Ventilex inc. et Neveu & Neveu ltée

2013 QCCLP 5346

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Saint-Jérôme

5 septembre 2013

 

Région :

Laurentides

 

Dossier :

488616-64-1211

 

Dossier CSST :

137979480

 

Commissaire :

Thérèse Demers, juge administratif

 

______________________________________________________________________

 

 

 

Ventilex inc.

 

Partie requérante

 

 

 

et

 

 

 

Neveu & Neveu ltée

 

Partie intéressée

 

 

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

 

[1]           La Commission des lésions professionnelles est saisie en l’espèce de la requête soumise par la compagnie Ventilex inc. (l’employeur), le 23 novembre 2012, à l’encontre d’une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 23 octobre 2012, à la suite d’une révision administrative.

[2]           Par celle-ci, la CSST rejette la demande de révision logée par l’employeur et confirme sa décision antérieure du 21 septembre 2012.  S’appuyant sur le premier alinéa de l’article 326 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi), la CSST déclare une fois de plus que l’employeur doit être imputé du coût des prestations dues en raison de l’accident du travail survenu à monsieur Jacques Guenette, son employé, le 14 juin 2011.

[3]           La Commission des lésions professionnelles tient une audience dans cette affaire à Saint-Jérôme le 28 mars 2013 en présence de Me Benoît Labrecque, l’avocat de l’employeur, de monsieur Jacques Guenette (le travailleur) et de monsieur Ghislain Guindon, directeur des ressources humaines chez l’employeur.  Quoique dûment assignée, la compagnie Neveu & Neveu ltée n’y est pas représentée.

L’OBJET DE LA CONTESTATION

[4]           L’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles d’infirmer la décision en litige et de conclure, en vertu du second alinéa de l’article 326 de la loi, que le coût des prestations dues en raison de la lésion professionnelle subie par le travailleur le 14 juin 2011 doit être transféré aux dossiers des employeurs de toutes les unités, puisque l’accident du travail à l’origine de cette lésion serait attribuable à un tiers, soit en l’occurrence à la compagnie Neveu & Neveu ltée.

LA PREUVE

[5]           Le travailleur est âgé de 58 ans et travaille pour le compte de l’employeur depuis 14 ans, soit à titre de ferblantier ou de contremaître de chantier, lorsqu’il est victime d’un accident du travail le 14 juin 2011.  Ce dernier témoigne à l’audience et mentionne ce qui suit.

[6]           Ce jour-là, il installe des tuyaux d’évacuation et des conduits de climatisation au plafond du 5e étage d’un immeuble en rénovation.  À un certain moment, alors qu’il grimpe sur la quatrième ou la cinquième marche d’un escabeau qu’il vient tout juste de repositionner, celui-ci verse sur le côté et l’entraîne dans sa chute.  Il tombe au sol sur son épaule gauche.

[7]           Après coup, il examine les lieux avec davantage de minutie afin de comprendre ce qui s’est produit.  Il déplace les débris qui jonchent le sol et à l’endroit où il avait déposé un des montants arrière de l’escabeau, il constate que le plancher est perforé et que le trou est assez grand pour que le pied du montant ait pu s’y enfoncer.

[8]           Il s’agit en fait d’un trou circulaire fait quelque temps auparavant par un des plombiers de l’entreprise Neveu & Neveu ltée (le plombier) travaillant sur le même chantier.

[9]           Selon monsieur Guenette, il est plus que surprenant, voire anormal et négligent qu’un plombier perce à l’avance des trous dans un plancher et les laisse à l’abandon sans les recouvrir ni prendre aucune précaution pour signaler leur présence, car cela contrevient aux règles minimales de sécurité que tout ouvrier travaillant sur un chantier doit respecter.  Selon lui, c’est un guet-apens et l’accident aurait pu être évité si le plombier avait bien fait son travail.

[10]        Il a d’ailleurs immédiatement signalé cette situation à Doverco Construction inc. (l’entrepreneur général) le jour de l’accident et requis que ce dernier demande au plombier de corriger le tout sans délai.

[11]        Il s’est ensuite rendu à l’urgence où il a commencé à être traité pour une contusion, une bursite et une déchirure massive et traumatique à la coiffe des rotateurs de l’épaule gauche (la lésion professionnelle).

[12]        Bien qu’il soit au repos le lendemain, il retourne sur le chantier afin de s’assurer que des correctifs ont été mis en place, ce qui est le cas.  Des feuilles de « plywood » recouvrent maintenant ces ouvertures.

[13]        Tel qu’il appert de la preuve documentaire, la lésion professionnelle du travailleur nécessite ensuite de nombreux suivis et traitements de même que deux interventions chirurgicales[2].  Elle est consolidée par le docteur Marc Beauchamp, chirurgien orthopédiste, le 15 août 2012 et elle laisse des séquelles au travailleur, soit une atteinte permanente à l’intégrité physique de 10,35 % et des limitations fonctionnelles.

