[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 21 septembre 2017 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Marc St-Pierre), qui rejette sa demande pour être déclaré père de l’enfant X C..., pour être inscrit comme tel au registre de l’état civil et pour que le nom de l’enfant soit modifié.
[2] Pour les motifs du juge Ruel, auxquels souscrit la juge Bich, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel sans les frais de justice vu les circonstances.
[4] De son côté, pour d’autres motifs, la juge Dutil aurait accueilli l’appel, sans frais vu les circonstances, infirmé le jugement de première instance, déclaré l’appelant père de l’enfant X C..., né le [...] 2015 et ordonné au directeur des registres de l’état civil de corriger les registres et, plus particulièrement l’acte de naissance comme suit : X G..., de sexe masculin, né à Ville A, le [...] 2015, père : W... G..., mère : V... L....
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MOTIFS DU JUGE RUEL |
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L’aperçu
[5] Deux hommes revendiquent la paternité d’un enfant de trois ans. L’enfant a une mère. Selon le droit québécois actuel, un enfant ne peut avoir plus que deux parents.
[6] L’intimé assure l’entretien de l’enfant depuis sa naissance, comme père, et est publiquement reconnu comme tel, pendant une période de 22 mois, dans le cadre d’une garde partagée avec la mère. La naissance de l’enfant, à laquelle l’intimé assiste, est la consécration d’un projet familial. Il apprend avec stupéfaction à la suite d’une intervention de la DPJ qu’il n’est pas le père biologique. Cela ne change cependant rien pour lui. L’enfant est son fils, son « petit gars ».
[7] L’appelant apprend de son côté qu’il est le père biologique de l’enfant quatre mois après la naissance de ce dernier. Graduellement, il assure un entretien partiel de l’enfant, sur le temps de garde de la mère, à l’insu de l’intimé. Sauf, le cercle restreint de sa famille immédiate, il garde la chose secrète pendant un an et demi, après quoi il dépose une demande en contestation d’état et réclamation de paternité.
[8] Le juge de première instance rejette la demande. Il estime que les deux hommes peuvent revendiquer une possession d’état à l’endroit de l’enfant, mais que le certificat de naissance de l’enfant, identifiant l’intimé comme étant le père, doit primer.
[9] L’appel est rejeté.
[10] Selon l’article 530 du Code civil du Québec, nul ne peut contester l’état de celui qui a une possession d’état conforme à son acte de naissance. Lorsque l’acte de naissance et la possession constante d’état (entre 16 et 24 mois) concordent, il n’est plus possible de contester la filiation. La possession d’état se constate par l’existence d’un faisceau convergent de faits établissant qu’un enfant est traité et élevé comme tel par ses parents. Le traitement et la commune renommée sont des critères essentiels. Ce choix du législateur vise à assurer un père « juridique » à l’enfant, parfois même au détriment de la réalité biologique. Il en va de la préservation de la stabilité, de la paix des milieux familiaux et surtout, des enfants.
[11] L’appelant avait le fardeau de prouver que l’intimé ne pouvait revendiquer une possession d’état de filiation à l’endroit de l’enfant en vue de pouvoir établir sa propre paternité par preuve d’ADN. Il n’a pas satisfait ce fardeau. Il laisse le temps s’écouler alors que se cristallisent le milieu familial et la filiation de l’enfant auprès de l’intimé.
[12] Le juge erre en concluant que l’appelant pouvait revendiquer une possession d’état. Bien que les parties partagent le critère de l’entretien, seul l’intimé satisfait à celui de la commune renommée. Publiquement, et pendant près de deux ans, c’est l’intimé qui est le père de l’enfant. Cet élément de commune renommée est essentiel puisque la possession d’état se fonde sur les faits et gestes de ceux qui se comportent, subjectivement et de manière vérifiable comme parents, au vu et au su de tous.
Le contexte et le jugement entrepris
[13] L’appelant W... G... se pourvoit contre un jugement rendu le 21 septembre 2017 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Marc St-Pierre), qui rejette sa demande pour être déclaré père de l’enfant X C..., pour être inscrit comme tel au registre de l’état civil et pour que le nom de l’enfant soit modifié[1].
[14] Les faits essentiels sont les suivants.
[15] Les intimés V... L... et D... C... se fréquentent depuis 2007. En juillet 2014, le couple emménage dans la maison de la mère de l’intimé dans le village de Ville B, cette dernière leur offrant de leur louer sa résidence avec option d’achat.
[16] Le couple caresse un « très grand projet d’avoir des enfants », pour reprendre les mots de madame L..., attendant cependant de stabiliser leur situation personnelle et financière. Les conditions étant réunies, ils entreprennent de concrétiser leur projet vers la période de juillet 2014.
[17] En septembre 2014, madame L... apprend qu’elle est enceinte depuis le mois d’août 2014. Elle en informe monsieur C..., qui se réjouit évidemment de cette nouvelle, alors qu’il s’apprête à devenir père.
[18] Monsieur C... et madame L... annoncent à leurs familles, incluant le cercle élargi de leurs oncles, tantes, cousins et cousines, qu’ils seront parents. Le choix du prénom de l’enfant et de l’identité de sa marraine, meilleure amie de monsieur C..., sont effectués conjointement par ce dernier et madame L....
[19] Le [...] 2015, l’enfant naît.
[20] Monsieur C... accompagne madame L... lors de l’accouchement qui se déroule à l’hôpital. C’est lui qui fait l’inscription de Madame à l’hôpital. Madame accouche par césarienne. Monsieur C... assiste à l’intervention et accueille l’enfant qui naît.
[21] Monsieur C... reste deux jours à l’hôpital pour veiller sur Madame et sur l’enfant. Il est inscrit sur le certificat de naissance comme étant le père de l’enfant. L’enfant portera le nom de X C....
[22] Les parties retournent avec l’enfant à leur maison de Ville B. Madame L..., qui occupait un emploi à Ville A[2], ne retourne pas au travail. Elle est donc en congé de maternité à la maison. Les deux parents s’occupent de l’enfant de manière partagée, en alternant les gardes de nuit. Comme l’indique monsieur C..., « on faisait vraiment tout ce qui était naturel avec un enfant ».
[23] Les familles de monsieur C... et de madame L..., ainsi que des amis communs du couple, visitent l’enfant et les parents à la maison.
