Roy et Francofor inc. |
2013 QCCLP 2607 |
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[1] Le 18 septembre 2012, monsieur Yvan Roy (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 28 août 2012, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme une décision qu’elle a initialement rendue le 7 juin 2012 et déclare irrecevable la réclamation produite par le travailleur puisque celle-ci a été déposée en dehors du délai prévu par les dispositions de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi) et que le travailleur n’a pas démontré un motif raisonnable permettant de le relever de son défaut.
[3] Une audience s’est tenue devant la Commission des lésions professionnelles à New Richmond le 4 mars 2013 en présence du travailleur, d’un représentant de Francofor inc. (l’employeur) et du procureur de ce dernier. Pour sa part, la CSST est absente à cette audience et son procureur en avait avisé le tribunal par une lettre du 1er mars 2013.
[4] La Commission des lésions professionnelles tient à préciser immédiatement que cette audience a porté uniquement sur une question préliminaire, soit celle concernant le délai de réclamation. Dans l’éventualité où le tribunal conclut que le travailleur a soumis sa réclamation à l’intérieur du délai prévu à la loi ou qu’il a démontré un motif raisonnable permettant de le relever de son défaut, il y aura lieu de convoquer à nouveau les parties afin qu’elles soient entendues sur le fond du litige.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[5] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de reconnaître qu’il a subi une lésion professionnelle le 14 juin 2011.
[6] Cependant, de façon préalable, il demande à la Commission des lésions professionnelles de le relever de son défaut d’avoir produit sa réclamation à la CSST, concernant ladite lésion professionnelle, à l’intérieur du délai prévu à la loi.
LA PREUVE
[7] La Commission des lésions professionnelles a pris connaissance du dossier préparé en vue de l’audience et a bénéficié du témoignage du travailleur, de celui de monsieur Daniel Després, et enfin, de celui de la docteure Marie Guénette. De cette preuve, le tribunal retient les éléments de preuve pertinents suivants.
[8] Le 17 avril 2012, le travailleur dépose auprès de la CSST une réclamation dans laquelle il invoque avoir subi un accident du travail le 14 juin 2011.
[9] La Commission des lésions professionnelles retient de la preuve qu’à la suite de cet accident, le travailleur rencontre son médecin de famille, le docteur Matton, le 16 juin 2011. En effet, le travailleur avait un rendez-vous prévu à cette date en raison d’un autre problème de santé. La note de consultation médicale relative à cette visite précise que le travailleur présente une lombosciatalgie droite intéressant la face postérieure du mollet. Le docteur Matton mentionne qu’il s’agit d’un troisième ou quatrième épisode de lombosciatalgie chez le travailleur qui exerce un travail physique et qui présente une obésité morbide. Cette note permet également de voir que le travailleur s’est vu prescrire une médication analgésique (Empracet) et un relaxant musculaire (Flexeril).
[10] Lors de son témoignage, le travailleur mentionne qu’il s’est procuré les médicaments prescrits et que le coût a été assumé en partie par lui et en partie par le régime d’assurance publique de la Régie de l’assurance maladie du Québec. Le travailleur précise également que lors de cette visite médicale, il a refusé que son médecin lui prescrive un arrêt de travail. Dans les circonstances, son médecin ne lui a pas remis d’attestation médicale sur le formulaire prescrit par la CSST.
[11] Le travailleur a donc poursuivi ses activités de travail jusqu’en septembre 2011. En effet, il a été mis à pied le 18 septembre 2011 en raison de la fin de la saison. À ce sujet, le tribunal souligne que le travailleur exerce un emploi saisonnier relié au travail forestier.
[12] Puisque les douleurs lombaires et au membre inférieur droit du travailleur persistaient, ce dernier décide donc de consulter à nouveau un médecin. Cependant, à ce moment, son médecin de famille est retraité. Le travailleur se rend donc à l’urgence de l’Hôpital de Maria le 16 octobre 2011 afin de rencontrer un médecin. La note de consultation médicale complétée lors de cette visite précise que le travailleur présente une douleur au membre inférieur droit depuis juillet et que celle-ci est de plus en plus importante. Il est également souligné qu’il ne s’agit pas du premier épisode de lombosciatalgie que présente le travailleur. Le médecin consulté prescrit également une médication analgésique (Lyrica) ainsi que le même relaxant musculaire qui avait été prescrit initialement par le docteur Matton.
