Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Boutin et une autre) c. Immeuble Shirval inc. |
2010 QCTDP 14 |
JR 0330 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
LONGUEUIL |
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N° : |
505-53-000027-109 |
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DATE : |
19 août 2010 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
MICHÈLE RIVET |
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AVEC L'ASSISTANCE DES ASSESSEURS : |
Me Luc Huppé M. Jean-Rosemond Dieudonné |
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COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, organisme public constitué en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, ayant son siège au 360, rue Saint-Jacques, Montréal (Québec) H2Y 1P5, agissant en faveur de MANON BOUTIN et DOMINIQUE SIMARD
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Partie demanderesse |
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c. |
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IMMEUBLE SHIRVAL INC., personne morale de droit privé ayant une place d'affaires au 1650, boul. Marie-Victorin, Longueuil (Québec) J4G 1A5 et ANDRÉ DION, domicilié et résidant au […], Longueuil (Québec) […]
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Partie défenderesse |
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et |
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MANON BOUTIN, domiciliée et résidant au […], Marieville (Québec) […] et DOMINIQUE SIMARD, domiciliée et résidant au […], Marieville (Québec) […]
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Parties victimes et plaignantes devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse |
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JUGEMENT |
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[1] Le Tribunal des droits de la personne (ci-après "le Tribunal") est saisi d'une demande introductive d'instance dans laquelle la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après "la Commission") agit au nom des plaignantes Manon Boutin et Dominique Simard (ci-après "les plaignantes") à l'encontre des défendeurs Immeuble Shirval inc. et André Dion.
[2] La Commission allègue que les défendeurs ont porté atteinte au droit des plaignantes d'être protégées contre le harcèlement et d'être traitées en pleine égalité, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur l'orientation sexuelle par des actes et des propos discriminatoires, le tout en contravention aux articles 10 et 10.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] (ci-après "la Charte"). Elle allègue également qu'ils ont porté atteinte au droit des plaignantes à la sauvegarde de leur dignité, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur l'orientation sexuelle, le tout en contravention aux articles 4 et 10 de la Charte.
[3] La Commission demande au Tribunal de condamner solidairement les défendeurs à verser à chacune des plaignantes la somme de 3 000 $ à titre de dommages moraux, ainsi que la somme de 1 000 $ à titre de dommages punitifs.
1. Les faits mis en preuve
[4] Au moment des événements constituant le fondement de la plainte, les plaignantes font vie commune. Elles habitent un appartement situé au sous-sol d'un immeuble situé au […] à Longueuil. Un bail de treize mois, signé avec M. Gilles Gaudette, les lie pour la période du 1er juin 2004 au 30 juin 2005 et spécifie que les locataires n'ont pas le droit de garder des animaux, à l'exception d'un chat.
[5] Le défendeur André Dion est le concierge de cet immeuble.
[6] Au début d'avril 2005, les plaignantes font l'acquisition d'un chien Tecquel, sans demander l'autorisation du locateur et sans qu'aucune modification ne soit apportée au bail pour permettre la présence de l'animal dans l'appartement qu'elles occupent. Les plaignantes avaient par ailleurs avisé M. Dion, au mois de février précédent, de leur intention de quitter l'immeuble à la fin du bail, en juin.
[7] Pendant quelques semaines, la présence du chien dans l'appartement des plaignantes ne cause aucun problème particulier. Les plaignantes ne reçoivent aucune demande de s'en départir de la part de M. Dion, ni même aucun commentaire de sa part quant aux dispositions du bail qui interdisent la présence d'animaux dans l'immeuble.
[8] Le 27 avril 2005, au retour du travail, Mme Boutin prend connaissance d'un message téléphonique laissé par M. Dion. Celui-ci se plaint du bruit causé par le chien au cours de la journée et laisse savoir aux plaignantes qu'il prendra lui-même en charge la situation si elles ne sont pas en mesure de le contrôler. Le soir même, Mme Savard communique avec M. Dion au sujet de son message. Ce dernier réitère ses propos avec agressivité.