[24] Selon monsieur C..., sa relation avec madame L... s’effrite après la naissance de l’enfant. En août 2015, trois mois après sa naissance, il apprend que Madame a un amant, en l’occurrence l’appelant. Les parties se séparent et instaurent une garde partagée. Monsieur C... assurera l’entretien de l’enfant pendant son temps de garde.
[25] Aux yeux de tous, sauf pour un cercle très restreint, comme nous le verrons, monsieur C... est le père de l’enfant et agit comme tel. Madame L... a d’ailleurs toujours reconnu monsieur C... comme étant le père véritable de l’enfant.
[26] À la suite d’un signalement le 26 janvier 2017, la DPJ intervient au dossier. Les causes et les circonstances de cette intervention demeurent nébuleuses, mais il convient de préciser que la preuve ne fait pas état d’allégations de mauvais traitement sur la personne de l’enfant de la part de l’un ou l’autre des prétendants au titre de père. Le 9 février 2017, une rencontre a lieu entre la DPJ, monsieur C... et madame L....
[27] Monsieur C... constate alors que madame L... menait une double vie et qu’il n’est pas le père biologique de l’enfant. Il apprend également que c’est plutôt l’appelant qui est le père biologique et qui s’occupe en partie de l’enfant lors des temps de garde de Madame.
[28] Cette situation, totalement inconnue de monsieur C..., le bouleverse profondément. Malgré tout, cela ne change fondamentalement rien pour l’enfant et lui-même. Il est le père de l’enfant et souhaite le rester. Il indique avoir toujours été présent pour l’enfant, qui « reste [son] petit gars, il y a rien qui change ».
[29] L’implication parallèle de l’appelant dans cette trame est la suivante.
[30] Madame résidait à Ville A la semaine pour son travail. À partir du mois d’avril 2014, elle entretient, à l’insu de monsieur C..., une relation avec l’appelant. Ainsi, Madame fréquente l’appelant durant la semaine à Ville A et retrouve son conjoint, monsieur C..., la fin de semaine à Ville B.
[31] Au mois d’octobre 2014, madame L... informe l’appelant de sa grossesse. À ce stade, sans savoir s’il est le père biologique ou non, l’appelant se montre peu emballé par le projet de devenir père, étant donné la relation prématurée entre lui et Madame, leur importante différence d’âge et leur relation clandestine. Selon Madame, l’appelant lui demande de se faire avorter.
[32] La relation secrète entre l’appelant et madame L... se poursuit néanmoins tout au long du reste de sa grossesse.
[33] Le lendemain ou le surlendemain de la naissance de l’enfant, l’appelant lui rend visite subrepticement à l’hôpital, à l’insu de monsieur C....
[34] Par la suite, madame L... et l’appelant cessent leurs contacts, de sorte que ce dernier ne voit pas l’enfant pendant quelques mois. Bien qu’il ait des doutes, il ne sait pas s’il est le père biologique de l’enfant ou non. Ce sont monsieur C... et madame L... qui s’occupent de l’enfant ensemble, comme parents, dans leur maison de Ville B. L’appelant est pleinement au courant de cette réalité.
[35] À la suite de la séparation de monsieur C... et de madame L... au mois d’août 2015, cette dernière retourne à Ville A. Elle reprend contact avec l’appelant et ils emménagent éventuellement ensemble.
[36] L’appelant voit alors l’enfant lors des accès de madame L... dans le cadre de la garde partagée, à l’insu évidemment de monsieur C.... C’est ainsi que l’enfant est tout d’abord introduit à la famille immédiate de l’appelant comme étant le fils de madame L..., qui venait de quitter son conjoint, le père de l’enfant.
[37] La mère de l’appelant constate éventuellement une ressemblance entre l’enfant et ses trois garçons. Elle suggère à l’appelant de faire un test d’ADN.
[38] Le ou vers le 29 septembre 2015, alors qu’il reçoit les résultats d’un test génétique (à usage privé), l’appelant obtient la confirmation qu’il est le père biologique de l’enfant. Il en informe madame L....
[39] Cette dernière refuse catégoriquement que ce résultat soit divulgué à quiconque et continue de référer à monsieur C... comme étant le véritable père de l’enfant.
[40] En octobre 2016, l’appelant et madame L... se séparent. À la suite de la séparation, Madame permet à l’appelant de voir l’enfant trois à quatre jours sur son propre temps de garde. Elle vit une période d’instabilité à la suite de la séparation. Dans ce contexte, pendant quelques semaines, l’appelant assume la garde complète de l’enfant sur le temps de Madame, à l’insu encore une fois de monsieur C....
[41] L’enfant couche cependant chez les parents de l’appelant qui assument 90 % du temps avec l’enfant, puisque l’appelant n’est pas disponible pour s’en occuper au quotidien en raison de son travail. Il voit cependant l’enfant à son retour du travail, jusqu’au coucher du poupon.
[42] Suite à l’intervention de la DPJ en 2017, les contacts entre l’appelant et l’enfant sont réduits à trois ou quatre jours par deux semaines, puisqu’il partage la semaine d’accès de madame L....
[43] Monsieur C... continue de son côté à avoir la garde de l’enfant X une semaine sur deux.
[44] Le 10 mars 2017, l’appelant dépose une demande en contestation d’état, réclamation de paternité, modification du registre et des actes de l’état civil ainsi qu’en demande de garde.
[45] La Cour supérieure rend une série d’ordonnances de sauvegarde prévoyant la garde de l’enfant selon la formule substantiellement mise en place à la suite de l’intervention de la DPJ.
[46] Dans son jugement rendu le 21 septembre 2017, le juge de première instance identifie la question en litige comme suit : est-ce que la possession partielle de l’état de l’appelant à partir du 4e mois de naissance de l’enfant X peut mettre en échec la possession d’état de monsieur C... qui autrement, combinée à son identification comme père dans l’acte de naissance, rendrait irrecevable les demandes en modification de la filiation de l’appelant[3]?
[47] Selon le juge, l’appelant peut revendiquer à bon droit deux des trois éléments de la possession d’état, soit le traitement et la commune renommée[4]. En effet, l’appelant s’est occupé de l’entretien et de l’éducation de l’enfant à partir du moment où il a appris être le père biologique, soit quatre mois après sa naissance.
