Larivière c. Ville de Montréal (Service de police de la Ville de Montréal) |
2017 QCCA 957 |
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COUR D’APPEL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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GREFFE DE
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N° : |
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(500-17-088164-150) |
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DATE : |
14 juin 2017 |
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ROGER LARIVIÈRE |
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APPELANT - INTIMÉ INCIDENT - demandeur |
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c. |
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VILLE DE MONTRÉAL (Service de police de la Ville de Montréal) |
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INTIMÉE - APPELANTE INCIDENTE - défenderesse |
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[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement du 7 octobre 2016 (rectifié le 13 décembre 2016) par lequel la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Danielle Turcotte), décline compétence d’office à l’égard de la portée d’un recours en dommages-intérêts entrepris par celui-ci contre l’intimée. Outre un appel de plein droit, l’appelant a déposé une requête de bene esse pour permission d’appeler.
[2] L’intimée se pourvoit aussi, incidemment, à l’encontre de ce jugement.
[3] Pour les motifs du juge Mainville, auxquels souscrivent les juges Vézina et Healy, LA COUR :
[4] ACCUEILLE la requête pour permission d’appeler et ACCORDE la permission d’appeler;
[5] ACCUEILLE l’appel principal;
[6] INFIRME le jugement de la Cour supérieure du 7 octobre 2016;
[7] DÉCLARE que le recours en dommages-intérêts entrepris par l’appelant relève de la compétence de la Cour supérieure;
[8] REJETTE l’appel incident de l’intimée;
[9] REJETTE comme non fondée la Demande en irrecevabilité et en rejet partiel d’action de l’intimée devant la Cour supérieure et datée du 26 février 2016;
[10] LE TOUT avec frais de justice en faveur de l’appelant, tant en appel qu’en première instance.
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MOTIFS DU JUGE MAINVILLE |
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[11] L’appelant, Roger Larivière, se pourvoit contre un jugement du 7 octobre 2016 (rectifié le 13 décembre 2016) de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Danielle Turcotte)[1], qui décline compétence d’office à l’égard d’une partie d’un recours en dommages-intérêts entrepris par celui-ci contre la Ville de Montréal (la « Ville »). Cette dernière se pourvoit incidemment à l’encontre de ce jugement.
[12] Outre son appel de plein droit, l’appelant a déposé une requête de bene esse pour permission d’appeler. Cette requête a été déférée à la formation saisie du fond de l’appel[2].
LE CONTEXTE
[13] L’appelant était, jusqu’à sa récente retraite, un policier œuvrant au sein du Service de police de la Ville de Montréal (« SPVM ») pendant près de 30 ans.
[14]
En 2005, l’appelant et sa conjointe, Mme Bonneau, qui est également
policière au SPVM, se séparent. Mme Bonneau dépose une plainte pour
violence conjugale à l’encontre de l’appelant. Ce dernier est accusé de voies
de fait, de menaces de mort et de méfaits; il est arrêté puis remis en liberté
sous condition. Il sera plus tard accusé de bris de condition. Les supérieurs
de l’appelant lui auraient fortement recommandé de signer un engagement de
garder la paix, conformément à l’article
[15] Le 30 mars 2009, l’honorable Martin Vauclair (alors juge à la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec) acquitte l’appelant des accusations de voies de fait, de menaces de mort et de méfaits. Le 20 janvier 2010, l’honorable Pierre Labelle l’acquitte de l’accusation relative au bris de condition. L’appelant dépose alors une plainte au SPVM contre Mme Bonneau. Les supérieurs de l’appelant se seraient opposés à cette plainte qui, finalement, n’aboutira pas. En juin 2011, l’appelant écrit au directeur du SPVM afin de dénoncer la situation dont il se dit victime.
[16] Dès que l’appelant est acquitté des accusations qui pesaient contre lui, il postule au Programme de développement Aspirant commandant du SPVM; il y est reçu en février 2010. Il poursuit ce programme assidûment. Le 22 février 2012, il présente son bilan des apprentissages au « comité de promotion cadre », étape ultime du programme. Le « comité de promotion cadre » décide de ne pas le recommander au grade de commandant. Cette décision est entérinée le 12 avril 2012 par le comité de direction du SPVM.
[17] Le 3 mai 2012, Josée Ménard, chef de section Développement des Ressources Humaines du SPVM, informe l’appelant de ce refus. Il apprend alors que la lettre qu’il a envoyée au directeur du SPVM en juin 2011 a eu un impact négatif déterminant sur son évaluation[3] :
Puis un élément qui a teinté tout, tout, tout ton cheminement puis ton programme, bien, c’est la lettre que tu as envoyée au Directeur l’été passé. Ça fait que ça, là, ça a vraiment teinté tout, autant au niveau de tes habiletés politiques, le jugement, ta crédibilité à être cadre. Limite, loyauté, ils ne remettront jamais en question ta loyauté que tu as là et que tu donnes à 100 %, par contre, pour rentrer dans la famille des cadres, il y a eu vraiment ça qui a joué.
[18] Au cours du mois d’octobre 2014, l’appelant rencontre un analyste du milieu journalistique. Il lui raconte ses difficultés avec le SPVM afin qu’il puisse être référé à l’émission Enquêtes sur ICI Radio-Canada Télé. Certains policiers en concluent que l’appelant livre des informations confidentielles à cet analyste. L’appelant est alors mis sous écoute et est le sujet de filatures; des perquisitions sont effectuées à son lieu de travail ainsi qu’à son domicile. Pendant que se déroulent ces perquisitions, l’appelant est détenu et fouillé.
[19] Le 1er mai 2015, il entreprend contre la Ville un recours judiciaire en dommages-intérêts qu’il signifie le 2 juillet 2015, interrompant ainsi la prescription[4]. L’appelant reproche deux fautes distinctes à la Ville. La première concerne le refus de promotion à un poste de cadre de commandant et la seconde concerne les filatures, écoutes, perquisitions et la détention qui le visaient après qu’il ait cherché à communiquer avec des journalistes pour raconter ses démêlés avec le SPVM.
