Décision

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Groupe François Poirier inc. c. Bibeau

2021 QCCA 553

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-027815-182

(450-05-004998-023)

 

DATE :

 7 avril 2021

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MANON SAVARD, J.c.Q.

MARK SCHRAGER, J.C.A.

SIMON RUEL, J.C.A.

 

 

GROUPE FRANÇOIS POIRIER INC.

APPELANTE / INTIMÉE INCIDENTE - demanderesse en reprise d’instance

c.

 

RICHARD BIBEAU

CLAIRE PAQUIN

INTIMÉS / APPELANTS INCIDENTS - défendeurs

et

GERMAIN ISABELLE

ALINE CARBONNEAU

MIMI DESAULNIERS

INTIMÉS - défendeurs

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Saint-François (l’honorable Yves Tardif), qui, le 9 août 2018, rejette la demande de l’appelante à l’égard des intimés Germain Isabelle, Aline Carbonneau et Mimi Desaulniers avec les frais de justice, à l’exception des frais d’expertise, et l’accueille, en partie, à l’égard des intimés Richard Bibeau et Claire Paquin avec les frais de justice, à l’exception des frais d’expertise.

[2]           Pour les motifs de la juge en chef Savard, auxquels souscrivent les juges Schrager et Ruel, LA COUR :

[3]           REJETTE l’appel principal, avec les frais de justice;

[4]           ACCUEILLE l’appel incident, avec les frais de justice;

[5]           INFIRME en partie le jugement de première instance afin d’y biffer les paragraphes [44], [46] à [48] et d’y substituer le paragraphe suivant :

[44]      REJETTE la demande modifiée de la demanderesse en date du 15 mai 2013 contre Richard Bibeau et Claire Paquin, avec les frais de justice.

 

 

 

 

MANON SAVARD, J.c.Q.

 

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

 

 

 

SIMON RUEL, J.C.A.

 

Me Louis Panneton

FONTAINE PANNETON JONCAS BOURASSA AVOCATS

Pour l’appelante / intimée incidente

 

Me Justin Gravel

LAVERY, DE BILLY

Pour les intimés / appelants incidents Richard Bibeau et Claire Paquin

et les intimés Germain Isabelle, Aline Carbonneau et Mimi Desaulniers

 

Date d’audience :

8 octobre 2020



 

 

 

MOTIFS DE LA JUGE EN CHEF

 

 

[6]           En 1999, l’auteur des intimés, alors promoteur immobilier, effectue des travaux de remblayage sur les lots dont il est propriétaire. Il en résulte un talus qui va au-delà de la limite de ses lots et empiète par conséquent sur le lot contigu, dont l’appelante est aujourd’hui propriétaire. En 2002, s’autorisant de l’article 992 C.c.Q., l’auteur de l’appelante demande, par voie d’action, le retrait de cet empiétement qui, au surplus, aggraverait la servitude naturelle d’écoulement des eaux.

[7]           Le jugement à l’étude[1] statue sur cette demande. Avant d’analyser la question de l’empiétement, le juge de première instance rejette d’abord l’action de l’appelante à l’endroit des intimés Germain Isabelle, Aline Carbonneau et Mimi Desaulniers au motif que ceux-ci bénéficient d’une quittance signée en février 2011 en faveur de leur auteur. Le juge aborde ensuite les conditions d’application de l’article 992 C.c.Q. et conclut que l’empiétement, dont l’existence n’est pas contestée par les intimés, n’est pas considérable et ne cause aucun préjudice sérieux à l’appelante, selon l’article 992 al. 2 C.c.Q. Toutefois, écrit le juge, ce constat ne met pas fin au litige puisque l’appelante est en droit de bénéficier du premier alinéa de l’article 922 C.c.Q. Il déclare ainsi qu’elle peut demander aux intimés Richard Bibeau et Claire Paquin d’acquérir la parcelle qui empiète sur son lot ou de lui verser une indemnité pour la perte temporaire de l’usage de celle-ci.

[8]           L’appelante se pourvoit et les intimés Bibeau et Paquin forment un appel incident. Ce faisant, les parties remettent en question l’ensemble des conclusions du juge de première instance.

[9]           À mon avis, bien que l’appelante me convainque que le juge a commis certaines erreurs, celles-ci ne sont pas déterminantes. Sur le fond, la preuve permettait de conclure que l’empiétement n’est pas considérable et ne cause pas de préjudice sérieux à l’appelante. La déférence sur cette question s’impose. Par contre, une fois ce constat posé et à la lumière des conclusions recherchées par l’appelante et de l’historique de ce dossier, le juge aurait dû rejeter la demande de l’appelante. Il ne pouvait prononcer la conclusion déclaratoire qui accordait à cette dernière le droit de réclamer le bénéfice de l’article 992 al. 1 C.c.Q., 16 ans après le dépôt des procédures et sans qu’elle en ait fait la demande. Je propose donc de rejeter l’appel principal, mais d’accueillir l’appel incident.

