Décision

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Groupe Soucy inc. c. Services ménagers Soucy inc.

2015 QCCS 3605

 

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

TROIS-RIVIÈRES

 

N° :

400-17-003737-158

 

DATE :

5 août 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L’HONORABLE BERNARD GODBOUT, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

 

GROUPE SOUCY INC.

-et-

SYLVIA VALADE

 

            Demanderesses

 

c.

 

SERVICES MÉNAGERS SOUCY INC.

-et-

SYLVAIN SOUCY

 

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

SUR UNE REQUÊTE POUR ORDONNANCE DE CONFIDENTIALITÉ

______________________________________________________________________

 

[1]      

JG 1744

 

 
Les demanderesses, Mme Sylvia Valade et Groupe Soucy inc., présentent dans le cadre d’un avis de gestion d’instance une requête aux termes de laquelle elles demandent:

ACCUEILLIR la présente requête et procéder à gérer le dossier selon les conclusions ci après;

PRÉCISER l’ordonnance de transmission des pièces aux procureurs des défenderesses;

DÉCLARER les pièces confidentielles après examen privé de P-3 et P-7;

PERMETTRE la production des pièces P-3 et P-7 sous pli confidentiel au dossier de la Cour avant l’audience au fonds;

ORDONNER à Mes Lambert Therrien de ne transmettre copie P-3 et P-7 que sur permission préalable de la Cour;

ORDONNER aux avocats Lambert Therrien de ne pas utiliser les informations confidentielles dans les procédures, sauf permission préalable de la Cour;

ORDONNER l’application de ces mesures aux tiers, ainsi qu’aux questions et réponses des éventuels interrogatoires préalables;

ORDONNER l’application de ces ordonnances aux défenderesses, de façon interlocutoires, par ordonnance injonctive;

ORDONNER aux défenderesses et à leurs procureurs de se conformer aux présentes;

SUBSIDIAIREMENT, ORDONNER aux procureurs des défenderesses de remettre un engagement de confidentialité et de non-divulgation des pièces avant la transmission de celle-ci par les procureurs des demanderesses;

[Reproduction textuelle]

[2]       Dans la requête introductive d’instance signifiée aux défendeurs le 21 janvier 2015 et amendée le 12 mars 2015, les demanderesses écrivent au sujet des pièces P-3 et P-7 ce qui suit :

« 26- Pour des motifs de confidentialité et de secret commercial, les clients ayant été cédés par la demanderesse Groupe Soucy […] sont listés dans la pièce P-3, dénoncée au soutien des présentes, mais qui sera produite à l’audience sous pli confidentiel;

[…]

54-    Ainsi, les contrats qui ont été détournés de la clientèle de la demanderesse Groupe Soucy […], à ce jour, sont d’un montant minimal, basé sur l’achalandage de 2011, de trois cent un mille sept cent cinquante-six dollars et vingt-quatre cents (301 756,24 $), tel qu’il appert de la liste des clients soutirés, ainsi que de la profitabilité des contrats, dénoncée au soutien des présentes sous P-7, mais qui sera produite à l’audience sous pli confidentiel; »

[Souligné dans le texte]

[3]       Par ailleurs, dans un procès-verbal de gestion hâtive tenue le 6 mars 2015, il est prévu, sous le titre :

« Liste des documents requis avant l’interrogatoire avant défense :

Les pièces P-2, P-3 et P-4 seront transmises à Me Therrien au plus tard le 13 mars 2015. » (On devrait lire P-7 au lieu de P-4)

[4]       Les demanderesses refusent de communiquer les pièces P-3 et P-7 sans un engagement de confidentialité. Ils invoquent les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec inc. [2001] 2 R.C.S. 743.

[5]       Le principe de « confidentialité implicite » énoncé dans l’arrêt Lac d’Amiante s’applique aux informations divulguées oralement par un témoin au cours d’un interrogatoire préalable ou contenues dans un document communiqué à l’occasion d’un tel interrogatoire.

[6]       Dans le présent cas, les pièces P-3 et P-7 sont dénoncées dans la requête introductive d’instance et devront éventuellement être communiquées selon ce que prévoient les articles 331.1 et suivants C.p.c.

[7]       Comment doit-on alors aborder cette question?