[20] L’appelant demande que la Ville soit condamnée à lui payer une somme totale de 1 546 534 $ se déclinant comme suit : (a) 500 789 $ pour la perte de la pension à laquelle il aurait eu droit s’il avait été nommé commandant; (b) 138 245 $ pour la perte du salaire auquel il aurait eu droit s’il avait été nommé commandant; (c) 700 000 $ pour la perte moyenne du salaire qu’il aurait gagné si le SPVM n’avait pas, selon ses prétentions, anéanti toutes ses chances d’envisager un jour une seconde carrière à titre d’enquêteur au sein d’une institution financière; (d) 7 500 $ à titre de frais de thérapie; (e) 100 000 $ pour troubles et inconvénients; (f) 50 000 $ à titre de dommages punitifs; et (g) 50 000 $ pour ses honoraires d’avocats.
[21] La Ville soulève l’irrecevabilité partielle du recours pour cause de prescription. Elle prétend que le recours de l’appelant en dommages-intérêts pour refus de promotion à un poste de cadre est extracontractuel. La Ville cherche ainsi à lui opposer le délai de prescription de six mois prévu à l’article 586 de la Loi sur les cités et villes[5] :
586. Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l’un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d’illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d’action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire. |
586. Every action, suit or claim against the municipality or any of its officers or employees, for damages occasioned by faults, or illegalities, shall be prescribed by six months from the day on which the cause of action accrued, any provision of law to the contrary notwithstanding.
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Il faut noter que la Cour a déjà décidé que cet article ne s’applique qu’aux recours extracontractuels[6].
[22]
Les parties s’entendent que le recours de l’appelant ne relève pas de la
convention collective applicable aux policiers du SPVM. Elles s’entendent aussi
sur le fait que, si le recours de l’appelant est contractuel, celui-ci n’est
pas prescrit puisqu’il serait alors soumis au délai de prescription de trois
ans prévu à l’article
LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE
[23] La juge de première instance soulève d’elle-même la question de sa compétence. Elle analyse la convention collective des policiers du SPVM pour conclure que le paragraphe 27.09 de celle-ci prévoit la possibilité de déposer un grief en raison d’un « refus de promotion ». Puisque l’appelant fait partie de l’unité de négociation tant et aussi longtemps qu’il n’est pas promu à un poste de cadre, la juge estime qu’il n’est pas évident que ce paragraphe 27.09 ne s’applique pas à lui.
[24] Or, la juge note que l’arbitre a une compétence exclusive sur tout droit qui se rattache à la convention collective. Elle est d’avis que cette compétence exclusive de l’arbitre s’étend aussi aux questions préliminaires relatives à l’applicabilité ou non de la convention collective[7]. Pour ce motif, elle soulève un doute à l’égard de sa propre compétence sur le litige. Par contre, elle refuse de trancher catégoriquement la question au motif qu’il revient en premier lieu à l’arbitre de le faire :
[40] De l’avis du Tribunal, c’est l’arbitre de griefs qui a compétence pour trancher la question de savoir si le fait de poser sa candidature à un poste de cadre prive le salarié de se prévaloir de la procédure de grief.
[41] Il relève de sa compétence exclusive d’en disposer puisque c’est une question d’interprétation et d’application de la convention collective. La Cour supérieure n’est pas compétente à cet égard. Il s’ensuit que le salarié ne peut demander à la Cour supérieure de statuer sur l’existence d’un droit individuel, en raison du silence de la convention collective, sans obtenir d’abord une confirmation que la convention collective est muette sur son cas.
[25] La juge décline donc d’office sa compétence à l’égard du volet du recours entrepris par l’appelant lié au refus de promotion à un poste de cadre de commandant, et ce, afin de permettre à l’arbitre de griefs de décider en premier lieu de sa propre compétence. Elle permet au recours de se poursuivre sur les autres volets.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[26] L’appel principal et l’appel incident soulèvent les questions suivantes :
(a) Une permission d’appeler est-elle requise?
(b) La juge de la Cour supérieure commet-elle une erreur lorsqu’elle décline compétence sans avoir répondu à la question de savoir si la réclamation de l’appelant liée au refus de promotion à un poste de cadre de commandant relevait de l’arbitre de griefs?
(c) Si la réponse à cette question est « oui », cette réclamation relève-t-elle de la compétence exclusive de l’arbitre de griefs ou de la compétence de la Cour supérieure?
(d) Si la réclamation relève de
la compétence de la Cour supérieure, s’agit-il d’un recours contractuel soumis
au délai de prescription de trois ans ou d’un recours extracontractuel visé à
l’article
ANALYSE
Première question : une permission d’appeler est-elle requise?
[27]
La décision de la juge de première instance est fondée sur le 2e
al. de l’art.
[28] Sous l’art. 26 de l’ancien C.p.c., le « jugement final » de la Cour supérieure pouvait faire l’objet d’un appel de plein droit tandis que, selon l’art. 29 de l’ancien C.p.c., le « jugement interlocutoire », soit « le jugement rendu en cours d’instance avant le jugement final », était sujet à appel sur permission accordée par un juge de la Cour d’appel, notamment s’« il décidait en partie du litige ».
[29] Dans Société canadienne du cancer c. Imperial Tobacco Ltée[8], la juge Tourigny, appuyée à cet égard par le juge Tyndale (le juge Malouf dissident), précisait que tous les jugements rendus entre la procédure introductive d’instance et le jugement final étaient des jugements interlocutoires aux fins de l’art. 29 de l’ancien C.p.c. Ces jugements, même s’ils réglaient une partie du litige, ne pouvaient être portés en appel que sur permission. Le juge Baudouin, appuyé par les juges Tyndale et Gendreau, confirmait cette approche dans Crépeau-Bolduc c. Pednault[9], en notant qu’elle avait le mérite d’être claire et certaine.
[30] Malgré ces décisions et la terminologie des articles 26 et 29 de l’ancien C.p.c. (qui semblaient à première vue très claires), la jurisprudence de la Cour en est venue néanmoins à conclure qu’une même instance pouvait comporter plusieurs « jugements finals » tous susceptibles d’appel de plein droit, bien qu’ils soient rendus en cours d’instance.
