97011291
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-002224-962
(700-02-002553-940)
Le 21 février 1997
CORAM: LES HONORABLES BAUDOUIN
DELISLE, JJ. C.A.
BIRON, J.C.A. (ad hoc)
ROBERT THÉRIEN,
APPELANT - (intimé)
c.
MARCELLE PELLERIN,
INTIMÉE - (requérante)
et
PIERRE F. CÔTÉ
et
ROSAIRE SÉNÉCAL
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC,
MIS EN CAUSE - (mis en cause)
et
ALFRED BÉLISLE,
Requérant en intervention
_______________LA COUR, saisie d'un pourvoi contre un jugement de la Cour du
Québec, chambre civile, district de Terrebonne, rendu le 21 février 1996 par les
honorables Denis Charette, Jean-Claude Paquin et Roland Robillard, qui a
accueilli la requête de l'intimée en annulation de l'élection du 12 septembre
1994 dans le comté de Bertrand et annulé l'élection de l'appelant comme député
du comté de Bertrand;
Après étude, audition et délibéré;
Pour les motifs exprimés dans l'opinion ci-annexée de M. le juge
Jean-Louis Baudouin à laquelle souscrit M. le juge André Biron;
REJETTE le pourvoi principal avec dépens et le pourvoi incident
avec dépens;
Pour les motifs exposés dans une opinion également ci-annexée, M.
le juge Jacques Delisle aurait accueilli le pourvoi principal avec dépens et
rejeté le pourvoi incident avec dépens.
JEAN-LOUIS BAUDOUIN, J.C.A.
JACQUES DELISLE, J.C.A.
ANDRÉ BIRON, J.C.A. (ad hoc)
(Signé en son absence et avec son
consentement et son approbation
par M. le juge Jean-Louis Baudouin)
Me Gérald R. Tremblay, c.r.
Me Jacques Jeansonne
Me Michel Laplante
(McCARTHY, TÉTRAULT)
Procureurs de l'appelant
Me Louis Demers
(HUDON, GENDRON, HARRIS, THOMAS)
Procureur de l'intimée
Me Pierre Giroux
Me Stéphane Rochette
(TREMBLAY, BOIS, MIGNAULT, DUPERREY & LAMY)
Procureurs des mis en cause,
Pierre-F. Côté et Rosaire Sénécal
Me Madeleine Aubé
(BERNARD, ROY & ASSOCIÉS)
Substitut du procureur général du Québec
AUDITION: 6 novembre 1996
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-002224-962
(700-02-002553-940)
Le
CORAM: LES HONORABLES BAUDOUIN
DELISLE, JJ. C.A.
BIRON, J.C.A. (ad hoc)
ROBERT THÉRIEN,
APPELANT - (intimé)
c.
MARCELLE PELLERIN,
INTIMÉE - (requérante)
et
PIERRE F. CÔTÉ
et
ROSAIRE SÉNÉCAL
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC,
MIS EN CAUSE - (mis en cause)
et
ALFRED BÉLISLE,
Requérant en intervention
_______________LA COUR, saisie d'un pourvoi contre un jugement de la Cour du
Québec, chambre civile, district de Terrebonne, rendu le 21 février 1996 par les
honorables Denis Charette, Jean-Claude Paquin et Roland Robillard, qui a
accueilli la requête de l'intimée en annulation de l'élection du 12 septembre
1994 dans le comté de Bertrand et annulé l'élection de l'appelant comme député
du comté de Bertrand;
Après étude, audition et délibéré;
Pour les motifs exprimés dans l'opinion ci-annexée de M. le juge
Jean-Louis Baudouin à laquelle souscrivent MM. les juges Jacques Delisle et André
Biron;
REJETTE le pourvoi principal avec dépens et le pourvoi incident
avec dépens.
JEAN-LOUIS BAUDOUIN, J.C.A.
JACQUES DELISLE, J.C.A.
ANDRÉ BIRON, J.C.A. (ad hoc)
Me Robert Mongeon
(GOODMAN, PHILLIPS & VINEBERG)
Procureur de l'appelant
Me Louis Demers
(HUDON, GENDRON, HARRIS, THOMAS)
Procureur de l'intimée
Me Pierre Giroux
(TREMBLAY, BOIS, MIGNAULT, DUPERREY & LAMY)
Procureur des mis en cause,
Pierre-F. Côté et Rosaire Sénécal
Me Jeanne Leclerc
(BERNARD, ROY & ASSOCIÉS)
Substitut du procureur général du Québec
Me Alfred Bélisle
(GODARD, BÉLISLE, ST-JEAN & ASSOCIÉS)
Requérant en intervention
AUDITION: 6 novembre 1996
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-002224-962
(700-02-002553-940)
CORAM: LES HONORABLES BAUDOUIN
DELISLE, JJ. C.A.
BIRON, J.C.A. (ad hoc)
ROBERT THÉRIEN,
APPELANT - (intimé)
c.
MARCELLE PELLERIN,
INTIMÉE - (requérante)
et
PIERRE F. CÔTÉ, c.r.
et
ROSAIRE SÉNÉCAL
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC,
MIS EN CAUSE - (mis en cause)
et
ALFRED BÉLISLE,
Requérant en intervention
OPINION DU JUGE BAUDOUIN
I. LES FAITS PRINCIPAUX
L'appelant a été élu député du Comté de Bertrand le 12 septembre
1994. C'était son troisième mandat à l'Assemblée nationale, le premier datant
de 1985, le second de 1989. Dans le premier cas, il a été élu dans le Comté de
Rousseau qui, à cette époque, comprenait les deux villes de Sainte-Anne-des- Plaines et de Sainte-Adèle.
En 1985, il est maire de Sainte-Anne-des-Plaines et y demeure avec
sa famille. En 1988, un découpage de la carte électorale extrait Sainte-Anne- des-Plaines du Comté de Rousseau et Robert Thérien achète alors une autre
résidence à Sainte-Adèle, située dans Rousseau, tout en gardant sa résidence de
Sainte-Anne-des-Plaines. Aux élections générales de 1989, Robert Thérien vote
à Sainte-Adèle et est élu député de Rousseau.
Avant les élections générales du 12 septembre 1994, un nouveau
découpage de la carte électorale modifie certains comtés des régions des
Laurentides et de Lanaudière. Sainte-Anne-des-Plaines fait alors partie du Comté
de Blainville et Sainte-Adèle du nouveau Comté de Bertrand. Robert Thérien, qui
possède toujours ses deux résidences de Sainte-Anne-des-Plaines et de Sainte- Adèle, décide d'être le candidat de ce nouveau Comté de Bertrand.
Lors du déclenchement de l'élection, il était absent, au moment
du recensement, de sa maison de Sainte-Adèle. Il s'inscrivit donc, devant la
Commission de révision, sur la liste électorale de Sainte-Adèle, et y vota le 12
septembre 1994.
Par sa requête, l'intimée, électrice du Comté de Bertrand, a
contesté le résultat de l'élection en se basant sur deux motifs.
Le premier est que l'appelant aurait contrevenu à la Loi
électorale, L.R.Q. c. E-3.3, (dans la version de celle-ci qui était alors en vigueur), en votant sans droit dans le Comté de Bertrand, alors que son domicile
était situé à Sainte-Anne-des-Plaines dans le Comté de Blainville. La Loi
électorale précise, en effet, comme nous le verrons par la suite, que l'électeur
doit exercer son droit de vote à l'endroit où il a son domicile.
Le second est que l'appelant aurait donné son assentiment à
certains actes incitant des personnes à voter illégalement dans le Comté de
Bertrand, alors qu'elles n'y avaient qu'une simple résidence et non un véritable
domicile.
II. LE DÉROULEMENT DES PROCÉDURES
La chronologie des procédures est la suivante.
L'appelant, Robert Thérien, a donc été déclaré élu député du Comté
de Bertrand à la suite du scrutin provincial du 12 septembre 1994. L'intimée,
Madame Marcelle Pellerin, a déposé le 17 octobre 1994 la requête en contestation
d'élection qui fut amendée par la suite et dont nous sommes saisis.
Le ler novembre 1994, l'appelant a présenté une requête en
irrecevabilité, rejetée par la Cour du Québec le 19 décembre 1994. Le même jour,
la Cour a aussi rejeté une requête de l'intimée en prolongation de délai.
Le 21 avril 1995, notre Cour a accueilli le pourvoi de l'intimée
et le 5 mai 1995, l'honorable Claude Bisson a également agréé à la demande de
sursis présentée par l'appelant pour lui permettre de se pourvoir en Cour
suprême.
Le 18 mai 1995, la Cour suprême a rejeté la requête de l'intimée
pour suspendre l'ordonnance de sursis et, le 29 juin 1995, a rejeté également la
demande d'autorisation d'appel de l'appelant.
C'est donc finalement le 29 juin 1995 qu'a débuté l'audition sur
le fond. Celle-ci fut cependant interrompue, dès le début, par la récusation
proprio motu de l'honorable Louis Vaillancourt.
L'audition reprit le 4 juillet et d'entrée de jeu, l'appelant
soumit deux moyens préliminaires d'irrecevabilité, le premier fondé sur la
récusation de l'honorable Louis Vaillancourt et le second sur l'illégalité de la
nomination de l'honorable Roland Robillard qui avait remplacé le juge
Vaillancourt. La Cour du Québec a refusé de se prononcer sur ces questions à ce
stade des procédures et a donc procédé à l'audition du premier témoin.
L'appelant s'est pourvu dès le lendemain par requête en révision judiciaire
contre cette décision et a demandé un sursis. Cette dernière demande fut rejetée
le 7 juillet par la Cour supérieure.
Le 24 août, mon collègue l'honorable André Brossard a rejeté à son
tour la requête de l'intimée pour permission d'appeler de certains jugements
interlocutoires rendus par la Cour du Québec durant les journées des 11, 12,
13,14, 17, 18, 19 et 20 juillet et portant sur des questions de preuve.
Le 31 août, la requête de l'appelant en révision judiciaire fut
rejetée et l'audition de la requête en contestation d'élection, qui a duré en
tout 22 jours, s'est poursuivie, pour se terminer le 25 novembre.
Le jugement de la Cour du Québec fut rendu le 21 février 1995.
Il s'agit d'un jugement unanime (deux des magistrats de la Cour donnant chacun
une opinion détaillée) qui accueille, avec dépens, la requête de l'intimée sur
les deux motifs invoqués.
L'appelant s'est pourvu devant notre Cour le 5 mars 1996 et
l'audition du pourvoi a eu lieu les 6, 7 et 8 novembre dernier.
III. LE JUGEMENT DE LA COUR DU QUÉBEC
Le jugement de la Cour du Québec se compose de deux opinions
auxquelles le troisième membre de la formation, l'honorable Roland Robillard, a
simplement souscrit.
L'honorable Jean-Claude Paquin divise son opinion en trois grandes
parties. Il examine d'abord la portée juridique de la première infraction
reprochée (soit d'avoir voté sans droit), après avoir disposé préliminairement
de deux questions, soit celle de la légalité de l'affidavit à l'appui de la
requête en contestation d'élection et celle du fardeau de preuve requis.
Se penchant ensuite sur le fond des deux motifs au soutien de la
requête, il étudie successivement la question du domicile et celle de
l'incitation à voter illégalement. Sur le premier point, après avoir rappelé les
normes juridiques applicables, il procède à une analyse minutieuse et détaillée
de la preuve et de tous les témoignages entendus pour en conclure que l'appelant
a effectivement voté illégalement. Sur le second point, après avoir rappelé la
situation de fait, il analyse l'opinion de Me Alfred Bélisle, qui a été à la
source du litige, et conclut qu'elle est manifestement erronée et a été diffusée
avec l'assentiment de l'appelant.
Enfin, il dispose de deux questions constitutionnelles. Sur la
première (la légalité de la nomination de l'honorable Roland Robillard), il
concourt simplement à l'opinion de son collègue. Sur la seconde, la
constitutionnalité de l'article
465
de la Loi électorale, il s'appuie sur la
retenue judiciaire et décline l'invitation qui lui est faite de se prononcer sur
la question, estimant qu'il n'est pas nécessaire de le faire pour trancher le
litige.
En conclusion donc, il retient contre l'appelant les deux motifs
appuyant la requête en contestation d'élection.
L'honorable Denis Charette procède différemment. Suivant l'ordre
des questions plaidées devant la Cour, il examine en dernier lieu les deux grands
problèmes du recours dont il est saisi, soit la question du domicile et
l'incitation à voter illégalement, après avoir préliminairement disposé de huit
autres problèmes. En voici la liste exacte:
1. la compétence du Tribunal en ce qui concerne la nomination du juge Robillard et la constitutionnalité de l'article
93
de la Loi sur
les tribunaux judiciaires;
2. l'irrecevabilité de la requête à cause de l'irrégularité de l'affidavit;
3. la constitutionnalité de l'article
465
de la Loi électorale quant au degré de preuve requis;
4. la constitutionnalité de l'article
568
de la Loi électorale quant aux conséquences des manoeuvres électorales frauduleuses;
5. la constitutionnalité de l'article
490
de la Loi électorale quant aux pouvoirs conférés au Directeur général des élections;
6. peut-il y avoir manoeuvre électorale frauduleuse lorsque la Commission de révision s'est prononcée?
7. l'admissibilité en preuve du document présenté sous le nom de «Document De Leeuw»;
8. la validité de l'opinion juridique de Me Alfred Bélisle;
9. la notion de domicile;
10. la légalité du vote de Robert Thérien dans Bertrand et ses conséquences;
11. l'incitation à voter illégalement avec l'assentiment de Robert Thérien.
Comme son collègue, il fait une analyse approfondie de la preuve
et des témoignages. Sur les problèmes constitutionnels, il est également d'avis
qu'une réserve judiciaire s'impose, la résolution des questions soulevées sur la
constitutionnalité de certains textes n'étant pas nécessaire à la solution du
litige.
C'est donc à l'unanimité que la Cour du Québec, par son jugement
du 21 février 1996, accueille la requête en contestation d'élection, annule
l'élection du 12 septembre 1994 dans le Comté de Bertrand et l'élection de
l'appelant comme député de ce comté.
IV. LE POURVOI
Notre Cour est saisie d'un pourvoi principal et d'un pourvoi
incident. L'intimée a, en effet, porté appel incident de trois décisions
interlocutoires de la Cour du Québec touchant des objections à la preuve.
