Décision

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R. c. Tremblay

2023 QCCA 407

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

 :

200-10-004040-239

(655-36-000201-223) (655-01-015136-194) (655-01-015141-194)

(655-01-015315-202)

 

DATE :

31 mars 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A.

GUY COURNOYER, J.C.A.

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI

APPELANT Mis en cause

c.

 

STEVE TREMBLAY

INTIMÉ Requérant

et

JULES BERTHELOT, en sa qualité de juge de la Cour du Québec

MIS EN CAUSE Intimé

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                Après une quarantaine de jours de procès devant le juge Berthelot de la Cour du Québec[1], l’intimé, Steve Tremblay, dépose contre celui-ci un recours « visant l’émission d’un bref de prohibition et certiorari ancillaire », pour cause de partialité ou d’apparence de partialité. Le 6 décembre 2022, la Cour supérieure, district de Mingan (l’honorable Richard Grenier), prononce un jugement dont voici le dispositif :

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[83] ACCUEILLE la Requête visant l’émission d’un bref de prohibition et certiorari ancillaire;

[84] DÉCLARE que l’intimé a excédé sa juridiction;

[85] RENVOIE le dossier à la Cour du Québec pour assignation devant un autre juge.[2]

* *

[2]                Par avis d’appel daté du 29 décembre 2022 (paragr. 784(1) C.cr.), déposé au greffe de la Cour le 4 janvier 2023, le ministère public se pourvoit contre ce jugement de la Cour supérieure. L’appel, qui a fait l’objet d’une gestion particulière, doit être entendu le 8 juin prochain.

[3]                Dans l’intervalle, les dossiers de la Cour du Québec (655-01-015136-194, 65501015141-194 et 655-01-015315-202) ont été rappelés au Palais de justice de BaieComeau le 16 janvier 2023, afin qu’un nouveau procès soit fixé devant un·e autre juge, conformément aux conclusions du jugement de la Cour supérieure. À cette date, le ministère public a cependant informé le juge François Boisjoli de l’existence de l’appel du jugement du juge Grenier et de son intention de présenter à la Cour d’appel une requête en suspension des procédures de première instance. Le juge Boisjoli a reporté les dossiers au 3 avril 2023, avec le consentement de M. Tremblay (ou de ses avocats).

[4]                La requête en suspension (datée du 17 février 2023) a effectivement été déposée au greffe de la Cour d’appel le 22 février 2023 et fixée au rôle du 13 mars, date à laquelle elle a été entendue, l’affaire ayant subséquemment été mise en délibéré.

* *

[5]                Le ministère public soutient qu’il y a lieu de suspendre les procédures de première instance, cette suspension remplissant à son avis les conditions établies par la jurisprudence en pareille matière.

[6]                Tout en concédant que, dans les circonstances, il y aurait lieu de suspendre les procédures de première instance, M. Tremblay, par l’intermédiaire de ses avocats, fait valoir que cette suspension emporte forcément celle des conditions de sa mise en liberté. Subsidiairement, il soutient que la suspension des procédures de première instance lui causera un préjudice grave, vu la sévérité desdites conditions, que la Cour devrait donc alléger, et ce, pour assurer l’équilibre des intérêts des parties pendant l’instance d’appel[3].

* *

[7]                La suspension demandée par le ministère public répond en effet aux conditions applicables[4] :

 il y a apparence de droit, les moyens d’appel étant sérieux;

 un préjudice irréparable découlerait du fait que les procédures se poursuivent devant la Cour du Québec pendant que chemine parallèlement l’instance d’appel, alors que des ressources considérables, y compris celles des parties, auront été dépensées inutilement si l’appel est accueilli;

 la mise en balance des intérêts et inconvénients subis par les parties selon que la suspension est ou n’est pas accordée milite en faveur de l’ordonnance que sollicite le ministère public. L’appel sera par ailleurs entendu le 8 juin prochain et il ne convient pas de commencer de nouveaux procès devant un nouveau juge alors que la Cour pourrait accueillir l’appel de la poursuite et ordonner la continuation des procès devant le même juge, procès qui ont duré déjà 40 jours. Les avocats de M. Tremblay le reconnaissent, d’ailleurs.