[13] Par la suite, le travailleur réussit à trouver un nouveau de médecin de famille qui pourra assurer le suivi médical de sa condition, soit la docteure Marie Guénette. Il consulte celle-ci pour la première fois le 17 novembre 2011. La note de consultation médicale précise que le travailleur présente une sciatalgie droite depuis l’été et que cette dernière augmente progressivement. Elle retient comme impression diagnostique une sciatalgie droite sur une hernie discale probable. Elle dirige alors le travailleur pour des traitements de physiothérapie, d’ostéopathie et d’acupuncture. Lors de son témoignage, le travailleur confirme avoir reçu ces traitements et en avoir assumé personnellement les coûts. La preuve au dossier démontre que le travailleur aurait bénéficié de quatre traitements de physiothérapie et de six traitements d’ostéopathie.
[14] Le travailleur revoit la docteure Guénette le 14 décembre 2011. Celle-ci retient le diagnostic de sciatalgie droite chronique qui est peu améliorée malgré les traitements reçus et précise que le tout a un impact significatif sur la qualité de vie du travailleur. Lors de cette visite, elle dirige le travailleur pour un examen de tomodensitométrie.
[15] Le 13 janvier 2012, le travailleur se soumet à l’examen de tomodensitométrie qui démontre la présence d’une hernie discale L5-S1 qui comprime la racine S1 du côté droit ainsi qu’une petite hernie discale L4-L5 para-médiane droite.
[16] Le travailleur revoit la docteure Guénette le 16 janvier 2012. Celle-ci mentionne alors que le travailleur est grandement limité dans ses activités et qu’il est prévu qu’il reprendra son travail régulier dans environ un mois. Elle le dirige alors pour une infiltration (épidurale) qui sera réalisée le 16 février 2012. La docteure Guénette souligne également que le travailleur n’a pas voulu faire remplir de rapports médicaux pour la CSST au début car il avait peur des conséquences négatives que cela pourrait avoir. Elle lui recommande alors de produire une réclamation à la CSST et l’incite également à effectuer des démarches afin de recevoir des prestations d’assurance emploi maladie.
[17] Lors de son témoignage, le travailleur confirme effectivement qu’il a longuement hésité avant de produire sa réclamation à la CSST puisqu’il avait peur qu’une telle réclamation lui nuise dans le futur auprès des employeurs de sa région. Il croyait que s’il produisait une telle réclamation, son nom se retrouverait sur une « liste noire ».
[18] Le travailleur revoit la docteure Guénette les 13 mars 2012 et 11 avril 2012. Lors de la consultation du 13 mars 2012, elle précise qu’il y a lieu de remplir un rapport médical pour la CSST puisque le travailleur est presque décidé à produire une réclamation auprès de cet organisme. Le 11 avril 2012, elle mentionne : « démarche CSST à débuter ». Comme nous l’avons mentionné précédemment, le travailleur produira finalement sa réclamation auprès de la CSST le 17 avril 2012. Le travailleur précise avoir finalement décidé de présenter sa réclamation en raison de la gravité de sa lésion qui lui a été expliquée par son médecin.
[19] Quant au témoignage de monsieur Després, la Commission des lésions professionnelles retient que celui-ci était le supérieur immédiat du travailleur. Il précise que le travailleur lui a déclaré son accident du travail de façon contemporaine et qu’un rapport d’accident a été complété vers la fin du mois de juin 2011. Il mentionne qu’il a remis ledit rapport à monsieur Harold Francoeur, président de Francofor inc. Monsieur Després souligne également ne pas avoir recommandé au travailleur de faire des démarches auprès de la CSST afin de déclarer son accident.
[20] Enfin, la Commission des lésions professionnelles tient à souligner certains extraits des notes évolutives du dossier qui ont été rédigées par l’agente d’indemnisation de la CSST le 24 avril 2012 et le 30 mai 2012 :
Demandons au T pourquoi a-t-il attendu à avril 2012 pour réclamer à la CSST alors que son événement serait de juin 2011? T indique que c’est "par sa faute", l’événement semblait banal et le T n’avait pas voulu réclamer à la CSST car ce n’est pas bien vu un opérateur en CSST. Le T explique que le tracteur qu’il conduisait à glissé sur une roche et que cela a occasionné une douleur au dos du T. T était assis aux commandes de l’appareil. T indique que cela entache un dossier lorsque tu as un accident de travail. T mentionne qu’il avait complété et signé un document d’incident/accident avec son contremaître Daniel à ce moment.