L'appelant dans le pourvoi principal a repris, sous une forme
légèrement différente, et une à une, toutes et chacune des questions traitées par
les magistrats de la Cour du Québec, à une seule exception près, soit
l'admissibilité en preuve du «Document De Leeuw» dont il ne sera donc pas
question ici.
Il a divisé son mémoire et sa plaidoirie de la façon suivante:
1] L'audition de la Requête en contestation d'élection amendée a-t-elle été entendue par un Banc valablement formé?
2] L'affidavit signé par l'INTIMÉE au soutien de sa Requête en contestation d'élection amendée est-il conforme aux exigences prévues
aux articles
461
et
464
de la Loi électorale?
3] Le Tribunal de première instance a-t-il erré en droit en concluant qu'il était autorisé, dans le cadre d'une requête en contestation
d'élection, de réviser les décisions rendues par les Commissions de révision?
4] L'infraction de manoeuvre électorale frauduleuse prévue à la Loi électorale requiert-elle la preuve d'intention frauduleuse et/ou de mens
rea?
5] Quelle est la portée de l'article
553
(4) de la Loi électorale?
6] L'opinion juridique émise par Me Alfred Bélisle quant à l'interprétation du troisième alinéa de l'article
3
de la Loi électorale
constitue-t-elle une manoeuvre électorale frauduleuse?
7] L'APPELANT a-t-il donné son assentiment à l'opinion juridique de Me Alfred Bélisle?
8] L'article
566
de la Loi électorale trouve-t-il application en l'instance?
9] L'article
465
de la Loi électorale, stipulant lors de la présentation d'une requête en contestation d'élection l'application des règles de
preuve prévues en matière civile, est-il compatible avec les articles 7 et 11(d) de la Charte canadienne?
10] Où était domicilié l'APPELANT le 24 juillet 1994?
11] La preuve soumise au Tribunal par l'APPELANT quant au témoignage de certains électeurs du comté de Bertrand était-elle
pertinente?
12] Les sanctions prévues à l'article
568
de la Loi électorale sont-elles compatibles avec les articles 2(b), 2(d) et 3 de la Charte
canadienne?
L'intimée, le mis en cause (le Procureur général du Québec) et les autres mis en
cause (le Directeur général des élections et le Directeur du scrutin) se sont,
selon leurs intérêts respectifs, partagés le travail de répondre aux arguments
invoqués par l'appelant.
Pour fins de clarté et pour essayer de faire la lumière le mieux
possible dans ce dossier complexe, j'aborderai dans mon analyse au fond
successivement les questions dans l'ordre suivant:
A] La légalité de la composition du tribunal de première
instance.
B] La légalité de la procédure entreprise.
C] Le pouvoir de révision judiciaire contre les décisions
de la Commission de révision électorale.
D] Les règles applicables à la solution du litige.
E] L'application des règles à l'espèce.
F] Les problèmes constitutionnels.
G] Le pourvoi incident.
V. L'ANALYSE AU FOND
__________A. La légalité de la composition du tribunal
de première instance
L'appelant attaque la légalité de la composition de la Cour du
Québec d'une double façon. Tout d'abord, plaide-t-il, la nomination de
l'honorable Roland Robillard a été illégalement faite. En conséquence, la
requête de l'intimée a été entendue par une formation irrégulièrement formée, ce
qui rend le jugement a quo nul et non avenu.
Ensuite, ajoute-t-il, ce même jugement est nul également parce que
la formation des trois juges ayant entendu la requête ne jouissait pas de
l'indépendance et de l'impartialité institutionnelle nécessaires, telles que
définies, entre autres, par certains arrêts de la Cour suprême, en raison du fait
qu'étant un juge à la retraite, l'honorable Roland Robillard ne pouvait donner
de telles garanties.
1> La composition de la formation de première instance
Le décret 771-95 du 7 juin 1995 autorise l'honorable Roland
Robillard «à exercer des fonctions judiciaires à compter du 9 juin 1995, et ce
pour une période de six mois».
L'appelant argumente que le gouvernement, en procédant par le
biais de l'article
93
de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q. c. T-16,
a commis une erreur déterminante et qu'il aurait dû procéder plutôt en vertu de
l'article 92.1 de la même loi pour que la nomination soit légalement faite.
Il me paraît important de citer ces deux textes au long.
Art. 92.1.
Le juge qui atteint l'âge de 70 ans cesse d'exercer sa charge. Toutefois, si le gouvernement l'estime conforme aux intérêts
de la justice, il peut, pour la période qu'il fixe, autoriser un juge à continuer d'exercer sa charge après cet âge.
Art. 93.
À la demande du juge en chef, le gouvernement peut, pour le
temps qu'il détermine et s'il l'estime conforme aux intérêts de la justice, autoriser un juge à la retraite à exercer les fonctions
judiciaires que le juge en chef lui assigne.
En bref, l'argument, si je le comprends bien, est à l'effet que
l'honorable Roland Robillard n'était plus, après le 8 juin 1995, un juge de la
Cour du Québec au sens des articles
459
et
462
de la Loi électorale qui donnent
compétence à trois juges de cette Cour pour entendre les requêtes en contestation
d'élection. La raison en serait que ce magistrat ayant atteint l'âge de 70 ans
à cette date, il n'était plus le 9 juillet 1995 juge de la Cour du Québec,
puisque l'article 92.1 précité dispose que le juge qui a atteint cet âge «cesse
d'exercer sa charge». La Cour du Québec étant, en tant qu'institution
judiciaire, composée de 290 juges selon l'article
85
de la Loi sur les tribunaux
judiciaires (donc d'un nombre limité), le juge à la retraite, auquel le juge en
chef assigne certaines fonctions judiciaires en vertu de l'article 93, ne serait
plus juge de cette Cour.
Le Procureur général, mis en cause, s'est opposé à ce
raisonnement. Traçant une analogie avec le statut des juges surnuméraires de
nomination fédérale, il plaide que la procédure prévue par la loi a été
régulièrement suivie et que le décret n'a pas eu pour conséquence juridique de
«nommer un nouveau juge», mais simplement de prolonger son statut pour un terme
fixe, au-delà de l'âge de la retraite. Selon lui, l'honorable Roland Robillard
n'a donc jamais véritablement cessé d'être un juge de la Cour du Québec et ainsi
le tribunal était régulièrement constitué.
D'entrée de jeu, et pour en disposer de façon préliminaire, je
signale qu'aucune preuve n'a été faite (en supposant pour les fins de la
discussion le bien-fondé de l'argument) que le juge Robillard serait devenu le
9 juillet le 291ième ou 292ième juge de la Cour du Québec, alors que la loi en
limite le nombre à 290. Je note, en outre, que même si c'était le cas, le
nombre de 290 n'est pas un numerus clausus, puisque au contraire le
législateur a expressément prévu, à l'article 94 de la loi, la nomination de
juges additionnels dans certaines circonstances.
L'article
92.1
de la Loi sur les tribunaux judiciaires prévoit la
possibilité pour un juge qui va arriver à l'âge de la retraite de continuer à
exercer ses fonctions judiciaires et dans les conditions précisées par le texte,
et ainsi, de prolonger le statu quo ante. Le gouvernement peut de cette façon
étendre le mandat d'origine pour une période fixe. Dans ce premier cas, la
continuation des fonctions judiciaires est décidée et formalisée AVANT que
l'intéressé n'atteigne les 70 ans, puisqu'il ne saurait s'agir, selon ce texte,
de laisser expirer son statut de magistrat, contrairement à l'hypothèse prévue
à l'article 93.
Cet article 93 vise, pour sa part, une situation différente.
Lorsqu'un juge est à la retraite, le gouvernement a le loisir, dans les conditions prévues par la loi, de l'autoriser à exercer les fonctions judiciaires
que lui assigne le juge en chef. Dans ce second cas, l'autorisation doit être
donnée APRÈS que le juge ait été admis à la retraite, puisque selon le texte de
la loi, il s'agit d'une condition préalable à la mise en oeuvre de ce processus.
L'exercice de fonctions judiciaires au-delà de l'âge de la
retraite est donc permis si les conditions suivantes sont respectées:
1] le juge est effectivement à la retraite;
2] la demande est faite par le juge en chef;
3] le gouvernement estime que la chose est conforme à
l'intérêt de la justice;
4] la nomination est faite pour un temps déterminé;
6] les fonctions judiciaires à remplir sont celles assignées
par le juge en chef.
En l'espèce, l'honorable Roland Robillard a été admis à la
retraite le 8 juin 1995. Le gouvernement, anticipant cet événement, a fait
débuter son assignation à de nouvelles fonctions le 9 juin (soit une journée
après), respectant ainsi les conditions essentielles prévues à l'article 93.
Il est évident que le gouvernement aurait tout aussi bien pu
procéder par le biais de l'article 92.1 et il ne m'appartient pas de juger des
raisons qui l'ont poussé à agir autrement.
La seule question est donc celle de savoir si un juge de la Cour
du Québec admis à la retraite, auquel le juge en chef confie pour un temps limité certaines fonctions judiciaires précises, reste ou non un juge de la Cour du
Québec au sens de l'article
462
de la Loi électorale?
À mon avis, la réponse à la question doit être affirmative pour
les raisons suivantes.
En premier lieu, l'article 93 n'est aucunement limitatif quant au
type de fonctions qui peuvent être confiées au magistrat par le juge en chef.
Celui-ci peut donc lui attribuer les fonctions qu'il estime appropriées et,
partant, celles que la Loi électorale prévoit.
En second lieu, si les conditions prévues par la loi sont
respectées, comme c'est le cas ici, on imagine mal si le magistrat n'est pas un
juge de la Cour du Québec, ce qu'il pourrait être!
En troisième lieu, l'argument basé sur le numerus clausus de
l'article 85 isole artificiellement cet article des autres dispositions de la loi
auxquelles j'ai fait référence antérieurement et qui permettent une augmentation
du nombre des juges au-delà du chiffre magique de 290.
En quatrième lieu, même si l'on admet, pour seules fins de
discussion, l'argument de l'appelant que la nomination aurait été faite par
erreur, il paraît possible de sauvegarder le jugement en raison de l'article
462(2) de la loi se lit ainsi:
En cas de décès avant le jugement d'un juge qui a entendu la cause ou d'impossibilité pour lui en raison d'une circonstance
quelconque de participer au jugement alors que les autres juges sont d'accord et prêts à statuer sur la requête, ceux-ci peuvent
rendre le jugement.
(Je souligne.)
Je rejetterais donc ce premier moyen.
2> L'indépendance et l'impartialité institutionnelle
du tribunal de première instance
L'appelant, s'appuyant entre autres, sur les arrêts Valente c. R.,
[1985] 2 R.C.S. 673
; R. c. Lippé,
[1991] 2 R.C.S. 114
, et R. c. Généreux,
[1992]
1 R.C.S. 259
, soulève le manque d'indépendance institutionnelle du tribunal de
première instance, en raison de la présence sur la formation qui a entendu la
requête d'un juge «à la retraite», donc différent de ces deux collègues par son
statut. Il attire plus particulièrement notre attention sur deux éléments qui
lui paraissent déterminants, soit:
1) le fait que la durée de son mandat soit à terme,
donc limitée;
2) le fait que le maintien de son mandat dépende du
bon vouloir de l'exécutif.
On me dispensera, à ce stade, de refaire l'analyse détaillée des trois arrêts
précités qui ont tous, sans exception, placé haut la barre de l'indépendance
institutionnelle en matière judiciaire, plus particulièrement en matière de
justice criminelle ou pénale, en exigeant non seulement que les tribunaux donnent
objectivement des garanties d'indépendance, mais encore et aussi qu'ils puissent
raisonnablement être perçus comme indépendants par une personne informée. Ces
décisions ont été complétées tout récemment par l'arrêt Procureur général du
Québec c. Régie des alcools, des courses et des jeux, rendu pendant le délibéré
le 21 novembre qui a rappelé que les trois principales composantes de
l'indépendance judiciaire étaient la sécurité financière, l'inamovibilité et
l'indépendance institutionnelle. Je rappellerai ici les paroles désormais
classiques de l'honorable Gérald Le Dain dans l'arrêt Valente.
Même si l'indépendance judiciaire est un statut ou une relation reposant sur des conditions ou des garanties objectives,
autant qu'un état d'esprit ou une attitude dans l'exercice concret des fonctions judiciaires, il est logique, à mon avis, que
le critère de l'indépendance aux fins de l'al. 11d) de la Charte soit, comme dans le cas de l'impartialité, de savoir si le
tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant. Tant l'indépendance que l'impartialité sont fondamentales non
seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l'individu comme du public
dans l'administration de la justice. Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l'acceptation qui sont
essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu'un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu'impartial
et que le critère de l'indépendance comporte cette perception qui doit toutefois, comme je l'ai proposé, être celle d'un tribunal
jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d'indépendance judiciaire, et non pas une perception de la manière
dont il agira en fait, indépendamment de la question de savoir s'il jouit de ces conditions ou garanties.
(Valente c. R.,
[1985] 2 R.C.S. 673
p. 689)
Dans Valente, la Cour a estimé qu'un juge de la division criminelle de la Cour
provinciale de l'Ontario, occupant sa charge en vertu d'une nouvelle nomination
postérieure à l'âge de la retraite, était néanmoins un juge indépendant au sens
de l'article 11d) de la Charte canadienne.
Dans R. c. Lippé,
[1991] 2 R.C.S. 114
, cette même Cour a tranché
que les juges des cours municipales du Québec, nommés parmi les avocats et donc
dotés de pouvoirs judiciaires à temps partiel constituaient, malgré tout, eux
aussi, un tribunal indépendant au sens de la Charte et donnaient l'apparence de
l'impartialité requise en dépit de la continuation de leur pratique d'avocat.
Enfin, dans R. c. Généreux, [1992] 2 R.C.S. 259, (qui, à mon avis,
n'a qu'une application indirecte en l'espèce, sauf au niveau des grands
principes), la Cour suprême a estimé que l'organisation d'une Cour martiale au
moment du procès subi par l'accusé ne respectait pas les critères de l'article
11d) de la Charte.
