Décision

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Boudreau c. R.

2023 QCCA 358

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

 :

200-10-003920-217

(200-01-215006-176)

 

DATE :

 16 mars 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

PATRICK HEALY, J.C.A.

SIMON RUEL, J.C.A.

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

GABRIEL BOUDREAU

APPELANT - accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LE ROI

INTIMÉ - poursuivant

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu oralement le 8 septembre 2021 par l’honorable Johanne Roy, de la Cour du Québec, district de Québec, lequel le déclare coupable de conduite dangereuse causant des lésions corporelles (paragraphe 320.13(2) et article 320.2 du Code criminel)[1].

[2]                Pour les motifs du juge Ruel, auxquels souscrit le juge Healy, LA COUR :

[3]                ACCUEILLE la requête en autorisation d’appel;

[4]                REJETTE l'appel;

[5]                Pour d’autres motifs, la juge Gagné aurait accueilli la requête en autorisation d’appel, accueilli l’appel, annulé la condamnation et ordonné un nouveau procès. Sa dissidence porte sur le caractère déraisonnable du verdict.

 

 

 

 

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

 

 

 

 

SIMON RUEL, J.C.A.

 

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

Me Alain Dumas

Dumas Gagné Théberge, avocats

Pour l’appelant

 

Me Sabrina Lambert-Michel

Directeur des poursuites criminelles et pénales

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

10 février 2023

 


 

 

 

 

MOTIFS DU JUGE RUEL

 

 

[6]                Dans ce dossier, l’appelant plaide que la juge de première instance a erré dans l’appréciation de la preuve en concluant, d’une part, qu’il a participé à une course avec un autre conducteur et, d’autre part, en évaluant de manière inadéquate le témoignage de la plaignante et en omettant également de considérer certains éléments de preuve.

[7]                Sous le couvert de questions d’appréciation de la preuve, l’appelant s’attaque fondamentalement au caractère raisonnable du verdict de culpabilité. Il demande d’ailleurs comme premier remède un acquittement pur et simple. Un verdict rendu devant juge seul peut être déclaré déraisonnable s’il ne peut s’appuyer sur la preuve ou encore s’il est vicié en raison d’un raisonnement illogique ou irrationnel[2]. L’appelant ne satisfait pas ce lourd fardeau et son appel doit être rejeté.

***

[8]                Le 8 juin 2017, sur l’heure du lunch, le véhicule de la plaignante Vicky Mercier (une Nissan Sentra) se fait emboutir par l’arrière par le véhicule conduit par l’appelant (une Mazda 3 noire). Les deux véhicules sont une perte totale. L’incident survient sur l’autoroute Duplessis à Québec, direction sud, à la hauteur du chemin Sainte-Foy. La plaignante subit une entorse dorsale cervicale, dont les symptômes persistent au moment du procès. La question des lésions corporelles n’est pas remise en question en appel.

[9]                Trois témoins indépendants ont vu la Mazda 3 noire de l’appelant engagée dans une poursuite erratique à haute vitesse sur l’autoroute Duplessis avec un véhicule Kia noir. C’est ce que constate le témoin Boris William, qui conduit un véhicule F-150 et qui avait une très bonne vision périphérique des lieux. Il décrit s’être fait dépasser sur l’autoroute Duplessis après l’intersection de l’autoroute Charest par deux véhicules se suivant, une Kia et une Mazda 3. Le témoin roule à approximativement 100 km/h et estime que les deux véhicules circulent dans la voie de gauche à au moins 160 km/h. Une autre témoin, Kathleen Blais, fait une description similaire des faits survenus approximativement au même endroit, affirmant s’être dit : « Ils sont malades, ils vont tuer quelqu’un ! ». Notons que la limite de vitesse est de 90 km/h dans cette zone sur l’autoroute Duplessis.