[…]
T nous dit avoir complété sa déclaration d’accident après son événement, peut-être 5 à 10 jours plus tard car il ne se souvient pas. T dit qu’il trouvait son événement banal et qu’il ne jugeait pas de le déclarer mais c’est son contremaître Daniel qui lui a suggéré de faire. T explique que le tracteur a glissé sur une roche pendant qu’il était à l’intérieur du tracteur. Cela lui a donné une douleur au dos. T indique qu’il utilise des pédales qu’il actionne avec ses jambes dans son travail.
[…]
T insiste sur le fait qu’il n’a pas voulu faire de réclamation à la CSST puisque c’est mal vu dans son secteur. T espérait que cela se réglerait seulement avec la médication et les nombreuses visites en ostéopathie et physiothérapie qu’il a faites. (…) (sic)
L’AVIS DES MEMBRES
[21] Dans ce dossier, le membre issu des associations syndicales et le membre issu des associations d’employeurs divergent d’opinion.
[22] Dans un premier temps, le membre issu des associations syndicales est d’avis que le témoignage crédible du travailleur démontre la présence d’un motif raisonnable qui permet à la Commission des lésions professionnelles de le relever de son défaut d’avoir présenté sa réclamation à l’intérieur du délai de six mois prévu par la loi.
[23] Pour sa part, le membre issu des associations d’employeurs est d’avis que le travailleur n’a pas démontré la présence d’un motif raisonnable permettant de le relever de son défaut. Il considère que le travailleur a été négligent en ne soumettant pas sa réclamation à la CSST malgré les recommandations de ses médecins. Il souligne également qu’il avait un intérêt à présenter une telle réclamation puisqu’il pouvait demander le remboursement des médicaments et des traitements qui lui ont été prescrits.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[24] La Commission des lésions professionnelles doit donc déterminer si le travailleur a subi une lésion professionnelle le 14 juin 2011.
[25] Cependant, dans un premier temps, la Commission des lésions professionnelles doit décider de la recevabilité de la réclamation produite par le travailleur et visant à faire reconnaître qu’il a subi ladite lésion professionnelle.
[26] Afin de statuer sur la recevabilité de ladite réclamation, le tribunal doit, dans un premier temps, décider si cette réclamation a été soumise dans le délai prévu à la loi et, dans la négative, déterminer si le travailleur a démontré la présence d’un motif raisonnable permettant de le relever de son défaut.
[27] Ce sont les articles 270 à 272 de la loi qui prévoient le délai dans lequel une réclamation doit être soumise à la CSST. Ces articles stipulent :
270. Le travailleur qui, en raison d'une lésion professionnelle, est incapable d'exercer son emploi pendant plus de 14 jours complets ou a subi une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique ou, s'il décède de cette lésion, le bénéficiaire, produit sa réclamation à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, dans les six mois de la lésion ou du décès, selon le cas.
L'employeur assiste le travailleur ou, le cas échéant, le bénéficiaire, dans la rédaction de sa réclamation et lui fournit les informations requises à cette fin.
Le travailleur ou, le cas échéant, le bénéficiaire, remet à l'employeur copie de ce formulaire dûment rempli et signé.
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1985, c. 6, a. 270.
271. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui ne le rend pas incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée sa lésion ou celui à qui aucun employeur n'est tenu de verser un salaire en vertu de l'article 60, quelle que soit la durée de son incapacité, produit sa réclamation à la Commission, s'il y a lieu, sur le formulaire qu'elle prescrit, dans les six mois de sa lésion.
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1985, c. 6, a. 271.
272. Le travailleur atteint d'une maladie professionnelle ou, s'il en décède, le bénéficiaire, produit sa réclamation à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, dans les six mois de la date où il est porté à la connaissance du travailleur ou du bénéficiaire que le travailleur est atteint d'une maladie professionnelle ou qu'il en est décédé, selon le cas.
Ce formulaire porte notamment sur les nom et adresse de chaque employeur pour qui le travailleur a exercé un travail de nature à engendrer sa maladie professionnelle.
La Commission transmet copie de ce formulaire à chacun des employeurs dont le nom y apparaît.
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1985, c. 6, a. 272.
[28] La Commission des lésions professionnelles écarte d’emblée l’application des dispositions de l’article 272 de la loi puisque cet article s’applique aux réclamations visant la reconnaissance d’une maladie professionnelle. Dans le cas qui nous concerne, il est évident que les prétentions du travailleur visent la reconnaissance d’un accident du travail et non d’une maladie professionnelle.
[29] Le tribunal est également d’avis que les dispositions de l’article 270 ne sont pas applicables dans le présent dossier puisque la preuve démontre que le travailleur n’a pas été dans l’incapacité d’exercer son emploi à la suite de la survenance de sa lésion.