En premier lieu, il ne fait pas de doute, contrairement à ce que
plaide l'appelant, que la nomination et le mandat de l'honorable Roland Robillard
ne dépendent pas du bon plaisir ou du bon vouloir du gouvernement. Contrairement
à l'affaire Valente, où au contraire la nomination était faite «durant bon
plaisir» et où le magistrat était par conséquent amovible, le juge de la Cour du Québec est nommé selon la loi pour un terme fixe, durant bonne conduite et est
inamovible, comme tous les autres juges de cette Cour. Il ne peut donc être
destitué par le gouvernement qu'en respectant la procédure spéciale prévue par
la loi pour tous les autres magistrats de cette même Cour (art. 95). Le Code de
déontologie judiciaire (art. 261 et 262 de la loi) s'applique aussi à lui.
En second lieu, le juge Robillard ne retire aucun avantage
financier supplémentaire de la prolongation de ses fonctions. L'article 118 de
la loi lui accorde une rémunération égale à celle de tous les autres juges,
déduction faite de sa pension. Il bénéficie donc d'une sécurité financière qui
le met à l'abri de potentielles ingérences gouvernementales. Donc, même avec un
mandat à terme, il reste dans la même situation que tout autre magistrat de la
Cour.
En troisième lieu, j'ai du mal à voir l'épée de Damoclès que
l'appelant entend placer au-dessus de la tête du juge Robillard. Une
reconduction ou non d'un premier mandat (comme la chose a d'ailleurs été rendue
nécessaire en l'espèce en raison de la longueur des débats) ne lui procure ni
avantage, ni désavantage. Il n'a rien à en craindre, ni rien à en espérer.
Autrement, il faudrait conclure qu'un juge cesse de donner des garanties
d'impartialité et d'indépendance au fur et à mesure qu'il approche de l'âge de
la retraite. On devrait donc postuler ainsi qu'un juge de 69 ans et quelques
mois ne donne plus les garanties d'impartialité et d'indépendance
institutionnelles parce qu'il peut espérer une prolongation de ses fonctions au- delà de 70 ans.
En quatrième lieu, la désignation du juge pour siéger sur la
formation qui entend une requête en contestation d'élection est du ressort
exclusif du juge en chef de la Cour, personnage qui donne toutes les garanties
d'indépendance. La nomination du juge Robillard a d'ailleurs été expressément demandée au gouvernement par le juge en chef. Ce n'est donc ni le gouvernement,
ni l'exécutif qui se serait «arrangé» pour que le juge Robillard siège sur cette
formation et on ne peut donc rien voir dans la formation du banc saisi de la
requête, une quelconque manipulation politique qui en entacherait l'impartialité
ou l'indépendance institutionnelle ou personnelle. En outre, la demande d'octroi
ou de prolongation du mandat est du ressort du juge en chef et non du juge à la
retraite.
Je ne puis alors me convaincre, selon les critères établis par la
Cour suprême dans les arrêts précités, qu'une personne raisonnable et bien
renseignée, étudiant le problème d'une façon pratique et réaliste pourrait
raisonnablement conclure qu'en l'espèce l'impartialité institutionnelle n'a pas
été respectée parce qu'un des membres de la formation ne donnait pas les
garanties nécessaires d'impartialité et d'indépendance.
Je conclus donc sur la question de la légalité de la composition
du tribunal de première instance que celui-ci était régulièrement constitué selon
les prescriptions et exigences de la loi d'une part, et, d'autre part, qu'il
formait un tribunal impartial et indépendant au sens de l'article 11d) de la
Charte canadienne.
B. La légalité de la procédure entreprise
L'appelant s'attaque, en deuxième lieu, à la légalité de la
procédure entreprise devant la Cour du Québec en invoquant l'irrégularité de
l'affidavit au soutien de la requête, affidavit exigé par l'article
461
de la Loi
électorale.
Il plaide que certains des faits dont la véracité est attestée
sous serment par la requérante-intimée n'étaient pas à sa connaissance personnelle. Cet argument a d'ailleurs été proposé préliminairement comme moyen
d'irrecevabilité à la Cour du Québec qui l'a rejeté.
Je disposerai de ce moyen simplement en me référant à l'article
92
C.p.c. et en rappelant la jurisprudence constante de notre Cour sur le sujet
dans les arrêts: Cadrin c. Corp. professionnelle des médecins du Québec, C.A.Q.
200-09-000433-76 du 9 mai 1977; Vespoli c. Imbrogno, C.A.M. 500-09-000902-775 du
22 novembre 1979; Rochette c. Conseil général de la Corporation des ingénieurs
de la Province de Québec,
[1972] C.A. 661
, et Ferme Brune des Alpes inc. c.
Trottier et al,
[1992] R.D.J. 417
. Sur le plan législatif, l'article
92
C.p.c.
exige simplement que la personne soit au courant des faits et non que ceux-ci
aient été à sa connaissance personnelle. Il est évident que l'intimée était au
courant des faits allégués et énoncés dans sa requête, même si certains d'entre
eux n'étaient pas directement à sa connaissance. Exiger d'elle le respect de
cette condition supplémentaire, entraînerait l'une ou l'autre de deux
conséquences pratiques suivantes. La première serait l'impossibilité concrète
de contester une élection, puisque certains des faits ne sont qu'à la
connaissance personnelle exclusive de l'adversaire. La seconde serait de
compliquer singulièrement la procédure prévue, en multipliant le nombre de
corequérants pour s'assurer (si toutefois la chose était possible) que chacun
n'atteste que du ou des faits à sa connaissance directe et personnelle. Dans la
présente affaire, pour une procédure introductive d'instance, il a fallu à la
requérante assigner quelque 33 témoins pour faire la preuve de ses allégations.
Certains étaient soit la partie adverse elle-même, soit des membres de sa
famille, soit des personnes liées à celle-ci.
Sur le plan jurisprudentiel, je fais miens les propos de mon
collègue, l'honorable Turgeon, dans Cadrin c. Corporation professionnelle des
médecins du Québec, précitée, lorsqu'il écrivait:
Les articles
91
,
92
et
753
du Code de procédure civile n'exigent pas que le déposant mentionne dans son affidavit que
les faits allégués dans la requête soient à sa connaissance personnelle.
(Rapporté dans H. REID et D. FERLAND,
Code de procédure civile annoté du Québec, vol. 3, p. 128)
Ce second moyen est donc sans fondement et doit être écarté.
C. Le pouvoir de révision judiciaire des décisions
__________de la Commission de révision électorale
Les commissions de révision électorale (art.
195
et s. de la Loi
électorale) sont des organismes auxquels le législateur confie le rôle de
rectifier les inévitables erreurs pouvant se glisser dans la confection des
listes électorales (personnes non inscrites parce qu'absentes lors du
recensement, personnes erronément inscrites, personnes inscrites sur plus d'une
liste).
Il ne fait pas de doute dans mon esprit, lorsqu'on prend
connaissance des pouvoirs que la loi confère à ces commissions, que nous sommes
en présence d'organismes dotés de pouvoirs quasijudiciaires. En effet, elles
peuvent recevoir des dépositions sous serment (art. 213), ont des pouvoirs
d'enquête (art. 214), peuvent convoquer des personnes (art. 215), etc. Ce point
n'est d'ailleurs contesté par aucune des parties au présent débat.
Leurs décisions sont protégées par une clause privative dite
imparfaite (art.
573
de la Loi électorale).
Dans la présente instance, la liste électorale a été confectionnée
entre le 8 et le 11 août 1994 et, lors du passage des recenseurs, l'appelant
était absent de sa maison de Sainte-Adèle. La révision de la liste s'est faite
entre le 22 août et le ler septembre. C'est le 22 août (et non le 22 septembre comme semble l'indiquer erronément la date apparaissant à la pièce R-23c.) que
l'appelant a rempli sa formule de demande d'inscription dans la section de vote
no 95 à Sainte-Adèle. Le dossier tel que constitué ne révèle rien sur la façon
dont cette demande d'inscription s'est déroulée, mais comme l'appelant
connaissait bien les membres de la Commission de révision et était aussi bien
connu d'eux, on peut présumer qu'il s'est agi d'une pure et simple formalité et
qu'il n'y a eu ni contestation, ni enquête.
L'appelant plaide que la décision de la Commission de révision de
l'inscrire sur la liste de Sainte-Adèle constitue chose jugée sur la fixation de
son lieu de domicile au sens de la loi, qu'elle fait pleine foi et ne peut être
remise en cause dans le cadre d'une action en contestation d'élection, en raison
de la clause privative de l'article 593. Il admet cependant qu'il pourrait y
avoir exception en cas de fraude. Or, ici, aucun élément de preuve pouvant
permettre d'établir que l'appelant, au moment de sa demande, avait l'intention
de tromper la Commission de révision, n'a été rapporté. On doit donc, à mon
avis, présumer qu'il a agi de bonne foi.
Le premier argument au soutien de ce troisième motif d'appel,
celui de la chose jugée, doit, à mon avis, être écarté.
L'article 2848 C.c.Q. dispose que:
L'autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement,
lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que
la chose demandée est la même.
Même en admettant, pour fins de discussion, que la décision de la
Commission n'est pas de juridiction gracieuse (ce sur quoi je m'abstiens de me
prononcer), mais constitue un authentique jugement consacrant la résolution
judiciaire d'un véritable litige, on ne saurait trouver ni identité de cause, ni
identité de parties agissant dans les mêmes qualités, ni surtout identité sur la nature de la réclamation, puisque dans le premier cas, il s'agit d'une simple
inscription sur une liste électorale, dans l'autre de la validité d'une élection.
Qu'en est-il, par ailleurs, du second argument relatif à la clause
privative de l'article
573
de la Loi électorale. Celui-ci édicte que:
Sauf sur une question de compétence, aucun recours en vertu de l'article
33
du Code de procédure civile (chapitre C-25),
ni aucun recours extraordinaire ou mesure provisionnelle prévus par ce code ne peuvent être exercés contre le directeur général
des élections, un membre de son personnel ou un membre du personnel électoral ou contre la Commission de la représentation,
l'un de ses membres ou son personnel, agissant dans l'exercice de leurs fonctions.
Un juge de la Cour d'appel peut, sur requête, annuler sommairement un bref, une ordonnance ou une injonction délivrés
à l'encontre du présent article.
(L'emphase est la mienne.)
Une première observation est que ce texte ne met les intéressés
à l'abri du contrôle judiciaire qu'à l'égard de certains recours spécifiques
c'est-à-dire seulement ceux de l'article
33
C.p.c. et les recours extraordinaires
ou mesures provisionnelles.
Une seconde observation, qui d'ailleurs renforce la première, est
que la prohibition de l'utilisation de ces recours touche uniquement le directeur
général des élections, un membre de son personnel, un membre du personnel
électoral ou la Commission de la représentation, l'un de ses membres ou son
personnel. Elle vise donc uniquement les recours dirigés contre le personnel
électoral chargé de la bonne marche. Replacée dans ce contexte, la volonté
législative apparaît encore plus claire. L'article 573 vise effectivement à
empêcher que le processus de déroulement de l'élection ne soit interrompu par des
recours qui rendraient celui-ci ingérable. L'affaire Bélanger, que j'examinerai
plus loin, en est une parfaite illustration.
La troisième observation touche, d'une façon plus globale,
l'économie générale de la loi. Décider que l'article 573 de la loi prohibe, postérieurement à la tenue de l'élection, toute contestation des décisions des
commissions, hormis le cas de fraude prouvée, aurait pour effet de dépouiller la
loi d'une grande partie des effets que le législateur a voulu lui conférer.
Ainsi, tout manquement même grave à la procédure électorale des commissions de
révision ne pourrait jamais être plaidé dans le cadre d'une requête en
contestation d'élection. Pourtant l'article 458 de la loi permet ce recours, non
seulement en cas de ...«manoeuvre électorale frauduleuse»..., mais aussi en cas
...«d'élection irrégulière»... En outre, comme nous le verrons par la suite, la
loi accole le qualificatif de «manoeuvre électorale frauduleuse» à des
agissements qui n'ont pourtant rien de dolosifs. Une contestation d'élection ne
pourrait donc pas s'appuyer sur ceux-ci.
Autre exemple, le dépouillement judiciaire prévu aux articles 382
et s. de la loi ne pourrait, techniquement parlant, avoir lieu. En effet, selon
l'article 371 de la loi, c'est le directeur du scrutin, membre du personnel
électoral et couvert par la clause privative, qui déclare un candidat élu.
Cette décision (hormis le cas de fraude prouvée) devrait donc être considérée
comme finale et sans appel, même s'il y a eu irrégularité grave dans le processus
électoral.
En toute déférence pour l'opinion contraire, le législateur n'a
sûrement pas voulu, à moins de tomber dans l'absurde complet, donner une telle
portée à l'article 573 qui doit être interprété par rapport à l'ensemble de la
loi. Il a simplement entendu s'assurer, pendant le déroulement de la campagne
électorale, d'une trêve judiciaire, sans entendre empêcher pour autant, une cour
de justice (ici la Cour du Québec), dans le cadre particulier d'un recours en
contestation d'élection spécifiquement prévu par la loi, d'examiner la légalité
du processus électoral. D'ailleurs, ce recours ne constitue pas un appel des
décisions des commissions électorales, mais bien un recours distinct de contrôle
de légalité. En ce sens, il ne s'attaque donc pas de façon directe à celles-ci. À mon avis, les deux contrôles touchent deux dimensions différentes: l'un
constitue, durant la campagne électorale, un contrôle à priori de l'exactitude
de certains renseignements individuels permettant l'établissement des listes sur
une base d'autodéclaration et de bonne foi, alors que l'autre, postérieurement
à l'élection est une vérification de la légalité du déroulement du processus
électoral.
L'électeur fait une autodéclaration. Même si la Commission de
révision a le pouvoir de la contester dans les cas flagrants et de faire enquête,
il reste que celui-ci doit assumer les risques de sa fausse déclaration dont
l'existence peut, par la suite, être contrôlée par la Cour.
Le jugement de la Cour supérieure dans l'affaire Bélanger c.
Commission de révision du comté de Sauvé,
[1973] C.S. 814
, n'a d'ailleurs pas la
portée que veut lui donner l'appelant pour les raisons suivantes. D'abord, il
se fonde sur un article (l'article 421) dont l'article 573 actuel n'est pas la
réplique. Ensuite, l'affirmation de la Cour supérieure que la Commission de
révision est un organisme quasi judiciaire et que son pouvoir d'intervention est
limité aux questions de compétence, ne fait aucunement obstacle à la possibilité
d'un contrôle judiciaire à posteriori dans le cadre d'une requête en contestation
d'élection. Enfin, le recours dans cette affaire visait, pendant la période
électorale, à faire lever le huis clos décidé par la Commission de révision.
