Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
Gabarit EDJ

 

 

 

 
CONSEIL DE DISCIPLINE

ORDRE DES COMPTABLES PROFESSIONNELS AGRÉÉS DU QUÉBEC

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

N°:

47-2014-00120

 

DATE :

16 mars 2017

______________________________________________________________________

 

LE CONSEIL :

Me MYRIAM GIROUX-DEL ZOTTO

Présidente

M. BERTRAND LACHANCE, CPA auditeur, CA

Membre

Mme LOUISE BRIAND, CPA auditrice, CA

Membre

______________________________________________________________________

 

CLAUDE MAURER, CPA, CA, ès qualités de syndic adjoint de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec

Partie plaignante

c.

PIERRE ALLARD, CPA auditeur, CA

Partie intimée

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR LA REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES POUR DÉLAIS DÉRAISONNABLES ET PRESCRIPTION ET LA REQUÊTE POUR PRÉCISIONS ET POUR IDENTIFICATION DES ÉLÉMENTS PERTINENTS DE LA DIVULGATION DE LA PREUVE

______________________________________________________________________

 

INTRODUCTION

[1]           Le 4 novembre 2016, M. Pierre Allard (l’intimé) dépose deux nouvelles requêtes à la suite de la décision rendue le 15 juillet 2016 à l’égard de sa requête en rejet de la plainte disciplinaire pour imprécisions.

[2]           Par l’entremise de ces deux moyens préliminaires, l’intimé vise à obtenir l’arrêt des procédures disciplinaires initiées contre lui par M. Claude Maurer (le plaignant), en sa qualité de syndic adjoint de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec (l’Ordre).

[3]           Il cherche également à obtenir des précisions à l’égard de la plainte disciplinaire dont le libellé est exposé plus loin ainsi que l’identification, par le plaignant, des éléments pertinents de la preuve divulguée.

[4]           À l’audition, le plaignant informe le Conseil de discipline (le Conseil) qu’il a remis tous les documents réclamés par l’intimé peu de temps avant la période des Fêtes et s’engage à lui communiquer une liste détaillée des éléments de preuve qu’il entend produire à l’audition sur culpabilité conformément à l’article 17 des Règles de preuve et de pratique applicables à la conduite des plaintes soumises aux conseils de discipline des ordres professionnels.

[5]           L’intimé se dit satisfait de l’entente intervenue avec le plaignant en expliquant qu’elle répond à sa demande d’identification des éléments pertinents de la preuve divulguée.

[6]           En conséquence, il confirme que cet élément ne fait plus l’objet d’un litige tout en maintenant l’autre partie de sa requête visant à obtenir des précisions à l’égard de la plainte disciplinaire.

 

LA PLAINTE

[7]           La plainte disciplinaire est libellée ainsi :

1.   À Montréal, le ou vers le 15 avril 2005, l'intimé Pierre Allard, alors CA, dans le cadre de la préparation d'un rapport d'expertise en juricomptabilité dans l'affaire Gauthier c. 110841 Canada ltée, 500-11-017686-029 (le « Rapport »), n'a pas agi avec tout le soin nécessaire, conformément aux données en vigueur selon l'état de la science, en ce:

a)        qu'il a omis de faire preuve d'objectivité et d'impartialité dans la préparation du Rapport;

b)        qu'il a omis de faire preuve de scepticisme professionnel et d'esprit d'investigation, en faisant défaut d'étayer ses conclusions sur des éléments de preuve suffisants et adéquats, et de documenter adéquatement le travail effectué;

c)        qu'il a excédé les limites de son mandat et de ses compétences, et fait défaut d'étayer ses conclusions sur des éléments de preuve suffisants et adéquats;

le tout en contravention avec l'article 19 du Code de déontologie des comptables agréés, alors en vigueur.

LE CONTEXTE

[8]           Le 15 décembre 2010, le plaignant reçoit une demande d’enquête à l’égard de l’intimé et décide de mener une enquête.

[9]           Le 24 novembre 2014, le plaignant dépose une plainte disciplinaire contre l’intimé. Le texte de cette plainte est exposé au paragraphe 7 de la présente décision.

[10]        Le manquement disciplinaire allégué à la plainte vise un rapport d’expertise en juricomptabilité, préparé par l’intimé le 15 avril 2005, dans le cadre d’un recours intenté devant la Cour supérieure.

[11]        Le 9 décembre 2014, l’intimé comparaît et enregistre un plaidoyer de non-culpabilité au sujet de cette plainte.

