Décision

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Gravel et Groupe Alcan Métal Primaire (Alma)

2009 QCCLP 8739

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Saguenay

Le 21 décembre 2009

 

Région :

Saguenay-Lac-Saint-Jean

 

Dossier :

312281-02-0703

 

Dossier CSST :

123684284

 

Commissaire :

Réjean Bernard, juge administratif

 

Membres :

Jean-Eudes Lajoie, associations d’employeurs

 

Guy Gingras, associations syndicales

______________________________________________________________________

 

 

 

Antonio Gravel, succession

 

Partie requérante

 

 

 

et

 

 

 

Groupe Alcan Métal Primaire (Alma)

 

Partie intéressée

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

 

[1]                Le 6 mars 2007, la succession de monsieur Antonio Gravel (la succession) dépose à la Commission des lésions professionnelles (le tribunal) une requête par laquelle elle conteste une décision rendue, le 25 janvier 2005, par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) à la suite d’une révision administrative.

[2]                Par cette décision, la CSST confirme la décision initiale qu’elle a rendue le 25 octobre 2004 et déclare que le décès de monsieur Antonio Gravel (le travailleur) n’est pas dû à une maladie pulmonaire professionnelle.


[3]                L’audience s’est tenue le 10 septembre 2009 à Saguenay. La succession est représentée par monsieur Daniel Gravel (monsieur Gravel), le fils du travailleur, tandis que le Groupe Alcan Métal Primaire (l’employeur) est représenté par avocat.

[4]                L’employeur a communiqué, le 21 septembre 2009, les documents qu’il s’était engagé à transmettre concernant l’historique tabagique du travailleur. La cause a été mise en délibéré le 25 septembre 2009, soit à l’expiration du délai accordé à la succession pour commenter ces documents.

[5]                Les parties ont déposé les documents suivants :

Ø   lettre du Syndicat des Travailleurs de l’Aluminium d’Alma datée du 18 juin 2009 et signée par monsieur Marc Maltais, laquelle est cotée comme pièce T-1;

Ø   l’historique tabagique du travailleur extrait de son dossier médical, lequel est coté comme pièce E-1;

Ø   Ben Armstrong et al., « Lung Cancer Mortality and Polynuclear Aromatic Hydrocarbons : A Case-Cohort Study of Aluminium Production Workers in Arvida, Quebec, Canada », (1993) vol. 139 nº 3 American Journal of Epidemiology, p. 250, lequel document est coté comme pièce E-2;

Ø   calcul de la probabilité d’origine professionnelle (24,73 %) selon la formule Armstrong/Thériault, lequel document est coté comme pièce E-3.1;

Ø   calcul de la probabilité d’origine professionnelle (21,45 %) selon la formule Armstrong/Thériault, lequel document est coté comme pièce E-3.2;

Ø   l’évolution globale de l’exposition professionnelle du travailleur, lequel document est coté comme pièce E-4;

Ø   procès-verbal de signification d’une citation à comparaître concernant monsieur Patrice Harvey, lequel document est coté comme pièce E-5;

Ø   extrait du dossier du travailleur, lequel document est coté comme pièce E-6;

Ø   complément de l’historique tabagique dressé par le Dr Blackburn, lequel document est coté comme pièce E-7.

 

L’OBJET DE LA CONTESTATION 

[6]                La succession demande au tribunal de déclarer que le travailleur a contracté une maladie professionnelle pulmonaire qui a entraîné son décès.


QUESTION PRÉLIMINAIRE

[7]                L’employeur soutient que la succession a produit sa requête (6 mars 2007) devant le tribunal après l’expiration du délai prévu par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi). 

L’AVIS DES MEMBRES SUR LA QUESTION PRÉLIMINAIRE

[8]                 Les membres issus des associations d’employeurs et syndicales sont d’avis que la requête de la succession a été produite après l’expiration du délai fixé par la loi. Ils croient cependant que la succession a fait valoir un motif raisonnable qui justifie de la relever des conséquences de son défaut.

LES FAITS ET LES MOTIFS SUR LA QUESTION PRÉLIMINAIRE

[9]                Le tribunal doit décider si la succession a déposé sa requête auprès du tribunal après l’expiration du délai prévu par la loi. L’article 359 de la loi détermine que le délai de contestation d’une décision rendue, à la suite d’une révision administrative, par la CSST est de 45 jours.