[48] Le fait que l’appelant ait caché sa paternité ne constitue pas un empêchement à la reconnaissance de la commune renommée[5]. Selon le juge, cet élément doit être évalué du point de vue de l’enfant qui, « accoutumé aux soins et au milieu du demandeur et du défendeur, l’un et l’autre, peut difficilement voir la différence, toute chose étant par ailleurs égale entre les deux »[6].
[49] Par ailleurs, selon le juge, « il n’est pas contestable […] que le défendeur [monsieur C...] justifie d’une possession d’état constante et continue depuis la naissance de l’enfant et pour 21 mois »[7].
[50] Conséquemment, le juge indique qu’il doit examiner si c’est le lien du sang ou l’inscription à l’acte de naissance qui doit avoir préséance.
[51] Selon lui, la réponse est indiquée au Code civil du Québec, prévoyant que c’est l’acte de naissance conforme à la possession d’état qui établit la filiation[8]. Ainsi, c’est l’intimé C... qui doit avoir préséance et la demande en réclamation de paternité de l’appelant est rejetée[9].
L’analyse
Les considérations juridiques
[52] Le Code civil du Québec prévoit que tous les enfants dont la filiation est établie ont les mêmes droits, quelles que soient les circonstances de leur naissance[10].
[53] Il existe trois façons d’établir cette filiation : par le sang, à la suite d’une procréation assistée et par l’adoption. La reconnaissance de la filiation engendre plusieurs effets juridiques, incluant l’obligation alimentaire, le droit de succession, l’autorité parentale et la transmission du nom[11].
[54] La filiation par le sang, ce dont il est question ici, ne vise pas le lien génétique unissant l’enfant et le parent[12]. Selon les articles 523 et 524 du Code civil du Québec, la « filiation par le sang » se prouve par l’acte de naissance[13] ou encore par la possession constante d’état[14] :
523. La filiation tant paternelle que maternelle se prouve par l’acte de naissance, quelles que soient les circonstances de la naissance de l’enfant.
À défaut de ce titre, la possession constante d’état suffit.
524. La possession constante d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui indiquent les rapports de filiation entre l’enfant et les personnes dont on le dit issu. |
523. Paternal filiation and maternal filiation are proved by the act of birth, regardless of the circumstances of the child’s birth.
In the absence of an act of birth, uninterrupted possession of status is sufficient.
524. Uninterrupted possession of status is established by an adequate combination of facts which indicate the relationship of filiation between the child and the persons of whom he is said to be born.
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[55] Lorsque ces deux éléments concordent, c’est-à-dire la filiation selon l’acte de naissance et la possession constante d’état, le deuxième alinéa de l’article 530 du Code civil du Québec prévoit que la filiation est impossible à contester :
530. Nul ne peut réclamer une filiation contraire à celle que lui donnent son acte de naissance et la possession d’état conforme à ce titre.
Nul ne peut contester l’état de celui qui a une possession d’état conforme à son acte de naissance. |
530. No one may claim a filiation contrary to that assigned to him by his act of birth and the possession of status consistent with that act.
No one may contest the status of a person whose possession of status is consistent with his act of birth.
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[56] Comme l’énonce notre Cour dans Droit de la famille - 1528, 2015 QCCA 59 :
[10 ] En effet, l’article 530 C.c.Q. n’impose aucun fardeau de preuve particulier. Il ne crée qu’une présomption irréfragable de filiation lorsque la possession d’état se révèle conforme à l’acte de naissance. Quand le contenu de l’acte de naissance et la possession d’état vont de pair, la filiation ainsi établie s’impose à tous, y compris au juge. Ce dernier perd toute compétence de décider autrement quand bien même l’intérêt de l’enfant lui semblerait justifier une décision contraire [renvoi omis].
[11] Bref, quand l’acte de naissance et la possession d’état pointent dans la même direction, la filiation devient inattaquable [renvoi omis], parfois au détriment de la réalité biologique [renvoi omis] et même dans les situations de possession dite « involontaire », soit la possession fondée sur le mensonge quant à la paternité biologique, comme il semble que ce soit le cas en l’espèce [renvoi omis][15].
[57] Cette décision du législateur québécois de privilégier la concordance entre le certificat de naissance et la possession constante d’état démontre la volonté de favoriser la stabilité du lien de filiation et la paix dans les familles, dans le meilleur intérêt de l’enfant[16]. C’est donc la nécessité de donner un père « juridique » à l’enfant qui prime[17]. Il s’agit d’une consécration législative du meilleur intérêt de l’enfant.
[58] Cette volonté est également exprimée à l’article 531, alinéa 2 du Code civil du Québec, qui impose un délai d’un an au père présumé, soit au mari ou conjoint uni civilement de la mère[18], pour désavouer l’enfant qu’il croit ne pas être le sien. Ce court délai, d’ordre public, a pour but d’inciter le père présumé ainsi que la mère à prendre position rapidement[19]. La stabilité de l’enfant est ainsi protégée[20].
[59] Dans ce contexte, ce n’est pas la réalité génétique ou biologique qui a préséance, mais plutôt la réalité sociale des rapports entre l’enfant et ses parents. En effet, « [m]ême si la personne agissant comme parent aux yeux de tous n’est pas, en réalité, le parent biologique, le droit reconnaît des effets juridiques à sa présence dans la vie de l’enfant »[21].
[60] Selon l’article 524 du Code civil du Québec, « [l]a possession constante d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui indiquent les rapports de filiation entre l’enfant et les personnes dont on le dit issu ». La possession constante d’état se constate par l’existence d’un faisceau convergent de faits établissant « qu’un enfant est traité et élevé comme tel par ses parents »[22].
[61] La possession constante d’état repose sur l’évaluation de trois critères :
Ø Le nom de famille (nomen) : l’enfant porte le nom du parent à l’égard duquel la possession d’état est invoquée;
Ø Le traitement (tractus) : l’enfant est entretenu, éduqué et traité par l’intéressé comme s’il s’agissait du sien;
Ø La commune renommée (fama) : l’enfant est reconnu notoirement, dans son milieu, son entourage et publiquement comme étant celui du prétendu parent[23].
[62] Le critère relatif au nom a perdu de son importance avec le temps, puisqu’il n’est plus automatique que l’enfant porte le patronyme de son père[24].
