Décision

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Bergeron c. Écomaris

2016 QCCS 546

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

 

 

 

N° :

200-17-023375-157

 

 

 

DATE :

3 février 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

JOCELYN-F. RANCOURT (JR 1718)

______________________________________________________________________

 

 

CATHERINE BERGERON, domiciliée et résidant au […], appartement 326, Québec (Québec)  […]

Demanderesse

c.

ÉCOMARIS, personne morale légalement constituée (OBNL) en vertu de la Partie III de la Loi sur les compagnies et ayant son siège social au 603F-5333, rue Casgrain, Montréal (Québec)  H2T 1X3

et

SIMON PAQUIN, domicilié et résidant au […], Montréal (Québec)  […]

Défendeurs

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

JR 1718

 

LES PARTIES

[1]           La demanderesse est étudiante au baccalauréat en service social de l’Université Laval, inscrite au profil entrepreneurial. Elle se représente seule en l’instance.

[2]           La défenderesse ÉcoMaris est une personne morale à but non lucratif dont la mission principale est l’organisation d’expéditions environnementales sur le Fleuve Saint-Laurent et le développement de programmes de formation s’adressant à des jeunes et des adultes.

[3]           Simon Paquin, défendeur, est le fondateur et directeur général d’ÉcoMaris.

LE PROJET DE LA DEMANDERESSE

[4]           Dans le cadre du profil entrepreneurial du baccalauréat en service social, la demanderesse développe un projet de réinsertion sociale par la voile. Elle donne à son projet le nom de « Sextant ». Elle achète, en septembre 2014, le site internet « lesextant.ca »[1].

[5]           Elle approche par la suite le défendeur Simon Paquin puisque l’entreprise qu’il dirige, ÉcoMaris, se spécialise dans les expéditions de voile pour les personnes en réinsertion sociale.

[6]           Elle rencontre monsieur Paquin à Québec le 20 novembre 2014 pour discuter du projet[2]. Des courriels sont également échangés entre les parties entre octobre 2014 et le 23 avril 2015 en sus d’appels téléphoniques.

[7]           Le projet « Sextant », développé par madame Bergeron, rafle trois prix d’entrepreneuriat en 2014 et 2015[3].

[8]           Le 10 janvier 2015, monsieur Paquin dépose une lettre d’appui au projet « Sextant » de madame Bergeron qui tente d’obtenir une subvention de l’organisme « LOJIQ » (Les Offices jeunesse internationaux du Québec). Il qualifie madame Bergeron de partenaire associée dans le projet « Sextant »[4].

[9]           Le 22 avril 2015, monsieur Paquin téléphone à madame Bergeron. Il lui demande de trouver une cohorte de quinze jeunes pour réaliser un projet-pilote « Sextant » du 9 au 15 juin 2015[5]. Madame Bergeron précise à monsieur Paquin qu’elle n’est pas disponible à cette période puisqu’elle entreprend une traversée de l’océan Atlantique, de la Martinique vers la Bretagne, du 1er mai au 10 juin 2015. Au cours de cette conversation téléphonique, madame Bergeron souligne à ce dernier qu’elle ne consent aucunement à ce que l’expédition projetée du 9 au 15 juin 2015 avec ÉcoMaris ait lieu sans elle. Elle confirme le tout par un courriel transmis à monsieur Paquin la même journée[6].

[10]        Ce dernier lui répond le lendemain, par courriel, de la façon suivante :

On ne se comprend vraiment pas. Je le fais déjà sans toi depuis 2012 en version pilote. Ce voyage n’est qu’un voyage de plus. Un pas de plus vers un programme plus gros. Pour toi ce n’est qu’un concept, un rêve d’adolescente. Ce projet implique de l’argent, un voilier, un équipage, des partenaires, une logistique, tu ne comprends juste absolument pas tout ce qui est requis pour mettre en place une telle infrastructure. C’est déjà assez compliqué à réaliser, si tu penses que je vais m’encombrer de tes crisettes d’équité tu te trompes… Je ne négocie rien avec personne. J’ai fait 95% de la job, si tu veux te joindre à moi pour le 5% qui reste ok, sinon tant pis. My way or take the highway.[7]

[11]        La demanderesse écrit à monsieur Paquin le 23 avril 2015 pour lui signifier que leurs « deux initiatives sont désormais dissociées »[8].