359.  Une personne qui se croit lésée par une décision rendue à la suite d'une demande faite en vertu de l'article 358 peut la contester devant la Commission des lésions professionnelles dans les 45 jours de sa notification.

__________

1985, c. 6, a. 359; 1992, c. 11, a. 32; 1997, c. 27, a. 16.

 

 

[10]           Si cette requête est produite après l’expiration de ce délai, le tribunal doit déterminer si la succession a fait valoir un motif raisonnable qui justifie de la relever des conséquences de son défaut conformément à l’article 429.19 de la loi.

429.19.  La Commission des lésions professionnelles peut prolonger un délai ou relever une personne des conséquences de son défaut de le respecter, s'il est démontré que celle-ci n'a pu respecter le délai prescrit pour un motif raisonnable et si, à son avis, aucune autre partie n'en subit de préjudice grave.

__________

1997, c. 27, a. 24.

 

[11]           Monsieur Daniel Gravel, le fils du travailleur, a entrepris pour la succession toutes les procédures dans la présente affaire. Il admet avoir reçu, au début du mois de février 2005, la décision rendue, le 25 janvier 2005, par la CSST à la suite d’une révision administrative. Il confirme également avoir signé la requête en vue de contester cette décision le 6 mars 2007 et l’avoir  transmise le même jour au greffe du tribunal. En conséquence, la requête de la succession a manifestement été déposée après l’expiration du délai de 45 jours prévu par la loi.

[12]            Monsieur Gravel a-t-il fait valoir un motif raisonnable pour justifier le dépôt tardif de la requête ?

[13]           Monsieur Gravel déclare qu’il était conscient du délai de 45 jours dont il disposait pour contester la décision et, qu’en conséquence, il prit contact avec le syndicat du travailleur au début du mois de février 2005. Monsieur Gravel devait rencontrer monsieur Patrice Harvey, lequel avait agi comme représentant du travailleur dans cette affaire depuis le début. 

[14]           Monsieur Harvey étant en congé de maladie, il rencontre madame Sylvie Tremblay, secrétaire du syndicat, à qui il remet le dossier complet du travailleur et signe « les documents pour la contester ». Monsieur Gravel lui fait part de l’existence du délai de contestation et madame Tremblay le rassure en lui mentionnant que monsieur Harvey assurera le suivi du dossier dès son retour la semaine suivante. D’autre part, monsieur Gravel témoigne que cette période a été particulièrement affligeante sur le plan familial, en raison de plusieurs décès et de la prise en charge d’un frère déficient.

[15]           Ce ne serait qu’en 2007, qu’un de ses oncles qui devait témoigner devant la Commission des lésions professionnelles, l’informe que le dossier du travailleur n’apparaît pas au rôle. Monsieur Gravel s’informe auprès de madame Tremblay de l’état du dossier de son père. Elle l’informe qu’il a été assigné à monsieur Steeve Pelletier et, après vérifications, ils constatent que le dossier ne contient plus que quelques pages. Madame Tremblay lui confie que le dossier pourrait avoir été perdu à la suite du déménagement des bureaux du syndicat.

[16]           Au cours de ces deux années, monsieur Gravel n’a pas contacté monsieur Harvey ni s’est enquis de l’état du dossier. Aux dires de monsieur Gravel, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter de l’écoulement du temps, puisque « le dossier était en fonction » et « qu’il suivait son cours normal ». D’autant plus, soutient-il, que monsieur Harvey l’avait informé, dès le début du processus de contestation, qu’un règlement final pourrait prendre de dix à douze ans avant d’intervenir.

[17]           Monsieur Gravel a par la suite rencontré des représentants du syndicat à trois reprises. Ceux-ci lui auraient recommandé de déposer lui-même une requête devant le tribunal. Monsieur Marc Maltais, président du « local 9490 » au sein du Syndicat des Travailleurs de l’Aluminium d’Alma signe une lettre datée du 18 juin 2009 qui se lit comme suit :

Référence : Dossier Antonio Gravel (Succession)

 

Madame, Monsieur,

 

Dans ce dossier, le Syndicat des travailleurs de l’aluminium d’Alma, par l’entremise de son officier responsable des dossiers de réclamations M. Patrice Harvey, a fait la représentation dans le dossier à ses débuts, c’est-à-dire depuis novembre 2004, suite à la décision de la CSST de ne pas reconnaître la lésion professionnelle.