[63] Cependant, il est essentiel que les critères du traitement et de la commune renommée soient présents[25].
[64] En effet, la possession d’état s’attache à la « réalité des rapports » entre un parent et son enfant[26]. Cette réalité doit être vécue, c’est le critère du traitement.
[65] Elle doit aussi pouvoir être constatée et vérifiée, c’est le critère de la commune renommée[27]. En effet, « le fait d’être reconnu dans l’entourage est nécessaire dans tous les cas, puisque la preuve par possession d’état doit comporter un caractère public »[28].
[66] Par analogie en droit social, la notion de commune renommée, soit le caractère public de l’union entre deux personnes qui se prétendent conjoints, s'entend généralement d'un fait connu du voisinage immédiat et va « au-delà des seuls parents et amis »[29].
[67] En tout état de cause, la possession d’état doit être constante[30]. Cette constance est « une forme de garantie de l’exactitude des faits sur lesquels on appuie la possession d’état » et s’évalue en date de la procédure en réclamation ou en contestation de paternité[31]. Elle est indépendante des modalités de garde et n’implique pas nécessairement la vie commune des parents avec l’enfant[32].
[68] Pour satisfaire l’exigence de constance, on parle généralement d’une possession d’état d’une durée variant entre 16 et 24 mois entre la naissance de l’enfant et le dépôt de la procédure en réclamation ou en contestation de paternité[33].
L’application
[69] L’appelant prétend que l’enfant n’a joui d’une possession d’état de filiation conforme à son acte de naissance en ce qui concerne monsieur C... que pendant les quatre premiers mois de sa vie. Après quoi, une grande partie de l’entourage de l’enfant savait qu’il était le fils de l’appelant.
[70] L’appelant invoque donc une coexistence des possessions d’état de filiation de l’enfant, qui rendrait celle à l’égard de monsieur C... équivoque, permettant d’établir sa propre paternité par preuve d’ADN.
[71] Le juge de première instance détermine essentiellement que l’enfant justifie une possession d’état de filiation conforme, tant à l’égard de l’appelant que de monsieur C..., et que la filiation doit se résoudre par le certificat de naissance, sur lequel monsieur C... est identifié comme étant le père de l’enfant.
[72] Avec égards, bien que je sois en accord avec le résultat, je n’adopte pas l’analyse faite par le juge de première instance. Le juge erre en concluant que l’appelant pouvait revendiquer une possession d’état.
[73] Toute personne intéressée qui cherche à contredire un acte de naissance et prouver que l’enfant n’a pas une possession d’état de filiation conforme aux inscriptions a le fardeau d’établir ses prétentions, selon une preuve prépondérante[34].
[74] L’appelant avait donc ce fardeau. Selon moi, il n’a pas fait cette démonstration.
[75] En ce qui concerne le premier critère, il n’est pas contesté que l’enfant porte le patronyme de monsieur C....
[76] Quant au traitement de l’enfant, il ressort de la preuve que monsieur C... s’est toujours occupé de l’enfant comme s’il s’agissait de son fils. À la suite de sa séparation avec madame L..., il continue à s’occuper de l’enfant à raison d’une semaine sur deux, même après avoir appris en 2017 qu’il n’était pas le père biologique.
[77] L’appelant mentionne que l’intimé C... n’était pas le seul à traiter l’enfant comme son fils, puisque lui-même s’en occupait comme un père. Il est vrai que l’appelant a partiellement entretenu l’enfant avec l’aide de ses parents à partir du moment où il apprend qu’il est le père biologique, soit quatre mois après la naissance. Sa présence était toutefois significativement moins soutenue que celle de monsieur C....
[78] Néanmoins, on doit évaluer le critère du traitement en fonction des actes et agissements de l’appelant, même s’il n’avait pas officiellement de droits d’accès[35]. En l’espèce, compte tenu des circonstances, il convient de reconnaître que l’appelant partage avec monsieur C... le critère du traitement de l’enfant.
[79] Le nœud de l’affaire porte sur le critère de la commune renommée.
[80] L’appelant plaide que l’enfant ne pouvait jouir d’une possession d’état conforme à l’égard de monsieur C... à partir du moment où lui-même commence à présenter l’enfant comme étant le sien.
[81] Je ne peux me ranger à son argument.
[82] Pendant 22 mois, soit entre la naissance de l’enfant et le dépôt de la demande de l’appelant en contestation d’état et réclamation de paternité le 10 mars 2017, l’enfant était publiquement reconnu comme étant le fils de monsieur C....
[83] Monsieur C... est publiquement identifié comme étant le père de l’enfant à naître, à la suite de la concrétisation d’un projet familial avec madame L....
[84] C’est monsieur C... qui se présente à l’hôpital, un lieu public, comme le père de l’enfant à naître. Il assiste à l’accouchement et reste à l’hôpital deux jours. Tant avant qu’après la naissance, l’enfant est présenté auprès de la famille élargie de monsieur C... et de madame L..., ainsi qu’à leurs amis communs, comme étant leur enfant.
[85] L’enfant est présenté publiquement comme étant le fils de monsieur C... et de madame L... dans le village B.
[86] Comme l’indique la mère de l’intimé, « [p]artout où on va dans les magasins, ils nous connaissent, à l’épicerie, le dépanneur … on vit dans un village de six cents (600) habitants, tout le monde connaît [l’enfant] X puis tout le monde sait que X est le fils de D... [C...] et de V... [L...] ».
[87] C’est également la situation qui prévaut au niveau administratif et légal, notamment dans la déclaration relative à la désignation de personne à charge admissible pour des fins fiscales, remplie par monsieur C... et madame L... en août 2016, dans laquelle monsieur C... est identifié comme étant le père de l’enfant.
[88] Quant à l’appelant, il laisse le temps fuir et choisit de garder sa paternité secrète, sauf en ce qui a trait à sa famille immédiate.
[89] Pendant ce temps, la possession d’état de l’enfant à l’égard de monsieur C... se cristallise.
[90] Un an après la naissance de l’enfant, le cercle de connaissance de l’enfant auprès de la famille de l’appelant s’élargit quelque peu. En effet, comme le souligne la mère de l’appelant, « on a attendu que l’enfant ait un (1) an … à partir de l’été 2016 », pour révéler l’information à ses oncles, tantes, cousins, cousines.