Ce troisième motif d'appel doit donc être rejeté.
D. Les règles applicables à la résolution du litige
Il convient, avant d'aborder l'application même des normes
législatives à l'espèce, de souligner, d'une part, certains principes importants
exprimés par la Loi électorale et, d'autre part, de trancher trois problèmes d'ordre général qui ont été, tant en première instance que devant nous, au centre
du litige. Il s'agit de la notion de «manoeuvre électorale frauduleuse» prévue
par la loi, des règles de preuve exigées pour le maintien de la requête en
contestation d'élection et enfin de la question de savoir si, oui ou non, l'acte
de voter sans droit nécessite la démonstration d'une intention coupable.
1> L'économie générale de la loi
On pourrait fort aisément, en la matière, parodier Corneille et
la célèbre tirade du Cid et parler de ...«cette obscure clarté qui tombe....du
législateur». En effet, la Loi électorale, du moins dans la version applicable
à l'espèce, n'est pas, dans certaines de ses dispositions, d'une lumineuse
clarté!
Outre l'aspect organisationnel et administratif relatif au
mécanisme électoral lui-même, le législateur entend assurer à celui-ci un minimum
de transparence et d'honnêteté pour éviter que ce processus démocratique
important ne soit faussé par les erreurs et les fraudes. C'est pourquoi il
sanctionne de deux façons distinctes les contraventions aux normes qu'il impose.
D'un côté, il prévoit une sanction civile qui est l'annulation de l'élection
lorsqu'il estime que le processus a été trop perverti. D'un autre côté, il
édicte une série de sanctions pénales avec une gradation de sévérité qui peuvent
coexister ou non avec la sanction civile.
On remarquera cependant un fait important. Dans le cadre d'une
contestation d'élection, le législateur fait une nette différence entre les actes
dont le candidat lui-même ou ses représentants sont les auteurs et ceux qui ont
été commis par des tiers. Ainsi, l'annulation de l'élection est en général
prononcée lorsque, dans certaines hypothèses comme celles prévues à l'article
468, le candidat ou l'un de ses mandataires ou agents a commis un acte jugé répréhensible ou contraire à la morale électorale. Par contre, cette annulation
est écartée pour des actes posés par des tiers touchant le dépouillement du vote
(art. 471) et en cas d'inobservation de certains délais (art. 472) ou de
certaines formalités (art. 473).
Ainsi, également par le jeu des articles 468 et 567 de la loi,
l'acte de voter sans en avoir le droit constitue une «manoeuvre électorale
frauduleuse». Pratiquée par le candidat ou par une autre personne avec son
assentiment, elle entraîne en principe l'annulation de l'élection, alors que
pratiquée par un tiers non directement relié à ce candidat, elle ne suffit pas
à donner effet à celle-ci.
S'agissant du candidat lui-même, le législateur, toujours dans le
cadre de la requête en contestation d'élection, fait une différence entre ce
qu'il caractérise comme constituant une «manoeuvre électorale frauduleuse» et
d'autres comportements. Dans le premier cas, la règle générale, une fois cette
«manoeuvre électorale frauduleuse» prouvée, est en principe l'annulation de
l'élection du candidat. Dans le second cas (art. 469, 470), par exemple, la
sanction n'est pas nécessairement l'annulation de celle-ci.
Un autre exemple frappant de cette distinction que veut faire la
loi entre le candidat et les autres personnes se retrouve au second alinéa de
l'article 468 qui dispose:
468. S'il est prouvé au cours de l'instruction:
1o qu'une manoeuvre électorale frauduleuse a été pratiquée par un candidat ou, avec son assentiment, par une autre
personne, ce candidat doit être tenu pour coupable de manoeuvre électorale frauduleuse et, s'il a été élu, son élection est
nulle;
2o qu'une manoeuvre électorale frauduleuse a été pratiquée par le représentant, le mandataire ou l'agent officiel d'un
candidat, l'élection de ce candidat est nulle.
L'élection d'un candidat ne doit pas être déclarée nulle en vertu du paragraphe 2o du premier alinéa s'il est établi
que l'acte présente peu de gravité et n'a pu avoir d'effet sur le résultat de l'élection, et que le candidat a pris les précautions
raisonnables.
On doit donc constater que dans le cadre du recours civil en
contestation d'élection, le législateur place, pour le candidat, la barre plus
haut. Il exige de lui un degré plus élevé de moralité électorale dans sa
conduite.
Dans la partie de la loi concernant les dispositions pénales, la
sanction (qui est toujours une amende) varie, elle aussi, selon l'évaluation du
degré de gravité de l'acte ou de l'omission qu'en fait le législateur (arts 551
et s.). On y retrouve, là aussi mentionnée, la notion de «manoeuvre électorale
frauduleuse» à laquelle il convient de s'attarder maintenant.
2> La notion de «manoeuvre électorale frauduleuse»
et ses effets
J'ai, à dessein, placé jusqu'ici ce terme entre guillemets car,
dans le contexte de la loi électorale, il est un parfait exemple d'une inflation
linguistique législative et d'une hyperbole stylistique malheureuse.
La Loi électorale, tant à son Titre V sur la contestation civile
d'élection (arts 458, 460, 468, 470, 474) qu'à son Titre VIII sur les
dispositions pénales (arts 567, 568), utilise l'expression «manoeuvre électorale
frauduleuse», sans toutefois en donner une définition précise. Au Titre VIII,
par contre, pour respecter le principe de légalité exigeant que, pour qu'une
disposition entraînant une sanction pénale soit valable (au contraire d'une sanction civile), l'on précise l'acte ou l'omission reproché, l'article 567
énonce ce qui suit:
567. Une infraction prévue à l'un des paragraphes 1o, 2o, 3o ou 4o de l'article 551, à l'un des paragraphes 2o, 3o, 4o
ou 8o de l'article 553, à l'un des paragraphes 1o ou 3o de l'article 554, au paragraphe 3o de l'article 555, au
paragraphe 4o de l'article 556 et aux articles 557 à 560 est une manoeuvre électorale frauduleuse.
Toutefois, dans le cas d'une infraction visée au paragraphe 1o de l'article 559, le juge peut décider qu'il ne
s'agit pas d'une manoeuvre électorale frauduleuse si, à la suite d'un jugement rendu en vertu du deuxième alinéa de l'article
445, les dépenses électorales faites ou autorisées par l'agent officiel dépassent le maximum fixé à l'article 426 et si le refus
ou le défaut de payer la dépense contestée découlait d'une erreur de bonne foi.
Dans la présente instance, les deux actes reprochés à l'appelant
sont d'avoir lui-même voté sans droit (infraction prévue à l'article 553(4)), et
d'avoir donné son assentiment à une incitation à des tiers de voter illégalement
(infraction prévue à l'article 566 et résultant de l'opinion émise par Me Alfred
Bélisle). Ces deux manquements à la loi sont constitutifs de «manoeuvre
électorale frauduleuse» en vertu de l'article 567. Dans le cadre d'une requête
en contestation d'élection, c'est alors l'article 468(1) qui devient applicable.
468. S'il est prouvé au cours de l'instruction:
1o qu'une manoeuvre électorale frauduleuse a été pratiquée par un candidat ou, avec son assentiment, par une
autre personne, ce candidat doit être tenu pour coupable de manoeuvre électorale frauduleuse et, s'il a été élu, son élection
est nulle.
(L'emphase est la mienne.)
La Loi électorale est, pour ainsi dire, bipolaire. Comme nous
l'avons vu, certaines de ses dispositions permettent d'engager une répression
pénale de comportements jugés incompatibles avec l'honnêteté du processus
électoral par l'imposition d'amendes. D'autres, au contraire, prévoient une
sanction civile, soit de ces mêmes agissements, soit de certaines autres
irrégularités simples, qui est l'annulation de l'élection.
Elle poursuit donc une double mission de contrôle des moeurs
électorales en permettant, d'une part, l'annulation de l'élection d'un candidat
irrégulièrement élu et, d'autre part, la sanction pénale de certains gestes
répréhensibles. Ce modèle législatif n'est pas unique, mais au contraire
couramment utilisé. On peut citer comme exemple la Loi sur la protection du
consommateur, L.R.Q. c. P-40.1, qui contient à la fois des sanctions civiles et
des sanctions pénales pour les conduites répréhensibles en matière de
consommation.
Deux observations me paraissent devoir être faites à ce stade.
La première de ces observations est que ces deux grands volets du
contrôle de la moralité du processus électoral, même s'ils se rejoignent dans la
politique générale voulue par le législateur, sont distincts l'un de l'autre et
doivent être tenus et analysés comme tels. Ce n'est pas, en effet, parce que le
processus civil est enclenché, que le processus pénal suit nécessairement ou
l'inverse. Il peut, dès lors, y avoir annulation d'une élection, sans pour
autant que des plaintes pénales soient portées. À l'opposé, des plaintes pénales
peuvent être faites, sans que celles-ci aient nécessairement un impact sur le
résultat final de l'élection, même si, bien entendu, ces deux armes de l'arsenal
législatif peuvent, dans certains cas, coexister. Il convient donc, à mon avis,
d'éviter de mêler les deux processus, de confondre les deux régimes et
d'amalgamer normes pénales et normes civiles uniquement parce qu'un seul et même
acte englobé dans la notion de «manoeuvre électorale frauduleuse» peut donner
naissance à l'application immédiate à la fois d'une mesure civile et d'une mesure
pénale.
Qui plus est, il faut également éviter de faire cette erreur au
motif que le maintien de la requête en annulation d'élection pourrait
éventuellement permettre le déclenchement du processus pénal.
Ces constatations sont d'une importance capitale pour la
résolution du présent dossier, entre autres pour la raison suivante. Dans le
cadre de la requête civile en contestation d'élection, le degré de preuve requis
du motif pouvant donner naissance à l'annulation est celui de la preuve civile.
L'article 465 est, en effet, explicite et on ne peut plus clair à cet égard:
465. Les règles de preuve sont celles qui sont en vigueur en matière civile.
Le requérant a donc un fardeau de preuve dont il doit se décharger par simple
prépondérance et non au-delà du doute raisonnable. En outre, bien évidemment,
pour qu'une «manoeuvre électorale frauduleuse» puisse donner ouverture à la
sanction civile, il n'est pas nécessaire que son existence ait été préalablement
reconnue ou constatée dans le cadre du processus pénal.
La seconde observation est que, de façon peut-être un peu
malhabile, le législateur, dans sa rédaction et son harnachement de la loi, a
procédé par renvoi ou ellipse, en instaurant une interdépendance artificielle
entre les deux régimes, aggravant ainsi les potentialités de confusion entre eux.
Un exemple de cette apparente confusion des genres est fourni par l'article
468(1). Cet article, rappelons-le, est situé dans le Titre V touchant la
contestation d'élection (donc, le recours civil) et non dans le Titre VIII
relatif aux infractions pénales. Pourtant il énonce que le candidat qui pratique
une «manoeuvre électorale frauduleuse» doit .....«être tenu pour coupable de
manoeuvre électorale frauduleuse». (L'emphase est de moi.) On notera
l'impropriété du vocabulaire de «tenir» une personne pour «coupable» de
«manoeuvre électorale frauduleuse» lorsqu'il s'agit de décider seulement de la
validité de l'élection.
Cette impropriété de vocabulaire pourrait laisser entendre que le
candidat est alors automatiquement tenu pour coupable en vertu des articles 551
et s. et, par conséquent, tenu de payer l'une des amendes prévues. Or, cela
court-circuiterait complètement le processus pénal et serait contraire à tous les
principes de droit. En vérité, il n'en est rien, puisqu'on ne peut évidemment
supposer que le législateur ait voulu imposer une sanction pénale automatique
pour la contravention à une norme civile en se contentant, au surplus, d'une
simple prépondérance de preuve pour en établir la réalité! La raison en est
plutôt que le législateur a décidé d'assortir, dans ce cas, l'annulation de
l'élection d'une déchéance civile des droits électoraux prévus à l'article 474
qui...... fait lui-même référence à l'article 568...... lequel est lui-même situé
au Titre VIII dans les dispositions pénales.
Une chatte n'y retrouverait pas nécessairement tous ses petits!
En outre, sous le même vocable de «manoeuvre électorale
frauduleuse», le législateur couvre deux réalités distinctes soit, d'une part,
ce que j'appellerais d'authentiques manoeuvres frauduleuses au sens que ces
termes peuvent avoir dans la langue courante, c'est-à-dire des fraudes
caractérisées, des pratiques, manèges, manigances, machinations trompeuses ou
dolosives, impliquant un caractère volontaire et, d'autre part, par ellipse, de
simples manquements ou transgressions techniques à la loi, mais dont la mauvaise
foi, l'intention dolosive ou frauduleuse est absente.
Ainsi, pour certains comportements qu'il caractérise de «manoeuvre
électorale frauduleuse», le législateur exige une intention coupable. Il en est
ainsi chaque fois que dans la description de l'acte qu'il condamne, il utilise
le mot «sciemment» ou exige que la personne pose le geste «en connaissance de
cause». Les alinéas 1, 2, 3, 4, 5.... de l'article 551 et des alinéas 1, 4, de l'article 552 appartiennent à cette catégorie, pour n'en donner que quelques
exemples.
Pour d'autres, l'élément moral ou intentionnel de fraude est
clairement absent. Il en est ainsi, pour ne citer encore que certains exemples
des alinéas 6, 7, 8, 9, 10, 11 de l'article 551 et des alinéas 2, 3, 5, 6, 8 de
l'article 552.
Le législateur regroupe donc dans une seule et même expression de
«manoeuvre électorale frauduleuse», certains comportements graves parce que
véritablement frauduleux (par exemple, le trafic d'influence, art. 558) et
d'autres, plus banals, qui ne constituent que de simples contraventions
techniques à la loi (par exemple, le fait pour un réviseur de rayer un nom de la
liste sans envoyer un avis, art. 551(9)).