 

Cependant, M. Harvey a cessé de s’occuper des dossiers de réclamations en début d’année 2005. Durant la même période, le syndicat a également effectué un déménagement de local.

 

Par la suite, M. Daniel Gravel, en février 2007, a signé de nouveau une autorisation de représentation et demandé une copie du dossier à la CSST afin qu’elle le transmette au syndicat d’Alma, à l’attention de M. Steve Pelletier qui était le nouveau représentant du syndicat dans les dossiers de réclamations.

 

En février 2007, le syndicat ne possédait pas de copie de ce dossier.  Il est possible que ce dossier ait pu être perdu lord du déménagement de 2005.

 

Lors de la réception du dossier par la CSST, à la fin du mois de février 2007, le syndicat a constaté que la décision de la révision administrative de janvier 2005 n’avait pas été contestée et en a informé M. Gravel.  Le syndicat lui a alors remis copie de son dossier et lui a indiqué qu’il pouvait contester la décision de la révision administrative.

Cependant, il devra fournir une explication pour dire pourquoi le dossier n’a pas été contesté dans les délais prescrits en 2005 et expliquer les démarches qu’il a entreprises entre le moment de la décision en 2005 et la nouvelle demande de dossier et sa contestation en 2007. (sic)

 

 

[18]           Le 6 mars 2007, soit environ une semaine après avoir rencontré madame Tremblay, monsieur Gravel produit une requête devant le tribunal pour contester la décision rendue par la CSST, le 25 janvier 2005.

[19]           Monsieur Patrice Harvey a témoigné et a reconnu avoir été représentant syndical pour le Syndicat des Travailleurs de l’Aluminium. Il déclare avoir été impliqué dans la contestation de la présente affaire depuis la réclamation effectuée par monsieur Daniel Gravel, le 17 février 2003, jusqu’au processus de la révision administrative.

[20]           Monsieur Harvey est l’un des destinataires auxquels est expédiée la décision rendue par la CSST le 25 janvier 2005. Il déclare ne jamais avoir pris connaissance de cette décision, car il était à ce moment en congé de maladie jusqu’au mois d’avril 2005. À son retour au travail, il a cessé de s’occuper des dossiers contestés impliquant la CSST dont celui de la succession. 

[21]           Finalement, il reconnaît que le syndicat n’a plus en sa possession la copie d’origine du dossier de la succession et que celle dont il dispose a été obtenue en 2007. Un document de la CSST, daté du 11 décembre 2006, mentionne que monsieur Gravel a demandé une copie complète du dossier du travailleur.

[22]           Le tribunal retient que monsieur Gravel a démontré qu’il avait un motif raisonnable pour justifier le dépôt de sa requête après l’expiration du délai prévu par la loi. Le témoignage de monsieur Gravel s’avère tout à fait crédible.

[23]           Il a reçu la décision datée du 25 janvier 2005 au début du mois de février 2005 et a agi de façon diligente en contactant sans tarder le syndicat. Il a même signé les « documents » pour contester cette décision qui n’ont jamais été expédiés au tribunal, car le syndicat a perdu le dossier du travailleur.

[24]           L’erreur commise par le syndicat est manifeste dans cette affaire. D’abord, les démarches effectuées par monsieur Gravel auprès du syndicat sont demeurées lettres mortes. Ensuite, le syndicat a perdu le dossier, ce qui a eu pour effet que personne n’y a donné suite. Le défaut du syndicat ne peut pénaliser la succession et lui faire perdre ses droits en l’absence de préjudice sérieux envers l’employeur.[2] 

[25]           Certes, monsieur Gravel aurait pu s’enquérir du suivi du dossier avant 2007. Toutefois, son attitude passive s’explique compte tenu des circonstances particulières en l’espèce. D’abord, il s’attendait à ce que le règlement du dossier prenne une dizaine d’années tel que l’avait avisé monsieur Harvey au début des procédures. Ensuite, lorsqu’il transmet le dossier au syndicat, madame Tremblay le rassure et lui affirme que monsieur Harvey effectuera le suivi dès son retour. Monsieur Gravel avait pleine confiance en monsieur Harvey, car celui-ci avait jusqu’à ce moment mené rondement cette affaire. 