[91] Autrement, à part sa famille, personne ne sait qu’en réalité, l’appelant s’occupe de l’enfant lors du temps de garde de madame L.... En fait, tout le monde sait que c’est monsieur C... qui agit comme le père véritable de l’enfant depuis sa naissance.
[92] Pourquoi le critère de la commune renommée est-il important?
[93] La réponse est que ce critère permet de vérifier objectivement l’existence d’une possession d’état de filiation. Il s’agit en effet d’un élément essentiel[36], puisqu’il doit être possible « d’établir et de confirmer la filiation à partir d’éléments très concrets […] qui peuvent se vérifier dans la réalité quotidienne »[37].
[94] Les temps ont changé et les rapports de filiation ne se définissent plus selon des axes traditionnels[38].
[95] Il faut tenir compte de la diversité des réalités familiales vécues par les enfants d’aujourd’hui, en raison notamment de la forte prévalence de séparations parentales, la présence de familles monoparentales, le fait que les enfants puissent vivre au sein de plusieurs milieux familiaux simultanément ou de manière séquentielle, ou encore dans des familles recomposées[39].
[96] Dans ce contexte, selon le choix du législateur, la possession d’état se fonde donc sur « les faits et gestes de ceux qui se comportent comme parents au vu et au su de tous »[40]. Il en va de la préservation de la stabilité des milieux familiaux et surtout, des enfants.
[97] Ce modèle n’est évidemment pas sans failles, mais il offre des assises claires et objectives pour trancher les conflits de filiation.
[98] Dans ce dossier, excluant le cercle restreint de la famille de l’appelant, au vu et au su de tous, c’est monsieur C... qui est le père de l’enfant. L’appelant et sa famille savent que c’est monsieur C... qui agit comme père de l’enfant depuis sa naissance.
[99] L’enfant porte le nom de famille de monsieur C..., qui assure l’entretien de l’enfant depuis sa naissance, comme un père le ferait. Publiquement, notoirement et officiellement, monsieur C... est le père de l’enfant.
[100] L’enfant bénéficie d’une possession d’état de filiation conforme à son acte de naissance à l’endroit de monsieur C..., depuis sa naissance, pendant une période de 22 mois, soit jusqu’au dépôt des procédures judiciaires.
[101] L’appelant n’a pas établi de possession d’état de filiation à l’égard de l’enfant. Par conséquent, il n’existe pas de coexistence de possessions d’état, rendant celle à l’endroit de monsieur C... équivoque et la privant de son effet probatoire[41].
[102] Monsieur C... doit donc être reconnu comme étant le père de l’enfant.
[103] Je tiens cependant à ajouter ce qui suit.
[104] Il s’agit d’un cas où le droit n’offre pas de solution satisfaisante à la situation très particulière vécue par les parties, qui risque d’avoir des répercussions sur l’enfant.
[105] Le droit permet de reconnaître un père juridique pour l’enfant, offrant ainsi à ce dernier une stabilité quant à sa filiation.
[106] Il semble cependant difficile d’envisager d’écarter complètement l’appelant de la vie de l’enfant alors que ce dernier a développé avec lui, ainsi qu’avec sa famille, un lien d’attachement. L’enfant voudra sans doute comprendre ses origines, réflexe naturel humain qu’il serait inutile de réprimer, s’il devait se manifester.
[107] Dans ces circonstances très particulières, les membres de la formation ont questionné les procureurs en ce qui concerne la suite des choses, si la paternité devait être reconnue à l’une ou l’autre des parties.
[108] Par la voix de son procureur, monsieur C... indique qu’il se déclare ouvert à maintenir des accès raisonnables de l’appelant auprès de l’enfant, selon des modalités à être déterminées, puisqu’il ne souhaite pas écarter de sa vie une personne importante.
[109] Cette ouverture de monsieur C... doit être saluée.
[110] Pour ces motifs, je rejetterais donc l’appel, sans frais, compte tenu des circonstances.
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SIMON RUEL, J.C.A. |
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MOTIFS DE LA JUGE DUTIL |
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[111] J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Ruel, lesquels le conduisent à rejeter l’appel. Avec égards, je ne partage pas son point de vue.
[112] En ce qui concerne le contexte de cette affaire, je pense qu’il faut ajouter quelques éléments à ceux qu’énumère le juge Ruel.
[113] Comme le juge de première instance le souligne[42], l’appelant a fait une visite à l’hôpital, lors de la naissance de l’enfant le [...] 2015, et ce, à l’invitation de la mère, V... L..., qui entretenait avec lui une relation amoureuse.
[114] Dans son témoignage, l’appelant explique avoir reçu un texto de Mme L... mentionnant ceci : « Les C... sont partis, tu peux enfin venir voir ton garçon ». Il se rend donc à l’hôpital et donne un montant d’argent à Mme L... pour sa sortie. Il apporte également une peluche, tient l’enfant dans ses bras et prend plusieurs photos de ce dernier de même qu’une photo de la porte où apparaît le numéro de chambre. Il désire conserver une preuve de sa présence sur les lieux de la naissance de l’enfant.
[115] Après sa sortie de l’hôpital, Mme L... reprend la vie commune avec l’intimé. Toutefois, la preuve indique qu’elle est rarement à la maison. C’est la mère de l’intimé qui s’occupe de l’enfant quand il travaille. Après trois mois, c’est la séparation. Immédiatement, Mme L... reprend sa relation avec l’appelant. Dès la première visite dans la famille de l’appelant avec l’enfant, en août 2015, la mère de celui-ci remarque la ressemblance frappante qu’il présente avec ses trois fils lorsqu’ils étaient bébés. Elle suggère qu’un test d’ADN soit réalisé, ce qui est fait. Le résultat est connu le 23 septembre 2015 et confirme la paternité de l’appelant. À ce moment, l’appelant et Mme L... font vie commune. Elle refuse catégoriquement que les résultats du test soient communiqués à l’intimé. L’appelant explique avoir consenti à garder le secret parce qu’il respecte Mme L... et désire qu’elle reste avec lui. Il mentionne ceci lors de son témoignage en première instance :
Maman me dit que ça va pas tellement bien avec monsieur C..., alors je crois en notre couple, je crois qu’on peut aller de l’avant, mais on garde le secret, « on », parce que je…je respecte maman puis je veux qu’elle…qu’elle reste avec moi, ça fait que…je dévoile pas ce secret-là.[43]
[116] L’appelant s’occupe de l’enfant pendant la semaine au cours de laquelle Mme L... en a la garde. Il le présente comme son fils à son entourage, à Ville A. L’appelant et Mme L... se séparent en octobre 2016, après plus d’un an de vie commune. Par la suite, il continue de s’occuper de l’enfant pendant les périodes de garde de Mme L... qui n’est pas en mesure de le faire.