[10]           Une vidéo du ministère des Transports sur l’autoroute Duplessis, captant la direction sud à la hauteur du boulevard du Versant-Nord, approximativement à 500 mètres de l’intersection de l’autoroute Charest, montre le véhicule de l’appelant suivant une autre auto à grande vitesse, si on la compare avec celle des autres véhicules. On voit le premier véhicule se tasser brusquement dans la voie de droite, puis le véhicule de l’appelant continuer dans la voie de gauche, toujours à haute vitesse, monter une côte, puis être perdu de vue. L’accident survient peu de temps après, dans la voie de gauche.

[11]           La plaignante a témoigné qu’elle se rendait au travail sur la rive sud en empruntant l’autoroute Duplessis. Puisqu’il y avait une congestion dans la voie de droite à l’approche du chemin Sainte-Foy, elle a « tassé » son véhicule dans la voie rapide, donc dans la voie de gauche. Selon son témoignage, elle était déjà dans la voie de gauche quand l’impact est survenu. Elle affirme que « je me suis rangée du côté gauche », « je suis restée dans la voie gauche ». Après avoir changé de voie, elle témoigne qu’un véhicule a violemment heurté le sien, par l’arrière.

[12]           Au procès, l’appelant plaidait l’accident. Il a témoigné avoir suivi une Kia noire sur l’autoroute Duplessis dans la voie de gauche. Il admet avoir dépassé la limite de vitesse, conduisant à 120-125 km/h. Puis la Kia se serait rangée à droite. L’appelant aurait alors ralenti à 100 km/h en raison de la densification de la circulation et, à l’approche de la sortie chemin Sainte-Foy, le véhicule de la plaignante se serait tassé subitement de la voie de droite vers la voie de gauche, ce qui l’aurait pris par surprise. C’est alors qu’il aurait heurté le véhicule de la plaignante.

[13]           La juge de première instance ne croit pas l’appelant. Elle mentionne que trois témoins indépendants ont décrit son véhicule Mazda 3 en course à haute vitesse sur l’autoroute Duplessis avec un véhicule Kia. La juge ne prête pas foi au témoignage de l’appelant au sujet de la vitesse à laquelle il a affirmé avoir roulé. Elle affirme :

Compte tenu du site des dommages, de la vitesse maintenue par l’accusé contrairement à son témoignage, contredit pas l’image de la vidéo, compte tenu de la conduite adoptée depuis plus d’un kilomètre, de la circulation sur une voie de circulation qui est une autoroute, il y a lieu de conclure à la démonstration d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’aurait observé une personne raisonnable en pareille circonstance, laquelle a causé des lésions corporelles à la victime, madame Mercier.

[14]           Elle ne croit pas non plus l’appelant sur la manière dont les événements se sont déroulés. Comme indiqué, l’appelant affirmait avoir heurté le véhicule de la plaignante lorsque cette dernière aurait subitement amorcé un changement de voie de la droite vers la gauche. Si la séquence décrite par l’appelant était exacte, selon la juge, les dommages au véhicule de la plaignante auraient été principalement du côté gauche. Or, selon elle, « ce n’est pas que l’arrière gauche du Sentra qui est enfoncé, mais l’arrière, la valise complète, selon les témoins, et les photos ». La juge conclut que cette preuve matérielle est parfaitement logique avec la description de l’incident que fait la plaignante, c’est-à-dire qu« alors qu’elle circule à gauche sur la voie rapide, l’arrière de son véhicule est embouti sans qu’elle n’ait vu venir le véhicule conduit par l’accusé ».

***

[15]           L’appelant plaide que la juge aurait erré en concluant qu’il a participé à une course. Ce moyen doit être écarté. La juge n’a fait que citer la version des témoins indépendants, qui ont été crus. Ces témoins ont fait état que deux véhicules, dont celui de l’appelant, se prêtaient à une course à vitesse élevée. Le témoin Boris William a témoigné que les véhicules qu’il a aperçus sur l’autoroute Duplessis se suivent « de manière erratique et ont l’air d’être impliqués dans une course ».