[9] Le ton et les propos du défendeur alarment les plaignantes. Elles décident donc que, jusqu'à leur départ, leur chien sera gardé par une clinique vétérinaire durant les jours de semaine. À cette fin, elles concluent le 28 avril 2005 une entente avec la Clinique vétérinaire de la collectivité, pour la période du 28 avril au 30 juin 2005.
[10] Les relations entre les parties s'aggravent le 5 mai 2005, lors d'une rencontre fortuite entre Mme Boutin et M. Dion. Vers 8h20, la plaignante sort de l'édifice avec son chien en laisse. Elle rencontre alors le défendeur. Il s'ensuit une violente altercation, au sujet de laquelle le Tribunal a reçu une preuve contradictoire.
[11] Selon la version donnée par la plaignante, M. Dion lui aurait indiqué que le bail interdisait la présence du chien dans l'appartement. Utilisant un langage vulgaire, qui a été relaté en détail par Mme Boutin au cours de son témoignage, le défendeur aurait proféré de nombreuses invectives à son égard et à l'égard de Mme Simard. Il aurait aussi tenu des propos homophobes à propos de leur couple. Mme Boutin relate que le défendeur parlait en criant et en crachant et qu'il la pointait du doigt.
[12] Bien qu'il reconnaisse la violence de cet échange, le défendeur nie pour sa part avoir proféré des menaces à l'endroit de Mme Boutin, ou d'avoir tenu des propos homophobes. Ayant quelques jours auparavant trouvé des excréments de chien en tondant le gazon, il dit être intervenu auprès de Mme Boutin pour protester contre la présence de son chien sur la pelouse. Il relate que Mme Boutin aurait menacé de le frapper, ce que nie par ailleurs cette dernière.
[13] L'existence de cette altercation entre Mme Boutin et le défendeur est confirmée par Madame Mélanie Morel, qui s'adonnait à passer dans la rue dans son véhicule à ce moment. Bien que ne connaissant pas les parties à cette époque, elle relate avoir constaté qu'un homme s'adressait en criant à une femme, sur un ton menaçant et en la pointant du doigt, et qu'elle l'a vu cracher.
[14] Mme Boutin témoigne avoir été bouleversée par cet événement. Elle est rentrée chez elle envahie par la peine et la colère, se sentant insultée et diminuée par les propos du défendeur. Elle a ensuite quitté l'appartement pour se rendre à son travail.
[15] Arrivée sur les lieux de son travail, elle rapporte à son patron, M. Éric Gagnon-Pilote, l'événement qu'elle vient de vivre et ce qu'elle ressent. Ce dernier lui laisse le temps de se remettre de ses émotions avant de commencer sa journée de travail. M. Gagnon-Pilote corrobore devant le Tribunal le témoignage de la plaignante à ce sujet. Il souligne par ailleurs la politesse et la courtoisie du défendeur, un client régulier de la pharmacie où travaille la plaignante. Au cours de l'après-midi, Mme Boutin contacte sa conjointe, la plaignante Dominique Simard, pour lui faire part de ce qui s'est passé au cours de la matinée.
[16] Les plaignantes témoignent qu'à compter de cette altercation, elles ont aperçu à de nombreuses reprises le défendeur en train de circuler lentement devant l'édifice dans son véhicule, en regardant en direction de leur appartement. Se sentant épiées par M. Dion, elles sont entrées en contact avec les services policiers à ce sujet. Selon les plaignantes, en l'absence de violence physique ou de menaces de mort, les policiers n'ont cependant pas jugé nécessaire d'intervenir.
[17] Le défendeur et Mme Boutin se sont aussi croisés quelques fois à la pharmacie où cette dernière travaille. Tous deux témoignent avoir alors délibérément cherché à s'éviter. Leurs témoignages sont aussi concordants quant au fait qu'ils se sont tous deux conduits avec civilité lors de telles rencontres.
[18] Les événements survenus au cours de la journée du déménagement des plaignantes, le 1er juillet 2005, constituent un autre fondement de la plainte. À cet égard, aussi, la preuve reçue par le Tribunal contient des contradictions.