[12]        Le 25 avril 2015, madame Bergeron met ÉcoMaris en demeure :

(…) de ne pas utiliser le nom de commerce « Sextant » au bénéfice des activités d’ÉcoMaris d’aucune manière considérant qu’il est mon unique propriété dans le cadre d’un projet du même type.[9]

(notre soulignement)

[13]        Le 28 avril 2015, ÉcoMaris enregistre le nom « Sextant » au Registre des entreprises. La demanderesse prend connaissance de cet enregistrement en septembre 2015 uniquement[10].

[14]        Le 16 juin 2015, madame Bergeron manifeste par écrit son mécontentement et son désaccord à monsieur Paquin. Elle estime qu’ÉcoMaris et Simon Paquin se sont approprié le nom de « Sextant ». Une deuxième mise en demeure est par la suite signifiée aux défendeurs le 1er octobre 2015[11].

LE RECOURS INTENTÉ PAR LA DEMANDERESSE

[15]        Madame Bergeron dépose, le 16 décembre 2015, une « Requête pour l’émission d’une injonction interlocutoire et permanente et requête introductive d’instance (dommages et intérêts) ».

[16]        Au soutien de sa requête, elle allègue que les défendeurs « continue(sic) d’utiliser sans droit, autorisation et/ou quelconque consentement le nom de Sextant, propriété intellectuelle de la demanderesse »[12]. Elle précise que le recours doit être institué dans le district de Québec, lieu de la seule rencontre avec monsieur Paquin le 20 novembre 2014.

[17]        Elle recherche du Tribunal l’émission d’une injonction interlocutoire ordonnant aux défendeurs de cesser d’utiliser le nom « Sextant » et de retirer ce nom du Registre des entreprises, pour qu’elle puisse l’enregistrer à son tour.

L’EXCEPTION DÉCLINATOIRE

[18]        Le 22 décembre 2015, ÉcoMaris et Simon Paquin demandent au Tribunal de transférer le dossier dans le district de Montréal, puisque les défendeurs sont domiciliés à Montréal.

[19]        Les défendeurs s’appuient sur les articles 41 et 42 du NCPC. Ils font valoir que leur domicile est à Montréal. Le recours civil extracontractuel intenté par la demanderesse ne répond pas davantage aux exceptions prévues à l’article 42 du NCPC, soutiennent-ils.

[20]        La demanderesse soulève que la seule rencontre entre les parties pour développer le projet a eu lieu à Québec le 20 novembre 2014. De plus, elle argue que le district de Québec est le lieu où le préjudice est subi au sens de l’article 42 du NCPC. Enfin, elle évoque son statut d’étudiante et le fait qu’elle se représente seule pour justifier le maintien du dossier dans le district de Québec.

L’ANALYSE

[21]        L’article 833 du NCPC prévoit que le nouveau Code est, dès son entrée en vigueur, d’application immédiate, sauf les exceptions qui y sont prévues. Le texte pertinent de l’article se lit comme suit :

Le nouveau Code de procédure civile (RLRQ, chapitre C-25.01) remplace le Code de procédure civile (RLRQ, chapitre C-25).

Ce Code est, dès son entrée en vigueur, d’application immédiate. Cependant:

1˚   en première instance, les demandes introductives d’instance déjà déposées demeurent régies par la loi ancienne en ce qui concerne uniquement l’entente sur le déroulement de l’instance et sa présentation au tribunal et les délais pour y procéder;

(…)[13]

[22]        L’exception déclinatoire présentée par les défendeurs n’entre pas dans la catégorie d’exceptions prévues à l’article 833 du NCPC. Dès lors, le Tribunal est justifié d’appliquer le NCPC.

[23]        La compétence territoriale, en première instance, est prévue aux articles 41 à 48 du NCPC. Pour l’entendement du débat mû entre les parties, les articles 41 et 42 du NCPC méritent d’être ici reproduits :

41.    La juridiction territorialement compétente au Québec pour entendre les demandes en justice est celle du lieu où est domicilié le défendeur ou l’un ou l’autre d’entre eux s’il y en a plusieurs domiciliés dans différents districts.