[31] Ainsi, dans Groupe AML inc. c. Beaudoin[10], le Groupe AML poursuivait devant la Cour supérieure, alléguant notamment le non-respect d’une convention entre actionnaires. Cette convention contenait une clause compromissoire. Une requête pour moyen déclinatoire fut donc accueillie, résultant dans le renvoi devant un arbitre d’une partie du recours, mais non de sa totalité. L’affaire fut portée en appel. Une requête en rejet d’appel fut alors présentée au motif qu’une permission d’appeler aurait dû être obtenue. La question en litige se limitait donc à décider s’il existait sous l’ancien C.p.c. un appel de plein droit d’un jugement accueillant une requête en exception déclinatoire quant à une partie seulement d’une action.
[32] La Cour a répondu qu’il s’agissait d’un « jugement final » appelable de plein droit plutôt que d’un « jugement interlocutoire ». Puisque l’action principale regroupait plusieurs causes d’action, le jugement accueillant le moyen déclinatoire à l’égard d’une des causes d’action était donc « final » à l’égard de cette cause d’action malgré que l’instance se continuait entre les parties à l'égard des autres causes d’action.
[33] Cette idée voulant qu’il y ait autant de « jugements finals » que de causes d’action invoquées a été reprise par la suite dans l’affaire Srougi c. Lufthansa German Airlines[11]. La Cour était alors saisie d’une requête en rejet d’un appel interjeté à l’encontre d’un jugement de la Cour supérieure qui avait accueilli une objection à la preuve qui équivalait à une irrecevabilité d’une partie du recours. Les juges Nuss et Dalphond (le juge Chamberland dissident) ont conclu que le jugement entrepris était appelable de plein droit même si l’instance se poursuivait entre les parties. Pour les juges majoritaires, il s’agissait là d’un jugement « final » à l’égard de certaines des causes d’actions. Le juge Dalphond s’exprimait comme suit à cet égard :
[84] Si
l'irrecevabilité d'une cause d'action réunie à une ou plusieurs autres est
possible sans enfreindre la règle contre l'inscription partielle en droit ou
l'irrecevabilité partielle, cela ne peut s'expliquer que par l'autonomie de
chaque cause d'action. Il s'ensuit, selon moi, que le jugement qui décide
définitivement et en totalité du bien-fondé d'une cause d'action individualisée
et dissociable est un jugement final quant à celle-ci, au même titre que
celui qui déclare irrecevable une demande à l'égard d'un des demandeurs (art.
[…]
[89] Je retiens de mon analyse que, dans l'état actuel du droit, plusieurs jugements finals peuvent coexister au sein d'une même instance entre deux parties lorsque le demandeur y fait valoir des causes d'action distinctes et que ces jugements disposent définitivement et en totalité du bien-fondé d'une cause d'action rendant ainsi impossible toute autre procédure qui tenterait de faire valoir à nouveau cette cause d'action. Par contre, si un jugement en cours d'instance rejette une cause d'action pour un motif purement procédural, ce jugement demeure interlocutoire car il n'empêche pas la partie déboutée de faire valoir à nouveau sa cause d'action en utilisant la procédure appropriée. […]
[Je souligne]
[34] Le juge Chamberland, dissident dans cette affaire, était d’avis qu’il fallait distinguer entre le « jugement final » et le « jugement définitif interlocutoire»; il préconisait donc l’approche suivante :
[7] Comme mon collègue, j'estime que la démarche des intimés, entreprise sous la forme d'une objection à la preuve, équivalait à une requête verbale en irrecevabilité d'une partie de la réclamation, au motif de chose jugée.
[8] Il s'agit toutefois, à mon avis, d'un
jugement interlocutoire au sens des articles
[9] Il en serait de même si le juge de première instance, sur requête de la partie défenderesse, avait rejeté une partie de la réclamation au motif de la prescription et défendu à la partie demanderesse de faire quelque preuve que ce soit à ce sujet; le jugement aurait ainsi tranché la question de la prescription mais le tribunal demeurerait toujours saisi de l'instance quant au reste de la réclamation.
[10] Il en va
différemment lorsque le jugement a pour effet d'éteindre l'instance entre deux
parties au litige tout en permettant qu'elle se continue entre d'autres parties;
par exemple, le jugement qui accueille une requête en irrecevabilité en faveur
d'un parmi plusieurs défendeurs (Nico Métal Inc. c. Structures R.B. Inc.,
[11] En somme, quand il s'agit d'examiner le droit d'appel, la première question à se poser est celle de savoir s'il s'agit d'un jugement final ou d'un jugement interlocutoire, selon les enseignements de cette Cour dans l'arrêt Société canadienne du cancer. Ici, il ne fait pas de doute, à mon avis, qu'il s'agit d'un jugement interlocutoire puisque, bien qu'ayant disposé définitivement d'un incident, la Cour supérieure demeurait saisie de l'instance entre les deux mêmes parties.
[35] Un certain flottement jurisprudentiel s’en est suivi qu’il n’est pas utile de relater. Il suffit de préciser qu’en 2015, dans Groupe Jean Coutu (PJC) inc. c. Quesnel[12], la juge Bich (appuyée des juges Morissette et St-Pierre) reprenait l’approche préconisée par la juge Tourigny dans Société canadienne du cancer c. Imperial Tobacco Ltée et appuyait explicitement la dissidence du juge Chamberland dans Srougi c. Lufthansa German Airlines.
[36]
Je suis d’avis que c’est l’approche préconisée par la juge Tourigny, le
juge Chamberland et la juge Bich qui doit maintenant clairement prévaloir sous
le nouveau Code de procédure civile. En effet, la distinction entre
« jugement final » et « jugement interlocutoire » aux fins
d’un appel est désuète. L’article
[37]
Les autres jugements « finals » rendus en cours d’instance et
qui décident en partie du litige, tel le jugement par lequel un tribunal
décline compétence sur une partie du litige ou accueille une irrecevabilité au
moyen d’une inscription en droit partielle, ne pourraient être visés que par
l’art.
[38] Ce ne serait que dans le cas où le moyen déclinatoire partiel ou d’irrecevabilité partielle met fin au litige à l’égard d’une partie que le jugement y faisant droit serait susceptible d’appel de plein droit, car il s’agirait alors d’un jugement « qui met fin à l’instance » pour cette partie, selon les principes exposés dans Nico Métal Inc. c. Structures R.B. Inc.[13]. Dans cette affaire, la Cour décidait qu’un jugement prononçant l’irrecevabilité d’un recours contre un défendeur, tout en permettant à l’instance de continuer contre un ou plusieurs autres codéfendeurs, était appelable de plein droit sous l’ancien C.p.c. vu que l’instance engagée contre le défendeur concerné était éteinte.