[12]        Me Pierre Linteau (Me Linteau) est le président initialement désigné dans le présent dossier.

[13]        Les deux autres membres alors choisis pour former le premier Conseil de discipline (l’autre Conseil) sont Mme Ginette Nantel, CPA auditrice, CA et M. Bertrand Lachance, CPA auditeur, CA.

[14]        Le 20 janvier 2015, l’intimé présente une requête en rejet de la plainte pour imprécisions (requête en rejet).

[15]        Le 27 janvier 2015, l’intimé amende sa requête en rejet comme suit :

1.    « Le ou vers le (...) 5 décembre 2014, le syndic plaignant a logé une plainte disciplinaire contre l'intimé dans le présent dossier;

2.    Cette plainte disciplinaire a trait à une expertise rendue par l'intimé en date du 15 avril 2005, soit il y maintenant près de dix (10) ans;

3.    La plainte logée contre l'intimé est totalement informe et imprécise;

4.    Une plainte disciplinaire est une démarche sérieuse dont les conséquences peuvent être d'une extrême gravité pour le professionnel et se doit d'être rédigée de façon à ce que le professionnel sache de quoi il est accusé;

5.    La présente plainte dans le présent dossier est tellement informe et imprécise que l'intimé soumet respectueusement que la seule sanction est d'entrainer son rejet et qu'il ne devrait pas avoir l'obligation de présenter une requête pour précisions contre une plainte aussi imprécise;

6.    La présente requête est bien fondée en faits et en droit; »

(Reproduction intégrale)

[16]        Bien que le titre de la requête en rejet ne le mentionne pas expressément, le Conseil comprend que cette requête se fonde sur l’article 143.1 du Code des professions, lequel prévoit:

143.1 Le président du conseil peut, sur requête, rejeter une plainte qu’il juge abusive, frivole, ou manifestement mal fondée ou l’assujettir à certaines conditions.

[17]        Le 9 février 2015, un appel du rôle présidé par Me Linteau se tient et l’audition de la requête en rejet est fixée au 5 mai 2015.

[18]        Le 5 mai 2015, l’autre Conseil se réunit pour entendre la requête en rejet. Le Conseil offre alors à l’intimé la possibilité d’amender sa requête afin d’obtenir les précisions recherchées concernant les reproches formulés contre lui.

[19]        L’intimé informe le Conseil qu’il n’a pas l’intention d’amender sa requête pour obtenir des précisions et qu’il n’a pas l’obligation de le faire.

[20]        Selon lui, l’obligation de précisions incombe plutôt au plaignant et qu’il est justifié de s’attendre à ce que ce dernier soit exemplaire à cet égard en raison de la fonction qu’il occupe.

[21]        En conséquence, l’intimé demande au Conseil de rendre une décision sur la requête en rejet.

[22]        La cause est prise en délibéré le même jour.

[23]        Le 15 septembre 2015, alors que la décision sur la requête en rejet n’est pas encore rendue, Me Linteau informe la présidente en chef du Bureau des présidents des conseils de discipline (BPCD) qu’il souhaite se dessaisir de ce dossier pour des motifs de santé, tel que le prévoit l’article 31 de la Loi modifiant le Code des professions en matière de justice disciplinaire en vigueur depuis le 13 juillet 2015.

[24]        Devant cette situation, la présidente en chef doit désigner un nouveau président pour l’instruction de la plainte, quelle que soit l’étape de l’audition de celle-ci.

[25]        En vertu du nouvel article 118.5 du Code des professions, « lorsque la désignation du nouveau président intervient avant que la décision sur culpabilité ait été rendue, le conseil de discipline peut, avec le consentement des parties, poursuivre l’instruction de cette plainte et s’en tenir à la preuve produite ».

[26]        Le 30 novembre 2015, la présidente en chef convie ainsi les parties à une conférence de gestion pour décider de la suite à donner au dossier.

[27]        Les parties informent alors la présidente en chef qu’elles consentent à ce qu’elle désigne un nouveau président afin qu’une décision soit rendue sur dossier après écoute de l’enregistrement de l’audition de la requête en rejet.

[28]        Le 9 mai 2016, la présidente en chef nomme Me Myriam Giroux-Del Zotto à titre de nouvelle présidente.

[29]        Le 27 juin 2016, le Conseil est informé par le Greffe de discipline que l’un des membres du Conseil, Mme Ginette Nantel, n’est plus membre de l’Ordre depuis le mois de janvier 2016.