[8]                La Cour accordera donc la suspension des procédures qui, en vertu du jugement de la Cour supérieure, se continueraient autrement devant la Cour du Québec. Plus précisément, elle suspendra l’effet ou, si l’on préfère, l’exécution du paragraphe 85 du jugement de la Cour supérieure, qui « RENVOIE le dossier à la Cour du Québec pour assignation devant un autre juge ».

* *

[9]                Cela dit, la prétention selon laquelle cette suspension entraînerait automatiquement celle des conditions de la mise en liberté de M. Tremblay, comme le font valoir ses avocats, est sans fondement. L’on ne voit pas comment le fait de suspendre l’assignation de l’affaire à un ou une nouvelle juge de la Cour du Québec, ce qui n’a qu’un impact prospectif, pourrait entraîner celle de l’ordonnance de mise en liberté prononcée précédemment à l’endroit de M. Tremblay[5] (ordonnance qui demeurerait normalement en vigueur tant que ses procès n’ont pas pris fin, conformément aux al. 523(1)a) et b)(i) C.cr.[6]).

[10]           Subsidiairement, les avocats de M. Tremblay souhaiteraient que la Cour allège elle-même les conditions auxquelles est assujettie la mise en liberté de leur client. Interrogés sur la compétence de la Cour pour ce faire, ils répondent ce qui suit : si la Cour, en l’absence de toute disposition législative spécifique, a pu reconnaître le pouvoir discrétionnaire dont elle est dotée pour autoriser la suspension des procédures de première instance dans des circonstances comme celles de l’espèce, et ce, malgré le fait que le Code criminel ne contient rien à ce sujet, elle peut semblablement conclure à son pouvoir accessoire de modifier les conditions de mise en liberté de M. Tremblay, quoique ni l’art. 679 ni le paragr. 683(5) C.cr. ne soient applicables, ni aucune autre disposition du Code criminel.

[11]           L’argument ne convainc pas.

[12]           Tout d’abord, comme en conviennent les avocats de M. Tremblay et comme le souligne le ministère public, le Code criminel ne contient effectivement pas de dispositions qui, explicitement ou implicitement, permettent à une cour d’appel de se prononcer sur les conditions d’une mise en liberté dans une situation comme celle-ci. Il ne peut davantage s’agir là d’un pouvoir qui découlerait accessoirement, mais logiquement, par « déduction nécessaire »[7], de la compétence et de la fonction d’appel qu’elle exerce en matière de recours extraordinaires[8]. Il faut du reste constater que la mise en liberté sous conditions de M. Tremblay est un objet étranger à celui sur lequel la Cour devra statuer en vertu de l’art. 784 C.cr., le recours extraordinaire qui y donne lieu étant lui-même une sorte d’excroissance de l’instance criminelle dans le cadre de laquelle fut prononcée l’ordonnance dont la révision est maintenant demandée.

[13]           Par ailleurs, le Code criminel prévoit un mécanisme de révision qui pourrait être mis en branle ici, à savoir celui de l’art. 520 C.cr.

[14]           Cette disposition, comme on le sait, permet à un·e juge (en l’occurrence de la Cour supérieure[9]) de réviser une ordonnance de mise en liberté à la demande d’un prévenu, et ce, avant la tenue du procès[10]. Selon l’enseignement de l’arrêt R. c. St-Cloud[11], on recourra à l’art. 520 C.cr. lorsqu’une erreur de droit entache l’ordonnance en question ou lorsque celle-ci est manifestement inappropriée, mais aussi lorsqu’un changement de circonstances important et pertinent, étayé d’une preuve nouvelle, en justifie la modification[12].

[15]           Si M. Tremblay et ses avocats estiment que l’appel du jugement du juge Grenier et le sursis d’exécution que prononcera la Cour constituent un changement de circonstances important et pertinent justifiant l’allègement de ses conditions de mise en liberté, ils pourront donc s’adresser à la Cour supérieure en vertu de l’art. 520 C.cr. et faire la démonstration de ce qu’ils avancent.