[39]
Cette approche s’impose d’autant plus vu la réintroduction de
l’inscription en droit partielle dans le nouveau C.p.c. entré en vigueur
le 1er janvier 2016[14].
Le 2e al. de l’art.
[Une partie] peut aussi opposer l’irrecevabilité si la demande ou la défense n’est pas fondée en droit, quoique les faits allégués puissent être vrais. Ce moyen peut ne porter que sur une partie de celle-ci.
|
The party may also ask that an application or a defence be dismissed if it is unfounded in law even if the facts alleged are true. Such an exception may pertain to only part of the application or defence. |
[Je souligne]
[40]
La ministre de la Justice énonce dans ses commentaires portant sur cet
article que la réintroduction de l’inscription en droit partielle « a pour
but de permettre de décider rapidement des moyens non fondés ou superflus, et
donc de mieux circonscrire ce qui est véritablement en litige »[15].
Si l’objectif est de décider rapidement des moyens non fondés, il serait
incongru de prolonger indûment les procédures par des appels de plein droit.
Comme le laissent entendre André Rochon et Juliette Vani, l’irrecevabilité
partielle est un jugement qui décide en partie du litige qui est assujetti à l’art.
Le jugement interlocutoire qui décide en partie du litige a été repris tel quel [à l’article 31]. À cet égard, notons que l’irrecevabilité partielle d’une même cause d’action, réintroduite dans notre droit par le nouveau Code à l’article 168 al. 2, est un jugement qui décide en partie du litige.
[41] C’est aussi dans ce sens que la Cour s’est prononcée dans le cadre de litiges portant sur l’application du nouveau C.p.c. Ainsi, dans Association professionnelle des cadres de premier niveau d’Hydro-Québec c. Hydro-Québec[17], la Cour énonce que sous le nouveau C.p.c., « le jugement prononçant l’irrecevabilité partielle est susceptible d’appel immédiat sur permission d’un juge de la Cour d’appel, s’il estime que le jugement décide en partie du litige ou cause un préjudice irrémédiable ». De même, dans Droit de la famille - 161983[18], la Cour précise que le jugement qui décide du fond au cours d’une instance scindée, c’est-à-dire celui rendu après l’introduction de la demande en justice, mais avant celui y mettant fin, est un jugement rendu en cours d’instance sujet à appel sur permission d’un juge d’appel conformément à l’art. 31 du nouveau C.p.c.
[42]
Cela dit avec respect, la jurisprudence de la Cour sous l’ancien C.p.c.
prêtait à confusion sur le droit d’appel, ce qui a mené à une prolifération
indue des requêtes pour permission d’appeler dites de bene esse, vu l’incertitude
parmi les justiciables et leurs procureurs quant à la procédure à suivre pour
porter en appel un jugement rendu en cours d’instance qui pouvait toucher de
façon définitive aux droits de l’une ou l’autre des parties. Comme le juge
LeBel le notait dès 1986 dans un article intitulé « L'appel des jugements
interlocutoires en procédure civile québécoise »[19] :
« En dépit de toutes les tentatives de simplification, la qualification du
jugement interlocutoire demeure délicate. Malgré le dernier alinéa de l'article
[43] C’est précisément ces ambiguïtés et incertitudes que vise à éviter le nouveau C.p.c. en précisant à l’art. 30 que seul le jugement qui met fin à une instance est susceptible d’appel de plein droit. Cette simplification du droit d’appel concorde d’ailleurs bien avec les objectifs du nouveau C.p.c., tels qu’énoncés à sa disposition préliminaire, qui préconisent une « application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure », y compris la procédure d’appel.
[44]
En l’occurrence, le jugement entrepris est donc un jugement rendu en
cours d’instance puisque celle-ci se poursuit devant la Cour supérieure entre
les mêmes parties. Il s’agit donc d’un jugement visé par l’art.
[45] Puisque le jugement entrepris soulève une question de compétence de la Cour supérieure, il m’apparaît opportun d’accorder la permission d’appeler.
Deuxième question : La juge de la Cour supérieure commet-elle une erreur lorsqu’elle décline compétence sans avoir répondu à la question de savoir si la réclamation relève de l’arbitre de griefs?
[46] La décision de la juge de première instance de s’en remettre à l’arbitre afin que ce dernier statue sur la question de sa propre compétence sur le litige est a priori incompatible avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. Dans St. Anne Nackawic[20], Weber[21], O’Leary[22] et Allen[23], la Cour suprême ne s’en remet pas à l’arbitre afin que ce dernier tranche la question de savoir si, selon les critères énoncés dans ces arrêts, c’est l’arbitre ou la cour de droit commun saisie en première instance d’un différend relatif à l’emploi qui a compétence sur le litige : dans chacune de ces instances, les cours de droit commun et la Cour suprême du Canada tranchent catégoriquement la question.
[47] Ainsi, dans Weber, la juge McLachlin précise qu’autant le tribunal de droit commun que l’arbitre de griefs sont compétents pour se prononcer sur l’applicabilité d’une convention collective aux faits en litige selon que l’un ou l’autre est saisi du litige et de la question de compétence[24] :
Suivant ce modèle, la tâche qui consiste pour le juge ou l’arbitre à déterminer le tribunal approprié pour les procédures dépend de la question de savoir si le litige ou le différend qui oppose les parties résulte de la convention collective. Deux aspects doivent être considérés: le litige et le champ d’application de la convention collective.