[26]           Bien que monsieur Gravel ait demandé une copie du dossier à la CSST, le 11 décembre 2006, cet élément n’est pas suffisant, compte tenu des circonstances particulières de cette affaire et de l’ensemble de la preuve présentée, pour constituer un obstacle à relever la succession des conséquences de son défaut.

[27]           En l’espèce, l’employeur ne subissant pas de préjudice grave de ce fait, le tribunal retient que la succession a fait valoir un motif raisonnable pour la relever des conséquences de son défaut de respecter le délai prescrit par la loi.

L’AVIS DES MEMBRES QUANT AU FOND DU LITIGE

[28]           Le membre issu des associations d’employeurs est d’avis que la preuve présentée par l’employeur est prépondérante pour établir que le cancer pulmonaire qui a causé le décès du travailleur n’est pas de nature professionnelle. Il croit que compte tenu de l’évaluation de la consommation tabagique faite par le Dr Blackburn et du fait que le travailleur aurait probablement continué de fumer pendant sa retraite, la probabilité que la pathologie du travailleur soit d’origine professionnelle serait de 21,45 %. En conséquence, la requête de la succession devrait être rejetée.

[29]           Le membre issu des associations syndicales croit que la preuve présentée par l’employeur concernant la consommation tabagique du travailleur est incomplète et qu’elle ne permet pas d’établir que le cancer pulmonaire en question est causé de façon prépondérante par le tabagisme.

LES FAITS ET MOTIFS QUANT AU FOND DU LITIGE

[30]           Le tribunal doit décider si le cancer pulmonaire dont est décédé le travailleur constitue une maladie professionnelle pulmonaire. Si tel est le cas, la reconnaissance du caractère professionnel de la lésion pourra entraîner le versement d’indemnités de décès tel que le prescrit l’article 97 de la loi.

97.  Le décès d'un travailleur en raison d'une lésion professionnelle donne droit aux indemnités prévues par la présente section.

__________

1985, c. 6, a. 97.

 

 

[31]           Le législateur a défini à l’article 2 de la loi ce que constituent une lésion et une maladie professionnelles.

2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par :

 

« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;

 

« maladie professionnelle » : une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail;

__________

1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1.

 

[32]            Afin de faciliter la présentation d’une telle preuve, l’article 29 de la loi établit une présomption de maladie professionnelle à l’endroit des maladies énumérées dans la section V de l’annexe I et qui correspondent au « genre de travail » spécifié.

29.  Les maladies énumérées dans l'annexe I sont caractéristiques du travail correspondant à chacune de ces maladies d'après cette annexe et sont reliées directement aux risques particuliers de ce travail.

 

Le travailleur atteint d'une maladie visée dans cette annexe est présumé atteint d'une maladie professionnelle s'il a exercé un travail correspondant à cette maladie d'après l'annexe.

__________

1985, c. 6, a. 29.

 

 

ANNEXE I

 

MALADIES PROFESSIONNELLES

(Article 29)

 

SECTION V

 

MALADIES PULMONAIRES CAUSÉES PAR DES POUSSIÈRES

ORGANIQUES ET INORGANIQUES

 

MALADIES

GENRES DE TRAVAIL

 

 

1.       Amiantose, cancer pulmonaire ou mésothéliome causé par l'amiante:

un travail impliquant une exposition à la fibre d'amiante;

__________

1985, c. 6, annexe I.

 

 

[33]           La présomption de maladie professionnelle ne peut trouver application dans la présente affaire compte tenu que la preuve n’implique pas d’exposition professionnelle à la fibre d’amiante.

[34]           À défaut, il incombe à la succession de démontrer par prépondérance de preuve que la pathologie du travailleur est, soit caractéristique de son travail, soit reliée directement aux risques particuliers de son travail, le tout conformément au libellé de l’article 30 de la loi.

30.  Le travailleur atteint d'une maladie non prévue par l'annexe I, contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui ne résulte pas d'un accident du travail ni d'une blessure ou d'une maladie causée par un tel accident est considéré atteint d'une maladie professionnelle s'il démontre à la Commission que sa maladie est caractéristique d'un travail qu'il a exercé ou qu'elle est reliée directement aux risques particuliers de ce travail.

__________

1985, c. 6, a. 30.