Le législateur peut donc bien appeler un lézard - un dinosaure,
ou un chat - un tigre, et Voltaire - un fripon, mais ces désignations ne changent
rien à la réalité. L'hyperbole utilisée par le législateur doit être ramenée à
sa juste valeur. La notion de «manoeuvre électorale frauduleuse» désigne tantôt
de véritables infractions pénales, tantôt ce qui se rapproche davantage d'une
faute civile ou statutaire. En outre, elle qualifie tantôt un comportement
vraiment frauduleux ou dolosif, tantôt un comportement touchant un simple
manquement à la loi.
Deux conséquences juridiques importantes en découlent à mon avis.
La première, que j'ai déjà mentionnée plus haut, porte sur les
règles de preuve applicables. Le recours en contestation d'élection basé sur
l'existence d'une «manoeuvre électorale frauduleuse», oblige le requérant à
prouver celle-ci par simple prépondérance de preuve (article 465).
La seconde touche l'élément même qui doit être prouvé pour que le
tribunal puisse légalement conclure à l'existence d'une «manoeuvre électorale
frauduleuse», dans l'hypothèse où, comme c'est le cas en l'espèce, le
législateur n'a pas requis de façon spécifique qu'un geste intentionnel soit posé
pour l'acte de voter sans en avoir le droit.
L'appelant plaide avec une vigueur particulière sur ce point.
Puisqu'on lui reproche la commission d'une «manoeuvre électorale frauduleuse»,
par combinaison des articles 567 et 553, et que rien dans la preuve ne révèle
qu'il ait sciemment, délibérément ou volontairement voté à un endroit où il
savait ne pas devoir le faire, l'intimée devait, selon lui, pour le succès de
sa requête, prouver l'existence d'une véritable intention de «frauder» ou au
moins celle d'une intention coupable.
Avec le plus grand respect, je ne puis retenir cet argument pour
les raisons que j'ai précédemment exposées. Ce qui est reproché à l'appelant est
d'avoir voté sans en avoir le droit. J'examinerai plus loin ce que signifie ce
terme. Pour l'instant qu'il me suffise de constater que le législateur, pour cet
acte, n'exige aucunement (contrairement à d'autres) que la personne ait agi
«sciemment», en connaissance de cause, délibérément ou avec l'intention de
frauder.
En outre, et je le rappelle encore une fois parce que la chose me
semble capitale, nous ne sommes pas dans le cadre d'une instance pénale, mais
seulement dans celui d'une instance qui, même si elle entraîne certains effets
juridiques importants (l'annulation de l'élection et la perte du siège et par
contrecoup la déchéance temporaire de certains droits poliques) n'en demeure pas
moins civile de nature. Or, la gravité objective d'une sanction civile ne la
transforme pas automatiquement en sanction pénale et ne permet pas de l'y
assimiler.
En effet, ce n'est pas parce qu'un seul et même acte peut avoir
des conséquences à la fois civiles et pénales que, dans le cadre d'un recours
civil, on doive importer les règles de preuve ou de droit substantif du droit
pénal. Ce principe est d'ailleurs bien reconnu. Je rappellerais, pour simple
mémoire, la jurisprudence constante, en matière de responsabilité civile, selon
laquelle ce n'est pas nécessairement parce qu'un individu a été acquitté lors de
son procès pénal, qu'un juge civil ne peut pas le tenir pour fautif et
responsable civilement du dommage causé. À l'inverse, ce n'est pas parce qu'il
a été trouvé responsable d'une faute civile, qu'il est automatiquement coupable
d'une infraction pénale. Enfin, ce n'est pas non plus parce que sa faute civile
peut avoir une conséquence pénale, que ce sont les règles de preuve du système
pénal qui doivent être suivies lors du procès civil.
Par ailleurs, et je le fais observer tout de suite, je suis, avec
respect, en complet désaccord avec l'honorable Jean-Claude Paquin de la Cour du
Québec lorsqu'il écrit:
«En conclusion, l'intimé (l'appelant ici) ne s'est pas déchargé du fardeau de prouver par prépondérance de preuve un
changement de domicile.....»
(M.A. p. 169)
(L'emphase est la mienne.)
Il me semble y avoir là une erreur de droit. En effet, ce n'est pas à l'appelant
de prouver son changement de domicile, mais bien au contraire à l'intimée de
démontrer, par prépondérance de preuve, que l'appelant n'avait pas effectivement
changé son domicile de Sainte-Anne-des-Plaines à Sainte-Adèle à la date du décret
électoral.
E. L'application des règles à l'espèce: le domicile
L'appelant, lors de l'élection du 29 septembre 1994, a voté à
Sainte-Adèle. L'intimée a, rappelons-le, basé son recours en contestation
d'élection sur deux motifs:
1] L'appelant aurait voté sans en avoir le droit au sens de
l'article 553(4), parce qu'il n'était pas domicilié alors à
Sainte-Adèle, mais à Sainte-Anne-des-Plaines.
2] L'appelant aurait commis une «manoeuvre électorale frauduleuse»
en incitant des personnes à voter ailleurs qu'au lieu de leur
domicile (art. 553(4) et 566).
Étant donné la conclusion à laquelle j'en arriverai sur le premier
point, il ne me sera pas nécessaire d'aborder le second, touchant à la teneur et
à la justesse de l'opinion de Me Alfred Bélisle sur l'interprétation de l'article
3 de la loi.
L'article 1 de la loi énumère 5 conditions pour qu'une personne
ait la qualité d'électeur.
1. Possède la qualité d'électeur, toute personne qui:
1o a dix-huit ans accomplis;
2o est de citoyenneté canadienne;
3o est domiciliée au Québec depuis six mois ou, dans le cas d'un électeur hors du Québec, depuis douze mois;
4o n'est pas en curatelle;
5o n'est pas privée, en application de l'article 568, de ses droits électoraux.
Est réputée domiciliée au Québec toute personne inscrite au registre des électeurs hors du Québec.
L'article 2 précise qu'une fois cette qualité d'électeur acquise il faut, en plus, pour pouvoir exercer légalement son droit de vote le
jour du scrutin, que la personne soit
[....] inscrite sur la liste électorale de la section de vote où elle a son domicile le jour de la prise du décret ou inscrite au
registre des électeurs hors du Québec.
(L'emphase est de moi.)
La question est donc de savoir si, à la date de l'élection,
l'appelant a oui ou non voté au lieu où il avait son domicile le jour de la prise
du décret déclenchant le processus électoral, soit le 24 juillet 1994.
Un premier point est acquis: la notion de domicile (l'appelant en
a convenu sans difficulté) est celle du droit civil développée par la doctrine
et la jurisprudence. D'ailleurs, la nouvelle loi électorale le stipule
maintenant de façon expresse à son article premier.
Un second point relève davantage de l'évidence. La notion de
domicile est une notion complexe qui regroupe deux éléments soit, d'une part, un
élément volitif (l'intention de faire d'un endroit son principal établissement)
et, d'autre part, un élément matériel constitué par un ensemble de gestes et de
comportements permettant de concrétiser cette intention. La preuve de ces deux
conditions repose essentiellement sur l'existence de constatations factuelles
comme le montre, de façon non équivoque, l'abondante jurisprudence en la matière
qu'on me dispensera de citer ici.
La notion de domicile est cependant une notion de droit, en raison
de la présence de sa composante intentionnelle et s'oppose ainsi à celle de
résidence qui en est une de pur fait: un individu n'a qu'un seul domicile, mais
peut avoir plusieurs résidences. Le domicile est donc la localisation ou le rattachement juridique d'une personne à un endroit pour les fins de l'application
de certaines règles de droit.
On me permettra de citer sur ce point un passage de doctrine
récente qui résume parfaitement les règles applicables:
285.- L'article 76 C.c.Q. exige deux conditions pour qu'il y ait changement de domicile: l'établissement de sa résidence
dans un autre lieu et l'intention d'en faire son principal établissement. L'article 77 C.c.Q. définit ce qu'il faut entendre
par résidence et précise qu'en cas de pluralité, c'est la résidence principale qu'on doit prendre en considération.
En d'autres termes, la détermination du «principal établissement» implique la réunion de deux éléments: un
élément matériel, la résidence, soit l'habitation dans un lieu de façon habituelle - situation objective donc - et un élément
intentionnel, c'est-à-dire un élément subjectif - la volonté d'établir dans ce lieu son principal établissement. Il ne suffit donc
pas d'avoir des attaches objectives dans un lieu (intérêts familiaux, intérêts financiers, intérêts professionnels) pour y avoir son
domicile; inversement, la seule intention de s'établir dans un lieu donné ne permet pas d'inférer qu'une personne en a fait
son «principal établissement». Seule la conjonction de ces deux éléments permet d'établir le domicile. Par contre, le titre
juridique en vertu duquel une personne occupe un lieu n'a aucune incidence sur sa détermination, peu importe qu'elle soit
propriétaire ou locataire de l'immeuble qui en constitue le siège.
(E. DELEURY et D. GOUBEAU, «Le droit des personnes physiques», Cowansville, Éditions Yvon Blais,
1994, no 285,
p. 235 et s.)
Le troisième point porte (et la Cour suprême du Canada nous l'a
souvent rappelé: Beaudoin-Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 9; Laurentides
Motels Ltd c. Ville de Beauport,
[1989] 1 R.C.S. 705
; Lapointe c. Hôpital Le
Gardeur,
[1992] 1 R.C.S. 351
; Hodgkinson c. Simms,
[1994] 3 R.C.S. 377
), sur le
rôle incombant à une Cour d'appel qui n'est pas celui de refaire l'analyse
factuelle du juge (ou des juges, dans ce cas-ci) de première instance, non plus
que de substituer son appréciation de la crédibilité des témoins entendus à celle
de ces mêmes magistrats. L'intervention de notre Cour ne se justifie qu'en cas
d'erreur évidente.
Dans la présente instance, l'enjeu pour l'appelant est
particulièrement important, c'est pourquoi, tout en respectant les consignes de
la Cour suprême mentionnés plus haut, j'ai gardé un esprit plus critique et plus analytique à l'endroit de la preuve en général, et des constatations de fait en
particulier. J'ai donc relu, à plusieurs reprises, l'ensemble des témoignages
et de la preuve. Je l'ai confronté aux constatations de la Cour du Québec.
Bien évidemment, si je ne puis faire de constatations sur les
expressions, le comportement général et le ton des réponses des principaux
témoins, n'ayant pas eu l'avantage d'entendre ces derniers, il reste cependant
que ces lectures me permettent de faire certaines observations.
La première est qu'un bon nombre de témoins qui ont déclaré
n'avoir pas vu souvent l'appelant à sa maison de Sainte-Adèle durant la période
critique, ne se sont probablement pas trompés. Toutefois, l'impact de leurs
témoignages, quant à la réalité de l'occupation de cette maison par l'appelant,
doit être nuancé pour deux raisons. D'une part, la chose est évidente, aucun
d'entre eux n'a eu le loisir ou la mission d'épier ou de contrôler
systématiquement les allées et venues de l'appelant et de sa famille. D'autre
part, il est tout à fait normal pour un député, durant la période préélectorale
et encore plus pendant la période électorale, d'être très souvent absent de chez
lui.
La seconde (et je le mentionne parce que le procureur de
l'appelant a longuement insisté sur ce point devant nous) porte sur la qualité
du témoignage rendu par l'appelant lui-même. Les deux magistrats de la Cour du
Québec ont eu, à cet égard, les commentaires suivants:
Soulignons tout de suite que le témoignage de l'intimé quant à la détermination par lui-même de l'endroit de
son domicile et de la date ou période du changement de son domicile, s'il en est, est, on ne peut plus vague, imprécis et
contradictoire au point d'en être déroutant. Celui de son épouse ne nous éclaire pas davantage.
(Hon. Jean-Claude Paquin, M.A. p. 152)
Interrogé sur ce changement de domicile ou sur l'endroit de son domicile à des périodes précises, l'intimé donne
constamment des réponses absolument vagues, imprécises et à certains égards, invraisemblables, .....
(Hon. Jean-Claude Paquin, M.A. p. 154)
Le témoignage de Robert Thérien est enchevêtré et souvent réticent. Même s'il n'est pas toujours facile de
comprendre le sens de ce témoignage, on peut le résumer ainsi: il a toujours été domicilié à Sainte-Anne-des-Plaines, sauf
pour une courte période entourant la campagne électorale de 1989, et une autre courte période entourant celle de 1994.
(Hon. Denis Charette, M.A. p. 264)
Sans être aussi affirmatif et surtout aussi sévère, je me dois, malgré tout, de
constater que le témoignage de l'appelant est loin d'être net et convaincant.
À des questions claires portant sur des faits précis dont il a connaissance, ses
réponses sont souvent vagues, évasives ou parfois carrément inexistantes. Lors
de l'interrogatoire par son propre avocat, ses réponses sont décousues,
équivoques et incohérentes. Je conçois fort bien que l'appelant ne sache pas du
tout quoi répondre lorsqu'on lui pose la question brutale de savoir où est situé
son domicile, vu qu'il s'agit là d'une question de droit. Je comprends moins
bien, par contre, ses hésitations et réticences palpables à répondre à des
questions portant sur de simples faits dont l'existence avait pourtant pour lui
une si grande importance. La lecture comparée de ses dépositions montre aussi
que différentes versions ont, tour à tour, été données sur des questions
identiques.
1> Le domicile
Le législateur a délibérément choisi comme facteur de rattachement
juridique du droit de vote, la notion de domicile. Ce choix peut certes être
l'objet de critique, à une époque où un individu peut avoir plusieurs demeures,
entre lesquelles il peut facilement partager son temps de résidence compte tenu
de la mobilité qu'imposent les aléas de la vie moderne. Toutefois, je suis lié
par le choix qu'a fait le législateur. C'est donc la notion juridique de domicile, telle qu'elle existe en droit civil, qu'il faut appliquer ici et non
celle de la résidence principale.
Je crois inutile de reprendre, ici, l'analyse de cette notion qui
a été faite par la Cour du Québec: elle est juridiquement sans reproche! Je
pense toutefois, comme l'a fort bien plaidé le procureur de l'appelant, qu'il ne
faut pas accorder plus de crédit qu'elles ne le méritent aux décisions datant du
siècle dernier, car rendues donc à une époque où les moyens de communication ne
permettaient pas la mobilité que l'on connaît aujourd'hui (par exemple l'affaire
Wadsworth c. McCord, [1886] 12 R.C.S. 466). Je pense également qu'on ne doit pas
évaluer l'existence ou l'inexistence d'un domicile dans l'abstrait, mais bien en
relation directe avec la loi qui a choisi ce facteur de rattachement, en
l'occurrence, la loi électorale.