[19] Les plaignantes témoignent avoir éprouvé des difficultés à coordonner leur déménagement. En raison de ces difficultés, elles se présentent sur les lieux le 1er juillet en fin d'avant-midi. Elles constatent alors que le véhicule du défendeur occupe leur espace de stationnement, bien que d'autres espaces demeurent libres, dont celui du défendeur. Les nouveaux locataires attendent sur place le moment où ils pourront emménager dans l'appartement jusqu'alors occupé par les plaignantes.
[20] Selon les plaignantes, M. Dion les interpelle en leur reprochant les conséquences de leur retard à l'égard des nouveaux locataires, qui habitaient auparavant l'appartement situé au-dessus de celui des plaignantes. Sur un ton vulgaire, tel que le rapportent en détail les deux plaignantes, M. Dion leur profère des insultes et tient à nouveau des propos homophobes à leur endroit. Ébranlées par cette intervention, elles procèdent ensuite à leur déménagement sans revoir le défendeur pendant la journée.
[21] Le défendeur reconnaît à nouveau s'être emporté contre les plaignantes le jour du déménagement, mais nie avoir tenus les propos homophobes qui lui sont reprochés. Par ailleurs, il se contredit au cours de son témoignage quant aux qualificatifs précis qu'il aurait utilisés pour apostropher les plaignantes.
[22] Les nouveaux locataires de l'appartement jusqu'alors occupé par les plaignantes, M. Jason Crux et Mme Chantal Laroche, confirment l'altercation survenue entre le défendeur et les plaignantes au cours de la journée du 1er juillet 2005. Cependant, ils ne se rappellent pas avoir entendu des propos homophobes de la part de M. Dion, tout en admettant que leur souvenir de cet événement demeure limité. Leur témoignage, quant aux paroles précises prononcées par M. Dion dans le cadre de son échange avec les plaignantes, ne concorde pas avec celui de ce dernier.
[23] Les parties n'ont eu aucun autre contact après le déménagement.
[24] Malgré que le défendeur nie avoir tenu des propos homophobes lors des événements du 5 mai et du 1er juillet 2005, le Tribunal considère plus crédible la version des plaignantes. Leur témoignage était mesuré, cohérent et empreint de sincérité. Elles ont reconnu qu'elles se sont possiblement placées en contravention de leurs obligations de locataires en faisant l'acquisition d'un chien et que la gestion de leur déménagement était défaillante. Elles ont aussi démontré leur sens des responsabilités en prenant, dès la première manifestation de mécontentement de la part du défendeur, les mesures nécessaires pour garder le chien ailleurs que dans leur appartement au cours de la semaine. Plusieurs aspects de leur témoignage ont été corroborés par des témoins n'ayant aucun intérêt dans le litige.
[25] Par ailleurs, le témoignage du défendeur contient certaines contradictions relativement aux propos précis qu'il a adressés aux plaignantes. Les témoins entendus à sa demande ont présenté une version des faits qui diffère de la sienne à ce sujet. Il a reconnu avoir été agressif et avoir utilisé des propos insultants à l'égard des plaignantes. Son attitude lors des événements du 5 mai et du 1er juillet 2005, ainsi que certains propos ambigus prononcés dans le cadre de son témoignage à l'égard d'une minorité, rendent à tout le moins vraisemblable un débordement quant à l'orientation sexuelle des plaignantes lors de ces deux échanges. Une partie de sa preuve consistait à démontrer l'existence d'un différend entre les plaignantes et le locataire occupant l'appartement situé au-dessus du leur; ce différend ne présentait aucune pertinence par rapport à l'objet du litige et, de toutes façons, ne pouvait servir à justifier sa conduite à l'égard des plaignantes.
[26] Le Tribunal retient donc de la preuve que, le 5 mai et le 1er juillet 2005, le défendeur André Dion a tenus des propos homophobes à l'égard des plaignantes.