 

[35]           La pathologie du travailleur ne peut être reconnue comme étant caractéristique de son travail. En effet, aucune preuve n’a été soumise pour établir que d’autres travailleurs placés dans les mêmes conditions ont été affectés de problématiques semblables et aucune étude statistique ou scientifique n’a été déposée en ce sens. C’est ultimement sous l’angle des risques particuliers du travail qu’il y a lieu d’analyser la preuve soumise. 

[36]           La succession, pour rencontrer son fardeau de preuve, doit démontrer, par balance des probabilités, que le travailleur encourait dans le cadre de son travail un risque particulier de contracter un cancer pulmonaire et que ce risque « a contribué au développement ou à l’évolution de la maladie » de façon significative.[3]

[37]           Bien que le tribunal ne soit pas lié par cette décision, il adhère aux principes énoncés par cette formation de trois juges administratifs, tels que suggérés, d’ailleurs, par l’employeur.

[38]           Le cancer pulmonaire est une maladie multifactorielle, cependant le tabagisme est ciblé comme la principale cause dans 90 % des cas.[4] La détermination d’un risque professionnel de contracter cette maladie amène à calculer une probabilité de causalité qui permet de dégager les incidences de l’exposition au travail à des substances cancérigènes et celles propres au tabagisme.

[39]           L’affaire Tremblay a permis de valider l’utilisation d’un modèle d’indemnisation élaboré par les professeurs Armstrong et Thériault, lequel permet de calculer la probabilité de causalité, il s’agit du « Modèle 8 »[5]  :  

[50] En somme, l’adoption du Modèle 8 repose sur les prémisses suivantes :

 

tenir compte du risque tabagique;

 

mesurer l’exposition professionnelle avec l’indicateur BaP;

 

évaluer la relation «dose réponse» avec la fonction linéaire;

 

utiliser l’intervalle de confiance supérieur de la probabilité de causalité.

 

[51] La probabilité de causalité selon le Modèle 8 correspond au calcul suivant11 :

 

(0,0476)(BaP) x 100 %

1 + (0,33)(py) + (0,0476)(BaP)

 

BaP=        la dose carrière de BaP en μg/m3 années

 

Py =         la dose tabagique cumulative en paquets-années

 

[52] Comme la formule l’indique, la dose tabagique est calculée en paquets-années. Elle est un indicateur de la consommation totale de cigarettes au cours de la vie d’un individu. Par exemple, une personne qui a fumé 2 paquets de cigarettes par jour pendant 20 ans a une dose tabagique de 40 paquets-années (2 paquets x 20 ans). Il en est de même pour la personne qui a fumé 1 paquet par jour pendant 40 ans (1 paquet x 40 ans).

___________________

11         Graham GIBBS, « L’indemnisation du cancer du poumon chez les travailleurs - observations sur certains éléments clés », Rapport soumis à la Société d’électrolyse et de chimie Alcan et à Ogilvy Renault, Novembre 1997, p. 3.

[40]            La probabilité de causalité ainsi déterminée tient compte de la consommation tabagique durant la vie du travailleur, laquelle est exprimée en paquets-années et de l’exposition durant sa carrière au BaP, laquelle s’exprime en μg/m3 années.

[41]           Le pourcentage critique pour établir l’imputabilité du cancer pulmonaire à l’exposition professionnelle à des substances cancérigènes a été fixé à 25 % par la formation des trois juges administratifs.[6]

[236] De l’avis du tribunal, la probabilité de causalité constitue un indice valable de la contribution significative du risque professionnel lorsqu’elle s’approche de 25 %. À ce niveau, le risque professionnel est suffisamment marqué pour qu’on puisse en tirer des conséquences. Pour des probabilités inférieures à ce niveau, à moins que d’autres éléments supportent fortement l’existence d’une relation causale, il est difficile de considérer la contribution du risque professionnel comme étant significative.

 

[237] Pour ce faire, le tribunal adopte une approche multicritère où différents paramètres sont considérés, comme il le fait par exemple en matière de « rechute, récidive ou aggravation »5. Sans avoir un effet déterminant, chacune de ces balises fournit un indice sur la contribution du risque professionnel dans le développement ou l’évolution du cancer pulmonaire.

