 R.C.S., 319;

17.     Michael Taylor c. Procureur général du Canada et Le Congrès juif canadien, [2000] 3 C.F. ;

18.     Sa Majesté la Reine du chef du Canada c. Comité pour la République du Canada et autres, [1991] 1 R.C.S., 139.



[1]    L’énoncé conjoint Protection, encouragement et soutien de l’allaitement maternel (OMS/UNICEF, 1989); Déclaration d’Innocenti sur la protection, la promotion et le soutien de l’allaitement maternel (OMS/UNICEF, 1990)

[2]    Résolution 44/25 du 20 novembre 1989.

[3]    (1996) O.J. no. 1915 (QL) (Gen. Div.): 25,43

[4]    L’allaitement maternel au Québec, lignes directrices, septembre 2001, Québec, Ministère de la santé et des services sociaux

[5]    (1989) 1 R.C.S. 1219 , p. 1244

[6]    (1997) 29 C.H.R.R. D/87, à la page D/91

[7]    C.S.R. de Chambly c. Bergevin (1994) 2 R.C.S. 525 ,

[8]    J.E. 2002-406 (T.D.P.Q.)

[9]    J.E. 2001-1071 (T.D.P.Q.)

[10]   J.E. 97-1911 , (T.D.P.Q.)

[11]   Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Justine Duguay) c. Produits de sécurité North Ltée, T.D.P.Q., 500-53-000167-013, 17 septembre 2002;

      Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Brigitte Michaud) c. Serge Pigeon et Maison des Jeunes au Pic d’Aylmer, T.P.D.Q., 550-53-0000007-016, 4 novembre 2002.

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