[30]        Le 15 juillet 2016, le Conseil rend sa décision à l’égard de la requête en rejet.

[31]        Par cette décision, il rejette la requête de l’intimé étant d’avis que dans les circonstances particulières de cette affaire, la plainte, telle que libellée, est suffisamment précise et qu’elle ne constitue pas un cas manifeste qui nécessite l’application d’une mesure exceptionnelle comme celle de rejeter le recours disciplinaire.

[32]        Le 4 août 2016, le secrétaire du Conseil de discipline de l’Ordre nomme Mme Louise Briand à titre de membre pour former le nouveau Conseil en remplacement de Mme Nantel comme le permet l’article 118.4 du Code des professions.

[33]        Le 4 novembre 2016, l’intimé signifie une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables (requête en arrêt de procédures) ainsi qu’une requête pour précisions et pour identification des éléments pertinents de la divulgation de la preuve (requête pour précisions).

[34]        La requête pour précisions s’énonce ainsi :

« AU SOUTIEN DE SA DEMANDE, L'INTIMÉ EXPOSE CE QUI SUIT :

1.    Dans un premier temps, l'intimé signale respectueusement que la transmission de la présente demande ne constitue pas un acquiescement à la décision sur la requête en rejet de plainte pour précisions rendue dans le présent dossier en date du 15 juillet 2016;

SUR LA DEMANDE DE PRÉCISIONS

2.    L'infraction reprochée à l'intimée se lit comme suit :

« À Montréal, le ou vers le 15 avril 2005, l'intimé Pierre Allard, alors CA, dans le cadre de la préparation d'un rapport d'expertise en juricomptabilité dans l'affaire Gauthier c. 110841 Canada ltée, 500-11-017686-029 (le « Rapport »), n'a pas agi avec tout le soin nécessaire, conformément aux données en vigueur selon l'état de la science, en ce :

a)            qu'il a omis de faire preuve d'objectivité et d'impartialité dans la préparation du Rapport;

b)            qu'il a omis de faire preuve de scepticisme professionnel et d'esprit d'investigation, en faisant défaut d'étayer ses conclusions sur des éléments de preuve suffisants et adéquats, et de documenter adéquatement le travail effectué;

c)            qu'il a excédé les limites de son mandat et de ses compétences, et fait défaut d'étayer ses conclusions sur des éléments de preuve suffisants et adéquats;

le tout en contravention avec l'article 19 du Code de déontologie des comptables agréés, alors en vigueur. »

3.    L'intimé, afin de bénéficier d'une défense pleine et entière, désire savoir exactement en quoi il a omis de faire preuve d'objectivité et d'impartialité dans la préparation de son rapport d'expertise en ce qui a trait à l'alinéa a) ci-haut de la plainte;

4.    L'intimé a également intérêt à avoir des précisions à savoir en quoi exactement il a fait défaut d'étayer ses conclusions et lesquelles sur des éléments de preuve suffisants et adéquats et ce qui aurait été des éléments de preuve adéquats et lesquels, dans les circonstances, et en quoi il n'a pas documenté adéquatement le travail effectué en ce qui a trait à l'alinéa b) ci-haut de la plainte;

5.    Concernant l'alinéa c) de la plainte, en quoi il a excédé les limites de son mandat;

SUR LA DIVULGATION DE PREUVE

6.    Les avocats soussignés ont reçu le 5 février 2015 sur support informatique une divulgation de preuve de 4 217 pages;

7.    Compte tenu de l'ampleur de la divulgation de la preuve, l'intimé demande que lui soient spécifiés, de façon précise, les éléments de preuve qui seront utilisés à même cette divulgation aux fins de l'audition de son dossier;

8.    La présente requête est bien fondée en faits et en droit. »

(Reproduction intégrale)

[35]        Le 7 novembre 2016, une conférence téléphonique en vue de fixer l’audition sur les deux moyens préliminaires de l’intimé se tient et l’audition de ces requêtes est fixée au 18 janvier 2017.

[36]        Le 21 décembre 2016, l’intimé notifie une requête modifiée en arrêt des procédures pour délais déraisonnables et en rejet pour prescription (requête modifiée en arrêt des procédures).

[37]        Par cette modification, l’intimé allègue que l’arrêt des procédures doit lui être accordé en raison des délais déraisonnables, estimant au surplus que le recours disciplinaire dont il fait l’objet est prescrit.