 

[238] Les paramètres retenus sont les suivants :

 

●   la période et la durée de l’exposition professionnelle incluant les endroits de cette exposition;

 

●   le port d’équipements de protection efficaces;

 

●   les doses cumulatives d’exposition professionnelle au BaP et aux MSB;

 

●   le risque relatif associé à l’exposition professionnelle mesurée avec les indicateurs BaP et MSB;

 

●   la période et la durée de la consommation tabagique;

 

●   la dose cumulative de l’exposition tabagique mesurée en paquets-années;

 

●   le risque relatif lié à la consommation tabagique suivant l’Étude de Montréal;

 

●   la probabilité de causalité suivant les modèles 8 et 6 proposés par Armstrong et Thériault.

_________________________

5         Boisvert et Halco inc., [1995] C.A.L.P. 19 .

 

[42]           Dans la présente affaire, le travailleur a été à l’emploi de l’employeur pendant 33 ans et 7 mois. Au cours de cette période, il a travaillé dans l’usine pendant 28 ans et 10 mois et il a pris sa retraite le 17 août 1986, pièce E-4.  Le 13 janvier 2003, il décède à la suite des complications d’un cancer épidermoïde infiltrant du poumon, à l’âge de 73 ans.

[43]           Le 17 février 2003, monsieur Gravel signait, à titre de mandataire, un formulaire de réclamation concernant une maladie professionnelle qu’aurait contractée le travailleur. Le 5 juillet suivant, il remplissait un formulaire de la CSST concernant la consommation tabagique du travailleur. Il déclarait que ce dernier avait fumé pendant 30 ans une quantité de 20 à 24 cigarettes par jour. Il notait que le travailleur a cessé à plusieurs reprises de fumer et que le dernier arrêt a duré 6 ans, alors que le travailleur était âgé d’environ 45 ans. À l’audience, monsieur Gravel précise que le travailleur a cessé de fumer trois ou quatre fois et chaque arrêt durait entre 2 et 3 ans.

[44]           Le dossier du travailleur est par la suite acheminé à un comité des maladies pulmonaires professionnelles, tel que prescrit par les articles 226 et 230 de la loi.

226.  Lorsqu'un travailleur produit une réclamation à la Commission alléguant qu'il est atteint d'une maladie professionnelle pulmonaire, la Commission le réfère, dans les 10 jours, à un comité des maladies professionnelles pulmonaires.

__________

1985, c. 6, a. 226.

 

230.  Le Comité des maladies professionnelles pulmonaires à qui la Commission réfère un travailleur examine celui-ci dans les 20 jours de la demande de la Commission.

 

Il fait rapport par écrit à la Commission de son diagnostic dans les 20 jours de l'examen et, si son diagnostic est positif, il fait en outre état dans son rapport de ses constatations quant aux limitations fonctionnelles, au pourcentage d'atteinte à l'intégrité physique et à la tolérance du travailleur à un contaminant au sens de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (chapitre S-2.1) qui a provoqué sa maladie ou qui risque de l'exposer à une récidive, une rechute ou une aggravation.

__________

1985, c. 6, a. 230.

 

[45]            Le Comité émet un rapport, le 2 avril 2004, signé par les Drs Raymond Bégin, Robert Boileau et André Cantin, pneumologues.

[46]           Le rapport indique que pendant sa carrière, le travailleur a travaillé dans l’usine pendant 28 ans 10 mois et son exposition, selon l’indicateur au benzo [a] pyrène (BaP), est estimée à 115 ans 1 mois. En tenant compte, d’une consommation tabagique établie, en 1990, à 30 paquets-années, le Comité conclut que le cancer pulmonaire du travailleur est causé de façon prépondérante par le tabagisme.

[47]           Le dossier du travailleur est ensuite soumis à un comité spécial conformément à l’article 231 de la loi.

231.  Sur réception de ce rapport, la Commission soumet le dossier du travailleur à un comité spécial composé de trois personnes qu'elle désigne parmi les présidents des comités des maladies professionnelles pulmonaires, à l'exception du président du comité qui a fait le rapport faisant l'objet de l'examen par le comité spécial.

 

Le dossier du travailleur comprend le rapport du comité des maladies professionnelles pulmonaires et toutes les pièces qui ont servi à ce comité à établir son diagnostic et ses autres constatations.

 

Le comité spécial infirme ou confirme le diagnostic et les autres constatations du comité des maladies professionnelles pulmonaires faites en vertu du deuxième alinéa de l'article 230 et y substitue les siens, s'il y a lieu; il motive son avis et le transmet à la Commission dans les 20 jours de la date où la Commission lui a soumis le dossier.