[30] En conséquence, ce sont les dispositions de l’article 271 qui doivent s’appliquer au présent dossier et le travailleur doit alors produire sa réclamation dans les six mois de sa lésion.
[31] Il est donc manifeste que la réclamation du travailleur ne respecte pas ce délai puisqu’il a produit sa réclamation le 17 avril 2012 afin de faire reconnaître la lésion qu’il a subie le 14 juin 2011. Il s’est donc écoulé un peu plus de 10 mois entre la survenance de la lésion et le dépôt de la réclamation.
[32] Malgré ce constat, il est toujours possible de relever le travailleur des conséquences de son défaut s’il démontre un motif raisonnable pour expliquer son retard. Dans une telle situation, ce sont les dispositions de l’article 352 de la loi qui s’appliquent :
352. La Commission prolonge un délai que la présente loi accorde pour l'exercice d'un droit ou relève une personne des conséquences de son défaut de le respecter, lorsque la personne démontre un motif raisonnable pour expliquer son retard.
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1985, c. 6, a. 352.
[33] Avant tout, le présent tribunal tient à rappeler que l’interprétation de la notion de « motif raisonnable » doit se faire en gardant à l’esprit les dispositions des articles 1 et 351 de la loi ainsi que l’article 41 de la Loi d’interprétation[2]. Ces articles prévoient :
1. La présente loi a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu'elles entraînent pour les bénéficiaires.
Le processus de réparation des lésions professionnelles comprend la fourniture des soins nécessaires à la consolidation d'une lésion, la réadaptation physique, sociale et professionnelle du travailleur victime d'une lésion, le paiement d'indemnités de remplacement du revenu, d'indemnités pour préjudice corporel et, le cas échéant, d'indemnités de décès.
La présente loi confère en outre, dans les limites prévues au chapitre VII, le droit au retour au travail du travailleur victime d'une lésion professionnelle.
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1985, c. 6, a. 1; 1999, c. 40, a. 4.
351. La Commission rend ses décisions suivant l'équité, d'après le mérite réel et la justice du cas.
Elle peut, par tous les moyens légaux qu'elle juge les meilleurs, s'enquérir des matières qui lui sont attribuées.
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1985, c. 6, a. 351; 1997, c. 27, a. 13.
41. Toute disposition d'une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d'imposer des obligations ou de favoriser l'exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.
Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l'accomplissement de son objet et l'exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.
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S. R. 1964, c. 1, a. 41; 1992, c. 57, a. 602.
[34] En tenant compte des dispositions des articles cités ci-haut, le soussigné ne peut que rappeler qu’en matière de délais, il faut privilégier une interprétation qui favorise l’exercice des droits plutôt que l’inverse, comme le rappelait la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Vêtements Peerless inc. et Raposo[3] ainsi que dans l’affaire Martel et Ville de Québec[4].
[35] Le présent tribunal juge également pertinent de rappeler les propos que tenait le juge administratif Sams dans l’affaire Gauthier et Bois de l’Est du Québec (1985) inc.[5] :
[28] Toutefois, le tribunal préfère s’inspirer de l’article 352 de la loi pour analyser les circonstances entourant la production de la réclamation du travailleur à la CSST. Cet article énonce ce qui suit :
352. La Commission prolonge un délai que la présente loi accorde pour l'exercice d'un droit ou relève une personne des conséquences de son défaut de le respecter, lorsque la personne démontre un motif raisonnable pour expliquer son retard.
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1985, c. 6, a. 352.
Procédant ainsi, il y a lieu de déterminer si le travailleur avait des motifs raisonnables, malgré la connaissance de sa maladie professionnelle, pour déposer tardivement sa réclamation. Tout comme le commissaire Robichaud, le tribunal est d’avis qu’en matière de déchéance d’un droit, il y a lieu d’interpréter la procédure de façon à favoriser son exercice plutôt qu’à l’éteindre6.
[…]
[30] La Commission d’appel en matière de lésions professionnelles a déjà décidé qu’un motif raisonnable doit s’interpréter du point de vue de celui qui aura à supporter les conséquences du non-respect du délai9. Une telle analyse doit tenir compte du fait que relever le travailleur de son défaut ne causerait aucun préjudice aux parties, car l’employeur a été informé de la condition du travailleur dès la manifestation des symptômes et des consultations médicales qui en ont résulté. L’employeur a même complété des documents administratifs internes à cet effet. (…)
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6 Éthier et Rolland inc., C.A.L.P. 20613-64-9007, 16 octobre 1992, G. Robichaud.