[38]        Le libellé de cette requête est le suivant :

« AU SOUTIEN DE SA REQUÊTE, L'INTIMÉ EXPOSE CE QUI SUIT :

1.    Dans un premier temps, l'intimé signale respectueusement que la transmission de la présente demande ne constitue pas un acquiescement à la décision sur la requête en rejet de plainte pour précisions rendue dans le présent dossier en date du 15 juillet 2016;

2.    La plainte dans le présent dossier a été logée près de neuf (9) ans et demi après les faits reprochés et remonte à des faits survenus le 15 avril 2005, soit il y a maintenant plus de onze (11) ans et demi;

3.    Un délai de plus de onze (11) ans est tout à fait déraisonnable et, de toute façon, cette plainte est clairement prescrite;

4.    Au surplus, si le même si le syndic adjoint Plaignant dans le présent dossier jouie d'une immunité absolue, ce dernier demeure un professionnel régi par son Code de déontologie et il choque le sens commun que l'lntimé puisse être condamné en regard d'une démarche où il est évident que le syndic adjoint Plaignant s'est trainé les pieds de façon inacceptable;

5.    Les syndics des Ordres professionnels chargés d'appliquer la déontologie envers les membres de leur Ordre professionnel se doivent d'avoir un comportement exemplaire eux-mêmes pour ne pas discréditer leur travail et leurs interventions;

6.    Il est évident que les délais dans ce dossier pour étudier la dénonciation logée contre !'Intimé et déposer une plainte sont déontologiquement inacceptables et en conséquence, la plainte dans le présent dossier devrait être rejetée pour ce seul chef sans compter qu'elle est prescrite;

8.    La présente requête est bien fondée en faits et en droit. »

(Reproduction intégrale)

QUESTIONS EN LITIGE

[39]        Le Conseil doit-il ordonner l’arrêt des procédures pour les motifs invoqués par l’intimé dans les circonstances de la présente affaire?

[40]        Le Conseil doit-il exiger du plaignant qu’il fournisse à l’intimé les précisions demandées eu égard au libellé de la plainte et à la décision rendue le 15 juillet 2016?

ANALYSE

La requête modifiée en arrêt des procédures

[41]        La Cour suprême[1] enseigne que l’arrêt des procédures est justifié dans les cas les plus manifestes au motif que l’équité du procès est compromise ou qu’il existe un risque de porter atteinte à l’intégrité du processus judiciaire.

[42]        Les arrêts O’Connor et Tobiass[2] de la Cour suprême énoncent les deux critères suivants pour déterminer si l’arrêt des procédures est approprié :

(1)   le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;

(2)   aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.

[43]        La Cour d’appel[3] et le Tribunal des professions[4] confirment l’application de ces principes en matière disciplinaire en précisant que le requérant a l’obligation de démontrer l’existence d’un préjudice irréparable qui compromet irrémédiablement son droit à une défense pleine et entière ou l’intégrité du système judiciaire.

[44]        L’arrêt Huot c. Pigeon de la Cour d’appel[5] ajoute qu’avant de prononcer l’arrêt des procédures, les motifs d’intérêt public militant en faveur du maintien du processus disciplinaire doivent être pris en considération.

[45]        L’affaire Carlos c. Pigeon[6] précise qu’il incombe au professionnel demandant l’application d’une mesure exceptionnelle, comme l’arrêt des procédures, d’établir qu’il subit un préjudice grave en raison du délai prétendument indu auquel il a été exposé en rapport avec l’audition de la plainte portée contre lui.

[46]        Les motifs invoqués par l’intimé à l’égard de sa demande en arrêt des procédures sont les délais déraisonnables entre la commission des actes reprochés et l’enquête disciplinaire menée par le plaignant ainsi que la prescription du recours disciplinaire intenté contre lui.

[47]        Ces deux motifs seront abordés consécutivement dans cet ordre en vue d’une meilleure compréhension à la lumière des principes énoncés plus haut.

Premier motif : les délais déraisonnables

[48]        Les faits reprochés à l’intimé se sont déroulés le 15 avril 2005 et l’enquête disciplinaire du plaignant a débuté le 15 décembre 2010.

[49]        Il s’est donc écoulé cinq ans entre la commission des actes reprochés à l’intimé et le début de l’enquête menée par le plaignant.

[50]        La plainte disciplinaire a été déposée le 24 novembre 2014, soit approximativement neuf ans après les manquements reprochés à l’intimé, mais environ quatre ans après le début de l’enquête disciplinaire.