[117] Une plainte est portée à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) après la séparation d’octobre 2016. L’intimé est informé le 9 février 2017 par la DPJ qu’il n’est pas le père biologique de l’enfant alors âgé de 21 mois.
[118] À la lumière des faits, le juge de première instance conclut que l’appelant et l’intimé ont établi une possession d’état. Il s’exprime ainsi :
[41] Dans un premier temps, le tribunal indique qu’il croit devoir reconnaître au demandeur qu’il peut revendiquer à bon droit deux des trois éléments constituant la possession d’état, les deux qui, selon la jurisprudence, seraient essentiels : le tractatus et la fama.
[42] De fait, il ne peut guère être contesté qu’à partir du moment où le demandeur a su qu’il était le père de l’enfant, trois ou quatre mois après sa naissance, ils, lui ou ses parents, lorsque lui au travail, se sont occupé de l’entretien et de l’éducation de l’enfant pendant qu’il était sous la garde de la mère, l’enfant passant plus de temps avec lui qu’avec cette dernière - personne ne le dénie.
[43] D’une part, le tribunal ne voit pas qu’il doive calculer le nombre de jours de tractatus par le demandeur par rapport au défendeur parce qu’il ne pourrait reconnaître qu’une seule possession d’état - ce n’est écrit nulle part, d’une part, et, d’autre part, tel que mentionné dans l’un des jugements de la Cour d’appel cité par l’un des avocats, la possession d’état peut être successive en sorte qu’elle n'aurait pas à suivre immédiatement dans le temps la naissance.
[44] Également, en ce qui concerne la fama, à moins qu’encore là le tribunal doive procéder par une évaluation mathématique du nombre de personnes vis-à-vis de qui - ou de milieux dans lesquels - elle a été établie, ce qu’il ne croit pas, il doit également la reconnaître au demandeur, le tribunal ne retenant pas le fait que le demandeur ait accepté de cacher au défendeur sa paternité puisse constituer un empêchement à cet égard.
[45] De fait, aux yeux du tribunal, autant le tractatus que la fama doivent être examinés du point de vue de l’intérêt de l’enfant; or, il paraît assez clair que l’enfant maintenant âgé de 26 mois, accoutumé aux soins et aux milieux du demandeur et du défendeur, l'un et l’autre, peut difficilement voir la différence, toutes choses étant par ailleurs égales, entre les deux.
[46] Par ailleurs, il n’est pas contestable dans l’opinion du tribunal que le défendeur justifie d’une possession d’état constante et continue depuis la naissance de l’enfant et pour 21 mois, ce qui est amplement suffisant selon la jurisprudence; le tribunal ajoute ne pas retenir comme considération pertinente la (possible) connaissance de la mère à l’époque de la naissance de l’enfant quant au fait que c’était le demandeur qui en était le père en sorte qu’elle aurait fait une fausse déclaration pour l’acte de naissance : ça n’influence en rien la possession d’état du défendeur que personne n’accuse d’avoir participé au présumé mensonge.
[47] Ainsi, le demandeur a le lien du sang et la possession d’état et le défendeur a l’acte de naissance et la possession d’état; pour départager les deux positions, le tribunal doit soit favoriser le lien du sang, pour le demandeur, ou le certificat de naissance, pour le défendeur.
[48] Le code civil a sa réponse : l’acte de naissance conforme à la possession d’état; par contre, la Cour d’appel dans un jugement unanime établit un pendant à ce que prévu au deuxième alinéa de l’article 530 C.c.Q. lorsqu’elle écrit dans Droit de la famille - 11394 que l’établissement d’une possession d’état est nécessaire pour établir la filiation juridique d’un enfant en plus de la réalité biologique lorsque l’acte de naissance ne porte pas le nom du père biologique.[44]
[Références omises]
[119] À mon avis, les conclusions factuelles du juge de première instance sont exemptes d’erreur manifeste et déterminante qui seule, permettrait l’intervention de la Cour. Le juge analyse la preuve du point de vue de l’intérêt de l’enfant. Il constate que l’appelant a, tout comme l’intimé, pris soin de l’enfant et ce dernier a été reconnu comme le sien dans son milieu, à Ville A. Dans chacun de ses milieux de vie, l’enfant a un père aimant qui s’occupe de lui, des grands-parents et une famille élargie. Il faut noter que l’appelant réside à Ville A et l’intimé à Ville B. L’enfant évolue donc dans deux municipalités distinctes et éloignées l’une de l’autre d’environ 100 kilomètres. Lorsqu’elle travaillait à Ville A, V... L... y résidait d’ailleurs pendant la semaine en raison de la distance à parcourir pour se rendre à Ville B.
[120] Le juge a donc bien saisi que du point de vue de l’enfant, âgé de trois à vingt et un mois pendant la possession d’état simultanée, il y avait deux milieux de vie tout à fait distincts. Dans chacun d’eux, l’appelant et l’intimé agissaient pendant la même période, aux yeux de tous, comme le père de l’enfant.
[121] À Ville A, pour son entourage, l’appelant était reconnu comme le père de l’enfant. La preuve est claire à cet égard. À partir de son troisième mois de vie, il a été présent au quotidien durant la semaine de garde de la mère. Lorsque cette dernière n’a pas été en mesure de s’en occuper, après la séparation d’octobre 2016, c’est l’appelant qui a pris charge de l’enfant une semaine sur deux.
[122] Il en était de même à Ville B où c’était l’intimé qui était reconnu comme le père. Il faut par ailleurs noter que pendant cette période, le milieu de vie de l’enfant était restreint et se résumait aux deux familles, celle de Ville A et celle de Ville B. Il ne fréquentait pas la garderie.