9 Ostaficzuk et Presse ltée (La), [1983] C.A.L.P. 11.
(notre soulignement)
[36] Enfin, la Commission des lésions professionnelles ne peut conclure sur les principes généraux qui la guideront afin de statuer sur la présence d’un motif raisonnable en l’instance sans rappeler les propos du juge administratif Deraiche dans l’affaire Lemieux et Argo Construction[6] :
[19] Il est reconnu par les tribunaux supérieurs que la loi doit être interprétée de façon large et libérale2. Plus que toute autre disposition de la loi, lorsque l’on analyse le motif raisonnable en regard de l'article 272, celui-ci doit bénéficier d'une telle interprétation puisque, d'une part, cette disposition prévoit la déchéance d'un droit si le travailleur ne présente pas sa réclamation dans le délai prescrit de six mois de la connaissance de la maladie et que, d'autre part, cette disposition concerne spécifiquement le travailleur atteint d'une maladie professionnelle.
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2 Betts et Gallant c. Workmen's Compensation Board, [1934] 1 D.L.R. 438 (C.S.C.);
Workmen's Compensation Board c. Theed, [1940] R.C.S. 553;
Deschênes et Société canadienne de métaux Reynolds ltée, [1989] C.A.L.P. 300 , requête en évocation rejetée, [1989] C.A.L.P. 891 (C.S.);
Antenucci c. Canada Steamship Lines inc., [1991] R.J.Q. 968 (C.A.). Québec téléphone c. C.A.L.P., [1990] C.A.L.P. 1099 (C.S.).
[37] Bien que cette dernière affaire concerne la prolongation du délai prévu à l’article 272 de la loi (maladie professionnelle), le soussigné est d’avis que les commentaires du juge administratif Deraiche s’appliquent également à la prolongation des délais prévus aux articles 270 et 271 de la loi. En effet, de l’avis du présent tribunal, il y a lieu d’interpréter de façon large et libérale la notion de « motif raisonnable » lorsque celle-ci permet d’éviter pour une partie la déchéance d’un droit.
[38] Reste donc à appliquer ces principes au cas en l’espèce afin de déterminer si le travailleur a démontré la présence d’un motif raisonnable permettant de le relever de son défaut d’avoir produit sa réclamation à l’intérieur du délai légal.
[39] La Commission des lésions professionnelles est d’avis que la preuve est probante pour démontrer la présence d’un tel motif raisonnable, et ce, pour les raisons suivantes.
[40] Premièrement, le tribunal constate que la lésion du travailleur n’a pas entraîné d’arrêt de travail lors de sa survenance, et ce, jusqu’à la mi-septembre, date où le travailleur a été mis à pied en raison de la fin de la saison dans l’emploi qu’il exerçait. La Commission des lésions professionnelles comprend de la preuve qu’un arrêt de travail a été autorisé par la docteure Guénette à compter du 16 janvier 2012 lorsqu’elle a recommandé au travailleur de produire une demande afin de retirer des prestations d’assurance emploi maladie plutôt que des prestations d’assurance emploi ordinaire.
[41] Cette absence d’incapacité du travailleur à exercer son emploi est un premier élément qui tend à démontrer la présence d’un motif raisonnable. Cependant, la Commission des lésions professionnelles constate que, malgré l’absence d’incapacité, le travailleur avait un intérêt à présenter une réclamation à la CSST puisqu’il s’est procuré des médicaments pour soigner sa lésion et qu’il a reçu divers traitements. Est-ce que ce dernier constat doit amener le tribunal à conclure à l’absence de motif raisonnable ?
[42] Le tribunal est d’avis qu’il faut répondre par la négative à cette question. À ce sujet, le soussigné partage les propos que tenait la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Vêtements Peerless inc. et Raposo[7] :
[73] Pour exercer un recours et produire une réclamation à la CSST, il faut avoir quelque chose à réclamer. On ne soumet pas une réclamation pour obtenir une décision de type déclaratoire sur le caractère professionnel d’une lésion mais pour obtenir réparation soit l’une ou l’autre des indemnités prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Certes la travailleuse aurait pu réclamer à la CSST le coût des traitements de physiothérapie reçus en avril et mai 1999. Le fait qu’elle ait choisi plutôt de réclamer à son régime d’assurance peut-il lui faire perdre le droit de réclamer à la CSST lors d’un arrêt de travail ultérieur si plus de six mois se sont écoulés ? On ne peut conclure de ce choix que la travailleuse a été négligente. La travailleuse, comme on l'observe souvent dans les dossiers, soumet sa réclamation à la CSST lorsqu’elle devient incapable de travailler. En matière de délais, il faut privilégier une interprétation qui favorise l’exercice des droits plutôt que l’inverse.