[51]        L’intimé ajoute qu’il s’est écoulé plus de onze ans depuis la date des actes libellés à la plainte disciplinaire.

[52]        Sur ce dernier point, le Conseil souligne que les moyens préliminaires présentés par l’intimé ont participé à ces délais.

[53]        En effet, bien qu’il soit justifié de faire valoir ses droits, l’exercice de ceux-ci occasionne inévitablement des délais.

[54]        En matière disciplinaire, à la distinction du droit criminel, il n’existe pas de présomption de préjudice provenant du seul écoulement du temps[7].

[55]        L’existence d’un préjudice réel, grave et sérieux doit être établie par l’intimé pour justifier sa demande.

[56]        En l’espèce, la preuve présentée par l’intimé au soutien de sa requête est silencieuse à l’égard du préjudice subi en raison des délais qu’il qualifie de déraisonnables et d’inacceptables.

[57]        Au surplus, il y a absence de preuve à l’égard d’un empêchement réel à se défendre en raison de ceux-ci.

[58]        Dans l’affaire Louski[8], le Comité de discipline du Barreau accorde l’arrêt des procédures après avoir constaté que le délai ne justifiait pas à lui seul un arrêt des procédures, mais qu’il causait à l’intimé un tort sérieux et compromettait son droit à une défense pleine et entière à la suite du décès de deux témoins importants.

[59]        Cet argument n’a pas été soulevé dans le présent dossier.

 

[60]        Il ressort plutôt de la preuve que l’intimé a pu retrouver l’enregistrement de l’audition du recours civil pour lequel il a été mandaté de produire le rapport visé par la plainte disciplinaire et qu’il a déjà en sa possession la plupart des éléments de preuve divulgués par le plaignant, les ayant lui-même transmis à ce dernier.

[61]        En conséquence, le Conseil retient l’absence de preuve à l’égard d’une impossibilité pour l’intimé de retracer les éléments de preuve propres à lui assurer une défense pleine et entière.

[62]        Dans l’affaire Comeau c. Barreau du Québec[9], le Tribunal des professions refuse d’ordonner l’arrêt des procédures 17 ans après le dépôt de la plainte au motif que l’intimé n’a pas démontré ne plus être en mesure de présenter une défense pleine et entière.

[63]        Également, dans l’affaire Gauthier c. Avocats[10], l’intimée invoque les délais écoulés entre les manquements reprochés et le dépôt de la plainte, c’est-à-dire les délais préinculpatoires, au soutien de sa demande en arrêt des procédures. Toutefois, le Tribunal des professions rejette la demande en rappelant qu’en matière disciplinaire les délais préinculpatoires ne doivent être considérés que si le professionnel démontre un empêchement réel à se défendre en raison de ceux-ci, ce qui constituerait évidemment un préjudice certain, grave et sérieux.

[64]        En l’espèce, faut-il le rappeler, l’intimé n’allègue aucun préjudice de cette nature.

[65]        Ainsi, le Conseil ne peut ordonner l’arrêt des procédures sur la base du premier motif invoqué par l’intimé.

Deuxième motif : la prescription du recours disciplinaire

[66]        L’intimé interprète l’absence de disposition prévoyant un délai de prescription au Code des professions comme un vide législatif qui doit être suppléé par le Code civil du Québec (C.c.Q.) pour établir le délai applicable en cette matière considérant la nature sui generis du droit disciplinaire.

[67]        Il prétend que la stabilité sociale requiert l’application des règles générales de la prescription énoncée au C.c.Q. Plus précisément, il prétend que l’article 2925 du C.c.Q. fixe le délai de prescription applicable en droit professionnel puisque celui-ci n’est pas autrement prévu. Le Conseil n’est pas de cet avis pour les motifs qui suivent.

[68]        D’abord, l’article 2925 du C.c.Q. est pertinent dans le contexte d’un droit personnel ou un droit réel mobilier. Or, le droit du professionnel d’exercer sa profession ne constitue ni un droit personnel ni un droit réel, puisqu’il découle de privilèges conférés par la loi, notamment le droit exclusif au titre et le pouvoir tout aussi exclusif de poser certains actes, comme l’ont affirmé à maintes reprises les Tribunaux[11].

[69]        Deuxièmement, les enseignements de la Cour suprême du Canada[12] sont à l’effet que la faute disciplinaire est imprescriptible.