[16]           On peut convenir que l’usage de l’art. 520 C.cr. dans pareille situation est inusité, alors que le prévenu – l’inti Tremblay – se trouve en quelque sorte entre deux procès. Le jugement dont appel a mis fin au premier[13] en concluant que le juge Berthelot s’est comporté d’une manière suscitant « une crainte raisonnable de partialité chez une personne raisonnable et bien renseignée »[14] et qu’il a ainsi « excédé sa juridiction »[15]. Le même jugement a ordonné que l’affaire soit renvoyée à la Cour du Québec et assignée à un·e autre juge de ce tribunal, en vue d’un nouveau procès, qui reste à venir. Cette ordonnance – mais non pas le reste du jugement dont appel – sera suspendue par notre Cour, ce qui remet donc M. Tremblay dans la situation pré-procès qu’envisage l’art. 520 C.cr.

[17]           Cette interprétation et cette application de l’art. 520 C.cr., qui demeurent respectueuses du texte de celui-ci, font également écho à ce que le juge Doherty (il n’était pas encore à la Cour d’appel de l’Ontario) écrivait en 1989 à propos du système de mise en liberté provisoire instauré par le Code criminel, « which emphasizes flexibility and the ready availability of the means to reassess or review an accused's bail status while the charges against him are working their way through our system of criminal justice »[16]. Certes, ces propos furent tenus dans un contexte différent (et le droit relatif aux art. 520 et 521 a évolué depuis), mais ils demeurent d’actualité, d’autant que le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté est garanti par l’al. 11e) de la Charte canadienne[17].

[18]           On pourrait bien sûr arguer de ce que la personne qui se trouve dans la situation de l’intimé Tremblay peut toujours recourir à l’al. 523(2)c) C.cr. et s’adresser, selon le cas, au juge de paix ou au juge ou au tribunal mentionné à l'un ou l'autre des sous-al. (i), (ii) ou (iii). Ce recours requiert toutefois le consentement du poursuivant (l’exception à cette exigence n’étant pas applicable ici). Il faut donc que les parties s’entendent sur la marche à suivre et choisissent en quelque sorte de concert l’instance compétente (M. Tremblay n’étant pas accusé ici d’une infraction mentionnée à l’art. 469 C.cr., seules les options (i) et (iii) seraient envisageables).

[19]           Précisons que si les parties au présent dossier s’accordent sur cette procédure, c'est-à-dire qu'elles s'entendent pour débattre de la demande d'allègement, il ne leur est pas nécessaire de s’entendre sur l’issue de l’affaire, c’est-à-dire sur l’opportunité de la mise en liberté ou les conditions de celle-ci[18]. Si cela devait être le cas, d’ailleurs, l’art. 523(2)c) ferait sous ce rapport une sorte de double emploi avec l’art. 519.1 C.cr. (qui n’exige cependant pas d’aval judiciaire), ce qui n’est certainement pas conforme à l’intention du législateur.

[20]           Cela dit, pour en revenir à la présente affaire, l’art. 523(2)c) C.cr. ne peut être d’aucun secours à l’intimé Tremblay à moins que le ministère public consente à débattre de la question de l’allègement des conditions de mise en liberté devant un·e juge de paix, un·e juge ou un tribunal désigné par les sous-al. 523(2)c)(i) ou (iii) C.cr.

[21]           Bref, si l’intimé Tremblay est d’avis que l’appel du jugement du juge Grenier et la suspension qu’ordonnera la Cour dans ce cadre engendrent à eux seuls un changement justifiant la modification de ses conditions de mise en liberté, il pourra : 1° s’entendre avec le poursuivant aux termes de l’art. 519.1 C.cr., 2° s’entendre avec le poursuivant afin de soumettre la question à un·e juge de paix, juge ou tribunal, conformément aux sousal. 523(2)c)(i) ou (iii) C.cr., ou 3° s’adresser à un·e juge de la Cour supérieure en vertu de l’art. 520 C.cr.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[22]           ACCUEILLE la requête de l’appelant;

[23]           SUSPEND l’exécution du paragraphe 85 du jugement de la Cour supérieure et l’assignation de l’affaire à un nouveau ou une nouvelle juge de la Cour du Québec en vue d’un nouveau procès dans les dossiers 655-01-015136-194, 65501015141-194 et 65501-015315-202, et ce, jusqu’au prononcé de l’arrêt de la Cour dans le présent dossier d’appel;

[24]           REJETTE la demande de l’intimé Tremblay relativement à la suspension ou à l’allègement de ses conditions de mise en liberté.