Le contexte

[10]        Les parties conviennent du contexte entourant leur litige, dont je rappellerai les principaux faits. Je reviendrai plus en détail sur certains d’entre eux lors de mon analyse des moyens d’appel.

[11]        En 1999, l’auteure des intimés, la société 9071-1920 Québec inc. (« Québec inc. ») effectue des travaux de remblayage sur trois lots (« lots remblayés ») dont elle est propriétaire et qui sont, depuis, la propriété des intimés. Le talus ainsi aménagé excède les limites des lots remblayés et empiète sur le lot contigu, qui est aujourd’hui la propriété de l’appelante (« lot empiété »).

[12]        En juillet 2002, l’auteure de l’appelante, la société 745107 Alberta Ltd. (« Alberta »), intente une action en injonction contre Québec inc. et les personnes à qui cette dernière avait depuis vendu les lots remblayés afin de faire cesser cet empiétement. À cette époque, seuls les intimés Bibeau et Paquin sont parties à cette procédure, les autres intimés n’étant pas encore propriétaires d’un des lots remblayés. Alberta joint une demande en dommages-intérêts à son recours contre Québec inc. et son représentant, en lien avec des travaux correctifs que cette dernière aurait mal effectués pour régler des problèmes d’écoulement des eaux.

[13]        Ce dossier demeure inactif jusqu’en juin 2009, ayant été mis en suspens dans l’attente du sort d’un autre litige[2] sur lequel il n’est pas nécessaire de s’attarder.

[14]        En novembre 2010, les parties alors défenderesses à la présente procédure judiciaire demandent son rejet en raison du délai déraisonnable pour la mise en état du dossier et de l’absence de lien de droit quant à certains défendeurs, dont Québec inc. et son représentant. La Cour supérieure accueille en partie cette requête[3]. D’une part, elle statue que la demande en injonction se poursuivra uniquement à l’encontre des intimés Bibeau et Paquin (Québec inc. n’étant plus propriétaire de lots remblayés) et, d’autre part, que la réclamation en dommages visant Québec inc. et son représentant, M. Laperle, doit être transférée à la Cour du Québec, vu le montant en litige (24 861 $).

[15]        Alberta modifie en conséquence sa demande en injonction, qu’elle maintient à l’encontre des intimés Paquin et Bibeau, mais elle assigne également, à titre de parties défenderesses, les trois autres intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers, devenus depuis propriétaires d’un des lots remblayés[4].

[16]        En février 2011, Alberta octroie une quittance à Québec inc. et « ses ayants droit » (« Quittance »), dont la portée fait l’objet d’un débat devant le juge de première instance. J’y reviendrai.

[17]        En janvier 2012, l’appelante, qui exploite une société de développement immobilier, acquiert le lot empiété et reprend l’instance. Elle entend y construire un complexe d’habitation (un immeuble comportant 48 logements), mais soutient que l’empiétement constitue un obstacle à son projet.

[18]        L’appelante modifie à différentes reprises la demande d’injonction, occasionnant la remise du procès à deux occasions. Une dernière demande de modification est proposée par l’appelante en octobre 2016, qui est refusée par la greffière spéciale. La Cour supérieure confirme cette décision[5].

[19]        Le procès se déroule finalement en juin 2018. Le débat central est alors circonscrit à la question de savoir si l’empiétement, dont l’existence n’est pas contestée par les intimés, est considérable et cause un préjudice sérieux à l’appelante, selon l’article 992 al. 2 C.c.Q. Cette dernière soutient que cet empiétement l’empêche de réaliser le projet de construction décrit aux pièces P-25 et P-26 et, par conséquent, qu’elle est en droit d’exiger l’enlèvement du talus et la remise en état des lieux. Lors de son argumentation, l’appelante ajoute un nouvel argument fondé sur la mauvaise foi. Les intimés s’y opposent et le juge de première instance prend cette objection sous réserve.

Le jugement

[20]        Comme je l’ai écrit plus haut, le juge accueille en partie la demande de l’appelante et déclare que les intimés Bibeau et Paquin devront, au choix de l’appelante, acquérir la parcelle du lot empiété ou lui verser une indemnité pour la perte temporaire de son usage. Ses motifs se résument ainsi.