[Je souligne]
[48] La récente décision de la Cour dans Immeubles Carosielli inc. c. Club Optimiste Montréal Colombo inc.[25] règle d’ailleurs la question. Dans cette affaire, plusieurs demanderesses titulaires de licences de bingo avaient saisi la Cour supérieure d’une action en dommages-intérêts contre une gestionnaire de salle de bingo, alléguant que cette dernière avait manqué à ses obligations contractuelles et légales. La Cour supérieure avait accueilli en partie un moyen déclinatoire, suspendant les procédures jusqu’à ce que la Régie des alcools, des courses et des jeux, organisme chargé d’appliquer la réglementation en matière de bingo, se prononce sur les demandes formulées dans le litige civil, y compris la question ayant trait à sa propre compétence. Le juge Kasirer a conclu, pour la Cour, que la juge de première instance avait commis une erreur en procédant ainsi[26] :
[37] La démarche à
suivre en pareilles circonstances est connue. Dans l’arrêt Morin [Québec
(Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec
(Procureur général),
[38] Au paragraphe [46] de ses motifs, la juge n’adopte pas cette démarche, préférant faire preuve de déférence à l’endroit de la Régie, décideur chargé par la loi de la réglementation du bingo au Québec. La juge s’en remet donc à la Régie pour cerner le sens à donner au paragraphe 25(3°) de la LRACJ, sa loi constitutive. On peut comprendre le souci exprimé par la juge d’agir prudemment en vue d’assurer le respect du choix du législateur quant aux paramètres de la compétence exclusive d’un décideur administratif spécialisé. Toutefois, même si elle doit se garder de ne pas statuer au-delà de ce qui est nécessaire pour décider d’un moyen déclinatoire, la Cour supérieure ne peut, dans un tel contexte, abdiquer son rôle de trancher des questions relatives à sa propre compétence au nom de la déférence. Je suis respectueusement d’avis que la grille d’analyse adoptée par la juge, parfaitement opportune en d’autres situations, n’était pas adaptée à l’exercice de trancher un moyen déclinatoire : il en va du rôle fondamental d’une cour supérieure de statuer sur sa propre compétence. Certes, il faut éviter que la Cour supérieure n’empiète sur la compétence réservée à la Régie par le législateur, mais encore faut-il que le litige soit de ceux que le législateur a voulu confier au décideur administratif dans l’exercice de ses fonctions spécialisées.
[39] En tout respect, j’estime que la juge devait vérifier elle-même si une disposition formelle de la loi attribue exclusivement à la Régie la compétence sur le litige. À mon sens, il a été malavisé de renvoyer le dossier à la Régie pour que cette dernière fasse cette vérification à la place de la Cour supérieure. Si pareille disposition attributive de compétence n’existait pas - et la juge indique clairement au paragraphe [46] de ses motifs que les procureurs des parties n’ont pas pu en identifier - il aurait fallu conclure immédiatement que le pouvoir sur le litige relève de la compétence inhérente et résiduelle de la Cour supérieure à titre de « tribunal de droit commun / court of original general jurisdiction ». En d’autres termes, c’est à la Cour supérieure que revient la responsabilité de répondre catégoriquement à cette question.
[Je souligne; références omises]
[49] Pour reprendre les termes du juge Kasirer, la juge de première instance en l’espèce a commis une erreur lorsqu’elle a, au nom de la déférence à l’égard de l’arbitre de griefs, refusé de trancher catégoriquement la question de sa compétence à l’égard du litige. En somme, je suis d’avis que la juge de première instance devait se prononcer sur la question de sa propre compétence. C’est l’exercice auquel il faut maintenant se livrer.
Troisième question : La réclamation reliée au refus de promotion à un poste de commandant relève-t-elle de la compétence exclusive de l’arbitre ou de la compétence de la Cour supérieure?
[50] Le Code du travail[27] (« C.t. ») définit la « convention collective » comme « une entente écrite relative aux conditions de travail conclue entre une ou plusieurs associations accréditées et un ou plusieurs employeurs ou associations d’employeurs » (al. 1d) C.t.). Elle constitue la source essentielle des normes substantielles régissant les relations de travail de l’unité de négociation qu’elle vise. Elle lie tous les salariés, actuels et futurs, visés par l’accréditation pour sa durée déterminée de manière conventionnelle ou légale (art. 65, 66 et 67, al. 1 C.t.).
[51]
L’article
[52] Afin d’identifier les litiges qui résultent ainsi de la convention collective, il faut s’en remettre à la méthode analytique développée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Weber. Comme l’expliquait alors la juge McLachlin : « Il s’agit, dans chaque cas, de savoir si le litige, dans son essence, relève de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective »[28]. Seuls les litiges qui résultent expressément ou implicitement de la convention collective échappent aux tribunaux[29].
[53] La première étape de cette méthode consiste à déterminer l’essence du litige. À ce sujet, la Cour suprême a souligné qu’il ne faut pas chercher uniquement à déterminer la nature juridique du litige. Au contraire, l’analyse doit aussi porter sur l’ensemble des faits entourant le litige qui oppose les parties[30].
[54] La seconde étape consiste à vérifier si le contexte dégagé entre dans le champ d’application de la convention collective. En d’autres termes, il faut déterminer si la convention collective vise implicitement ou explicitement les faits en litige[31]. Dans l’arrêt Regina Police Assn., la Cour suprême expliquait ce second volet de l’analyse dans les termes suivants[32] :
Après avoir établi l’essence du litige, l’instance décisionnelle doit examiner les dispositions de la convention collective afin de déterminer si elle prévoit des situations factuelles de ce genre. Il est clair qu’il n’est pas nécessaire que la convention collective prévoie l’objet du litige de façon explicite. Si l’essence du litige découle expressément ou implicitement de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective, l’arbitre a compétence exclusive pour statuer sur le litige […]
[55] En l’occurrence, en application de la première étape de la méthode d’analyse, l’essence de la réclamation de l’appelant concerne les responsabilités de la Ville sous son Processus de sélection pour les commandants et son Programme de développement Aspirant commandant du SPVM conduisant à un refus de recommandation pour un poste de commandant (un poste de cadre non couvert par le certificat d’accréditation des policiers du SPVM) fait prétendument de mauvaise foi et pour des motifs illicites ou illégitimes.
[56] En application de la seconde étape de l’analyse, je suis d’avis que cette réclamation ne tombe pas dans le champ d’application de la convention collective des policiers du SPVM.
[57] En premier lieu, le certificat d’accréditation de la Fraternité des policiers et policières de Montréal ne vise pas le poste de commandant puisque le syndicat est accrédité pour représenter « [t]ous les employés policiers à savoir : les cadets policiers, les constables, les sergents de police, les lieutenants de police, les capitaines de police, les sergents-détectives et les capitaines-détectives ». Aucune mention des commandants n’y est faite.