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 

 

 

MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY COURNOYER, J.C.A.

 

Me Normand Morneau-Deschênes

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’appelant

 

Me Christian Maltais

Me Louis-Philippe Doucet Gallienne

DOUCET GALLIENNE AVOCAT

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

17 mars 2023

 


[1]  Il s’agit plus précisément de deux procès distincts, devant le même juge. Le premier procès se rapporte aux accusations portées contre M. Tremblay dans les dossiers 655-01-015136-194 et 65501015141194, le second aux accusations portées dans le dossier 655-01-015315-202.

[2]  Tremblay c. Berthelot, 2022 QCCS 4615.

[3]  Notons que, sur la question de l’allègement des conditions par la Cour, les avocats de M. Tremblay, en réponse à une demande du greffe, ont précisé ce qui suit (courriel de Me Christian Maltais, 9 mars 2023, 11:34) :

Enfin, à en ce qui a trait à l’opportunité de présenter une requête, nous sommes d’avis que cette honorable Cour devient saisie du traitement de cette alternative par la propre conclusion indiquée à la Requête de la partie appelante en suspension des procédures en Cour du Québec :

 RENDRE toute autre ordonnance que la Cour pourra juger appropriée.

 Cette réponse est insatisfaisante. Il va sans dire que si les avocats de M. Tremblay estiment que la Cour a la compétence voulue pour modifier les conditions de sa mise en liberté, ils doivent présenter une requête en bonne et due forme (art. 3, 31 (par analogie) et 47 et s. des Règles de la Cour d’appel du Québec en matière criminelle), ce qu’ils n’ont pas fait.

[4]  Voir par ex. : Boutin c. Mayrand, [1990] R.J.Q. 1841 (C.A.) (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 15 novembre 1990, n° 22041); Perreault c. Thivierge, SOQUIJ AZ-50074403 (C.A., 1991); Thibault c. Beaudouin, J.E. 94-1675 (C.A.); E.D. c. R., 2018 QCCA 263; Cozak c. R., 2019 QCCA 229; De Leto c. R., 2019 QCCA 263.

[5]  Cette ordonnance, prononcée le 9 avril 2020, a été modifiée par la suite.

[6]  Martin Vauclair et Tristan Desjardins, avec la collab. de Pauline Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales, 29e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2022, paragr. 19.103.

[7]  Expression qu’emploie la Cour suprême, sous la plume du j. Rothstein, dans R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, paragr. 19.

[8]  Voir : Société Radio-Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33, paragr. 62.

[9]  Art. 493 C.cr., « juge ».

[10]  Le poursuivant peut demander une telle révision en vertu de l’art. 521 C.cr.

[11]  2015 CSC 27, notamment aux paragr. 6, 92 et 120-121.

[12]  Sur ce dernier point, voir notamment : R. c. St-Cloud, préc., note 11, paragr. 121 ainsi que 122 et s. (arrêt commenté dans l’ouvrage suivant : M. Vauclair et T. Desjardins, avec la collab. de P. Lachance, préc., note 6, paragr. 19.111).

[13]  En réalité aux deux premiers procès (voir supra, note 1).

[14]  Jugement dont appel, paragr. 82.

[15]  Id., paragr. 84.

[16]  R. v. Saracino (1989), 47 C.C.C. (3d) 185 (Ont. H.C.J.), p. 191.

[17]  Voir : R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Antic, 2017 CSC 27, paragr. 31.

[18]  Voir : R. c. Ali, 2008 QCCA 2069, paragr. 23 et s., qui écarte fermement le point de vue exprimé à ce sujet par le prof. Trotter (désormais juge) dans l’ouvrage suivant : Gary T. Trotter, The Law of Bail in Canada, 2nd ed., Scarborough, Carswell, 1999, p. 352-353 (point de vue qu’il reprend dans la troisième édition de cet ouvrage, § 8:49).

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