[21]        D’abord, le juge conclut que la Quittance signée en février 2011 par Alberta libère expressément Québec inc. et son représentant (M. Laperle), mais non les autres défendeurs à la procédure à cette date, soit les intimés Bibeau et Paquin. Il estime par ailleurs que Québec inc. a transféré ses droits en vertu de la Quittance en vendant par la suite certains lots aux intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers. Ces derniers bénéficiant ainsi de la Quittance, l’action doit être rejetée à leur endroit.

[22]        L’empiétement n’étant pas contesté par les intimés, le juge aborde ensuite les conditions d’application du deuxième alinéa de l’article 992 C.c.Q., soit la mauvaise foi, l’empiétement considérable et le préjudice sérieux.

[23]        Il rejette l’argument relatif à la mauvaise foi puisque soulevé tardivement, tout en soulignant par ailleurs, en obiter, que les intimés ont agi de mauvaise foi en empiétant sur le terrain de l’appelante, dans la mesure où ils ont fait preuve d’aveuglement volontaire. Il détermine par ailleurs que l’empiétement n’est pas considérable, puisqu’il affecte 9,5 % de la propriété de l’appelante et représentera moins de 1 % de sa superficie, si l’on tient compte du fait que le terrain devra de toute façon être rehaussé au niveau de la rue avant la construction de l’immeuble projeté par l’appelante. Puis, finalement, le préjudice causé par l’empiétement n’est pas sérieux. Bref, conclut le juge, aucune des conditions d’application de l’article 992 al. 2 C.c.Q. n’est ici remplie.

[24]        Le juge poursuit toutefois son analyse, considère que le premier alinéa de l’article 992 C.c.Q. s’applique et déclare qu’il reviendra à l’appelante d’effectuer éventuellement le choix qu’offre cette disposition : acquisition de la parcelle du lot empiété ou versement d’une indemnité pour la perte temporaire de l’usage du lot.

[25]        Pour terminer, le juge accorde les frais de justice, d’une part, aux intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers, vu le rejet de la demande à leur égard et, d’autre part, à l’appelante pour les conclusions relatives aux intimés Bibeau et Paquin. Il exclut cependant les frais d’expertise au motif que les expertises n’ont pas été utiles pour certaines questions.

Les moyens d’appel

[26]        L’appelante fait valoir plusieurs moyens, que je reformule et présente dans l’ordre dans lequel je vais les aborder :

Le juge de première instance a-t-il erré :

1.    en concluant que trois des intimés bénéficiaient d’une quittance opposable à l’appelante?

2.    en rejetant l’argument de l’appelante fondé sur la mauvaise foi, au motif qu’il a été soulevé tardivement?

3.    en concluant que l’empiétement n’est pas considérable?

4.    en concluant que l’empiétement ne cause aucun préjudice sérieux à l’appelante?

[27]        Au soutien de l’appel incident, les intimés Bibeau et Paquin proposent l’examen des questions suivantes :

1.    le juge a-t-il commis une erreur de droit déterminante en déclarant que l’appelante avait le choix de demander aux intimés Bibeau et Paquin d'acquérir la parcelle du lot empiété en lui payant sa valeur ou de lui verser une indemnité pour la perte temporaire de l'usage de celle-ci?

2.    la décision du juge de les condamner aux frais de justice constitue-t-elle une injustice réelle et manifeste?

L’analyse - Appel principal

[28]        Afin de faciliter la compréhension de ce qui suit, je reproduis l’article 992 C.c.Q., sur lequel repose principalement le pourvoi :

992. Le propriétaire de bonne foi qui a bâti au-delà des limites de son fonds sur une parcelle de terrain qui appartient à autrui doit, au choix du propriétaire du fonds sur lequel il a empiété, soit acquérir cette parcelle en lui en payant la valeur, soit lui verser une indemnité pour la perte temporaire de l’usage de cette parcelle.

 

Si l’empiétement est considérable, cause un préjudice sérieux ou est fait de mauvaise foi, le propriétaire du fonds qui le subit peut contraindre le constructeur soit à acquérir son immeuble et à lui en payer la valeur, soit à enlever les constructions et à remettre les lieux en l’état.

 

992. Where an owner has, in good faith, built beyond the limits of his land on a parcel of land belonging to another, he shall, as the owner of the land he has encroached upon elects, acquire the parcel by paying him its value, or pay him an indemnity for the temporary loss of use of the parcel.

 

 

 

If the encroachment is a considerable one, causes serious injury or is made in bad faith, the owner of the land encroached upon may compel the builder to acquire his immovable and to pay him its value, or to remove the constructions and to restore the place to its former condition.

La Quittance

[29]        En ce qui concerne le premier grief, l’appelante soutient que le juge se serait mépris en concluant que les intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers étaient devenus propriétaires de certains des lots remblayés après la signature de la Quittance. N’eût été cette erreur, le juge aurait adopté le même raisonnement à l’égard de tous les intimés et conclu que ces derniers ne pouvaient bénéficier de la Quittance.