[58] En second lieu, la convention collective contient des dispositions qui définissent expressément les employés qu’elle régit en y excluant les cadres de commandement. Ainsi, le paragraphe 1.01 précise que « [l]a présente convention s’applique à tous les policiers du Service de police de la Ville de Montréal régis par le certificat d’accréditation […] », tandis que le paragraphe 1.03 définit le policier comme « tout cadet policier, tout constable temporaire ou permanent, tout constable auxiliaire permanent ou constable auxiliaire de soutien et tout officier, de sexe féminin ou masculin, du Service de police de la Ville de Montréal, assujettis à l’accréditation détenue par la Fraternité […] ». Les grades et salaires énoncés à l’article II de la convention collective n’énumèrent pas celui de commandant. En fait, aucune disposition de la convention collective ne vise à régir les conditions de travail des commandants. On doit donc en tirer la conclusion que les postes de commandant sont exclus à la fois du certificat d’accréditation et de la convention collective.
[59] Quant aux dispositions de l’article XXIV de la convention collective portant sur les promotions, elles contiennent une procédure générale applicable aux promotions et des dispositions particulières quant aux promotions pour certains grades identifiés faisant partie du certificat d’accréditation. De plus, l’annexe D de la convention collective portant sur les promotions et postes vacants précise que les postes visés sont ceux prévus au certificat d’accréditation, soit sergent, sergent-détective, lieutenant, lieutenant-détective, capitaine et capitaine-détective.
[60] Tel que l’indique Fernand Morin dans son ouvrage portant sur l’Interprétation de la convention collective du travail, les dispositions d’une convention collective doivent être lues les unes à la lumière des autres[33] :
[…] on comprend qu’en fait et en droit, la convention collective forme un tout. Ainsi, chacune de ses dispositions en constitue une partie intégrante et tel fut aussi le fondement causal de sa conclusion. En ce sens, on ne saurait percevoir une de ses dispositions comme une « île juridique isolée ». Elle doit être lue, comprise et appliquée à l’aide et sous l’éclairage des autres dispositions qui s’y rattachent de quelque manière et en fonction du contexte particulier qui est le sien. […]
[61] C’est dans ce contexte global qu’il faut comprendre le paragraphe 27.09, al. 1 de la convention collective qui dispose que « [l]e policier non satisfait […] d’un refus de promotion […] peut faire un grief ». Ainsi, en l’absence d’une disposition explicite au contraire, lorsque les parties emploient le terme « promotion » dans la convention collective en cause, elles ne peuvent viser que les promotions à des grades syndiqués de sergent, sergent-détective, lieutenant, lieutenant-détective, capitaine et capitaine-détective.
[62] À titre d’exemple, dans Tanisma c. Montréal (Ville de)[34], la Cour a infirmé un jugement de la Cour supérieure qui avait accueilli un moyen déclinatoire à l’encontre d’une action en responsabilité civile intentée contre la Ville de Montréal. Dans cette affaire, un employé syndiqué avait postulé à un poste de cadre auprès de la Ville. La convention collective applicable contenait des dispositions similaires à celles en cause dans le présent litige. L’employé prétendait qu’il avait été victime de discrimination et que le poste lui avait été refusé en raison de sa race. La Cour a conclu que les faits ne pouvaient donner lieu à un grief selon la convention collective. De fait, l’action de l’employé fut ultérieurement accueillie par la Cour supérieure.
[63] C’est également en ce sens qu’a tranché la Cour supérieure dans Québec (Ville) c. Leclerc[35], lorsqu’elle a conclu que le grief déposé par un plaignant portant sur un concours pour un poste de cadre auprès de la Ville de Québec, non inclus dans l’unité de négociation régie par la convention collective, n’avait pas le caractère arbitrable conférant à l’arbitre la compétence pour en décider.
[64] Ainsi, le présent litige relatif au refus de promotion à un poste de commandant ne résulte ni expressément ni implicitement de la convention collective. L’essence du litige n’a aucun lien avec le champ d’application de la convention collective et les faits en litige ne découlent ni implicitement ni explicitement de la convention collective.
Quatrième question : S’agit-il d’un recours
contractuel soumis au délai de prescription de trois ans ou d’un recours
extracontractuel visé à l’article
[65]
Les principes du droit du travail reconnaissent à l’employeur un pouvoir
discrétionnaire à l’égard du choix des postulants à un poste de cadre vacant;
ce pouvoir n’est pas susceptible d’intervention judiciaire, sauf s’il y a
violation d’une loi d’ordre public (telle une loi prohibant la discrimination
dans l’embauche) ou s’il s’agit d’un cas d’abus ou de mauvaise foi[36].
En effet, vu les articles
[66]
La question qui se pose donc est celle de savoir si, en l’espèce,
l’obligation de bonne foi de la Ville à l’égard des aspirants commandants est
contractuelle ou extracontractuelle. En d’autres termes, s’agit-il d’un cas où
la Ville aurait manqué à des « règles de conduite qui, suivant les
circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle » (art.
[67] L’appelant prétend que l’obligation de bonne foi de la Ville serait contractuelle en ce que la faute de cette dernière serait survenue dans le cadre de la relation employeur-employé, ce qui lui permettrait d’invoquer à titre « subsidiaire » son contrat de travail individuel « résiduaire » auprès de la Ville.
[68] En raison de l’existence de la convention collective qui régit ses conditions de travail, l’appelant ne peut invoquer son contrat individuel de travail comme source subsidiaire de droit contre son employeur. Une jurisprudence abondante de la Cour suprême du Canada, notamment l’affaire Isidore Garon Ltée, portant précisément sur la question de savoir s’il est possible - lorsqu’il existe une convention collective - d’invoquer le contrat individuel de travail comme source de droit, permet d’affirmer que cela n’est pas possible, y compris à titre « subsidiaire » ou « résiduaire »[38]. Comme le signale la juge Deschamps dans Isidore Garon Ltée, « [p]endant la durée de la convention collective, le contrat individuel de travail ne peut cependant pas être invoqué comme source de droit »[39]. Si cette approche de la Cour suprême du Canada est critiquée par certains auteurs[40], la Cour est néanmoins liée par celle-ci.