2. Le droit applicable
[27] Les articles de la Charte sur lesquels la réclamation de la Commission est fondée sont les suivants:
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
10.1. Nul ne doit harceler une personne en raison de l'un des motifs visés dans l'article 10.
[28] La protection offerte par l'article 10 de la Charte est double. D'une part, toute personne a le droit d'exercer, en pleine égalité, les droits et libertés qui lui sont accordés par la Charte. Cette formulation couvre plus particulièrement les actes accomplis par cette personne pour mettre en œuvre les droits et libertés dont elle est titulaire. De tels actes ne peuvent être brimés, entravés ou empêchés par autrui pour des raisons reliées à l'un ou l'autre des motifs de discrimination mentionnés à l'article 10.
[29] D'autre part, aux termes de cette disposition, toute personne possède aussi le droit à la reconnaissance, en pleine égalité, des droits et libertés qui lui sont accordés par la Charte. Cette formulation couvre plus particulièrement la conduite des tiers à l'égard de cette personne: leur conduite ne peut altérer, amoindrir ou supprimer les droits et libertés d'une telle personne pour des raisons reliées à l'un ou l'autre des motifs de discrimination mentionnés à l'article 10.
[30] C'est à cette seconde catégorie que se rattache la prohibition de tenir des propos discriminatoires. Dans le cadre d'une communication publique ou privée, elle interdit de faire référence aux caractéristiques personnelles énumérées à l'article 10 d'une manière qui porte atteinte à l'un ou l'autre des droits et libertés par ailleurs garantis par la Charte. Dans une telle communication, la mention de la race, de la couleur ou de l'orientation sexuelle d'une personne ou d'un groupe de personnes, par exemple, ne peut avoir pour objectif ou pour effet de les priver de leurs droits et libertés ou d'en réduire la portée.
[31] La prohibition de propos discriminatoires est étroitement liée au droit à la sauvegarde de la dignité, de l'honneur et de la réputation, garanti par l'article 4 de la Charte. La conjugaison de cette disposition et de l'article 10 interdit ainsi, dans le cadre d'une communication, de déconsidérer une personne ou un groupe de personnes en raison de caractéristiques personnelles comme la race, la couleur ou l'orientation sexuelle. Le principe d'égalité consacré par la Charte garantit à toute personne le droit de ne pas être dénigrée en raison de certaines caractéristiques personnelles différentes de celles d'autres membres de la société et dont l'article 10 consacre la parité en droit.
[32] Le droit à la sauvegarde de la dignité énoncé à l'article 4 fait écho à certains des principes fondamentaux exposés dans le préambule de la Charte:
«Considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi;
Considérant que le respect de la dignité de l'être humain, l'égalité entre les femmes et les hommes et la reconnaissance des droits et libertés dont ils sont titulaires constituent le fondement de la justice, de la liberté et de la paix;»
(soulignés ajoutés)
[33] Dans Commission des droits de la personne du Québec c. Centre d'accueil Villa Plaisance[2], le Tribunal concluait d'une longue analyse que la notion de dignité contenue à l'article 4 de la Charte, "s'entend de la valeur intrinsèque qu'a tout être humain, qui l'autorise à être traité avec pudeur, avec égards, avec déférence". Constitue donc de la discrimination, au sens de l'article 10 de la Charte, le fait de donner moins d'importance à la dignité d'une personne, de ne pas reconnaître sa valeur intrinsèque comme être humain au même titre que celle de toute autre personne, en raison de l'une des caractéristiques personnelles constituant un motif interdit de discrimination.
[34] Le Tribunal a déjà reconnu à quelques reprises que des propos homophobes constituent une contravention à l'article 10 de la Charte. Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. 9113-0831 Québec inc. (Bronzage Évasion au soleil du monde)[3], le Tribunal écrivait ainsi ce qui suit:
«En définitive, à l’instar des propos racistes qui furent constamment considérés par la jurisprudence comme étant de nature à porter atteinte à la dignité de l’individu, les propos et écrits vexatoires, malveillants et insultants à l’égard d’une personne, portant sur son orientation sexuelle ou sur tout autre motif illicite énuméré à l’article 10 de la Charte, sont eux aussi de nature à brimer sa dignité. En effet, le droit à la sauvegarde de sa dignité implique le droit d'être « traité avec pudeur, avec égards, avec déférence ». Par conséquent, l'atteinte au droit à la dignité peut aussi être causée par le mépris et le manque de respect.»