[74] La Commission des lésions professionnelles considère qu’elle peut relever la travailleuse de son défaut pour ce motif. Le fait pour une travailleuse d’avoir tardé à présenter sa réclamation parce qu’elle n’a pas cessé de travailler peut constituer un motif raisonnable. C’est l’approche déjà retenue par la Commission des lésions professionnelles dans Lapointe et 29411902 Canada inc.6 :
«Par ailleurs, le fait pour le travailleur d'avoir tardé à présenter sa réclamation parce qu'il n'avait pas eu d'arrêt de travail entre février 1998 et juin 2000, qu'il n'a subi aucune perte salariale et que ses infiltrations étaient remboursées par son assurance, peut constituer un motif raisonnable permettant au tribunal de le relever de son défaut. Ce motif est retenu, à titre d'exemple, dans Wojtaszczyk et Bas de nylon Doris ltée(10) et Gascon et Compuset Canada inc.(11).»
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10. [1996] C.A.L.P. 1472
11. C.L.P. 125533-62-9910, 14 mars 2000, G. Godin
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6 155972-63-0102, 02-04-15, R.M. Pelletier
[43] La Commission des lésions professionnelles tient également a réitéré les propos que tenait la juge administrative Nadeau dans l’affaire Carrière et S.G.L. Canada inc.[8] à ce sujet :
[31] La procureure de l’employeur plaide que le travailleur s’est procuré des médicaments le 29 mai suivant et, qu’à compter de cette date, il avait un intérêt à réclamer. La notion de prestations, telle que définie à la loi, inclut «une indemnité versée en argent, une assistance financière ou un service fourni en vertu de la présente loi». En vertu des articles 188 et 189 de la loi, le travailleur victime d'une lésion professionnelle a droit à l'assistance médicale et celle-ci inclut les médicaments. Elle prétend que le choix personnel du travailleur de réclamer à son régime d’assurance ne change rien au fait qu’il avait dès lors un intérêt pour réclamer à la CSST et qu’il devait agir dans les six mois, ce qu’il n’a pas fait.
[32] Même s’il est vrai que l’achat de médicaments peut faire naître l’intérêt à réclamer, le Tribunal estime que cela n’empêche pas de reconnaître un motif raisonnable permettant de relever le travailleur de son défaut.
[33] Le procureur du travailleur a déposé différentes décisions sur l’appréciation des motifs raisonnables dans des circonstances semblables, et plus particulièrement, sur l’absence d’arrêt de travail et le fait qu’un travailleur ait assumé le coût de médicaments ou d’infiltrations. Dans Gagné et Les Immeubles Ratelle et Ratelle inc.3, la Commission des lésions professionnelles rappelle ainsi la jurisprudence :
[17] Le tribunal a déjà décidé que le fait pour un travailleur d’avoir tardé à présenter sa réclamation parce qu’il n’a pas cessé immédiatement de travailler à la suite d’un accident du travail ou de la manifestation d’une maladie professionnelle, constituait un motif raisonnable au sens de l’article 352 de la loi1.
[18] Il a également décidé que l’absence d’intérêt pécuniaire réel et actuel à produire une réclamation peut constituer un motif raisonnable donnant ouverture à l’application de l’article 352 pour relever un travailleur des conséquences de son défaut de respecter un délai2.
[19] Il a aussi décidé que le fait pour un travailleur d’avoir tardé à présenter sa réclamation parce qu’il n’y avait pas eu arrêt de travail et qu’il n’avait pas subi de perte de salaire alors que ses traitements avaient été remboursés par ses assurances, pouvait constituer un motif raisonnable permettant au tribunal de le relever de son défaut3.
[20] Plus récemment, dans l’affaire Vêtements Peerless inc.4, le tribunal précisait que pour exercer un recours et produire une réclamation à la CSST, il fallait avoir quelque chose à réclamer et qu’on ne soumettait pas une réclamation pour obtenir une décision déclaratoire sur le caractère professionnel d’une lésion, mais bien pour obtenir réparation. Il décidait aussi que le fait qu’une travailleuse ait réclamé à son régime d’assurance, ne permettait pas de conclure à de la négligence de sa part. Finalement, il concluait qu’il fallait privilégier une interprétation de la loi qui favorisait l’exercice des droits des bénéficiaires plutôt que l’inverse et que le fait d’avoir tardé à présenter sa réclamation parce qu’on n’a pas cessé de travailler peut constituer un motif raisonnable au sens de l’article 352 de la loi.