         Si le défendeur n’a pas de domicile au Québec, la juridiction territorialement compétente est alors celle du lieu de sa résidence ou, s’agissant d’une personne morale, celle du lieu d’un de ses établissements ou encore celle du lieu où le défendeur a des biens.

         Est aussi territorialement compétente, si l’ordre public le permet, la juridiction du lieu du domicile élu par le défendeur ou celle désignée par la convention des parties, à moins que cette convention ne soit un contrat d’adhésion.

42.    Est également compétente, au choix du demandeur :

1˚      en matière d’exécution d’obligations contractuelles, la juridiction du lieu où le contrat a été conclu;

2˚      en matière de responsabilité civile extra-contractuelle, la juridiction du lieu où le fait générateur du préjudice est survenu ou celle de l’un des lieux où le préjudice a été subi;

3˚      lorsque l’objet de la demande est un bien immeuble, la juridiction du lieu où est situé tout ou partie de ce bien.                  

[24]        L’article 41 précise que le lieu du domicile du défendeur est le forum naturel pour entendre les demandes en justice. Dans ses commentaires, la ministre de la Justice écrit :

L’article pose dès le départ la règle de base en matière de compétence territoriale, soit que la juridiction territorialement compétente est celle du lieu où le défendeur est domicilié. Il indique aussi la règle applicable en cas de pluralité  des défendeurs. (…).

[25]        L’article 42 offre à la demanderesse trois possibilités lui permettant de choisir la juridiction territorialement compétente. Dans une situation de responsabilité civile extracontractuelle, comme en l’espèce, la demanderesse doit démontrer que le fait générateur du préjudice est survenu dans le district de Québec, ou encore que le district de Québec est un des lieux où le préjudice est subi.

[26]        Cette nouvelle disposition marque une rupture avec le texte de l’article 68(2) de l’ancien Code de procédure civile ainsi libellé :

68.        Sous réserve des dispositions du présent chapitre et des dispositions du Livre dixième au Code civil, et nonobstant convention contraire, l'action purement personnelle peut être portée:

1. (…)

2. Devant le tribunal du lieu où toute la cause d'action a pris naissance; ou, dans le cas d'une action fondée sur un libelle de presse, devant le tribunal du district où réside le demandeur, lorsque l'écrit y a circulé;

[27]        Pour justifier que toute la cause d’action avait pris naissance dans un district, la demanderesse devait établir, en vertu de l’article 68(2) C.p.c., que chacun des éléments constitutifs de la responsabilité civile extracontractuelle (faute, dommage et lien de causalité) y avait pris naissance[14].

[28]        L’article 42 n’exige pas la conjonction de tous ces éléments. À partir du moment où la demanderesse établit que le fait générateur du préjudice est survenu dans une juridiction précise, elle peut intenter le recours dans cette juridiction. Il en va de même si elle établit que le préjudice subi se manifeste dans un des lieux d’une juridiction.

[29]        Dans ses commentaires, la ministre de la Justice écrit que cette règle est introduite pour favoriser la victime du préjudice plutôt que le défendeur. Elle s’exprime ainsi :

Cet article, dans son premier cas, reprend le paragraphe 3e de l’article 68 du code antérieur. Le deuxième cas introduit une nouvelle règle qui devrait favoriser la victime du préjudice plutôt que le défendeur. Cette règle s’inspire pour partie du droit international privé (art. 3126 du Code civil) et pour une autre de la faveur donnée à la victime lorsque le préjudice se manifeste à plusieurs endroits, ce qui sera souvent le cas en matière de diffamation. Quant au troisième cas, il reprend la règle de l’article 73 du code antérieur.

(notre soulignement)

[30]        Dans l’ouvrage Le Grand Collectif[15], l’auteur Sébastien Rochette écrit :

L’entrée en vigueur de cette nouvelle règle devrait avoir des impacts considérables. En effet, sauf en matière de libelle de presse, une jurisprudence bien établie exigeait du demandeur qui alléguait que toute la cause d’action avait pris naissance dans un district judiciaire qu’il démontre plus particulièrement que les trois éléments de la responsabilité civile extracontractuelle, soit la faute, le dommage et le lien de causalité, y avaient pris naissance (voir notamment : Air Canada c. McDonnell Douglas Corp., EYB 1989-67802, [1989] 1 R.C.S. 1554, J.E. 89-959; Compagnie minière IOC inc. c. Gestion D.D.G. inc., 2009 QCCA 1070, EYB 2009-159591, J.E. 2009-1124). Une telle jurisprudence doit être considérée comme étant obsolète, à tout le moins en partie. On peut néanmoins penser qu’elle demeurera pertinente à certains égards, notamment pour ce qui est de la démarche d’analyse permettant de déterminer où le préjudice a été subi et où le fait générateur de celui-ci est survenu aux fins de l’application de l’article 42.