[35] Par ailleurs, le fait de prononcer des propos homophobes ne constitue pas nécessairement, en soi, un acte visé par la prohibition contenue à l'article 10.1 de la Charte. Le Tribunal a indiqué à de nombreuses reprises que les articles 10 et 10.1 de la Charte visaient des atteintes distinctes, reposant sur des critères d'analyse indépendants[4]. La qualification juridique de tels propos comme constituant aussi du harcèlement dépend des circonstances. Ainsi, pour qu'un acte isolé puisse être qualifié de harcèlement, il doit présenter un degré objectif de gravité et produire des effets continus dans l'avenir[5].
[36] Le Tribunal a récemment souligné, dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Villemaire[6], le peu d'indications fournies par la jurisprudence, hormis les cas de harcèlement sexuels, quant aux critères permettant de qualifier une conduite comme constituant du harcèlement discriminatoire. Dans ce jugement, le Tribunal a tenu compte d'un certain nombre de facteurs, que l'on peut synthétiser comme suit :
a) l'insistance mise sur un trait de personnalité de la victime - constituant un motif de discrimination interdit - par rapport à l'ensemble de ses caractéristiques personnelles;
b) la multiplication des commentaires, des allusions et des actes, parfois offensants, à propos de cette caractéristique personnelle;
c) l'absence de consentement ou encore l'opposition de la victime à une telle conduite;
d) l'amplification que peuvent donner à cette conduite les circonstances dans lesquelles elle se produit;
e) l'absence d'explication ou de justification contextuelle à la conduite.
[37] C'est en fonction de ces principes que le Tribunal doit analyser la conduite du défendeur.
3. La qualification juridique des faits mis en preuve
[38] La demande introductive d'instance allègue à la fois la présence d'une discrimination, en contravention avec l'article 10 de la Charte, et la présence de harcèlement discriminatoire, en contravention avec l'article 10.1. Le Tribunal étudiera séparément ces deux prétentions.
A) L'existence de discrimination
[39] En associant sans raison l'orientation sexuelle des plaignantes à des propos dégradants qu'il leur adressait, le défendeur a non seulement porté atteinte à leur dignité, au sens de l'article 4 de la Charte, mais il a aussi commis un acte discriminatoire envers elles, au sens de l'article 10.
[40] Le Tribunal a pu constater la vulgarité des propos adressés par le défendeur aux plaignantes, ainsi que le mépris et la violence avec lesquels ils ont été prononcés. Il ressort clairement de la preuve que la référence faite par le défendeur à l'orientation sexuelle des plaignantes lors des altercations du 5 mai et du 1er juillet 2005 présentait un caractère nettement péjoratif à leur endroit.
[41] Étant donné l'absence totale de lien entre l'orientation sexuelle des plaignantes et les reproches qu'il pouvait être justifié de leur adresser en rapport avec des manquements à leurs obligations de locataires, le défendeur cherchait manifestement à les insulter par de tels propos. Il semble manifeste au Tribunal que le défendeur n'aurait pas, dans des circonstances similaires, fait référence à l'orientation sexuelle d'interlocuteurs hétérosexuels pour exprimer son mécontentement. Mentionner cette caractéristique personnelle des plaignantes, alors qu'elle ne présentait aucune pertinence, servait de toute évidence au défendeur à accroître l'intensité et la portée de ses attaques contre elles.
[42] Le fait que les propos aient été prononcés par le défendeur sous l'emprise de la colère ne les soustrait pas pour autant à l'application de la Charte[7].
[43] Par sa conduite, le défendeur a fait défaut de reconnaître le droit des plaignantes à la dignité, c'est-à-dire le droit d'être traitées avec pudeur, égards et déférence, et ce, en raison de leur orientation sexuelle. Les propos homophobes adressés par le défendeur aux plaignantes enfreignent donc le droit garanti par l'article 10 de la Charte.