Ceci étant dit, la relecture de l'ensemble de la preuve n'a pas
réussi à me convaincre que les deux juges de la Cour du Québec qui ont tranché
la question, et ce après une preuve de quelque 22 jours, ont erré soit dans
l'appréciation des faits qui leur ont été soumis, soit dans l'application, à ces
mêmes faits des normes juridiques appropriées, soit, enfin, dans leur
appréciation souveraine de la crédibilité des divers témoins.
Je suis prêt à concéder que l'appelant avait probablement
l'intention d'avoir un domicile à Sainte-Adèle, ne serait-ce que pour des fins
électorales. Malheureusement pour lui, ses gestes antérieurs et postérieurs à
l'émission du décret, de même qu'une analyse serrée de son comportement
d'ensemble et de celui de sa famille, ne me permettent pas, eu égard à l'ensemble
de la preuve, d'en déduire que cette intention s'est vraiment concrétisée et
matérialisée et, donc qu'il y a eu tant en fait qu'en droit pendant la période
exigée, un changement effectif de domicile de Sainte-Anne-des-Plaines à Sainte-Adèle. Cette dernière habitation s'est révélée être, dans les circonstances,
davantage de la nature d'un simple pied-à-terre.
Je dis ceci sans pour autant prêter, comme semble nous le suggérer
l'intimée, de sombres desseins ou une intention malhonnête ou frauduleuse à
l'appelant. Je pense, bien au contraire, et je le dis encore une fois, que rien
dans la preuve ne peut permettre de tirer une telle conclusion.
Il reste cependant un fait qui, à mon avis, ressort clairement de
la preuve: l'intimée a réussi à prouver par prépondérance de preuve que, selon
les normes du droit civil, l'appelant n'avait pas, au jour du décret électoral,
un véritable domicile à Sainte-Adèle au sens de la loi.
2> Le vote sans droit
Reste donc désormais à examiner la question suivante: étant
entendu que l'appelant n'était pas domicilié à l'endroit où il a voté, a-t-il,
pour autant, voté «sans en avoir le droit» au sens de l'article 553(4)?
L'appelant plaide la négative, en s'appuyant sur l'argument de
texte suivant: l'article 553(4) ne saurait référer au contenu de l'article 2 qui
ne touche que l'exercice du droit de vote. Il ne pourrait, en toute logique, se
rapporter qu'à l'article qui définit le droit de vote, soit à l'article 1. Il
nous convie alors à distinguer et à séparer totalement droit de vote et exercice
du droit de vote.
Avec égard, je ne puis le suivre sur ce terrain pour les raisons
suivantes.
La première est qu'il me semble artificiel de séparer ces deux
textes, qui forment un tout à l'intérieur du cadre général de la Loi électorale.
En effet, le droit de vote est tributaire à la fois des conditions nécessaires
à son existence et de celles indispensables à son exercice. La domiciliation est
donc l'une des conditions permettant de voter avec droit selon les impératifs de
la loi, de la même façon que la citoyenneté, l'âge, le domicile au Québec,
l'absence de curatelle et la jouissance de ses droits électoraux.
La seconde est que souscrire à l'interprétation proposée par
l'appelant irait nettement à l'encontre de l'économie et de la logique du
législateur. Si l'on suivait son raisonnement, force serait d'admettre que
voterait en toute légalité la personne qui irait voter dans une circonscription
autre que celle de son domicile. La conséquence serait donc, en pratique, qu'une
fois les conditions de l'article 1 remplies, une personne pourrait, en toute
impunité voter dans n'importe quel district électoral de la province.
La troisième, enfin, est que la lecture parallèle des articles 1
et 2 avec l'article 3 montre clairement, à mon avis, l'intention du législateur.
Une fois qualifié aux termes de l'article 1, l'électeur doit, en principe, ne
voter qu'au lieu de son domicile, sauf dans les deux hypothèses exceptionnelles
énumérées aux deux premiers alinéas de l'article 3 et visant l'étudiant ou le
travailleur se trouvant hors de leur domicile en raison de ses études ou de son
travail, et la personne qui séjourne en centre d'accueil ou à l'hôpital en raison
des difficultés de déplacement. Si «voter sans en avoir le droit» permettait de
voter n'importe où, cet article 3 eut été parfaitement inutile.
Je suis donc d'avis que le fait prévu à l'article
553
(4) de la Loi
électorale, soit de «voter sans en avoir le droit», s'applique non seulement à
un manquement aux conditions posées par l'article 1 conférant la qualité
d'électeur, mais également celles prévues par l'article 2 touchant à l'exercice de ce droit, c'est-à-dire le fait d'exercer son droit seulement au lieu de son
domicile.
La conclusion à laquelle la Cour du Québec est arrivée, soit que
l'appelant avait contrevenu à la loi en votant sans en avoir le droit, me paraît
donc exacte.
Ce faisant, même sans aucune fraude de sa part, l'appelant, par
le biais des articles 553(4) et 557, tombait sous le coup de l'article 468. On
doit donc conclure que ce motif de contestation d'élection est fondé.
Encore une fois, la preuve ne révèle d'aucune manière de la part
de l'appelant l'existence d'une fraude, mais bien celle d'un manquement
technique. La sanction civile est certes sévère. Il semble cependant que le
législateur, en imposant cette norme stricte, ait voulu que les candidats aux
élections soient comme la femme de César, au-dessus de tout soupçon, et ainsi
irréprochables.
F. Les problèmes constitutionnels
L'appelant, tant devant la Cour du Québec que devant notre Cour,
a soulevé deux problèmes constitutionnels.
Le premier porte sur l'article 465 dont j'ai brièvement étudié la
portée plus haut. Ce texte prévoit, rappelons-le, qu'en matière de contestation
d'élection, ce sont les règles de preuve civile qui s'appliquent. Il plaide que
ce texte est inconstitutionnel. La substance de son argumentation est que, comme
la déclaration d'annulation d'élection pour «manoeuvres frauduleuses» emporte une
sanction de caractère «pénal», soit selon l'art. 568, la privation temporaire de certains droits politiques, c'est une preuve au-delà du doute raisonnable qui
doit être la règle, même dans l'instance civile en contestation d'élection.
Le second touche la constitutionnalité de ce même article 568 qui
fait perdre le droit, pour une période de cinq ans, à une personne déclarée
coupable de «manoeuvres frauduleuses» d'être candidate à une élection et
d'occuper certaines autres fonctions.
1> La constitutionnalité de l'article 465
Avec respect, l'argumentation de l'appelant sur ce point ne me
semble pas pouvoir être retenue. Il me paraît confondre, là encore,
l'application des règles du processus pénal et du processus civil. Le fait que
le législateur, dans une instance civile, conserve la règle générale de la
prépondérance de preuve n'a rien à voir avec la protection constitutionnellement
enchâssée des droits d'un individu lorsqu'il est impliqué dans le processus
pénal. En l'espèce, la Cour du Québec était simplement saisie d'une requête
civile visant l'application de l'article 467, et n'avait pas à décider des
conséquences de celle-ci, notamment de l'application de l'article 474, qui réfère
à l'article 568.
Ce que notre Cour a à trancher, comme d'ailleurs devait le faire
la Cour du Québec, est donc uniquement et seulement le contrôle de la légalité
de l'élection de l'appelant et non l'application des conséquences possibles ou
même probables de cette annulation. En l'espèce, la perte des droits politiques
de l'appelant n'est pas réclamée dans la procédure engagée et la Cour du Québec
n'avait pas, selon l'article 467, la compétence de toute façon pour se prononcer
sur la question.
En outre, d'autres obstacles majeurs plaident, à mon avis, pour
le rejet de ce moyen. Le premier est que l'examen de la constitutionnalité de
ce texte n'est probablement pas vraiment nécessaire, eu égard aux conclusions de
fait du tribunal de première instance (que je partage) que la preuve dans le
présent dossier était ....«fortement prépondérante»..... (Hon. Jean-Claude
Paquin, M.A. p. 169). L'honorable Denis Charette, pour sa part, émet l'opinion
que la preuve «...même avec un haut degré de probabilité, est à l'effet qu'il a
continué d'être domicilié à Sainte-Anne-des-Plaines avec sa famille», M.A. p.
279).
Même en admettant (sans en convenir) qu'en raison de la sévérité
de la sanction civile qui emporte la déchéance de certains droits politiques, le
degré de preuve requis devait être plus élevé que celui de la simple
prépondérance, l'opinion unanime des trois magistrats de la Cour du Québec que
la preuve de la non domiciliation de l'appelant à Sainte-Adèle était très claire,
parce que touchant un haut degré de probabilité, doit être retenue.
D'abondant, si l'on consulte l'avis donné au Procureur général
(M.A. vol. II, p. 319), c'est uniquement la constitutionnalité de l'article 465
qui est attaquée au niveau du fardeau de la preuve et non celle des articles 474
et 468. L'appelant conserve donc le droit de s'adresser subséquemment à la Cour
supérieure pour contester la constitutionnalité des conséquences civiles de
l'annulation de l'élection, soit l'article 474 lui-même.
De surplus, je dois avouer que je ne vois pas comment la privation
temporaire de certains droits politiques pourrait contrevenir à l'article 7 de
la Charte canadienne et constituer une atteinte à la vie, liberté ou la sécurité
de la personne, au sens donné à ces termes, entre autres, par les arrêts Re:
Motor Vehicle Act,
[1985] 2 R.C.S. 486
, Renvoi relatif aux articles 193 et 195
C.cr..
[1990] 1 R.C.S. 1123
, et R. c. Rahey,
[1987] 1 R.C.S. 588
.
Quant à l'applicabilité de l'article 11(d) de la Charte, je
rappelle, encore une fois, que la procédure en la présente instance reste une
procédure civile et non pénale. La sévérité des conséquences possibles de
l'annulation de l'élection n'ont pas pour effet de changer la nature même du
processus. Une radiation temporaire ou même définitive, comme sanction
disciplinaire ne l'est pas davantage (Trimm c. Police régionale de Durham,
[1987]
2 R.C.S. 582
, et Belhumeur c. Savard,
[1988] R.J.Q. 1526
(C.A.).
Enfin, je rappellerai, à cet égard, ce passage de l'opinion de ma
collègue, la juge Louise Mailhot, opinion à laquelle j'ai d'ailleurs donné mon
concours, dans l'affaire Duhamel c. Rivard,
[1992] R.J.Q. 1217
. Analysant les
deux critères fixés par la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c.
Wigglesworth,
[1987] 2 R.C.S. 541
, soit qu'il y ait infraction à caractère pénal
par sa nature même et que celle-ci entraîne une véritable conséquence pénale, la
juge Mailhot écrivait:
Ici, même si l'on concluait que l'infraction menant à une déclaration d'inhabilité revêt un caractère pénal, le deuxième
élément reste manquant. La déclaration d'inhabilité est en effet une conséquence civile, et l'action y menant est régie par
les dispositions du Code de procédure civile.
La malversation, l'abus de confiance ou autre inconduite peuvent mener parallèlement à une instance criminelle et produire
une véritable conséquence pénale. Dans l'instance civile, cependant, la conséquence est l'inhabilité, c'est-à-dire l'incapacité
ou l'interdiction de remplir ou de compléter un mandat.
On peut faire, selon moi, un parallèle avec les causes de nullité des contrats. Par exemple, un contrat peut être annulé
pour cause de fraude ou dol (art. 993 C.c.). Il existe une action civile qui a pour objet de faire prononcer la nullité
du contrat. Il peut aussi y avoir, parallèlement, une instance criminelle visant à sanctionner la fraude ou le dol et dont
le résultat serait une véritable conséquence pénale. Il en est de même pour la violence (art. 994 et s. C.c.).
Une autre comparaison peut aussi être faite avec le droit disciplinaire dans les corporations professionnelles, où une
déclaration d'inhabilité est l'une des sanctions possibles. C'est d'ailleurs ce qui fut examiné dans l'affaire Wigglesworth.
Ce n'est donc pas parce qu'il semble y avoir des imputations de malhonnêteté que l'accusation, tout en révélant un
caractère pénal, mène nécessairement pour autant à une véritable conséquence pénale.
La juge Wilson, dans l'arrêt Wigglesworth, précise qu'une véritable conséquence pénale est l'emprisonnement ou l'amende
imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général.
Ici, il n'est question ni d'emprisonnement ni d'amende. Il n'est pas non plus question de réparer un tort causé à la
société en général, car l'appelant cherche à obtenir une réparation pour un «présumé tort causé à la station de radio
C.H.R.C.». Il s'agit plutôt, à mon avis, d'un litige privé (la charte ne devrait même pas s'appliquer), même s'il concerne
des fonctions publiques, car c'est à titre d'électeur que Duhamel intente son action.
L'article 308 L.E.R.M. prévoit: (1) la possibilité du litige privé - tout électeur peut intenter l'action - et (2) celle
du litige, qui peut être public - le Procureur général et la municipalité pouvant intenter l'action lorsque l'intérêt général le
commande, bien qu'en l'espèce ils n'ont pas intenté de recours.
À mon avis, la véritable conséquence pénale selon le critère de Wigglesworth est absente. La conséquence du point
de vue des chartes est la perte de droits politiques et, selon l'arrêt Wigglesworth, l'on doit garder l'article 11 pour les
infractions les plus graves; les autres peuvent être couvertes par d'autres dispositions de justice fondamentale, par exemple
l'article 7.
(p.1222-1223)
Voir aussi: Cousineau c. Petipas,
[1993] R.J.Q. 2028
(C.A.).
Ce moyen me paraît donc devoir être écarté.
2> La constitutionnalité de l'article 568
L'appelant s'attaque, enfin, à la constitutionnalité de l'article
568 comme enfreignant les garanties constitutionnelles des articles 2(b), 2(d)
et 3 de la Charte canadienne.
Lorsque cet argumentation a été proposée, l'appelant n'avait pas
eu le bénéfice de la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Harvey
c. Procureur général du Nouveau-Brunswick, du 22 août 1996, portant précisément
sur la légalité d'une disposition de la Loi électorale de cette province, privant
un député déclaré coupable d'un acte contraire à la loi (en l'occurrence d'avoir
incité une mineure à voter) d'éligibilité pour 5 ans. La majorité de la Cour, parlant par la bouche de l'honorable Gérald LaForest, a été d'avis que la
disposition contestée ne contrevenait pas à l'article 12 de la Charte canadienne,
mais bien à l'article 3. Par contre, elle a décidé que cette atteinte
constituait une limite raisonnable au sens de l'article 1 et était ainsi
constitutionnellement valable.