[21] Le tribunal a maintenu cette position par la suite5.
[22] La présente formation est également d’avis qu’il y a lieu de privilégier une interprétation de la loi qui favorise l’exercice des droits des bénéficiaires plutôt que l’inverse. Elle est ainsi d’avis que le fait pour le travailleur d’avoir tardé à présenter sa réclamation parce que sa condition n’était pas incapacitante et qu’il n’a jamais cessé de travailler avant le 14 janvier 2008, constitue un motif raisonnable de ne pas avoir formulé sa réclamation dans le délai de six mois prévu par l’article 272 de la loi.
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1. Wojtaszczyk et Bas de nylon Doris ltée, [1996] CALP 1472 ; Grant et Tecnosil Canada inc., 82969-63-9609, 20 janvier 1997, S. Moreau; Fournier et Pourvoirie Au pays de Réal Massé, 87354-63-9704, 20 juin 1997, A. Suicco; Gascon et Compuset Canada inc., 125533-62-9910, 14 mars 2000, G. Godin.
2. Lachance et Groupe Canam Manac inc. (Le), 148321-03B-0010, 10 juillet 2001, P. Brazeau.
3. Lapointe et 2941902 Canada inc., 155972-63-0102, 15 avril 2002, R.-M. Pelletier.
4. Vêtements Peerless inc. (Les) et Raposo, 161653-61-0105, 11 septembre 2002, L. Nadeau.
5. Viger et C.H.U.Q. (Pavillon Hôtel-Dieu), [2003] CLP 1669 ; Savard et Hudon Daudelin ltée (Div. Québec) 174327-62-0112, 13 août 2004, H. Marchand; Bédard et Vêtements Avanti, 147475-04B-0010, 9 septembre 2004, L. Colin; Roy et Maison des Futailles S.E.C., [2006] CLP 735 ; Bonenfant et Fondation Pétrifond cie ltée, 269913-61-0508, 14 juillet 2006, L. Nadeau; Morand et Forage Expert G. R. inc. [2007] CLP 170 ; Chemins de fer Nationaux du Canada et Ramsay, 296036-31-0608, 17 avril 2007, H. Thériault; Thomas O’Connell inc. et Valiquette, 253373-63-0501, 4 juin 2007, M. Gauthier.
[34] La soussignée souscrit à cette interprétation. Il est vrai que d’autres décisions ont une interprétation plus restrictive. L’employeur dépose la décision rendue dans Houle et Hydro-Québec4, dans laquelle la Commission des lésions professionnelles refuse de retenir comme motif raisonnable le fait que le travailleur croyait ne pas avoir à déposer une réclamation parce qu’il n’avait pas cessé de travailler. Avec respect pour cette opinion, la soussignée ne partage pas cette approche. Comme le souligne la Commission des lésions professionnelles dans Viger et C.H.U.Q. (Pavillon Hôtel-Dieu), en s’appuyant sur la Cour d’appel dans N.A. Crédit services inc. C. 153226 Canada inc.5,
il faut privilégier une interprétation qui favorise l’exercice des droits plutôt que l’inverse.
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3 C.L.P. 354968-63-0808, 12 mars 2009, J.-P. Arsenault; Voir également : Bienvenue et Mécanique Électrique CMPL inc., C.L.P. 296269-64-0607, 12 mars 2008, M. Montplaisir; Daigle et Pêches & océans Garde cotière, C.L.P. 378217-31-0905, 20 novembre 2009, M. Beaudoin
4 C.L.P. 284080-62B-0603, 3 novembre 2006, M.-D. Lampron
5 [1998] R.D.J. 83 (C.A.)
[44] Le soussigné partage l’interprétation de la notion de motif raisonnable qui ressort de ces décisions. Cette interprétation large et libérale permet en effet de favoriser l’exercice d’un droit. De l’avis du présent tribunal, il y donc lieu de souscrire à cette approche. En conséquence, le fait qu’un travailleur décide d’assumer le coût relié aux médicaments et traitements prescrits ne constitue pas un empêchement pour le tribunal de conclure à la présence d’un motif raisonnable lorsqu’il présente sa réclamation à la suite d’un arrêt de travail subséquent.