[16]           L’appelant s’en prend au fait que ces témoins indépendants ne livrent que des impressions quant à sa manière de conduire et sa vitesse, preuve qu’il faudrait prendre avec beaucoup de circonspection étant de la nature d’opinions.

[17]           S’il est exact de dire que des témoins dit « ordinaires » (par opposition aux témoins dit « experts ») doivent en principe se limiter à relater des faits qu’ils ont directement observés, ils peuvent valablement offrir pour certains sujets des impressions fondées basées sur le bon sens, l’expérience, l’observation et les connaissances générales accessibles à toute personne[3].

[18]           Les impressions sont souvent « un énoncé concis des faits qui sont trop subtils et trop compliqués pour être énoncés un par un »[4]. Ainsi, il y a certains sujets pour lesquels les témoins ordinaires peuvent légitimement donner une impression, notamment l’état des lieux, l’état physique ou l’âge d’une personne, ou encore des estimations fondées sur la vitesse ou la distance[5]. En effet, « nul besoin d’expert pour tirer des inférences à partir de faits dont [un témoin] a eu personnellement connaissance et que maitrise toute personne raisonnable »[6].

[19]           Les impressions des témoins indépendants quant à la vitesse excessive et la conduite erratique de l’appelant, très peu de temps avant la collision et à relativement courte distance du lieu de l’incident, étaient recevables. Dans ce contexte, la juge ne commet aucune erreur en tenant compte de « la conduite adoptée [par l’appelant] depuis plus d’un kilomètre (1 km) ». Elle réfère manifestement à la preuve de témoins indépendants et à la vidéo du ministère des Transports.

[20]           Dans l’autre moyen mentionné dans son mémoire, qui englobe plusieurs sousmoyens, l’appelant plaide que la juge aurait erré quant à la véritable cause de l’accident, notamment en omettant de tenir compte d’éléments lui étant favorables.

[21]           Par ce moyen, l’appelant cherche à remettre en cause l’évaluation de la preuve faite par la juge de première instance, question pour laquelle une cour d’appel doit faire preuve d’une grande déférence[7]. Également, l’appelant cherche à isoler les quelques secondes de l’impact du reste de la trame factuelle[8].

[22]           Pour évaluer si la conduite de l’appelant était intrinsèquement dangereuse et constituait un écart marqué par rapport à ce qu’aurait fait une personne raisonnable[9], la juge a considéré, comme elle devait le faire, l’ensemble du contexte[10], ce qui inclut la conduite erratique de l’appelant et sa vitesse excessive peu de temps avant la collision.

[23]           Mais regardons de plus près les principaux reproches soulevés par l’appelant.

[24]           Selon lui, la juge n’aurait pas considéré la preuve vidéo qui serait favorable à sa thèse. En effet, la vidéo ne permet pas de voir de véhicule dans la voie de gauche alors que l’appelant circule à haute vitesse. Le véhicule de l’appelant disparaît près de la sortie du chemin Sainte-Foy. Si la plaignante était effectivement dans la voie de gauche, ceci aurait été visible dans la vidéo, selon l’appelant. Ceci accréditerait sa thèse de l’accident, alors que la plaignante aurait subitement changé de voie de la droite vers la gauche.

[25]           Il n’est pas possible de visualiser l’impact sur la vidéo. On peut voir que l’appelant continue de circuler à haute vitesse dans la voie de gauche, même passé la sortie du chemin Sainte-Foy. La plaignante a témoigné qu’elle a changé de voie vers la gauche pour contourner la circulation à l’approche de la sortie et que « I’impact est survenu plus loin ». Le policier Éric Bilodeau intervient sur les lieux pour un accident avec blessé survenu « à la hauteur du chemin Sainte-Foy ». Or, le chemin Sainte-Foy, qui passe audessus de l’autoroute Duplessis, est situé approximativement à 300 mètres de la sortie elle-même. Le témoin Boris William situe le lieu où les véhicules se trouvent après la collision plus haut que le chemin Sainte-Foy, évoquant le chemin des QuatreBourgeois.