[14]        Compte tenu de ses limitations fonctionnelles, le travailleur est ensuite admis au programme de réadaptation.  Quelques semaines plus tard, la CSST convient qu’il ne peut plus exercer son métier de ferblantier en respectant ses limitations fonctionnelles.

[15]        Cela étant dit, l’employeur est en mesure de lui offrir un emploi convenable, emploi que le travailleur occupe encore au jour de l’audience.

[16]        Dans l’intervalle, soit le 11 juin 2012, l’employeur soumet la demande de transfert d’imputation ici en litige.  Il soutient que l’accident du travail dont fut victime son employé est majoritairement attribuable à un tiers, soit au plombier qui a fait le trou dans le plancher et qui ne l’a pas sécurisé avant de s’en éloigner.

[17]        Le 11 septembre 2012, la CSST dénonce cette situation à l’entrepreneur général afin qu’il puisse répliquer et faire valoir sa version des faits ou celle de son sous-traitant en plomberie.

[18]        Dans une lettre acheminée à la CSST une semaine plus tard, l’entrepreneur dit avoir vérifié le tout auprès du plombier et soutient que ce dernier n’est pas responsable de l’accident du travailleur puisqu’il recouvre habituellement les trous qu’il doit faire dans le plancher et qu’il a omis de le faire pour celui ici en cause seulement parce qu’il était caché sous l’une des pellicules de plastique bleues que monsieur Guenette avait précédemment enlevée à l’extrémité d’un conduit et jetée au sol.

[19]        Monsieur Guenette réplique.  Certes, il y avait bien quelques pellicules bleues au sol lors de son accident, mais également bien d’autres choses.  Des papiers, du bran de scie et toutes sortes de « cochonneries », car personne ce jour-là n’avait fait sa part de ménage, ce qui est assez fréquent sur les chantiers de construction, précise-t-il.  Il nie par ailleurs que le plombier avait l’habitude de recouvrir ses trous rapidement.  Bien au contraire, dit-il, le plombier les laissait souvent à découvert pendant quelques jours avant de passer ses tuyaux.

[20]        Le 21 septembre 2012, la CSST retient l’avis de l’entrepreneur général et rejette la demande de transfert présentée par l’employeur le 11 juin 2012.  Ainsi, après analyse, elle conclut que le tiers n’est pas majoritairement responsable de la survenance de l’événement.  Elle ajoute que le travailleur a été négligent puisqu’il n’a pas « regardé où il déposait les pattes de son escabeau.  D’autant plus que le travail se faisait sur un chantier de construction où la prudence est de mise considérant que plusieurs sous-traitant travaillent au même endroit[3] ». [sic]  Qui plus est, elle considère qu’il n’est pas injuste que l’employeur en supporte le coût vu que ce genre d’accident fait partie des risques inhérents à ses activités.  L’employeur conteste cette décision qui est confirmée par la révision administrative le 23 octobre 2012, d’où le présent litige.

LES MOTIFS DE LA DÉCISION

[21]        La Commission des lésions professionnelles doit décider si l’employeur a droit au transfert de coûts qu’il réclame sous l’égide du deuxième alinéa de l’article 326 de la loi.  Cet article se lit comme suit :

326.  La Commission impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail survenu à un travailleur alors qu'il était à son emploi.

 

Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail aux employeurs d'une, de plusieurs ou de toutes les unités lorsque l'imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail attribuable à un tiers ou d'obérer injustement un employeur.

 

L'employeur qui présente une demande en vertu du deuxième alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien dans l'année suivant la date de l'accident.

__________

1985, c. 6, a. 326; 1996, c. 70, a. 34.


[22]        Ainsi, pour bénéficier de cette mesure d’exception et obtenir un transfert d’imputation, l’employeur doit démontrer :

·         que le travailleur a été victime d’un accident du travail le 14 juin 2011;

·         que cet accident du travail est majoritairement attribuable à un tiers;

·         et qu’il est injuste de lui imputer les coûts découlant de cet accident.

[23]        Le fait que le travailleur ait été victime d’un accident du travail le 14 juin 2011 ne fait aucun doute.  La CSST a accepté sa réclamation et personne n’a contesté cette décision.  Le premier critère est donc démontré.

[24]        La preuve soumise quant à cet accident révèle plus spécifiquement que le travailleur est tombé au sol sur son épaule gauche, lorsque l’escabeau dans lequel il prenait place a basculé sur le côté, car le plancher sous l’un de ses montants avait précédemment été percé par un plombier de la compagnie Neveu & Neveu ltée.

[25]        Étant donné que rien ne permet de croire que cette entreprise de plomberie est liée à l’employeur ou encore au travailleur, le tribunal convient qu’il s’agit bien d’un tiers au sens de l’article 326 de la loi et de la jurisprudence[4], car il s’agit « d’une personne physique ou morale étrangère au rapport juridique existant avec la victime d’une lésion professionnelle et son employeur ».