[70]        L’intimé reconnaît d’ailleurs à l’audition que la jurisprudence n’est pas en sa faveur.

[71]        Au surplus, il ressort de l’ensemble des décisions rendues par les Tribunaux[13] que le professionnel n'est pas un inculpé au sens du droit criminel et de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Sa liberté et sa sécurité ne sont pas mises en péril en raison de délais même très longs.

[72]        En effet, la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c. Wigglesworth[14] établit une distinction entre l’infraction criminelle et l’infraction disciplinaire en précisant que l’article 11 b) de la Charte ne s’applique pas aux affaires privées, internes ou disciplinaires qui sont de nature réglementaire, protectrice ou corrective et qui sont principalement destinées à maintenir la discipline, l'intégrité professionnelle ainsi que certaines normes professionnelles, ou à réglementer la conduite dans une sphère d'activité privée et limitée.

[73]        Cette distinction a été reprise par la Cour d’appel[15] en 2002.

[74]        En conséquence, les principes établis récemment dans l’arrêt R. c. Jordan[16], dans lequel l’accusé invoque le délai déraisonnable et son droit protégé par l’article 11 b) de la Charte, ne peuvent pas être importés en droit disciplinaire.

[75]        Contrairement à ce que prétend l’intimé, les délais préinculpatoires ne compromettent pas automatiquement l'équité du procès, tel que l'a déjà précisé la Cour suprême du Canada[17].

[76]        En effet, puisque le professionnel poursuivi n'est pas un inculpé au sens de la Charte, les Tribunaux[18] ont exigé la preuve d'un préjudice concret en ajoutant au surplus que la « présomption de préjudice » élaborée par les Tribunaux supérieurs en matière criminelle ne s'applique pas en droit professionnel.

[77]        En l’espèce, aucun préjudice concret n’a été établi par l’intimé.

[78]        En conséquence, pour l’ensemble de ces motifs, le Conseil n’ordonnera pas l’arrêt des procédures fondé sur le second motif de l’intimé.

La requête en précisions

[79]        Concernant ce dernier moyen préliminaire, le plaignant allègue que le débat sur cette question a déjà eu lieu devant le Conseil dans le cadre de la requête en rejet présentée par l‘intimé.

[80]        Il invoque à ce titre la règle de l’autorité de la chose jugée.

[81]        L’article 2848 du C.c.Q. précise essentiellement que l’autorité de la chose jugée a lieu à l’égard de ce qui a fait l’objet d’une décision, lorsque la demande est fondée sur la même cause, entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même.

[82]        Ainsi, pour conclure à l’existence de la présomption de chose jugée, il faut établir la présence des trois identités requises par l’article 2848 du C.c.Q, comme nous l’enseignent les Tribunaux[19].

[83]        La Cour d’appel[20] énonce que cette présomption absolue répond à un souci de stabilité juridique et vise à ce que soient évitées la multiplicité des procès et la possibilité de jugements contradictoires.

[84]        En l’espèce, il ne fait aucun doute que les identités de cause, soit la précision de la plainte disciplinaire et des parties, sont les mêmes.

[85]        À l’égard de l’identité de l’objet, bien que l’intimé recherchait le rejet de la plainte dans sa requête en rejet, et qu’il souhaite maintenant obtenir des précisions à l’égard de cette même plainte, l’objet du présent recours est implicitement compris dans le premier.

[86]        En effet, avant de rendre sa décision du 15 juillet 2016, le Conseil a eu à analyser le libellé de la plainte disciplinaire pour déterminer s’il était suffisamment précis eu égard aux principes légaux établis en cette matière.

[87]        Au surplus, bien que le Conseil ne se soit pas prononcé spécifiquement sur les trois précisions réclamées par l’intimé, il ressort clairement de la décision rendue le 15 juillet 2016 que la plainte, telle que libellée, est suffisamment précise pour le Conseil.

[88]        Ce faisant, la présomption légale absolue à l’égard de la chose jugée trouve application en l’espèce. Ainsi, le Conseil n’a pas à décider si les précisions demandées par l’intimé sont justifiées dans les circonstances puisque la décision a déjà été rendue concernant la suffisance du texte de la plainte disciplinaire en vue d’assurer à l’intimé une défense pleine et entière.

[89]        Décider autrement risque d’engendrer des décisions contradictoires.