[26]           Donc, le fait que l’on ne puisse voir, sur la vidéo du ministère des Transports, de véhicules dans la voie de gauche à la hauteur de la sortie du chemin Sainte-Foy n’accrédite pas la thèse de l’appelant, qui affirme dans son mémoire que la vidéo « établit clairement que madame Mercier n’a pas circulé dans la voie rapide ». L’appelante était dans la voie rapide, selon son témoignage, qui a été retenu par la juge. La collision est survenue plus loin que la sortie du chemin Sainte-Foy. Le véhicule de la plaignante, alors qu’elle se trouvait dans la voie de gauche, n’était tout simplement pas visible sur la vidéo.

[27]           Contrairement à la prétention de l’appelant, la juge a tenu compte de la vidéo et y fait explicitement référence en ce qui concerne la vitesse de son véhicule. Selon elle, la version de l’appelant sur sa vitesse réduite n’est pas compatible avec la preuve vidéo. Elle pouvait tirer cette conclusion. L’appelant circule très rapidement dans la voie de gauche et ne semble pas ralentir alors que son véhicule est perdu de vue sur la vidéo. La collision survient dans la voie de gauche à relativement courte distance par la suite.

[28]           Lors de l’audience, se soulève une nouvelle question, non plaidée par l’appelant dans son mémoire. Selon la juge, les dommages constatés sur le véhicule de la plaignante ne sont pas compatibles avec la version de l’appelant selon laquelle elle aurait glissé rapidement vers la gauche. La juge dit que, pour retenir la version de l’appelant, il faudrait que les dommages se situent principalement du côté gauche du véhicule de la plaignante. Or, elle constate que ce n’est pas que l’arrière gauche du véhicule, mais l’arrière complet qui est enfoncé, incluant la valise. La juge pouvait tirer ces constats.

[29]           Encore une fois, la plaignante, qui a été crue, a témoigné qu’elle se trouvait dans la voie de gauche au moment de l’impact. Si le rapport d’évaluation des dommages contient une mention que l’impact principal serait survenu au coin arrière gauche du véhicule de l’appelante, ceci n’accrédite pas véritablement la thèse de l’appelant.

[30]           Une lecture complète du rapport d’évaluation démontre une destruction de l’ensemble des structures arrière et latérales de la zone arrière du véhicule de la plaignante, des deux côtés : l’essieu, les caissons de portes des deux côtés, les panneaux latéraux gauche et droite arrière, le dessus du coffre, le parechoc complet, le silencieux, la cuvette de pneu de secours, etc. Par ailleurs, la photographie de la portion arrière du véhicule, qui est jointe au rapport d’évaluation, montre que l’arrière du véhicule est démoli. Que l’appelant ait pu heurter la portion arrière plus à gauche du véhicule qu’à droite ne signifie pas que le véhicule de la plaignante était désaxé par rapport au sien.

[31]           La conclusion de la juge que la nature des dommages subis par le véhicule de la plaignante, soit l’arrière complet de son véhicule, incluant le coffre, est compatible avec la version livrée par elle lors du procès et s’appuie sur la preuve. Soulignons que la plaignante a témoigné rouler à une vitesse entre 90 et 100 km/h juste avant d’être heurtée par l’appelant. Elle n’était pas immobile. Nécessairement, l’appelant devait arriver en trombe à une vitesse largement supérieure, le privant de capacité de réaction.