[123] Comme le résument les auteurs Pineau et Pratte, la filiation se définit comme le lien juridique qui unit l’enfant à sa mère et à son père[45]. Trois types de filiation existent dans le Code civil du Québec : la filiation par le sang, celle des enfants nés d’une procréation assistée et la filiation adoptive. En l’espèce, il s’agit d’établir la filiation par le sang.
[124] Son nom l’indique, ce type de filiation unit en principe un enfant à ceux qui l’ont engendré[46], bien que ce ne soit pas toujours le cas. Le Code civil du Québec prévoit que la filiation par le sang peut s’établir par un ensemble de faits et de présomptions. La réalité biologique n’est donc pas le seul élément dont le tribunal doit tenir compte lorsque la filiation est remise en question. L’intérêt de l’enfant, la protection des liens affectifs et la stabilité des familles sont les autres fins poursuivies par le régime de filiation[47].
[125] La possession d’état est au cœur du pourvoi dont nous sommes saisis. Le fait qu’une personne prenne soin d’un enfant (tractus) qui porte son nom (nomen) au vu et au su de tous (fama) rend vraisemblable la filiation. Il s’agit d’un indice de la filiation biologique, mais aussi de la volonté d’accueil des parents[48].
[126] Pour faire échec à la réalité biologique, la possession d’état doit être non équivoque en plus d’être accompagnée de l’acte de naissance (art. 530 C.c.Q.). Or, en l’espèce, le juge conclut que tant l’appelant que l’intimé ont démontré que l’enfant était entretenu, éduqué et traité comme s’il s’agissait du leur (tractus) et qu’il était notoirement reconnu comme leur fils (fama). Cette constatation factuelle du juge ne pouvait toutefois pas le mener à sa conclusion en droit.
[127] En effet, l’erreur du juge est d’avoir accepté qu’il y a eu une possession d’état constante de l’intimé lui permettant d’appliquer l’article 530 C.c.Q. pour faire échec à la filiation biologique. La possession d’état doit présenter une certaine exclusivité pendant la période de 16 à 24 mois établie par les tribunaux[49]. En l’espèce, elle était équivoque et ne pouvait servir à établir la filiation de l’enfant. Je ne peux donc partager la conclusion de mon collègue le juge Ruel qui est du même avis que le juge de première instance à cet égard.
[128] Les auteurs Pineau et Pratte expliquent bien les deux situations qui peuvent survenir lorsque, dans les cas de conflit de filiation, la possession d’état semble simultanée ou successive :
Un problème se pose cependant en cas de conflit de filiation. Deux situations sont alors possibles : ces possessions d’état peuvent sembler être soit simultanées, soit successives. La première hypothèse se règle facilement : si deux hommes, par exemple, ont agi simultanément à titre de père et se disputent la paternité de l’enfant, il faut sans doute conclure que la coexistence de ces « possessions d’état » les rend l’une et l’autre équivoques, ce qui les prive de tout effet probatoire.[50]
[Soulignement ajouté]
[129] Je partage ce point de vue. Lorsque deux hommes, dont le père biologique, agissent simultanément comme pères et sont reconnus agir comme tel par le tribunal, il ne peut y avoir de possession d’état permettant de donner effet à l’article 530 C.c.Q. et de faire échec à la filiation biologique.
[130] Lorsque la possession d’état n’est pas exclusive, comme en l’espèce, je crois que le tribunal doit favoriser le lien biologique qui unit l’enfant à son père pour établir la filiation par le sang. Les dispositions du Code civil du Québec établissent des règles qui peuvent, à l’occasion, mener à une filiation différente de la filiation biologique, et ce, comme le souligne mon collègue le juge Ruel, pour protéger la stabilité du lien de filiation et la paix dans les familles, le tout, dans le meilleur intérêt de l’enfant.
[131] Les circonstances de la présente affaire sont toutefois bien différentes de celles où, par exemple, un père biologique réclamerait la paternité d’un enfant deux ou trois ans après sa naissance. La stabilité de l’enfant pourrait être menacée car il n’aurait connu comme père que celui qui en a pris soin depuis la naissance. Dans ce cas, l’acte de naissance et de possession d’état constante servirait à préserver cette stabilité, mais les faits de l’espèce sont fort différents. Comme le juge le constate, l’appelant a été présent et a pris ses responsabilités de père lorsque l’enfant n’avait que trois mois.
[132] L’enfant est aussi à l’aise avec son père biologique, qu’il appelle papa, qu’avec le reste de la famille de l’appelant. Pour lui, les parents de l’appelant sont ses grands-parents, les frères et les sœurs, ses oncles et ses tantes, les enfants de ces derniers, ses cousins. L’appelant n’a jamais abandonné cet enfant. Il est allé à l’hôpital à la première occasion. Dès que Mme L... s’est séparée de l’intimé, il a assumé très sérieusement son rôle de père. Il aurait sans doute été préférable qu’il dénonce à l’intimé, dès réception du test de paternité, le fait qu’il est le père biologique de l’enfant, mais on ne peut pas refuser de reconnaître le véritable lien de filiation par le sang de l’enfant pour ce motif.
[133] Il faut ici souligner que ce dossier présente une situation fort délicate. Deux hommes ont agi comme père d’un jeune enfant et se sont très bien acquittés de leur responsabilité. Ce dernier a eu la chance de bénéficier de leurs bons soins et de ceux des grands-parents, puisque la mère n’était pas en état de prendre ses responsabilités. Il est clair que l’enfant est aimé profondément par les deux familles et il s’agit donc d’une situation qui provoque beaucoup d’émotions, de part et d’autre.
[134] Il est toutefois nécessaire de trancher le litige et d’établir la filiation. Or, dans un cas comme celui-ci, où il y a une possession d’état simultanée et, par conséquent, équivoque, je suis d’avis qu’il faut privilégier le lien biologique de l’enfant, et ce, dans son intérêt supérieur. Le juge a commis une erreur de droit en déterminant qu’il y avait une possession d’état au sens de l’article 524 C.c.Q. Cette possession d’état n’était pas constante dans les circonstances. Elle était équivoque.
[135] Pour ces motifs, j’aurais fait droit à l’appel, infirmé le jugement de première instance, déclaré l’appelant père de l’enfant X C..., né le [...] 2015 et ordonné au directeur des registres de l’état civil de corriger les registres et, plus particulièrement l’acte de naissance comme suit : X G..., de sexe masculin, né à Ville A, le [...] 2015, père : W... G..., mère : V... L....