B) L'existence de harcèlement discriminatoire
[44] La qualification des propos du défendeur comme étant discriminatoires n'entraîne pas automatiquement une contravention à l'article 10.1 de la Charte. Une analyse contextuelle est nécessaire afin de déterminer si, en plus, de tels propos constituent un harcèlement discriminatoire.
[45] Les propos homophobes attribués au défendeur ont été prononcés au cours de deux événements, séparés par un intervalle de deux mois. La preuve n'a démontré de la part du défendeur aucun autre acte, ni aucune autre parole, contenant des allusions à l'orientation sexuelle des plaignantes. Les propos du défendeur constituent donc des actes isolés.
[46] La preuve démontre aussi que le défendeur était sous l'emprise de la colère lorsqu'il les a prononcés. Cet état d'esprit n'excuse pas ses paroles, mais il constitue certes une indication que sa conduite, lors de ces événements, ne s'inscrivait pas dans le cadre d'une démarche continue et délibérée à l'encontre des plaignantes.
[47] De plus, lors de chacun des deux événements mis en preuve, ces propos venaient clore une série d'insultes proférées à l'endroit des plaignantes et ne représentaient pas l'élément principal de la communication entre les parties. Par ailleurs, personne d'autre que les plaignantes n'a entendu le défendeur prononcer des propos homophobes.
[48] Ces circonstances ne permettent pas de conclure à l'existence de harcèlement de la part du défendeur.
[49] Ne constitue pas non plus du harcèlement le fait que le défendeur ait circulé à de nombreuses reprises avec son véhicule devant l'appartement des plaignantes, après l'incident du 5 mai 2005. Ces dernières ne peuvent reprocher au défendeur d'entrer et de sortir des lieux avec son véhicule, ni d'emprunter la voie de circulation se trouvant devant leur appartement. Elles ne rapportent aucun geste qui aurait été commis par le défendeur dans un tel contexte, ni aucune parole qu'il aurait prononcée à leur égard. De plus, aucune preuve n'a été apportée démontrant que ces actes de la part du défendeur auraient été reliés à leur orientation sexuelle. Le harcèlement interdit par l'article 10.1 de la Charte doit être fondé sur un motif de discrimination interdit.
[50] Le Tribunal conclut que le défendeur ne s'est livré à aucun harcèlement discriminatoire à l'endroit des plaignantes.
4. Les dommages réclamés
[51] Les plaignantes témoignent avoir été très affectées par les propos homophobes tenus par le défendeur André Dion à leur égard.
[52] La plaignante Manon Boutin dit avoir vécu un grand stress et s'être sentie diminuée, insultée et même violée dans son intimité. Elle a connu des crises d'angoisse, accompagnées de troubles du sommeil. La plaignante Dominique Simard témoigne avoir été sidérée par les propos du défendeur André Dion. Elle s'est sentie vulnérable à la suite des menaces de ce dernier, ayant connu des épisodes de violence dans sa jeunesse. Bien qu'elle puisse comprendre les raisons de sa colère à leur égard, elle ne sait pas pourquoi il s'en prend à leur orientation sexuelle. Ses propos l'ont humiliée et dégradée. La preuve démontre donc que les plaignantes ont subi un dommage moral en raison des propos discriminatoires du défendeur.
[53] Le montant de 3 000 $ réclamé pour chacune des plaignantes n'est cependant justifié qu'en ce qui concerne Mme Boutin. À deux reprises, celle-ci a été directement confrontée aux préjugés et aux insultes du défendeur. Bien que les propos du défendeur concernaient les deux plaignantes, et ce tant lors de l'altercation du 5 mai que lors de celle du 1er juillet 2005, Mme Simard n'a personnellement vécu que l'épisode du déménagement. Le Tribunal considère qu'un montant de dommages moraux de 1 500 $ constitue une réparation appropriée en ce qui la concerne.
[54] En ce qui a trait à la réclamation de 1 000 $ par plaignante pour dommages punitifs, le Tribunal considère qu'elle n'est pas fondée dans les circonstances du présent dossier. Pour que de tels dommages puissent être accordés, l'article 49 de la Charte exige la preuve d'une atteinte illicite et intentionnelle à un droit ou une liberté reconnus par la Charte. Selon le critère développé par la Cour suprême du Canada[8], une atteinte est intentionnelle lorsque l'état d'esprit de son auteur dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive, ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera.