[32]           La juge de première instance disposait d’une preuve directe sur certains aspects et circonstancielle pour d’autres selon laquelle : l’appelant conduisait de manière erratique, dangereuse et à haute vitesse sur l’autoroute Duplessis très peu de temps avant la collision; des témoins indépendants ont assisté à une course entre deux véhicules, dont celui de l’appelant; un de ces témoins a estimé la vitesse des véhicules à 160 km/h; une vidéo du ministère des Transport montre effectivement deux véhicules circulant à haute vitesse sur l’autoroute Duplessis et le véhicule de l’appelant continuant dans la voie de gauche après avoir dépassé l’autre, toujours à haute vitesse, avant d’être perdu de vue en haut d’une côte; quelques secondes après cette séquence, la plaignante témoigne avoir été emboutie par l’arrière alors qu’elle circulait dans la voie de gauche; son véhicule, de même que celui de l’appelant, sont une perte totale; la portion arrière complète du véhicule de la plaignante, pas seulement à gauche, est détruite. La plaignante subit des lésions corporelles causées directement par la collision.

[33]           La juge de première instance, se fondant sur cette preuve, pouvait conclure à la culpabilité de l’appelant à l’infraction de conduite dangereuse causant des lésions corporelles hors de tout doute raisonnable. Le verdict n’est pas déraisonnable ni illogique ou irrationnel. C’est pourquoi je propose le rejet de l’appel.

 

 

 

 

 

SIMON RUEL, J.C.A.


 

 

 

MOTIFS DE LA JUGE GAGNÉ

 

 

[34]           J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Ruel. Avec égards, je ne peux partager son opinion sur le caractère raisonnable du verdict.

[35]           Avant d’aborder le raisonnement de la juge de première instance, je crois nécessaire de préciser certains faits.

[36]           Le juge Ruel écrit que trois témoins indépendants ont vu la Mazda 3 noire de l’appelant engagée dans une poursuite erratique à haute vitesse sur l’autoroute Duplessis avec un véhicule Kia noir. Je note que l’une des témoins, Manon Lecault, a plutôt affirmé avec certitude que l’une des deux voitures qui coursaient était une « petite Golf gris foncé, avec des beaux mags ». Elle en était sûre : « Oui, oui, ça c’est sûr, c’est une Golf, puis je me souviens des mags ». Quant à l’autre voiture, « le derrière ressemblait à une Mitsubishi, mais je ne suis pas sûre. […] Je pense qu’elle était grise, mais je ne suis pas sûre ». Ce détail n’est pas sans importance et vient tempérer le tableau brossé par mon collègue.

[37]           Aussi, il n’y a pas de preuve de la vitesse à laquelle conduisait l’appelant au moment de l’accident. Il y a certes le témoin Boris William qui a évalué la vitesse des deux voitures à 160 km/h entre le boulevard Charest et le boulevard du Versant-Nord, à plus d’un kilomètre de l’endroit où l’accident s’est produit. Il y a aussi la vidéo qui montre qu’à la hauteur du boulevard du Versant-Nord, la Kia et la Mazda 3 roulaient dans la voie de gauche passablement plus vite que les voitures dans la voie de droite. Mais la vidéo ne fait pas voir que l’appelant a continué à circuler « à haute vitesse » dans la voie de gauche, même passé la sortie du chemin Sainte-Foy. L’appelant a témoigné qu’il avait ralenti à quelque 100 km/h à l’approche du chemin Sainte-Foy parce que la circulation était plus dense. Ce que l’on voit sur la vidéo n’est pas incompatible avec son témoignage.

[38]           En ce qui concerne les dommages sur la voiture de la plaignante, le rapport d’évaluation confirme que l’impact principal est survenu au « coin arrière gauche » et que les dommages se situent surtout à l’arrière et du côté gauche. Par exemple, la porte avant, la roue et le pneu arrière du côté gauche ont été endommagés, alors que les mêmes composantes du côté droit ne l’ont pas été. De plus, les photos annexées au rapport d’évaluation montrent que les dommages sont plus importants du côté gauche. Je crois utile d’ajouter que la compagnie d’assurance de l’appelant a établi à 0 % sa responsabilité dans l’accident.