[69] L’appelant soutient toutefois que sa relation d’emploi avec la Ville lui permet d’invoquer son contrat individuel de travail comme source subsidiaire de droit lorsqu’il s’agit d’une promotion hors de l’unité de négociation dont il fait partie. Le caractère péremptoire des propos de la juge Deschamps dans Isidore Garon Ltée permet d’en douter, mais il n’est pas nécessaire d’en décider aux fins de cet appel.
[70] En effet, même si le contrat individuel de travail de l’appelant n’était pas une source subsidiaire de droit lorsqu’il s’agit d’une promotion hors de l’unité de négociation dont il fait partie, cela ne signifierait toutefois pas que la Ville ne peut jamais s’engager contractuellement envers l’appelant en regard d’un objet que ne vise pas la convention collective et qui se situe en dehors du champ d’application de l’accréditation syndicale. Il n’y a en effet rien qui empêche la Ville de s’engager contractuellement dans le cadre d’un processus visant à pourvoir à un poste de cadre qui n’est pas régi par la convention collective et qui n’en est pas l’objet, tel un poste de commandant.
[71] Il ne s’agirait pas alors d’une obligation découlant du contrat d’emploi de l’appelant comme policier syndiqué, mais plutôt d’une obligation distincte de nature contractuelle portant sur un autre objet. Les rapports des parties comme employé syndiqué et employeur soumis à une convention collective de travail ne seraient pas touchés puisque l’obligation contractuelle ne concernerait pas les conditions de travail des policiers syndiqués, mais plutôt l’embauche d’un cadre non syndiqué.
[72] Ainsi, dans Banque Laurentienne c. Werve[41], la Cour a conclu que la Cour supérieure était compétente à l’égard d’une entente relative à un programme de départ volontaire déterminée sur une base individuelle qui ne se rattachait pas à la convention collective. De même, la Cour suprême du Canada a reconnu dans Goudie c. Ottawa (Ville)[42] qu’un litige découlant d’une entente de préemploi peut soulever des questions échappant à la compétence de l’arbitre. Dans Natrel inc. c. Québec (Tribunal du travail)[43], la Cour concluait que rien n’empêchait un travailleur d’être à la fois syndiqué pour une partie de son travail et non syndiqué pour une autre chez le même employeur, ce qui implique qu’il serait soumis à des engagements contractuels distincts envers le même employeur.
[73] Qu’en est-il en l’occurrence? La Ville s’est-elle engagée contractuellement envers l’appelant?
[74] Il ne s’agit pas ici de décider dans l’abstrait si une simple sollicitation de candidatures pour un poste, par affichage interne ou externe, engage la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle de l’employeur à l’égard des candidats qui y répondent. Il existe en effet une controverse jurisprudentielle à cet égard qu’il n’est pas nécessaire de trancher dans le cadre du présent appel[44].
[75] En effet, ce qui est en cause dans le présent litige n’est pas un simple processus d’appel de candidatures à un poste vacant. Il s’agit plutôt d’un véritable programme instauré par la Ville et comportant plusieurs engagements de sa part et de la part des participants.
[76] Le cheminement exigé afin d’accéder à la fonction de commandant s’étale sur une longue période de temps et comporte deux principaux volets : le Processus de sélection (« Processus ») et le Programme de développement Aspirant commandant (« Programme »). Ces deux volets sont imbriqués l’un dans l’autre.
[77] Les individus qui sont invités à participer au concours Aspirant commandant sont les lieutenants, lieutenants-détectives, sergents et sergents-détectives. Le Processus comporte quatre étapes : (a) la présélection; (b) l’examen écrit; (c) le Centre d’évaluation; et (d) l’évaluation de potentiel. Les candidats retenus au terme de la présélection du Processus intègrent le Programme. Celui-ci s’échelonne sur une période d’environ 12 mois au cours desquels le participant conserve son grade syndiqué jusqu’à ce que la direction le nomme commandant. Les étapes du Programme sont décrites dans le Guide du programme de développement Aspirant commandant (« Guide »), lequel s’étale sur 33 pages.
[78] Dans le cadre du Programme, la Ville nomme un accompagnateur au participant, lequel est responsable de le soutenir tout au long du processus. Le participant candidat doit convenir d’une entente écrite avec son accompagnateur portant sur un plan de développement professionnel. Le modèle de cette entente écrite est d’ailleurs reproduit à l’annexe 5 du Guide.
[79] Le participant doit élaborer un plan de développement individuel qui doit être accepté par le « comité de promotion cadre ». Il doit participer à des activités de développement qui doivent tenir compte du contexte de l’organisation. Il peut notamment participer à des affectations supervisées au sein des différentes unités du SPVM sous la supervision d’un officier de direction, des visites de reconnaissance destinées à mieux connaître ces unités, de l’observation d’un poste de travail, etc.
[80] À la fin du Programme, le « comité de promotion cadre » évalue le participant lors d’une présentation de son bilan des apprentissages dans le but d’une recommandation de nomination au grade de commandant. C’est à cette étape ultime que l’appelant s’est vu opposer un refus de promotion : le « comité de promotion cadre » a décidé de ne pas le recommander au grade de commandant et cette décision fut entérinée par le comité de direction du SPVM.
[81] Compte tenu de la nature, de la portée et de la durée du Processus et du Programme qui lui est intimement lié, des nombreux engagements exigés des participants, de même que des nombreux engagements pris par la Ville à l’égard de ceux-ci dans le Guide, de l’entente écrite convenue entre le participant et l’accompagnateur prévue au Guide et des nombreuses activités de développement organisées par la Ville auxquelles les participants au Programme doivent souscrire, je conclus que la Ville assume des obligations de nature contractuelle envers les aspirants commandants participants.
[82] Ces obligations de nature contractuelle comportent notamment l’obligation pour la Ville d’agir avec bonne foi envers les participants dans le cadre du Processus et dans la mise en œuvre du Programme.
[83] Compte tenu de cette conclusion, le recours entrepris par l’appelant concernant un refus de recommandation pour un poste de commandant fait prétendument de mauvaise foi et pour des motifs illicites ou illégitimes est un recours de nature contractuelle contre la Ville. Ce recours n’est donc pas prescrit.