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JULIE DUTIL, J.C.A. |
[1] W.G. c. V.L., C.S. Québec, n° 200-04-025926-179, 21 septembre 2017, honorable Marc St-Pierre
(le « jugement entrepris »).
[2] À approximativement une heure et demie de route de Ville B.
[3] Jugement entrepris, p. 3.
[4] Jugement entrepris, paragr. 41.
[5] Jugement entrepris, paragr. 41-44.
[6] Jugement entrepris, paragr. 45.
[7] Jugement entrepris, paragr. 46.
[8] Jugement entrepris, paragr. 47-48.
[9] Jugement entrepris, paragr. 50-56.
[10] Code civil du Québec, article 522.
[11] Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis, 2007, p. 590; Mireille D.-Castelli et Dominique Goubeau, Le droit de la famille au Québec, 5e éd., Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 185; Alexandra Obadia, « L'incidence des tests d'ADN sur le droit québécois de la filiation », (2000) 45 R.D. McGill 483, p. 488.
[12] Marie-France Bureau, Le droit de la filiation entre ciel et terre : étude du discours juridique québécois,
Cowansville, Yvon Blais, 2009, p. 67.
[13] Code civil du Québec, article 523.
[14] Code civil du Québec, articles 523 et 524.
[15] Droit de la famille - 1528, 2015 QCCA 59, paragr. 11.
[16] Alexandra Obadia, « L'incidence des tests d'ADN sur le droit québécois de la filiation », (2000) 45 R.D.
McGill 483, p. 495.
[17] Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1114.
[18] Code civil du Québec, article 525.
[19] Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis, 2007, p. 643; Droit de la famille - 12320,
2012 QCCS 593, paragr. 22.
[20] Droit de la famille - 12320, 2012 QCCS 593, paragr. 23. Voir également Droit de la famille - 2143,
[1995] R.D.F. 137 (C.S.), p. 140 et H.M. c. D.L.V., [2001] R.D.F. 446 (C.S.), paragr. 52, 53.
[21] Droit de la famille - 989, [1991] R.J.Q. 1343 (C.S.), p. 36-37.
[22] Françoise Dekeuwer-Defossez, « La filiation en question », dans Françoise Dekeuwer-Defossez et al., Inventons la famille!, Paris, Bayard, 2001, 13, p. 32, citée par Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis, 2007, p. 606, note de bas de page n° 1978.
[23] Droit de la famille — 1528, 2015 QCCA 59, paragr. 21; Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1099; Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis,2007, p. 608-609; Mireille D.-Castelli et Dominique Goubeau, Le droit de la famille au Québec, 5e éd., Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 202.
[24] Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1099; Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis, 2007, p. 608; Mireille D.-Castelli et Dominique Goubeau, Le droit de la famille au Québec, 5e éd., Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 202; Alexandra Obadia, « L'incidence des tests d'ADN sur le droit québécois de la filiation », (2000) 45 R.D. McGill 483, p. 489.
[25] Mireille D.-Castelli et Dominique Goubeau, Le droit de la famille au Québec, 5e éd., Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 203.
[26] Droit de la famille - 989, [1991] R.J.Q. 1343 (C.S.), p. 37.
[27] Droit de la famille - 989, [1991] R.J.Q. 1343 (C.S.), p. 38.
[28] Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1100, cité dans Droit de la famille — 11394, 2011 QCCA 319, paragr. 30.
[29] Brigitte Lefebvre, « Le traitement juridique des conjoints de fait : deux poids, deux mesures! », (2001) 1 C.P. du N 223, p. 245, citant Régime de rentes - 49, [1997] C.A.S. 338.
[30] Code civil du Québec, article 523 alinéa 2.
[31] Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1098-1099.
[32] Droit de la famille — 1528, 2015 QCCA 59, paragr. 28; Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1100; Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis,2007, p. 609; Alexandra Obadia, « L'incidence des tests d'ADN sur le droit québécois de la filiation », (2000) 45 R.D. McGill 483, p. 489.
[33] Droit de la famille - 737, [1990] R.J.Q. 85 (C.A.); Droit de la famille - 142296, 2014 QCCA 1724, paragr. 12; Droit de la famille — 1528, 2015 QCCA 59, paragr. 29; Droit de la famille - 16245, 2016 QCCA 180, paragr. 8; Droit de la famille - 09358, 2009 QCCA 332, paragr. 80; Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1101; Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis, 2007, p. 612.
[34] Code civil du Québec, article 531; Droit de la famille - 1528, 2015 QCCA 59, paragr. 13-17.
[35] Droit de la famille — 1528, 2015 QCCA 59, paragr. 28.
[36] Michel Tétrault, Droit de la famille, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, p. 1100.
[37] Droit de la famille - 989, [1991] R.J.Q. 1343 (C.S.), p. 38.
[38] Marie-France Bureau, Le droit de la filiation entre ciel et terre : étude du discours juridique québécois, Cowansville, Yvon Blais, 2009, p. 95.
[39] Marie-Christine Saint-Jacques, Sylvie Drapeau, Claudine Parent et Elizabeth Godbout, « Recomposition familiale, parentalité et beau-parentalité », (2012) 25 :1 Nouvelles pratiques sociales 107, p. 109.
[40] Mireille D.-Castelli et Dominique Goubau, Le droit de la famille au Québec, 5e éd., Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 203, cité dans Droit de la famille - 09358, 2009 QCCA 332, paragr. 68.
[41] Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Thémis, 2007, p. 613.
[42] Jugement entrepris, paragr. 2.
[43] L’appelant appelle Mme L... « maman » lors de son témoignage parce qu’elle est la mère de son fils.
[44] Jugement entrepris, paragr. 41-48.
[45] Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Thémis, 2007, p. 589.
[46] Id., p. 590.
[47] Marie-France Bureau, Le droit de la filiation entre ciel et terre : étude du discours juridique québécois, Cowansville, Yvon Blais, 2009, p. 68.
[48] J. Pineau et M. Pratte, La famille, supra, note 45, p. 607 et 608.
[49] Droit de la famille - 16245, 2016 QCCA 180, paragr. 8 et 11.
[50] J. Pineau et M. Pratte, La famille, supra, note 45, p. 613.
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