[39]           Cela m’amène au point central sur lequel je diffère d’opinion avec mon collègue. La juge ne dit pas que, pour retenir la version de l’appelant, il faudrait que les dommages se situent principalement du côté gauche de la voiture de la plaignante. Elle dit plutôt ceci :

La vidéo ne permet pas de voir le lieu d’impact et seules sont en preuve les versions de l’accusé et de la plaignante.

Le site des dommages sur les véhicules et le récit de l’accusé sur les circonstances précédant immédiatement l’impact sont incompatibles et la version qu’il livre est dénuée de logique.

Après avoir déclaré porter son attention sur les véhicules à sa droite, la série de véhicules qui circulent à quatre-vingts (80 km/h), quatre-vingt-dix kilomètres/heure (90 km/h) sans avertissement ni signal, le véhicule Sentra [conduit par la plaignante] aurait réussi à se glisser devant son véhicule sans qu’il puisse réagir, le point d’impact étant l’arrière gauche du Sentra avec le coin avant droit du sien.

Pour que l’impact soit là où le situe l’accusé, il faut que le véhicule Sentra se soit entièrement tassé à la gauche, parce qu’il... parce que, s’il ne fait qu’amorcer son changement de voie, c’est sur le côté gauche, portière conducteur ou passager, qu’il y a impact.

Or, ce n’est pas que l’arrière gauche du – en plus, ce n’est pas que l’arrière gauche du Sentra qui est enfoncé, mais l’arrière, la valise complète, selon les témoins, et les photos... et les photographies produites.

Cet élément matériel est parfaitement logique avec la description que livre la plaignante : alors qu’elle circule à gauche sur la voie rapide, l’arrière de son véhicule est embouti sans qu’elle n’ait vu venir le véhicule conduit par l’accusé.[11]

[Caractères gras ajoutés]

[40]           J’en comprends que, pour la juge, si la plaignante avait réussi à se glisser devant la voiture de l’appelant sans lui laisser le temps de réagir ou si elle n’avait fait qu’amorcer son virage (c’est ainsi qu’elle résume la version de l’appelant), l’impact serait survenu du côté gauche de la voiture de la plaignante et non au coin arrière gauche. Le fait que « l’arrière, la valise complète » a été enfoncé serait incompatible avec le témoignage de l’appelant et rendrait la version de ce dernier « dénuée de logique ».

[41]           En tout respect, je suis d’avis que c’est plutôt le raisonnement de la juge qui repose sur une inférence illogique.

[42]           L’appelant a témoigné avoir suivi la Kia à partir de son entrée sur le boulevard Duplessis via la bretelle du boulevard Charest. Il a continué à la suivre dans la voie de gauche, à une vitesse d’environ 125 km/h. À l’approche de la sortie du chemin Sainte-Foy, la Kia s’est rangée dans la voie de droite, vraisemblablement pour emprunter la sortie. Il a ralenti en raison de la circulation et c’est à ce moment que la Nissan Sentra rouge s’est tassée devant lui « à la dernière fraction de seconde » et que l’impact est survenu à l’avant droit de sa voiture.

[43]           La juge a rejeté le témoignage de l’appelant pour le seul motif qu’il lui a paru incompatible avec le site des dommages et dénué de logique, sans s’en expliquer davantage. Pourtant, c’est tout le contraire. Si la voiture de l’appelant avait embouti celle de la plaignante alors qu’elle circulait dans la voie de gauche, l’impact serait survenu à l’arrière et on peut penser que les dommages sur la voiture de la plaignante seraient, à peu de chose près, les mêmes des deux côtés. Or, comme mentionné précédemment, le rapport d’évaluation des dommages démontre que l’impact principal est survenu au « coin arrière gauche » et que les dommages se situent surtout à l’arrière et du côté gauche.