[90]        Également, le Conseil juge à propos de rappeler les précisions recherchées par l’intimé par paragraphe du seul chef de la plainte :

·        Le paragraphe a) : l’intimé veut savoir en quoi il a omis de faire preuve d’objectivité et d’impartialité dans la préparation de son rapport d’expertise;

·        Le paragraphe b) : il veut savoir en quoi il a fait défaut d’étayer ses conclusions sur des éléments de preuve suffisants et adéquats, de les documenter adéquatement et lesquelles ne le sont pas suffisamment;

·        Le paragraphe c) : il veut savoir en quoi il a excédé les limites de son mandat.

[91]        Les trois précisions demandées par l’intimé ne visent pas à obtenir du plaignant des éléments d’informations précises, mais à faire élaborer le plaignant sur les motifs qui fondent son opinion à l’égard du rapport en cause dans la plainte disciplinaire.

[92]        Or, il ressort de la lecture du chef de la plainte disciplinaire que le plaignant reproche essentiellement à l’intimé d’avoir omis d’agir selon l’état de la science, conformément aux données en vigueur en avril 2005.

[93]        La plainte disciplinaire traite donc de la norme en vigueur à l’époque où l’intimé a produit le rapport d’expertise dans le dossier judiciaire allégué à la plainte.

[94]        Les paragraphes a), b) et c) de la plainte apportent des précisions quant aux éléments du rapport qui fondent le manquement normatif. Ils ne sont pas constitutifs de nouvelles infractions.

[95]        En conséquence, les réponses attendues par l’intimé, dans le cadre de sa demande de précisions, cherchent à établir essentiellement les mêmes éléments que ceux que le plaignant tentera d’établir au moyen d’un expert.

[96]        À cet égard, le Tribunal des professions dans l’affaire Psychologues (Ordre professionnel des) c. Turgeon[21], reprend les principes de l’affaire Malo c. Ordre des infirmières et infirmiers du Québec[22] qui se prononce relativement à l’obligation incombant au plaignant de prouver la norme déontologique sur ce qui est généralement admis dans l’exercice de la profession, tout en rappelant les propos pertinents à retenir de cette dernière affaire :

« [23] Cela ne veut pas dire que se sont des experts, des praticiens ou des professeurs qui décident de la cause. Reprenant les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Burns mentionnée par le Tribunal dans l'affaire Dupéré-Vanier précitée selon lequel c'est le juge et non l'expert qui doit rendre une décision définitive sur toutes les questions en litige, il y a lieu d'affirmer qu'en droit disciplinaire, les trois membres du Comité, légalement instruits des faits reprochés et du comportement généralement admis dans la profession, décident si le comportement reproché s'écarte suffisamment de la norme pour constituer une faute déontologique.

[24] Il est essentiel et fondamental qu'un professionnel à qui on reproche un manquement déontologique, sache par la preuve, quel aurait dû être le bon comportement et quelle est la pratique reconnue et recommandée à ce sujet. Cette preuve est essentielle pour le Comité qui doit décider si l'écart entre le comportement reproché et le comportement adéquat est si grand qu'il constitue une faute déontologique.

[25] Certes, certains cas sont si évidents que la preuve est constituée par le geste lui-même. L'arrêt Mongrain précité en constitue un exemple lorsque le Tribunal a décidé que le simple fait pour une infirmière d'interroger la mère d'une patiente sur son couple, alors qu'elle consulte pour un mal d'oreille de son enfant, était en contradiction flagrante avec le bon sens et la bonne conduite professionnelle. Il y a  d'autres cas où le législateur l'a prévu lui-même comme à l'article 59.1 du Code des professions qui prévoit que constitue un acte dérogatoire à l'honneur et à la dignité de la profession le fait pour un professionnel d'avoir des relations à caractère sexuel avec un patient. Cela pourra être aussi le cas s'il s'agit de voie de faits, de langage ordurier ou d'invasion intempestive de la vie privée par un professionnel à l'endroit d'un bénéficiaire de ses soins.

[26] Mais, il est important de souligner que dès qu'il peut y avoir une discussion sur la question de savoir si le comportement va à l'encontre des pratiques de la profession, le débat doit être tranché par les trois membres du Comité et ne peut l'être à la lumière des connaissances particulières de deux d'entre eux en l'absence de preuve. Leurs compétences particulières servent à mieux comprendre une telle preuve et non à la constituer. » (nos soulignements)

[97]        À la lumière de ces principes, le Conseil est d’accord avec le plaignant qui affirme que l’infraction libellée à la plainte disciplinaire sera établie au moyen d’une preuve d’expert.