__________

1985, c. 6, a. 231.

 

 

[48]           Le Comité spécial des présidents émet un rapport, le 15 avril 2004, sous la plume des Drs Marc Desmeules, André Cartier et Gaston Ostiguy, pneumologues. Le Comité confirme les conclusions du Comité des maladies professionnelles pulmonaires.

[49]           Le 25 octobre 2004, la CSST rend une décision où elle rejette la réclamation de la succession au motif que la maladie pulmonaire qui a causé le décès du travailleur n’est pas une maladie reliée à son milieu de travail mais causée de façon prépondérante par ses antécédents tabagiques. Le 25 janvier 2005, la CSST confirme sa décision initiale à la suite d’une révision administrative.

[50]           L’employeur a établi le niveau d’exposition professionnelle du travailleur, selon l’indicateur BaP, à 115 années et 1 mois durant sa carrière, pièce E-4. Cette évaluation n’est pas contestée par monsieur Gravel. Le tribunal considère que ce taux d’exposition constitue un risque particulier inhérent au travail.

[51]           Le cancer pulmonaire est une maladie multifactorielle et le tabagisme étant la principale cause ciblée, l’employeur peut néanmoins démontrer que la consommation tabagique du travailleur est suffisante pour établir que la probabilité que cette pathologie soit d’origine professionnelle est inférieure à 25  %.

[52]           En ce sens, l’employeur a soumis au tribunal deux évaluations établissant la probabilité que le cancer pulmonaire du travailleur soit d’origine professionnelle, pièces E-3.1 et E-3.2, selon la formule élaborée par les professeurs Armstrong et Thériault. Dans la première (pièce E-3.1), il retient la dose tabagique cumulative de 47,5 paquets-années, ce qui établit la probabilité de causalité à 24,73 %. Dans la seconde, il retient une dose de 57,75 paquets-années, ce qui établit la probabilité de causalité à 21,45  %. Dans les deux hypothèses, la probabilité de causalité est inférieure au seuil de 25 % déterminé par la formation des trois juges administratifs en 2007.

[53]           Monsieur Gravel conteste la consommation tabagique telle qu’évaluée par l’employeur.

[54]           Madame Jocelyne Brunelle, conseillère senior en matière de maladies professionnelles et d’accident du travail pour l’employeur a témoigné. Elle explique que le Dr Robert Blackburn, médecin de l’employeur, a dressé l’histoire tabagique du travailleur, le 2 septembre 2003. Le médecin établit que la dose tabagique est de 54 paquets-années, qu’il justifie de la façon suivante :

S’il a commencé à fumer vers l’âge de 18 ans, le dossier nous montre qu’il fumait 25 cigarettes en 1964 et encore 25 cigarettes en 1966, 1983 et 1984. Il aurait une dose tabagique de 38 paquets-années lors de sa retraite en 1986.

 

S’il a commencé à fumer ses 25 cig-jour jusqu’à son décès en janvier 2003, il faut ajouter 16 paquets-années. Pour arriver à ce cumulatif de 54 paquets années. [sic]

 

[55]           Des extraits du dossier médical du travailleur provenant de l’employeur confirme ces données concernant la consommation quotidienne du travailleur sauf pour l’année 1964, pièce E-1. Madame Brunelle reconnaît que ces documents ne donnent pas d’information quant à savoir si le travailleur a cessé de fumer pendant un certain temps et que l’employeur ne dispose d’aucune information à compter du moment où le travailleur a pris sa retraite en 1986.

[56]           Madame Brunelle précise qu’elle a dû ajuster les résultats du Dr Blackburn quant à l’évaluation des paquets-années. En effet, le calcul du médecin tenait compte de 25 cigarettes par paquet alors que le calcul de la probabilité de causalité, tel qu’établi selon la formule Armstrong/Thériault, tient compte de 20 cigarettes par paquet.

[57]           Madame Brunelle explique qu’en raison des données imprécises concernant les périodes où le travailleur a cessé de fumer, l’employeur a élaboré deux scénarios pour évaluer l’incidence de la consommation tabagique quant à la pathologie du travailleur. Dans le premier cas, le calcul de la probabilité que le cancer pulmonaire du travailleur soit d’origine professionnelle est établi à 24,73%, pièce E-3.1. Cette évaluation ne tient pas compte de la consommation tabagique du travailleur après sa retraite au mois d’août 1986.