ANALYSE

1.      Le principe de la publicité des débats

[8]       L'article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., c. C-12) consacre le principe de «l’audition publique» des causes instruites par les tribunaux. L’article 13 du Code de procédure civile reprend ce principe en énonçant que «les audiences des tribunaux sont publiques». Le but visé par le principe de la publicité des débats est notamment de permettre au public de discuter des pratiques des tribunaux, d'émettre des opinions et de les critiquer[1]. Malgré cela, il existe des exceptions dont l’ordonnance de confidentialité.

2.      Les critères à respecter pour émettre une ordonnance de confidentialité

[9]       Le Tribunal peut exceptionnellement émettre une ordonnance de confidentialité ou restreindre l'accès au dossier de la Cour dans l'intérêt de la morale ou de l'ordre public s'il est démontré (1) que la mesure est nécessaire, faute d’autres options raisonnables, pour écarter un risque sérieux et réel, lequel doit se rapporter à un intérêt public à la confidentialité et (2) que les effets bénéfiques de la mesure, y compris ses effets sur les droits des justiciables à un procès équitable, l'emportent sur ses effets préjudiciables[2]. Ces mêmes critères s'appliquent, entre autres, chaque fois qu'un juge d'instance exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d'expression de la presse durant les procédures judiciaires. Cela inclut, par exemple, le cas d'une ordonnance de confidentialité. Il est bien établi que « l'existence de ce risque doit être bien appuyée par la preuve. Une allégation générale mal ou peu étayée est insuffisante »[3].

3.      Le caractère confidentiel du contenu des interrogatoires au préalable

[10]    Le caractère confidentiel du contenu des interrogatoires au préalable a été reconnu au Québec depuis l'arrêt Lac d'Amiante du Québec ltée c. 2858-0702 Québec inc[4]. Dans son ouvrage portant sur «L’administration de la preuve»[5], le professeur Ducharme circonscrit comme suit la règle de l'engagement implicite de confidentialité:

68.-Selon les juges de la majorité dans l'affaire Lac d'amiante précitée, le principe de la publicité énoncé à l'article 13 C.p.c. vise le procès proprement dit et ne s'étend pas à toute information communiquée aux fins d'un litige.  Seule revêt un caractère public l'information faisant partie des dossiers du tribunal. Pour ce qui est des renseignements privés et des documents qui ne sont pas déjà publics qu'une partie est forcée par l'autre, au cours d'un examen préalable, de dévoiler ou de communiquer avant procès, c'est la règle de l'engagement implicite de confidentialité qui s'applique jusqu'à ce qu'ils soient divulgués ou produits lors du procès. Il résulte de cet arrêt que toute instance est susceptible de générer deux catégories d'information: l’une d'un caractère public et l'autre d'un caractère confidentiel.

[Soulignement ajouté]

[11]    La Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Juman c. Doucette[6], a réitéré que, les interrogatoires au préalable n'étant pas tenus en audience publique, la confidentialité n'enfreint donc pas le principe de la publicité des débats. Dans l’arrêt Crane Canada c. Sécurité Nationale, compagnie d'assurance[7], Mme la juge Rousseau-Houle, alors qu’elle était à la Cour d'appel, a qualifié l'interrogatoire préalable comme étant de nature essentiellement exploratoire et généralement privé. Elle écrit:

[13] Le juge LeBel exprimant l'opinion de la Cour suprême, dans l'arrêt Lac d'Amiante du Québec ltée c. 2858-0702 Québec inc., a rappelé, comme il l'avait d'ailleurs déjà décidé dans l'arrêt Kruger c. Kruger, que l'interrogatoire préalable en procédure civile québécoise est essentiellement exploratoire.  Cet interrogatoire laisse beaucoup de liberté à la partie d'interroger sans redouter des conséquences de l'interrogatoire sur son propre dossier puisqu'elle peut décider de ne pas produire le contenu de l'interrogatoire.

Dans l'arrêt Lac d'Amiante précité, le juge LeBel constate que l'évolution de la procédure civile a renforcé le caractère exploratoire du régime de l'interrogatoire préalable et lui a conféré un caractère privé en règle générale.  L'interrogatoire, écrit-il, se déroule sous le contrôle des parties et hors de la présence et de l'intervention du tribunal, sauf exception, l'information recueillie ne fait pas partie du dossier du tribunal et ne devient pas un élément du débat entre les parties tant que le procès n'est pas engagé et que la partie adverse ne l'a pas déposée en preuve.