[98]        Il ressort de la preuve que l’intimé a déjà le rapport d’expert du plaignant en sa possession puisqu’il lui a été divulgué conformément à l’obligation de divulgation de la preuve qui incombe à ce dernier tel que l’énonce la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Stinchcombe[23].

[99]        Ainsi, bien que le rapport d’expert n’ait pas encore été produit en preuve devant le Conseil, la lecture de celui-ci devrait permettre à l’intimé d’avoir une meilleure idée du manquement normatif que lui reproche le plaignant tout en lui apportant les précisions souhaitées.

[100]     En effet, celles-ci devraient normalement constituer des sujets développés par l’expert. Dans la négative, le plaignant risque d’échouer dans le fardeau qui lui incombe d’établir de façon prépondérante le ou les éléments essentiels de l’infraction disciplinaire.

[101]     L’affaire Nemours c. Infirmières et infirmiers (Ordre professionnel des)[24] du Tribunal des professions distingue l’obligation de divulgation de la preuve de celle de libeller clairement un chef. Toutefois, il est précisé que la divulgation de la preuve permet tout de même au professionnel de mieux situer les circonstances entourant la conduite reprochée à la plainte.

[102]     Dans les circonstances, le Conseil est d’avis que l’intimé a suffisamment d’éléments d’informations en sa possession pour assurer sa défense pleine et entière.

DÉCISION

EN CONSÉQUENCE, LE CONSEIL, UNANIMEMENT :

REJETTE la requête de l’intimé en arrêt des procédures.

REJETTE la requête de l’intimé visant à obtenir les trois imprécisions énoncées plus haut à l’égard de la plainte disciplinaire.

ORDONNE à la secrétaire du Conseil de discipline de convoquer les parties à une conférence de gestion d’audience dans les meilleurs délais afin de fixer la date d’audition sur culpabilité de la plainte déposée contre l’intimé.

FRAIS À SUIVRE.

 

______________________________________

Me MYRIAM GIROUX-DEL ZOTTO

Présidente

 

 

 

______________________________________

M. BERTRAND LACHANCE, CPA auditeur, CA

Membre

 

 

 

______________________________________

Mme LOUISE BRIAND, CPA auditrice, CA

Membre

 

Me Nicolas Plourde

Avocat de la partie plaignante

 

Me Louis Coallier

Avocat de la partie intimée

 

Date d’audience :

18 janvier 2017

 



[1] R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309.

[2] R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391.

[3] Ruffo (Re), 2005 QCCA 647 (CanLII).

[4] Bitton c. Dentistes (Ordre professionnel des), 2011 QCTP 1 (CanLII); Milunovic c. Bélanger, 2009 QCTP 105 (CanLII); Williams-Stevenson c. Infirmières, 2002 QCTP 110 (CanLII).

[5] 2006 QCCA 164 (CanLII).

[6] 2006 QCCS 3810 (CanLII).

[7] Dentistes (Ordre professionnel des) c Gourgi, 2007 CanLII 81523 (QC ODQ).

[8] Avocats c. Louski, 1999, D.D.O.P.

[9]  2002 QCTP 44 (CanLII).

[10] 2003 QCTP 69 (CanLII).

[11] Dentistes (Ordre professionnel des) c. Dupont, 2005 QCTP 7 (CanLII).

[12] Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307.

[13] R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541; Ptack c. Comité de l'ordre des dentistes du Québec, 1992 CanLII 3303 (QC CA).

[14] R. c. Wigglesworth, précitée note 13.

[15] Québec (Chambre des notaires) c. Dugas, 2002 CanLII 41280 (QC CA).

[16] 2016 CSC 27.

[17] Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), 1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 R.C.S.

[18] Pétrin c. Caron (Infirmières auxiliaires), 1998 QCTP 1708 (CanLII).

[19] Doyon c. Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec, 2007 QCCA 542 (CanLII); Montréal (Service de police de la Ville de) (SPVM), 2016 QCCA 430 (CanLII).

[20] Jean-Paul Beaudry ltée c. 4013964 Canada inc., 2013 QCCA 792 (CanLII), paragr. 36. Voir aussi : Ghanotakis c. Laporte, 2013 QCCA 1046 (CanLII), paragr. 14 à 20.

[21] 2012 QCTP 26 (CanLII).

[22] 2003 QCTP 132 (CanLII).

[23] 1991 CanLII 45 (CSC), 3 R.C.S. 326.

[24] 2010 QCTP 5 (CanLII).

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.