[55] En l'instance, le défendeur semble avoir été emporté par la colère tant le 5 mai que le 1er juillet 2005. Il s'agit d'un facteur pertinent en ce qui concerne une demande de dommages punitifs[9]. Bien qu'ils soient totalement inacceptables, ses propos ne dénotent pas une intention telle qu'elle justifierait le Tribunal de prendre contre lui cette mesure de dissuasion que constituent les dommages punitifs.
[56] Aucune preuve n'a été faite à l'égard de la défenderesse Immeuble Shirval inc., ni quant aux liens pouvant exister entre cette société et le défendeur André Dion, et ce, bien que les allégations contenues au mémoire de la Commission à ce sujet aient été niées dans le mémoire des défendeurs. Le Tribunal note d'ailleurs que la résolution adoptée par le Comité des plaintes de la Commission ne mentionne aucunement cette société et que la proposition de mesures de redressement ne lui est pas adressée. La demande sera donc rejetée contre Immeuble Shirval inc.
[57] Enfin, bien que la demande introductive d'instance ait été introduite plus de 4 ½ ans après les événements, le dossier ne révèle pas quand la plainte a été déposée auprès de la Commission. Les défendeurs n'ont soulevé aucun argument quant à une éventuelle prescription du recours.
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POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL: |
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ACCUEILLE en partie la demande introductive d'instance; |
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REJETTE la demande introductive d'instance contre Immeuble Shirval inc., avec dépens;
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CONDAMNE le défendeur André Dion à verser une somme de 3 000 $ à titre de dommages moraux à la plaignante Manon Boutin, avec intérêts et l'indemnité additionnelle à compter du 29 septembre 2009; |
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CONDAMNE le défendeur André Dion à verser une somme de 1 500 $ à titre de dommages moraux à la plaignante Dominique Simard, avec intérêts et l'indemnité additionnelle à compter du 29 septembre 2009; |
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LE TOUT, avec dépens. |
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__________________________________ MICHÈLE RIVET, PRÉSIDENTE |
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Me Lysiane Clément-Major Vizkelety Drapeau Bourdeau 360, rue St-Jacques ouest, 2ème étage Montréal, H2Y 1P5 |
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Procureur de la partie demanderesse |
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Me Claude Lapointe |
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1828, rue Du Renne Longueuil, J4N 1L3 |
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Procureur de la partie défenderesse
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Date d’audience : |
21 juin 2010 |
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[1] L.R.Q. c. C-12.
[2] [1996] R.J.Q. 511 (T.D.P.), p. 523.
[3] 2007 QCTDP 18 (CanLII), p. 10 (par. 42); voir aussi, entre autres: Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Périard, 2007 QCTDP 10 (CanLII); Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Roger Poirier Automobile inc., T.D.P., 8 septembre 2004, no 765-53-000004-033, J.E. 2004-1979 (T.D.P.)..
[4] Pour des rappels récents de ce principe, voir: Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gauvin, 2009 QCTDP 11 (CanLII), par. 42; Lumène c. Centre maraîcher Eugène Guinois Jr inc., [2005] R.J.Q. 1315, p. 1332 (par. 175); Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bouchard, 2004 CanLII 21516 (T.D.P.), par. 55-60.
[5] Habachi c. Commission des droits de la personne du Québec, [1999] R.J.Q. 2522 (C.A.), p. 2528.
[6] 2010 QCTDP 8 (CanLII), par. 33.
[7] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Lamarre, 2004 CanLII 48550 (T.D.P.), par. 21; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Entreprise conjointe Pichette, Lambert, Somec, 2007 QCTDP 21 (CanLII), par. 62; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gauvin, précité, note 4, par. 51.
[8] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'Hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, p. 262 (par. 121).
[9] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Entreprise conjointe Pichette, Lambert, Somec, précité, note 7, par. 61.
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