[45] La Commission des lésions professionnelles retient également dans l’appréciation de la présence d’un motif raisonnable dans le présent dossier, le fait que le travailleur estimait que de déclarer un accident du travail lui nuirait dans le futur pour l’obtention d’un travail. En effet, dans les circonstances particulières du présent dossier, soit que le travailleur exerce un emploi saisonnier et précaire, le tribunal estime qu’il est raisonnable pour un travailleur de penser qu’une réclamation auprès de la CSST pourrait compromettre ses possibilités d’emploi pour le futur.
[46] Le tribunal n’a pas à décider si cette crainte du travailleur était fondée ou non, mais doit plutôt évaluer si celle-ci constitue une perception réelle du travailleur qui peut expliquer le délai qu’il a pris à déposer une réclamation à la CSST. Le présent tribunal estime que c’est le cas. Rappelons d’ailleurs qu’il a exprimé cette crainte de façon contemporaine auprès de son médecin, la docteure Guénette, lors de consultations médicales.
[47] Dans ces circonstances, la preuve démontre que le travailleur a longuement hésité à produire une réclamation à la CSST. Dans les faits, il a décidé de le faire lorsqu’il a constaté la gravité de sa lésion et qu’il ne pouvait débuter une nouvelle saison de travail après sa période de mise à pied hivernale.
[48] Un motif similaire a déjà été retenu comme un motif raisonnable pour avoir tardé à produire une réclamation auprès de la CSST. Dans l’affaire Martineau et Smartstyle and Magicut[9], la Commission des lésions professionnelles est d’avis qu’une crainte d’un véritable danger de mise à pied à la suite de la présentation d’une réclamation pour lésion professionnelle, constituait un motif raisonnable permettant de relever la travailleuse de son défaut d’avoir présenté sa réclamation dans le délai prévu à la loi.
[49] La Commission des lésions professionnelles retient également que la preuve démontre que l’employeur a été informé de l’accident survenu le 14 juin 2011 de façon contemporaine et qu’un rapport d’accident a d’ailleurs été complété à cette époque. À cet égard, l’affirmation du travailleur est d’ailleurs confirmée par le supérieur immédiat de ce dernier, monsieur Després, lors de son témoignage devant la Commission des lésions professionnelles. Dans ces circonstances, le tribunal estime que l’employeur ne subit pas de préjudice si le travailleur est relevé de son défaut.
[50] Enfin, la Commission des lésions professionnelles tient à souligner que c’est l’ensemble des motifs rapportés ci-haut qui l’amène à conclure à la présence d’un motif raisonnable permettant de relever le travailleur de son défaut. Peut-être que pris isolément, chacun de ces motifs n’aurait pas convaincu le tribunal de relever le travailleur de son défaut, mais pris dans une globalité, ils constituent manifestement, de l’avis du présent tribunal, un motif raisonnable. Le tribunal a d’ailleurs déjà retenu que plusieurs motifs peuvent constituer un motif raisonnable en raison de la juxtaposition de ceux-ci[10].
[51] La Commission des lésions professionnelles conclut donc que le travailleur a démontré un motif raisonnable permettant de le relever de son défaut d’avoir soumis sa réclamation dans le délai prévu à la loi. Sa réclamation est donc recevable.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur Yvan Roy, le travailleur;
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 28 août 2012, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE recevable la réclamation produite par le travailleur le 17 avril 2012;
CONVOQUERA à nouveau les parties à une audience afin de décider du fond du litige.
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Michel Letreiz |
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Me Jean-François Dufour |
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Mutuelle de Prévention (ASSIFQ) |
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Représentant de la partie intéressée |
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Me Nicolas Michaud |
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Vigneault Thibodeau Bergeron |
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Représentant de la partie intervenante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] L.R.Q., c. I-16.
[3] C.L.P. 161653-61-0105, 11 septembre 2002, L. Nadeau.
[4] C.L.P. 312504-31-0703, 7 octobre 2008, H. Thériault.
[5] C.L.P. 211502-01A-0307, 23 août 2004, D. Sams.
[6] 2011 QCCLP 4833 .
[7] Précitée, note 3.
[8] C.L.P. 384444-64-0907, 23 mars 2010, L. Nadeau.
[9] C.L.P. 288935-03B-0605, 27 juin 2006, M. Cusson.
[10] Boivin et Société d’électrolyse et de chimie Alcan ltée, C.L.P. 209270-62C-0305, 26 janvier 2004, R. Hudon, requête en révision rejetée, 29 septembre 2004, D. Lévesque.
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