[44]           La version de l’appelant n’est donc ni illogique ni incompatible avec le site des dommages, contrairement à ce que la juge a retenu. C’est plutôt l’inférence tirée par cette dernière qui est incompatible avec une preuve non contredite et non rejetée par elle.

[45]           La version de l’appelant est en outre confirmée par le témoignage de la plaignante. Celle-ci a en effet affirmé s’être tassée dans la voie de gauche à l’approche de la sortie du chemin Sainte-Foy :

Avant le... le chemin Sainte-Foy, sur l'autoroute Duplessis, ça congestionnait pour les voitures qui voulaient sortir et rentrer, donc, je me suis tassée dans la voie rapide.

Par la suite, tout simplement, tout ce que j'ai vu, ben, j'ai pas vu grand-chose, j'ai senti le coup, lorsque mon véhicule a été heurté.[12]

[46]           La juge a d’ailleurs mal interprété le témoignage de la plaignante. Elle a compris que la plaignante circulait dans la voie rapide (la voie de gauche) lorsque l’impact est survenu, laissant entendre qu’elle n’avait pas changé de voie et qu’elle était restée dans la voie de gauche depuis son entrée sur le boulevard Duplessis. Ses échanges avec l’avocat de l’appelant lors des plaidoiries vont dans ce sens :

[…] deuxième point, Madame la Juge, je n’ai pas retenu que madame Mercier avait circulé tout le long sur Duplessis à gauche.

LA COUR :

Oui.

Elle l’a dit...

[…]

LA COUR :

Elle est toujours restée sur la voie rapide, c’est ce qu’elle a dit.

Me MICHEL BARRETTE

pour la défense :

Elle est toujours restée sur la voie rapide?

LA COUR :

Toujours.

Me MICHEL BARRETTE

pour la défense :

Bien, moi, je suis... puis...

LA COUR :

Toujours.

Me MICHEL BARRETTE

pour la défense :

... elle serait allée sur la voie de droite pourquoi?

LA COUR :

Elle n’est pas allée.

Me MICHEL BARRETTE

pour la défense :

Elle n’est jamais allée sur la voie de droite,

c’est...

LA COUR :

Non.

[…]

LA COUR :

C’est la principale contradiction entre le témoignage de votre client puis le sien.[13]

[Transcription textuelle]

[47]           En somme, la juge a commis deux erreurs :

  1. Elle a rejeté le témoignage de l’appelant en se fondant sur une inférence illogique – si la plaignante avait brusquement changé de voie, l’impact serait survenu du côté gauche de sa voiture et non au coin arrière gauche –, alors que la version de l’appelant est parfaitement compatible avec le site des dommages, en plus d’être confirmée par le témoignage de la plaignante;
  2. Sa conclusion selon laquelle la plaignante circulait dans la voie de gauche bien avant l’impact est clairement contredite par le témoignage de la plaignante.

[48]           Ces erreurs entachent le caractère raisonnable du verdict au sens de l’arrêt Beaudry[14], si bien que la Cour a non seulement la faculté, mais l’obligation d’intervenir[15].

***

[49]           L’ordonnance à rendre en vertu du paragr. 686(2) C.cr. – acquittement ou nouveau procès – dépend des circonstances de l’affaire[16]. Comme l’explique le juge Fish dans l’arrêt Sinclair :

[23] La réparation dépend des circonstances de l’affaire. Lorsque le verdict est jugé déraisonnable suivant le critère de l’arrêt Beaudry et ne saurait de toute façon se justifier eu égard à la preuve au dossier, l’acquittement est alors prononcé conformément à l’arrêt Biniaris. Toutefois, lorsque le verdict est jugé déraisonnable suivant ce même critère et que le dossier renferme une « preuve [...] susceptible d’appuyer une [déclaration de culpabilité] », un nouveau procès est alors ordonné (Beaudry, par. 97).