[12]    Cette affaire fait aussi ressortir le principe selon lequel les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire d'accorder des exemptions à l'égard de l'engagement implicite ou de le modifier. En fonction de la nature des documents et de leur caractère intrinsèquement sensible ou non, le juge aura donc la possibilité d’émettre une ordonnance au stade de l’interrogatoire au préalable à titre préventif dans la majorité des cas, notamment parce que :

« La pratique judiciaire, telle qu'on la connaît présentement au Québec, fait en sorte que pour toutes sortes de raisons, on retrouve dans les dossiers de cour, bien avant la date de l'audition au mérite, soit des notes sténographiques, soit des pièces, alors qu'en pratique, elles ne devraient s'y trouver qu'au moment de l'audience.»[8].

4.      Application au présent cas

[13]    Les informations et documents transmis par une partie dans le cadre d’un interrogatoire au préalable restent confidentiels tant qu’ils ne sont pas produits en preuve au procès. Le Tribunal est le gardien du maintien de cette confidentialité. Certaines mesures de protection additionnelles, nous l’avons vu, peuvent donc être considérées[9]. À cet égard, il peut revenir au Tribunal d’établir les modalités de la prise de connaissance et de la diffusion d’informations et de documents confidentiels dans le cadre d’un interrogatoire au préalable. Enfin, il convient de rappeler que l'engagement de confidentialité implicite cesse lorsque la partie qui interroge décide de produire les notes sténographiques de l'interrogatoire au dossier de la Cour, conformément à l'article 398.1 C.p.c .

[14]    Il arrive donc que des juges, malgré cette obligation implicite de confidentialité qui parait largement suffisante pour certains, accordent ces ordonnances lorsqu’il s’agit de protéger des informations vraiment délicates, à titre préventif. Cela fut notamment le cas dans un récent jugement de la Cour supérieure[10], où l’honorable Karen Kear-Jodoin a fait droit à la demande d’ordonnance de confidentialité dans le but d’éviter toute divulgation prématurée.

[15]    Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’existence d’un risque réel menaçant grandement un intérêt doit être justifié en preuve, avant même de passer à la seconde étape du test. En l’espèce, les pièces P-3 et P-7 font référence à des listes de clients et à la profitabilité de certains contrats dans le contexte d’un conflit familial tendu et surtout de concurrence. Le fait que les parties soient en concurrence rend ces mêmes listes importantes d’un point de vue commercial. De plus, dans le contexte, l’effet bénéfique d’une telle mesure l’emporte certainement sur les effets préjudiciables qu’elle pourrait avoir, s’il en est.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[16]    DÉCLARE que la pièce P-3 (la liste de clients cédés par la demanderesse Groupe Soucy) et la pièce P-7 (la liste de clients soutirés ainsi que la profitabilité des contrats) sont confidentielles;

[17]    ORDONNE que les pièces P-3 et P-7 soient communiquées au procureur des défendeurs et, le cas échéant, produites au dossier de la Cour sous enveloppe cachetée identifiée «confidentiel» pour l’usage exclusif des procureurs, des parties qu’ils représentent et des experts impliqués dans la présente cause;

[18]    ORDONNE aux défendeurs, leurs procureurs et experts de n’utiliser les pièces P-3 et P-7 que pour les seules fins de la présente cause, tout autre usage ou communication de celles-ci ou partie de celles-ci à qui que ce soit étant interdit;

[19]    LE TOUT avec dépens.

 

 

__________________________________

BERNARD GODBOUT, j.c.s.

 

Me Pier-Luc Matte

Daigle Gamache inc.

Pour les demanderesses

 

Me Luc Therrien

Lambert Therrien s.e.n.c.

Pour les défendeurs

 



[1]           Toronto Star Newspaper ltd. c. Canada, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 15

[2]           (J.L.) c. Vallée, [1996] R.J.Q. 2480 (C.A.); Dagenais c. Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministère des finances), 2002 CSC 41

[3]           Marcotte c. Banque de Montréal, 2008 QCCS 3225 (CanLII), par. 67

[4]           [2001] 2 R.C.S. 743

[5]           L. DUCHARME, L'administration de la preuve, La Collection Bleue, Wilson & Lafleur, 2001, p. 30, par. 68

[6]           [2008] 1 R.C.S. 157, par. 21

[7]           2004 CanLII 48772 (QC CA), [2005] R.J.Q. 56, (C.A.) par. 13 et 14 du jugement

[8]           Jacques c. Ultramar ltée, 2011 QCCS 5272 (CanLII), par. 43

[9]           Gillet c. Arthur, [2007] J.Q. no 6283 (C.S.)

[10]          Wykanta Canada Ltd. c. Lafrance (2015 QCCS 2729)

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