Je me rapporte donc, sur cette question, à la longue analyse de
l'honorable Gérald LaForest qui a repris, dans ce contexte particulier mais
identique à celui qui est devant nous, les critères développés dans l'arrêt R.
c. Oakes,
[1986] 1 R.C.S. 103
, tels que pondérés par la suite, notamment dans
États-Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1467; R. c. Keegstra,
[1990]
3 R.C.S. 697
(préoccupation urgente et réelle, lien rationnel, atteinte minimale
et proportionnalité entre les effets et l'objectif).
Je terminerai simplement en citant le passage suivant de cette
opinion de l'honorable Gérald LaForest, que je fais mienne.
Je suis également d'avis qu'il existe un lien rationnel entre la période d'inéligibilité de cinq ans et l'objectif poursuivi.
En effet, une période d'inéligibilité obligatoire constitue un bon moyen de dissuasion et contribue à donner confiance dans
le système électoral. Une fois de plus, l'appelant rate la cible lorsqu'il prétend que l'inéligibilité est une manifestation de
paternalisme de la part du législateur. La disposition vise à protéger le public non seulement contre un contrevenant en
particulier, mais encore contre les contrevenants en général. Autrement dit, le législateur vise un objectif de dissuasion à
la fois générale et spécifique.
Ce motif doit également être rejeté.
G. Le pourvoi incident
Par son appel incident, l'intimée fait valoir que la Cour du
Québec a erré en refusant d'entendre en preuve certains témoins qu'elle avait assigné pour démontrer la participation de l'appelant à l'incitation faite à des
résidents du comté de voter à un lieu autre que leur domicile. La Cour a tranché
par la négative au motif qu'il s'agissait là d'une preuve de ouï-dire.
Le 24 août 1995, mon collègue l'honorable André Brossard a rejeté
une requête en permission d'appeler, au motif de la non-existence d'un droit
d'appel, Pellerin c. Thérien,
[1995] R.J.Q. 2326
. L'article 475 de la loi est,
en effet, formel lorsqu'il énonce:
475. Il y a appel à la Cour d'appel du jugement final rendu sur la requête. Cet appel doit être interjeté dans les 15
jours du jugement. Aucun jugement interlocutoire n'est susceptible d'appel.
(L'emphase est la mienne.)
Eu égard aux conclusions auxquelles j'en arrive sur le sort du
pourvoi, il ne m'est pas nécessaire de me prononcer sur le mérite de l'appel
incident.
En conclusion, je proposerais donc de rejeter le pourvoi principal
avec dépens et de rejeter également, avec dépens, le pourvoi incident.
JEAN-LOUIS BAUDOUIN, J.C.A.
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-002224-962
(700-02-002553-940)
CORAM: LES HONORABLES BAUDOUIN
DELISLE, JJ.C.A.
BIRON, J.C.A. ad hoc
ROBERT THÉRIEN,
APPELANT - intimé,
c.
MARCELLE PELLERIN,
INTIMÉE - requérante,
ET
PIERRE F. CÔTÉ,
ROSAIRE SÉNÉCAL,
MIS EN CAUSE - mis en cause.
OPINION DU JUGE DELISLE
_______________________
J'ai lu l'opinion de mon collègue, le juge Baudouin. Je souscris
à ce qu'il écrit sous les en-têtes
La légalité de la composition du tribunal de
première instance et
La légalité de la procédure entreprise mais, avec égards,
je ne peux acquiescer à la conclusion qu'il tire dans le chapitre de son opinion
intitulé
Le pouvoir de révision judiciaire des décisions de la Commission de
révision.
La requête amendée de l'intimée en contestation de l'élection de
l'appelant comme député du comté de Bertrand est basée sur les reproches
suivants, formulés au paragraphe 9 de la procédure de l'intimée:
9. La requérante soumet à cette Honorable Cour que l'élection de l'intimé doit être annulée parce qu'irrégulière et obtenue suite à des
manoeuvres électorales frauduleuses ainsi décrites:
A) Manoeuvres électorales frauduleuses de l'intimé ou de personnes agissant avec son assentiment (article
468.1
0 de la Loi électorale);
1) L'intimé a lui-même voté dans le comté de Bertrand lors de l'élection, alors qu'il n'avait pas la qualité d'électeur dans ce
comté, n'y étant pas domicilié.
2) L'intimé a incité Monsieur Louis Dostie à payer lui-même directement auprès d'une imprimerie des factures relatives à un
feuillet publicitaire de l'intimé, donc pas par le fonds électoral de celui-ci, violant ainsi les dispositions des articles
413
à
417
et
560
de la Loi électorale.
3) Avec l'assentiment de l'intimé, plusieurs membres de sa famille ont voté dans le comté de Bertrand lors de l'élection, alors
qu'elles n'avaient pas la qualité d'électeur dans ce comté, n'y étant pas domiciliées.
4) Madame Lucy De Leeuw apparaît dans l'organigramme de l'organisation de l'intimé comme responsable du secteur l'Estérel-
Ste-Marguerite, copie dudit organigramme, provenant de l'organisation de l'intimé, étant produite au soutien des présentes sous
la cote R-1. Or, avec l'assentiment de l'intimé, Madame Lucy De Leeuw a incité, entre autres par la distribution d'une
circulaire intitulée en français «Avis important à tous les résidents de l'Estérel» et en anglais "Important notice to all Esterel
Residents", des personnes à voter dans le comté de Bertrand alors qu'elles n'avaient pas la qualité d'électeur dans ce comté
n'y étant pas domiciliées, ce que d'ailleurs plusieurs d'entre elles ont fait. Madame Lucy De Leeuw, dans cette circulaire,
dont copie est produite sous la cote R-2, mentionnait, entre autres, ce qui suit:
«Nous vous encourageons
fortement à voter là où votre choix fera la différence. Un vote
dans le comté de Bertrand fera toute la différence».
5) Avec l'assentiment de l'intimé, Monsieur Léonard Martin a également incité des personnes à voter dans le comté de
Bertrand alors qu'elles n'avaient pas la qualité d'électeur, n'y étant pas domiciliées, ce que d'ailleurs certaines d'entre elles
ont fait. La requérante produit au soutien de ses prétentions copie d'une circulaire sous la cote R-3. Ladite circulaire
mentionne, entre autres, que:
«if your vote is in a riding that normally votes
Liberal, perhaps you would consider having your vote switched to
your riding in the Laurentians. In this way, you may have an effect
on the outcome locally».
6) Madame Monique Simard Wilson apparaît à l'organigramme, pièce R-1, comme responsable du secrétariat de l'organisation
de l'intimé. Or, Madame Simard Wilson a avoué que le comité électoral de l'intimé, donc avec l'assentiment de celui-ci,
téléphonait systématiquement à tous les villégiateurs sympathisants du Parti Libéral afin qu'ils s'inscrivent aux bureaux de dépôt
du comté de Bertrand. Ces villégiateurs n'étaient pas domiciliés dans le comté de Bertrand et certains d'entre eux y ont quand
même voté. La manoeuvre du comité de l'intimé a été un succès car plus de trois mille (3 000) personnes se sont inscrites
aux bureaux de dépôt.
7) Me Alfred Bélisle apparaît à l'organigramme de l'organisation de l'intimé, pièce R-1, comme le délégué officiel de l'intimée
et il a été par la suite son conseiller juridique. Me Bélisle a lui aussi incité des personnes à voter dans le comté de Bertrand
alors qu'elles n'avaient pas la qualité d'électeur dans ce comté, n'y étant pas domiciliées, ce que d'ailleurs certaines d'entre
elles ont fait. Au soutien de ses prétentions, la requérante produit sous la cote R-4, la transcription d'une émission de radio
du 15 septembre 1994 où Me Alfred Bélisle est interviewé ainsi que la transcription d'une autre émission de radio du 15
septembre 1994 où il est encore interviewé sous la cote R-5.
Je déclare immédiatement, et je n'entends pas revenir sur le sujet,
que la preuve (je suis d'accord avec mon collègue que le degré requis est celui applicable en matière civile) ne supporte aucune des allégations contenues aux
sous-paragraphes 2), 3), 4), 5), 6) et 7) cités ci-dessus.
Le juge Paquin écrit, entre autres:
La preuve fortement prépondérante amène le soussigné à conclure que des gens ont voté illégalement dans le comté de Bertrand avec
l'assentiment de l'intimé. (Le soulignage est du juge Paquin)
L'opinion mal fondée de Me Bélisle que l'intimé a laissé se diffuser dans le comté est la manifestation sans équivoque de son assentiment
à ce qu'une manoeuvre électorale frauduleuse soit pratiquée.
Une lecture attentive et exhaustive de la preuve me permet
d'affirmer que celle-ci ne supporte aucunement cet énoncé. Voici des extraits
pertinents:
- Danielle Demers (épouse de l'appelant):
Q. Est-ce que vous ... alors ma question était: est-ce que vous avez eu des discussions avec votre mari relativement à votre droit de vous
inscrire dans le comté de Bertrand, ou de voter dans le comté de Bertrand?
R. Pas du tout.
Q. Aucun... dans aucune circonstance?
R. C'était... c'était normal et logique.
Q. Est-ce que vous avez discuté avec d'autres personnes que votre mari pour vous informer de votre droit de vous inscrire et de voter dans
le comté de Bertrand?
R. Non.
Q. Est-ce que vous avez consulté, soit des conseillers juridiques ou des conseilles d'organisation, pour effectivement décider de vous inscrire
dans le comté et voter dans le comté?
R. Non.
- Jeannine Marin (témoin produit par l'intimée):
Q. Est-ce que... est-ce qu'on a traité de gens qui avaient des maisons à Montréal, vivaient à Montréal et étaient villégiateurs dans
le comté de Bertrand?
R. Monsieur Bélisle... maître... maître Bélisle a dit à ces gens-là qu'ils devaient choisir un endroit, leur résidence permanente, si elle
était à Montréal, ils choisissaient Montréal. Mais s'ils avaient, comme je vous l'ai dit tantôt, trois (3) mois, trois (3) mois, six (6) mois,
bien, ils choisissaient lors de la prise du décret le vingt-quatre (24) juillet.
- Norman Malus (témoin produit par l'intimée):
Q. Do you know Maître Bélisle?
A. No.
Q. You never heard of him?
A. No. I do not know Maître Bélisle and the first time I met Mr. Thérien was yesterday and I thought he was a lawyer.
Q. Do you know who was the organisator for the Liberal Party in your section?
Me GÉRALD TREMBLAY,
on behalf of the Respondent:
Organisor.
Me LOUIS DEMERS:
Q. Organisor?
A. No, I do not, Maître. Even to this day, I don't know who it is.
- David Culver (témoin produit par l'intimée):
Q. Did you see that opinion?
R. No, I did not.
Q. R... R-15?
A. No.
L'opinion dont il est question est celle de Me Bélisle.
- Peter McLeod (témoin produit par l'intimée):
Q. And can you tell me how come you decided to vote in Bertrand instead of voting in Montreal, in the riding of Cedar Avenue?
A. Because I was living there. I was living there, I was not going to Montreal the day of the election, I was spending all my
time for the year in Ste-Lucie, most of my time and I just voted there?
Q. Did you talk to anybody concerning the fact that... concerning your intention to vote in Bertrand?
A. No.
Q. Did you talk to any neighbours or any person, concerning your right to vote in Bertrand?
A. No. Let me... my cousins who live... they have a house there across the road, they voted in Montreal. I know they voted in
Montreal. But since I was not going to be in Montreal, I voted in... and that's where I withstand. I voted in Ste-Lucie, in
Bertrand.
Q. Did you talk to any organizer of the Liberal Party?
A. The Liberal Party? No.
Q. About that?
A. No.
- Richard H. Stevenson (témoin produit par l'intimée):
Q. Did you talk to anybody concerning the... your decision to vote for the last election in Bertrand?
A. Yes.
Q. To whom?
A. My wife...
Q. Okay.
A. ... mostly and our neighbours a bit, but we had no... it wasn't any... we didn't have meetings, I didn't go attend any meetings...
- Arthur Andrew Bruneau (témoin produit par l'intimée):
Q. But I mean in your area, was there a representant of the Liberal Party?
A. I assume but I don't know who it was. I never had any approach or any dealings with whoever it was.
...
...
Q. Do you know a lawyer called Mr. Bélisle, Mr. Bélisle?
A. I don't think so. No.
- David Bourke (témoin produit par l'intimée):
Q. Do you know Mr... did you know, then, Mr. Thérien?
A. No.
Q. Had you ever met him?
A. No.
Q. Do you know anyone... did you know, then, anyone in his political organization?
A. No.
- Léonard Martin (témoin produit par l'intimée):
Q. Who told you that, that it is possible to switch the riding...
A. I just read it... I didn't say that I... they could switch the riding; I was told that a person could vote where he was in
residence when the election was called.
Q. Who told you that?
A. Oh! I think I read it in the newspapers.
Q. Does somebody told you... talked to you about that?
A. No, I don't think... I don't think anybody particular told me. I don't remember.
- Cort Brown (témoin produit par l'intimée):
Q. So, when you received that opinion, you give it to whom?
A. Basically, I didn't give it to anyone, unless I was asked for it and I could show it to them and that was it. It was, to me,
too late to be of any value; people had made up their minds and it was more curiousity than anything else at that point in time.
Q. So, you show it to certain persons when they ask it for you... when they asked you for it?
A. Yes. If they did and I could probably count them on the fingers of my hand. As I said, people have made up their minds
long before that became in evidence.
- Robert Thérien (l'appelant):
Q. Maintenant, je vous exhibe ici la pièce R-16, qui est la version française de l'opinion de monsieur Bélisle. Ma première question
c'est est-ce que vous avez sollicité cette opinion de monsieur Bélisle?
R. Non.
Q. Est-ce que vous aviez vu, auparavant, la pièce R-15 qui est l'opinion du vingt-neuf (29) juillet mil neuf cent quatre-vingt-quatorze
(1994)?
R. Anglaise?
Q. Anglaise de monsieur Cort Brown?
R. Non, je l'ai jamais vue, je l'ai juste vue lorsque les procédures de requêtes ont commencé.
...