[24] La raison d’être d’un nouveau procès dans le second cas est expliquée comme suit dans l’arrêt Beaudry :

Nul ne devrait être reconnu coupable sur le fondement de motifs manifestement mauvais [...] parce qu’un autre juge (qui n’a jamais entendu l’affaire et qui ne l’entendra jamais) aurait peut-être pu, mais pas nécessairement, arriver à la même conclusion pour d’autres motifs. Un verdict auquel on est arrivé d’une façon illogique ou irrationnelle peut difficilement devenir raisonnable du fait qu’un autre juge aurait pu raisonnablement condamner ou acquitter l’accusé. [En italique dans l’original; par. 97.][17]

[50]           En l’espèce, j’estime que le dossier renferme une preuve susceptible d’appuyer une déclaration de culpabilité sur l’infraction de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles ou sur celle, moindre et incluse, de conduite dangereuse.

[51]           Pour ces motifs, je proposerais d’accueillir la requête en autorisation d’appel qui a été déférée à la Cour, d’accueillir l’appel, d’annuler la condamnation et d’ordonner un nouveau procès.

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 


[1] Boudreau c. R., C.Q. Québec, no 200-01-215006-176, 8 septembre 2021, Roy, j.c.q. [jugement entrepris]. À noter que le paragraphe 249(3) du Code criminel, sous lequel l’appelant a été initialement accusé, a été remplacé par le paragraphe 320.13(2) et l’art. 320.2 Code criminel – voir la Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 2018, ch. 21, art. 14-15.

 

[2] R. c. Brunelle, 2022 CSC 5. Voir également R. c. R.P., 2012 CSC 22, paragr. 9-10; R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, paragr. 16; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5.

[3] Pelletier c. R., 2018 QCCA 438, paragr. 6, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 14 février 2019, no 38130.

[4] Graat c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 819, p. 841, repris notamment dans R. v. Montague-Mitchell, 2018 SKCA 78, paragr. 38.

[5] Graat c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 819, p. 828-837.

[6] Martin Vauclair et Tristan Desjardins, Traité général de preuve et de procédure pénales, 29e éd., Montréal, Yvon Blais, 2022, p. 820, par. 31.38-31.39.

[7]  R. c. Clark, 2005 CSC 2, paragr. 9; R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, paragr. 2; Perron c. R., 2022 QCCA 1674, paragr. 8; Figaro c. R., 2019 QCCA 1557, paragr. 18.

[8] Hamel c. R., 2016 QCCA 870, paragr. 6, 13-15.

[9] R. c. Morin, 2021 QCCA 397, paragr. 44, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 19 août 2021, no 39673, citant R. c. Roy, 2012 CSC 26, paragr. 36-37; R. c. Beatty, 2008 CSC 5, paragr. 48.

[10] R. c. Chung, 2020 CSC 8, paragr. 19; Girard c. R., 2020 QCCA 12, paragr. 57, citant Desbiens c. R., 2009 QCCA 1670, paragr. 20. Voir également Pardi c. R., 2014 QCCA 320, paragr. 46; Désy c. R., 2009 QCCA 1302, paragr. 42-44, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 28 janvier 2010, no 33349.

[11]  Jugement entrepris, p. 24, ligne 16 à p. 25, ligne 21.

[12]  Interrogatoire de Vicky Mercier, Poursuite, 1er septembre 2021, p. 288, lignes 7 à 13.

[13]  Réplique, Me Barrette (Défense), 2 septembre 2021, p. 178, lignes 5-10; p. 180, lignes 1-25; p. 181, lignes 14-16.

[14] R. c. Beaudry, 2007 CSC 5; [2007] 1 R.C.S. 190, paragr. 16.

[15] R. c. Sinclair, 2011 CSC 40; [2011] 3 R.C.S. 3, paragr. 22.

[16] Id., paragr. 23.

[17]  Id., paragr. 23-24 (motifs du juge Fish, dissident quant au résultat).

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