[31]        Quel est le préjudice subi par la demanderesse?

[32]        Dans sa demande provisionnelle d’injonction interlocutoire, elle décrit son préjudice en référant à :

1)        l’utilisation non autorisée de son nom par les défendeurs;

2)        l’utilisation du vocable « Sextant » sur les plateformes web, Facebook et publicitaires des défendeurs;

3)        la confusion créée dans le public, avec les partenaires et dans la population en général;

4)        l’appréciation de toute la reconnaissance sociale récoltée par le projet « Sextant » de la demanderesse.

[33]        À quel endroit le préjudice est-il subi?

[34]        Le Tribunal est d’avis que le district de Québec est l’un des lieux où le préjudice invoqué par la demanderesse est subi. L’utilisation non autorisée du nom « Sextant » par les défendeurs est un préjudice qui se manifeste autant à Montréal qu’à Québec, lieu du domicile de la demanderesse. Cette dernière est justifiée de soutenir qu’un préjudice est subi lorsque le nom « Sextant » est utilisé à Québec par les défendeurs. Il en est de même lorsque les défendeurs utilisent à la grandeur du Québec le nom de « Sextant » sur leurs plateformes web, Facebook et publicitaires. Le préjudice que subit alors la demanderesse se manifeste également au lieu de son domicile, Québec. Au même titre, la confusion alléguée par la demanderesse auprès des partenaires, des instances gouvernementales et de la population en général est un préjudice qui prend, entre autres, naissance à Québec. Enfin, le district de Québec est un des lieux où le préjudice allégué (l’appropriation de la reconnaissance sociale du projet « Sextant ») est subi.

[35]        Le Tribunal est également d’avis que la facture de l’article 42 commande une interprétation favorisant la victime du préjudice plutôt que les défendeurs. En l’espèce, c’est la demanderesse madame Bergeron qui, en tout état de cause, subit le préjudice allégué découlant de l’utilisation de son projet par ÉcoMaris.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[36]        REJETTE la demande d’exception déclinatoire territoriale présentée par les défendeurs AVEC FRAIS DE JUSTICE;

[37]        RENVOIE les parties à une séance de gestion à être tenue le 12 février 2016, en la salle 3.14, à 9 h.

 

 

 

 

__________________________________

JOCELYN-F. RANCOURT, j.c.s.

 

 

Mme Catherine Bergeron

Demanderesse personnellement

 

Me Samuel Bachand

1010, rue de la Gauchetière Ouest

Bureau 1315

Montréal (Québec)  H3B 2N2

Procureur des défendeurs

 

Date d’audience :

6 janvier 2016

 



[1]     Voir la pièce P-2.

[2]     Voir la pièce P-7.

[3]     Voir les par. 9, 11 et 17 de la requête et les pièces P-8, P-10 et P-16.

[4]     Voir le par. 10 de la requête et la pièce P-9.

[5]     Voir le par. 12 de la requête.

[6]     Voir la pièce P-12 - courriel du 22 avril 2015 transmis à 22:32.

[7]     Id., courriel du 23 avril 2015 transmis à 08:37.

[8]     Id., courriel du 23 avril 2015 transmis à 11:37.

[9]     Voir la pièce P-17.

[10]    Voir la pièce P-20.

[11]    Voir la pièce P-23.

[12]    Voir le par. 29 de la requête.

[13]    RLRQ, c. C-25.01.

[14]    Air Canada c. McDonnel Douglas Corp, [1989] 1 R.C.S. 1554, 1989 CanLII 54 (CSC).

[15]    Sébastien ROCHETTE, Code de procédure civile - commentaires et annotations, dans Le Grand Collectif, sous la direction de Luc Chamberland, Vol. 1, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, p. 325, à la page 326.

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