...
Q. Maintenant, à combien de reprises avez-vous parlé avec maître Bélisle, relativement au droit des villégiateurs de s'inscrire sur la liste
électorale dans le comté de Bertrand?
R. Jamais.
Q. Il n'a jamais été question de ça?
R. Non.
Il reste à étudier le premier motif de contestation de l'élection
de l'appelant, énoncé à l'allégation 9 de la procédure de l'intimée:
1) [L'appelant] a lui-même voté dans le comté de Bertrand lors de l'élection, alors qu'il n'avait pas la qualité d'électeur dans
ce comté, n'y étant pas domicilié.
L'article
458
de la Loi électorale, L.R.Q. c. E-3.3, (la Loi) se
lit, en ne retenant que les mots pertinents au présent cas:
Tout électeur ayant le droit de voter dans une circonscription [...] peut contester l'élection tenue dans cette circonscription [...] s'il a été
pratiqué une manoeuvre électorale frauduleuse en conséquence de laquelle il est allégué que l'élection d'un député est devenue nulle.
La procédure appropriée est une requête adressée à la Cour du
Québec du district judiciaire où se trouve située entièrement ou en partie la
circonscription où s'est tenue l'élection (art. 459 de la Loi).
Suivant l'article 468 de la Loi, en ne citant, encore une fois, que
la partie pertinente:
S'il est prouvé au cours de l'instruction:
10 qu'une manoeuvre électorale frauduleuse a été pratiquée par un candidat [...] ce candidat doit être tenu pour coupable de manoeuvre
électorale frauduleuse et, s'il a été élu, son élection est nulle;
C'est l'article 567 de la Loi qui définit ce qu'il faut entendre
par l'expression manoeuvre électorale frauduleuse. Son premier alinéa se lit:
Une infraction prévue à l'un des paragraphes 10, 20, 30 ou 40 de l'article 551, à l'un des paragraphes 20, 30, 40 ou 80 de l'article
553, à l'un des paragraphes 10 ou 30 de l'article 554, au paragraphe 30 de l'article 555, au paragraphe 40 de l'article 556 et aux
articles 557 à 560 est une manoeuvre électorale frauduleuse.
La manoeuvre électorale frauduleuse que l'intimée oppose à
l'appelant est celle énumérée à l'article 553 40 de la Loi:
quiconque vote sans en avoir le droit;
L'article 2 de la Loi énonce que pour exercer son droit de vote,
donc «pour avoir le droit de voter», une personne doit:
a) posséder la qualité d'électeur le jour du scrutin; et
b) être inscrite sur la liste électorale de la section de vote où
elle a son domicile le jour de la prise du décret ou inscrite au registre des
électeurs hors du Québec.
Suivant l'article 1 de la Loi:
Possède la qualité d'électeur, toute personne qui:
10 a dix-huit ans accomplis;
20 est de citoyenneté canadienne;
30 est domiciliée au Québec depuis six mois ou, dans le cas d'un électeur hors du Québec, depuis douze mois;
40 n'est pas en curatelle;
50 n'est pas privée, en application de l'article 568, de ses droits électoraux.
Est réputée domiciliée au Québec toute personne inscrite au registre des électeurs hors du Québec.
Strictement parlant, la formulation de l'allégation 9 1) de la
requête de l'intimée est boiteuse. Elle invoque que l'appelant n'avait pas la
qualité d'électeur pour voter dans le comté de Bertrand, n'y étant pas domicilié.
L'appelant possédait la qualité d'électeur mais, et c'est ce que
l'intimée aurait dû écrire, il ne rencontrait pas la deuxième condition exigée
par l'article 2 de la Loi pour exercer son droit de vote. En effet, suivant
l'intimée, l'appelant était inscrit sur une liste électorale autre que celle de
la section de vote où il avait son domicile le jour de la prise du décret.
Cette imprécision de rédaction est, cependant, sans conséquence,
toute la preuve s'étant déroulée comme si l'allégation 9 1) de la requête de
l'intimée avait été rédigée de la façon dont je viens de la formuler. D'autant
plus que je souscris à l'énoncé de mon collègue, le juge Baudouin, que la formule
quiconque vote sans en avoir le droit, utilisée à l'article 553 40 de la Loi,
s'applique non seulement à un manquement aux conditions posées par l'article 1
[de la Loi]..., mais également à celles prévues par l'article 2...
Cela dit, la question à résoudre est celle de déterminer si, en
votant dans le comté de Bertrand lors de l'élection du 12 septembre 1994,
l'appelant a voté sans en avoir le droit.
Lors de la période du recensement, l'appelant étant absent de son
domicile (peu importe le lieu de celui-ci), son nom n'a été inscrit sur la liste
électorale d'aucune section de vote.
En passant, je souligne que la seule condition exigée par la Loi
pour qu'une personne soit inscrite sur la liste électorale est celle de posséder,
le jour du scrutin, la qualité d'électeur. L'article 145 de la Loi est clair à
ce sujet:
Peut être inscrite sur la liste électorale toute personne qui possède, le jour du scrutin, la qualité d'électeur.
Une telle personne doit, cependant, en vertu du deuxième alinéa de
l'article 157 de la Loi être:
... inscrite sur la liste électorale de la section de vote où elle a son domicile le jour de la prise du décret.
Il y a donc une constance dans la Loi sur les conditions requises
pour exercer le droit de vote.
N'étant pas inscrit sur la liste électorale d'aucune section de
vote, l'appelant s'est prévalu de l'article 181 de la Loi, dont le premier alinéa
se lit:
Celui qui constate que son nom ne se trouve pas sur la liste électorale de la section de vote où est situé son domicile le jour de la prise
du décret alors qu'il a la qualité d'électeur, peut se présenter à un bureau de dépôt pour faire une demande d'inscription.
La démarche de l'appelant a été suivie de chacune des étapes
mentionnées aux articles 194, 208, 213 et 220 de la Loi:
194. Chaque soir, après la fermeture des bureaux de dépôt, les personnes nommées pour agir dans ces bureaux doivent remettre au
directeur du scrutin, ou à toute personne qu'il désigne, toutes les demandes reçues durant la journée.
Le directeur du scrutin doit aviser les candidats de cette désignation.
208. Dès qu'il les reçoit du bureau de dépôt, le directeur du scrutin transmet à la commission de révision les demandes d'inscription,
de radiation et de correction qui la concernent.
213. La commission de révision étudie ensuite les demandes d'inscription, [...] que lui a remises le directeur du scrutin ainsi que les
rapports faits par les recenseurs en vertu de l'article 160.
Elle reçoit les dépositions sous serment des personnes présentes qui désirent être entendues et, au besoin, celles de leurs témoins.
Elle maintient ou rejette chacune des demandes soumises et le secrétaire note chacune de ces décisions dans le registre.
220. Dès la fin de ses travaux, la commission de révision prépare, selon la formule prescrite, un relevé de chacune des inscriptions, [...]
faites à la liste électorale de chacune des sections de vote qui lui ont été assignées.
C'est à la suite de l'accomplissement de chacune de ces étapes que,
par décision de la Commission de révision, le nom de l'appelant a été inscrit sur
la liste électorale de la section de vote où il a voté le 12 septembre 1994.
Devant le silence total de la preuve sur la façon dont les choses
se sont passées devant la commission de révision lors de l'audition de la demande
de l'appelant, il n'est pas permis d'avancer quoi que ce soit sur le déroulement
de cette audition. Ce serait des suppositions. Il doit cependant être présumé que
les membres de la commission de révision connaissaient les exigences de la Loi(1).
L'appelant a-t-il, dans ces circonstances, pour reprendre les mots
de l'article 553 40 de la Loi, voté sans en avoir le droit?
Suivant mon collègue, le juge Baudouin, les commissions de révision
électorale sont des organismes quasi judiciaires. Je partage son avis. Mon
collègue écrit:
Il ne fait pas de doute dans mon esprit, lorsqu'on prend connaissance des pouvoirs que la loi confère à ces commissions, que nous sommes
en présence d'organismes quasi judiciaires. En effet, elles peuvent recevoir des dépositions sous serment (art. 213), ont des pouvoirs
d'enquête (art. 214), peuvent convoquer des personnes (art. 215), etc. Ce point n'est d'ailleurs contesté par aucune des parties au présent
débat.
Leurs décisions sont protégées par une clause privative dite imparfaite (art. 573).
Mon collègue accorde cependant une valeur relative à une décision
d'une commission de révision. Pour lui, une telle décision n'empêche pas, même
en l'absence de fraude (comme mon collègue, je suis formel qu'il n'y a, ici,
aucun élément de preuve à cet effet), l'exercice du recours prévu par l'article
458 de la Loi:
Tout électeur ayant le droit de voter dans une circonscription ou tout candidat de cette circonscription peut contester l'élection tenue dans
cette circonscription si cette élection ou la proclamation qui s'y rapporte est irrégulière ou s'il a été pratiqué une manoeuvre électorale
frauduleuse en conséquence de laquelle il est allégué que l'élection d'un député est devenue nulle.
Avec égards, je ne peux souscrire aux vues de mon collègue.
La solution de la question réside dans la portée à accorder à une
décision d'un organisme quasi judiciaire.
Dans C.P. Ltée c. Bande indienne de Matsqui(2), le juge Lamer a
écrit:
Or, il est maintenant établi que les décisions des tribunaux administratifs n'ont certes pas l'autorité de la chose jugée, mais que ces
tribunaux peuvent néanmoins examiner les limites de leur compétence. Évidemment, leurs décisions à cet égard ne doit être entachée d'aucune
erreur et, en règle générale, les cours de justice ne font pas preuve de beaucoup de retenue à l'égard de telles décisions.
Le langage n'est pas des plus limpides, mais il ressort de cet
arrêt, particulièrement de la référence qui y est faite à l'arrêt Abel Skiver
Farm Corp. c. Ville de Sainte-Foy(3), que l'énoncé que les décisions des tribunaux
administratifs n'ont pas l'autorité de la chose jugée vise les cas où ces
tribunaux examinent les limites de leur compétence. Si, d'un autre côté,
l'organisme a agi à l'intérieur même de sa compétence, son jugement est
définitif, sous réserve d'une demande de contrôle judiciaire. Il s'agit cependant
là d'un pouvoir discrétionnaire dont l'exercice peut être refusé, à titre
d'exemples, parce que la demande est tardive ou parce qu'il existe un autre
recours approprié.
Cette distinction est clairement mise en évidence dans Abel Skiver
Farm Corp. c. Ville de Sainte-Foy(4), où le juge Beetz rappelle comme suit les
grands principes établis par la jurisprudence:
2. Rappel des principes
D'après les principes établis par la jurisprudence, il faut distinguer deux hypothèses.
Dans la première hypothèse, la municipalité, en évaluant un objet imposable, applique une méthode fautive ou un principe erroné
d'évaluation d'où il résulte par exemple une surévaluation et, par voie de conséquence, une imposition accrue. Dans ce cas, le contribuable
doit avoir recours aux moyens généralement expéditifs de se pourvoir contre le rôle d'évaluation qui sont prévus dans les lois municipales
[...]
Le contribuable qui néglige ou s'abstient d'avoir recours à ces moyens expéditifs et spéciaux est irrecevable à contester le rôle d'évaluation
en Cour supérieure, en tout ou en partie, en demande ou en défense [...]
Dans la seconde hypothèse, la municipalité évalue pour fin d'imposition et taxe un objet exempt d'impôt. On tient alors qu'elle a posé
des actes ultra vires tant dans l'évaluation que la taxation et que ces actes peuvent être attaqués devant les tribunaux supérieurs de droit
commun, telle la Cour supérieure, en demande ou en défense, pour le tout ou pour partie si la matière est divisible. Il n'importe pas dans cette hypothèse que le contribuable ait omis de se prévaloir des moyens expéditifs et spéciaux prévus par la loi, si tant est qu'ils soient
ouverts; il n'importe pas non plus, s'il s'en est prévalu, qu'il ait échoué.
Une tierce personne ne peut donc ignorer la décision d'un organisme
quasi judiciaire. Elle peut certes s'attaquer, si elle est devant le tribunal
compétent, à telle décision. Si l'organisme administratif a excédé sa compétence,
la cour de justice, saisie de la question, n'a pas à faire montre de retenue à
l'égard de la décision(5); d'un autre côté, si le tribunal administratif a agi à
l'intérieur de sa compétence, le critère d'intervention sera celui de l'erreur
déraisonnable.
En l'espèce, la Loi n'accorde nulle part à la Cour du Québec le
pouvoir de siéger en appel d'une décision d'une commission de révision électorale
et, de toute évidence, la même Cour ne jouit pas de la compétence pour entendre
une demande de révision judiciaire d'une telle décision.
Puisque la décision de la commission électorale d'inscrire le nom
de l'appelant sur la liste électorale de la section de vote où il a voté n'a pas,
ici, été attaquée et annulée, je conclus que l'appelant n'a pas voté sans en
avoir le droit. Au contraire, l'appelant a voté parce que dûment inscrit sur la
liste électorale en vertu d'une décision définitive d'un organisme quasi
judiciaire constitué par la Loi et à qui celle-ci permettait à l'appelant de
recourir.
Il serait aberrant qu'une personne, après s'être adressée à une
commission de révision électorale pour faire radier son nom sur la liste
électorale d'une section de vote et le faire inscrire sur la liste d'une autre
section, parce que convaincue de bonne foi que c'est là qu'elle était domiciliée
le jour de la prise du décret, et après avoir vu sa demande rejetée, puisse se faire opposer par une tierce personne, d'une façon collatérale, sans que la
décision de la commission de révision ait été attaquée et annulée, qu'elle a voté
sans en avoir le droit.
Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel avec dépens, infirmerais
le jugement de première instance et rejetterais avec dépens la requête de
l'intimée.
Quant à l'appel incident, j'en disposerais comme mon collègue, le
juge Baudouin.
JACQUES DELISLE, J.C.A.
1.
. R. c. Burns, [1994]1 R.C.S. 656, à la p. 664.
2. .
[1995] 1 R.C.S. 3
, aux pp. 25 et 26.
3. .
[1983] 1 R.C.S. 403
.
4. . Supra note 3, à la page 424. Voir également sur le sujet René Dussault et Louis Borgeat, Traité de droit administratif, 20 éd., t.
III, p. 648 et s.
5. . Supra note 2.