[58]           Le second calcul, pièce E-3.2, tient compte d’une consommation tabagique jusqu’au décès du travailleur, incluant la période de sa retraite, en retranchant toutefois 10 années pour tenir compte des périodes d’arrêts invoqués par monsieur Gravel. Ce calcul établit une probabilité de 21,45 %.

[59]           Le tribunal retient que la preuve n’est pas prépondérante pour établir que la consommation tabagique du travailleur a contribué de façon significative au développement ou à l’évolution du cancer pulmonaire dont était affecté le travailleur.

[60]           Dans un premier temps, le tribunal ne retient pas les conclusions du Comité spécial des présidents qui évalue le tabagisme du travailleur à 30 paquets-années. En effet, ce taux proviendrait d’une évaluation faite par le Comité des maladies professionnelles de Québec, en 1990, pour laquelle on ne dispose d’aucune information permettant de soutenir cette conclusion.  

[61]           Ensuite, le tribunal retient que la preuve présentée par l’employeur n’est pas prépondérante pour établir la consommation tabagique probable du travailleur. En conséquence, les probabilités de causalité qu’il soumet ne sont pas probantes, pièces E-3.1 et E-3.2.

[62]           Cette consommation tabagique s’appuie sur l’opinion émise par le Dr Blackburn, le 2 septembre 2003. Son évaluation repose sur 4 mentions de la consommation du travailleur extraites du dossier médical constitué par l’employeur, dont une, celle de 1964, n’est pas corroborée par la preuve documentaire, tel qu’admis par l’employeur. La consommation tabagique, telle qu’évaluée par le médecin de l’employeur, constitue une extrapolation faite à partir de seulement 3 données de consommation prises en 1966, 1983 et 1884. De surcroît, cette extrapolation est faite en supposant que le travailleur a commencé à fumer à l’âge de 18 ans, laquelle supposition n’est pas soutenue par la preuve. En effet, la première donnée de consommation tabagique dont dispose l’employeur est celle de 1966 alors que le travailleur est âgé de 37 ans.

[63]           En conséquence, l’évaluation du Dr Blackburn s’appuie sur des données trop éparses pour pouvoir établir de façon probante la consommation tabagique du travailleur. Par ailleurs, le témoignage de monsieur Gravel ne permet pas de combler ces lacunes car, étant né en 1959, il était trop jeune à cette époque pour que son témoignage soit retenu sous cet aspect. 

[64]           Par ailleurs, le tribunal retient que le travailleur a cessé de fumer pendant au moins 10 années, tel que retenu d’ailleurs par l’employeur dans l’une de ses évaluations de la probabilité de causalité.

[65]           La preuve présentée par l’employeur n’est pas prépondérante pour établir que la probabilité que le cancer pulmonaire du travailleur soit d’origine professionnelle est inférieure au seuil de 25 % établi dans l’affaire Tremblay. En conséquence, le cancer pulmonaire du travailleur constitue une maladie professionnelle pulmonaire.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

ACCUEILLE la requête de la succession de monsieur Antonio Gravel (la succession);

INFIRME la décision rendue le 25 janvier 2005 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail, à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que le cancer pulmonaire qui a provoqué le décès de monsieur Antonio Gravel, le travailleur, est une maladie professionnelle pulmonaire;

DÉCLARE que la succession a droit aux prestations prévues par la loi.

 

 

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Réjean Bernard

 

 

Me François Côté

Ogilvy Renault

Représentant de la partie intéressée

 

 

 



[1]           L.R.Q., c. A-3.001.

[2]           Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 516 .

[3]           Lucien Tremblay (succession) et Alcan inc., C.L.P. 118317-02-9906, 25 juillet 2007, M. Juteau, L. Nadeau et J.-F. Clément, ci-après l’affaire Tremblay, paragraphes 108-110, 121-124.

[4]           Idem, paragraphes 154 et 193.

[5]           Idem, paragraphe 232. À noter que l’utilisation du « Modèle 6 » est également confirmée, lequel calcule la probabilité de causalité en regard de l’indice d’exposition MSB plutôt que de l’indice BaP, benzo [a] pyrène.

[6]           Précitée, note 3.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.