[84] Pendant le délibéré de la présente affaire, le procureur de la Ville a transmis à la Cour un jugement du 18 mai 2017 du Tribunal des droits de la personne[45] où il fut conclu, selon la preuve devant le tribunal, qu’un processus d’embauche comme policier au sein du SPVM pour les agents de surveillance de la Société de transport de Montréal ne comportait aucune obligation contractuelle de la Ville envers les postulants. Cette décision n’ajoute rien au débat puisqu’elle repose sur l’évaluation des faits propres au processus d’embauche en cause dans cette affaire qui ne permettaient pas de conclure à l’existence d’un contrat[46]. Les faits dans l’affaire dont nous sommes saisis n’ont aucun rapport avec ceux devant le Tribunal des droits de la personne.
CONCLUSIONS
[85] En ce qui concerne la procédure d’appel, je propose que la Cour accueille la requête de bene esse pour permission d’appeler et accorde la permission d’appeler. Je propose aussi à la Cour d’accueillir l’appel principal, d’infirmer le jugement de la Cour supérieure et de déclarer que le recours de l’appelant relève de sa compétence. Je propose que la Cour rejette l’appel incident et rejette aussi comme non fondée la Demande en irrecevabilité et en rejet partiel d’action de la Ville datée du 26 février 2016 et invoquant la prescription. Finalement, je propose d’accorder à l’appelant les frais de justice, tant en appel qu’en première instance.
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ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A. |
[1] 2016 QCCS 6071.
[2] 2016 QCCA 2119 (juge unique).
[3] Pièce L-14 : Transcription de l’enregistrement de la conversation avec Mme Ménard du SPVM le 3 mai 2012, p. 7, lignes 3 à 13.
[4]
Art.
[5] Loi sur les cités et villes, RLRQ, c. C-19.
[6]
Longueuil (Ville de) c. Carquest Canada ltée,
[7] Jugement de première instance, par. 39-41.
[8]
Société canadienne du cancer c. Imperial Tobacco Ltée,
[9]
Crépeau-Bolduc c. Pednault,
[10]
Groupe AML inc. c. Beaudoin,
[11] Srougi c. Lufthansa German Airlines,
[12]
Groupe Jean Coutu (PJC) inc. c. Quesnel,
[13]
Nico Métal Inc. c. Structures R.B. Inc.,
[14] L’inscription en droit partielle avait été abolie en 1965.
[15] Commentaires de la ministre de la Justice : Code de procédure civile, chapitre C.25.01, Montréal, SOQUIJ/Wilson & Lafleur, 2015.
[16] André Rochon et Juliette Vani dans Luc Chamberland (dir.), Le grand collectif : Code de procédure civile, vol. 1, Cowansville (Québec), Éditions Yvon Blais, 2015, p. 240.
[17]
Association professionnelle des cadres de premier niveau d’Hydro-Québec
c. Hydro-Québec,
[18]
Droit de la famille - 161983,
[19] (1986) 17 R.G.D. 391, p. 398.
[20]
St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Syndicat canadien des
travailleurs du papier, section locale 219,
[21] Weber c. Ontario Hydro,
[22] Nouveau-Brunswick c. O’Leary,
[23] Allen c. Alberta,
[24] Weber, supra, note 21, par. 51.
[25]
Immeubles Carosielli inc. c. Club Optimiste Montréal Colombo inc.,
[26] Ibid., par. 37-39.
[27] Code du travail, RLRQ, c. C-27 (« C.t. »).
[28] Weber, supra, note 21, par. 52.
[29] Ibid., par. 54.
[30]
Bisaillon c. Université Concordia,
[31] Bisaillon, supra, note 30, par. 32.
[32] Regina Police Assn., supra, note 30, par. 25.
[33] Fernand Morin, Interprétation de la convention collective du travail, Cowansville (Québec), Éditions Yvon Blais, 2013, p. 56.
[34]
Tanisma c. Montréal (Ville de),
[35]
Québec (Ville) c. Leclerc,
[36]
Association professionnelle des cadres de premier niveau d’Hydro-Québec
c. Hydro-Québec, supra, note 17, par. 40; Larouche c. Montréal
(Ville de),
[37] Fernand Morin, Jean-Yves Brière, Dominic Roux et Jean-Pierre Villaggi, Le droit de l’emploi au Québec, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, p. 199, n°II-12 et p. 222-223, n° II-22.
[38]
Isidore Garon Ltée c. Tremblay; Fillion et Frères (1976) inc. c. Syndicat
national des employés de garage du Québec inc.,
[39] Isidore Garon Ltée, supra, note 38, par. 27.
[40]
Voir la description de cette critique dans : Guylaine Vallée, « Lois
du travail (objet, effet, mécanismes d’application) et droit commun »,
dans JurisClasseur Québec, coll. « Droit du travail », vol. 1
« Rapports individuels et collectifs du travail », fasc. 2, Montréal,
LexisNexis Canada Inc., 2009 (feuilles mobiles, mise à jour n° 13, octobre
2016), p. 2/47 à 2/60. Voir aussi : Dominic Roux et Anne-Marie
Laflamme (dir.), « Thème 1 - Le contrat de travail et la convention
collective », dans Rapports hiérarchiques ou anarchiques des règles en
droit du travail : chartes, normes d’ordre public, convention collective,
contrat de travail, etc., Actes du colloque tenu à l’Université Laval, 8
novembre 2007, Montréal, Wilson & Lafleur, 2008, 21; Richard Gardner, « Les
ententes et l’accréditation en vertu du Code du travail : le rôle
exclusif du syndicat et l’incapacité d’agir de la personne salariée »,
dans Service de la formation continue, Barreau du Québec, Développements
récents en droit du travail (2006), vol. 245, Cowansville (Québec),
Éditions Yvon Blais, 2006, 293. Cette critique prend notamment appui sur le
jugement de la Cour dans Commission des normes du travail du Québec c.
Campeau Corporation,
[41]
Banque Laurentienne c. Werve,
[42]
Goudie c. Ottawa (Ville),
[43]
Natrel inc. c. Québec (Tribunal du travail),
[44]
Ainsi, dans Pagé c. Québec (Ville de),
[45] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Ville de Montréal (Service de police de la Ville de Montréal) (« SPVM ») et al., T.D.P. Montréal, n° 500-53-000431-161, 18 mai 2017 (l’honorable Anne-Marie Jones).
[46] Ibid., par. 20.
AVIS :
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