[26]        Cela étant dit, ce tiers est-il majoritairement responsable de l’accident ?  C’est l’une des questions au cœur du présent litige.  L’employeur et le travailleur prétendent que c’est le cas alors que la CSST soutient que la faute de ce tiers n’est pas plus importante que celle commise par le travailleur qui n’a pas « regardé où il déposait les pattes de son escabeau ».

[27]        Or, pour les motifs suivants, le tribunal retient l’opinion de la CSST.

[28]        Certes, il ne fait aucun doute que le trou dans le plancher a été fait par le plombier et que ce dernier ne l’a pas sécurisé avant de s’en éloigner, ce qui n’est certainement pas correct ni conforme aux règles élémentaires de l’art.

[29]        Cela étant dit, le tribunal estime qu’il n’est guère plus judicieux ni moins imprudent pour le travailleur d’avoir installé son escabeau sur un amas de débris et de « cochonneries » au lieu d’une surface propre et plane lui permettant de s’assurer de la stabilité de cet équipement avant de grimper dessus.

[30]        Cette situation s’avère d’autant plus surprenante dans le contexte où le travailleur avait pu constater, au préalable, que le plombier sur place avait l’habitude de percer des trous dans le plancher et de les laisser à ciel ouvert pendant un certain temps, car cela aurait dû le rendre plus méfiant et encore plus prudent. Le danger causé par cette situation était donc connu et prévisible et, dans ce contexte, il ne peut pas être assimilé à un guet-apens.

[31]        En fait, aux yeux du tribunal, la survenance de l’accident ici en cause découle tout autant des manquements et négligences du tiers que de ceux du travailleur.  Le premier n’a pas sécurisé ses travaux en cours et le second n’a pas sécurisé son escabeau avant de grimper dessus, et ce, bien qu’il y ait de nombreux débris sur le sol, dont certains lui appartenant et que cela était susceptible de camoufler ou de rendre un trou indétectable à première vue.

[32]        Bref, contrairement à l’employeur, le tribunal estime que la preuve ne permet pas de conclure que l’accident du travailleur fut majoritairement causé par un tiers, de sorte que ce dernier ne peut pas bénéficier d’un transfert d’imputation.

[33]        À tout événement, le tribunal tient à préciser que l’issue du présent litige n’aurait pas été différente même s’il avait conclu à la responsabilité majoritaire du tiers, car il n’en demeure pas moins que l’employeur n’a pas davantage réussi à établir que ce genre d’accident ne fait pas partie des risques qu’il doit généralement supporter en raison de ses activités.

[34]        Le fait qu’un ouvrier soit victime d’un accident sur un chantier de construction en raison de la négligence d’un autre ouvrier œuvrant au même endroit n’a rien d’exceptionnel, d’inusité ou d’inhabituel, car si tout un chacun faisait correctement son travail, sans omettre quoi que ce soit, il n’y aurait jamais d’accident causé par l’homme en ces lieux, ce qui est loin d’être le cas.

[35]        Bref, le tribunal estime que l’employeur, en raison de ses activités, encourt le risque qu’un de ses ferblantiers ou contremaîtres de chantier soit, à un moment ou l’autre, victime d’un accident sur les lieux où ils sont contraints de travailler.  Cela est prévisible, voire inévitable.

 

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

REJETTE la requête soumise le 23 novembre 2012 par la compagnie Ventilex inc., l’employeur ;

CONFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 23 octobre 2012, à la suite d’une révision administrative ;

DÉCLARE que l’employeur doit supporter le coût des prestations dues en raison de l’accident du travail survenu à monsieur Jacques Guenette, le 14 juin 2011.

 

 

 

__________________________________

 

Thérèse Demers

 

 

 

 

Me Benoit Labrecque

A.P.C.H.Q - Savoie Fournier Avocats

Représentant de la partie requérante

 

 



[1]           L.R.Q. c. A-3.001.

[2]           Les 18 août et 19 octobre 2011.

[3]           Cette remarque de la CSST est inscrite à la note administrative du 20 septembre 2012. 

[4]           Hôpital Notre-Dame-de-la-Merci, C.L.P. 176775-64-0201, 13 décembre 2002, G. Perreault ; Centre hospitalier / Centre d’accueil Gouin-Rosemont, C.L.P. 103385-62-9807, 22 juin 1999, Y. Tardif ; Hôpital St-Jude de Laval, C.L.P. 126535-64-9911, 21 novembre 2000, M. Montplaisir ; CHSLD Résidence de l’Estrie, C.L.P. 141836-05-0006, 2 mars 2001, F. Ranger ; CHSLD De Mon Quartier, C.L.P. 144721-63-0008, 30 mars 2001, Y. Ostiguy ; CLSC CHSLD Meilleur, C.L.P. 155572-63-0102, 15 novembre 2001, J.-M. Charrette ; CHSLD Ste-Rita, C.L.P. 161209-72-0104, 23 avril 2002, M. Denis.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.