[30]        Les intimés concèdent l’erreur factuelle du juge. Ils plaident néanmoins que la Quittance s’applique à chacun d’eux, à titre d’ayants droit de Québec inc. Ils invoquent également, pour la première fois en appel, que le recours serait prescrit à l’égard de deux d’entre eux, soit les intimés Isabelle et Carbonneau. Ceux-ci, plaident-ils, sont les premiers propriétaires d’un des lots remblayés (lot C) à être assignés comme défendeurs à la présente instance. Les travaux à l’origine de l’empiétement ayant été effectués en 1999, et leur assignation datant de 2010, le recours à leur encontre serait donc prescrit.

[31]        Ni l’un ni l’autre des arguments des intimés ne résiste à l’analyse.

[32]        Je rappelle que la Quittance au cœur de ce moyen d’appel a été signée en février 2011 par l’auteure de l’appelante, Alberta, en faveur de Québec inc. et de son représentant M. Laperle. À cette date, les seuls litiges qui les opposent ont trait à : 1) un recours en dommages intenté par Alberta en lien avec une cause autre que l’empiétement (supra, paragr. [14]), qui a été transféré à la Cour du Québec en novembre 2010, et 2) une réclamation de Québec inc. pour ses honoraires extrajudiciaires, qu’elle avait annoncée dans sa demande en rejet de la demande en injonction.

[33]        Le texte intégral de la Quittance est rédigé comme suit :

La Demanderesse [Alberta] en contrepartie de la renonciation des Défendeurs 9071-1920 Québec inc. [Québec inc.] et Gaétan Laperle à requérir de la Demanderesse le paiement des frais de leur procureur suite à la renonciation de cette dernière à poursuivre la présente instance à leur endroit, le tout tel que constaté par la déclaration de règlement hors cour chaque partie payant ses frais intervenue entre eux, tant dans le cadre de la demande en injonction que dans le cadre de la réclamation en dommages, donne par la présente, quittance complète et finale aux Défendeurs 9071-1920 Québec inc. [Québec inc.] et Gaétan Laperle ainsi qu’à leurs actionnaires, administrateurs, préposés, employés, représentants, successibles, héritiers ou ayants droits, de tous droits, recours ou réclamations de quelque nature qu’ils soient qu’elle avait, a ou pourrait avoir à leur encontre.

[Soulignements ajoutés]

[34]        Son libellé est clair : la Quittance ne vise que les défendeurs Québec inc. et son représentant, M. Laperle, en ce qu’elle énonce qu’Alberta « […] donne […] quittance complète et finale aux Défendeurs [Québec inc.] et Gaétan Laperle ». Le juge de première instance ne commet donc aucune erreur au paragraphe [25] de ses motifs lorsqu’il écrit que la Quittance vise uniquement ces deux défendeurs. Si Alberta avait voulu donner quittance à toutes les autres parties défenderesses à cette date, elle l’aurait spécifié expressément, ce qu’elle ne fait pas.

[35]        Toutefois, le juge commet une erreur de fait lorsqu’il considère, aux paragraphes [25] et [26] de ses motifs, qu’au moment de la signature de la Quittance, seuls les intimés Bibeau et Paquin étaient propriétaires d’un des lots remblayés et parties défenderesses à la demande en injonction d’Alberta. Comme le concèdent les intimés, à cette date, les intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers étaient non seulement propriétaires, mais également parties défenderesses à la demande en injonction, et ce, depuis sa modification en décembre 2010. Le juge ne pouvait donc pas écrire, au paragraphe [25], que « Québec [inc.] et [son représentant], bénéficiant de la quittance, ont, en vendant leurs terrains à Germain Isabelle, Aline Carbonneau et Mimi Deslauriers [sic], transféré leurs droits à ces derniers » ou encore, au paragraphe [26], que ceux-ci n’étaient pas déjà connus à titre de propriétaires le 14 février 2011. Dès lors, le juge aurait dû considérer les intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers, au même titre que les intimés Bibeau et Paquin.

[36]        Cette erreur est non seulement manifeste, mais également déterminante, puisque, contrairement à ce que plaident les intimés, ceux-ci ne peuvent prétendre bénéficier de la Quittance à titre d’« ayants droit » de Québec inc. Le sens donné à cette expression aux fins de la Quittance doit tenir compte des circonstances dans lesquelles cette entente a été conclue et de l’interprétation que les parties lui ont donnée (art. 1426 C.c.Q.). Celles-ci ne peuvent mener à la lecture proposée par les intimés. Le comportement des parties est incompatible avec son libellé. Après la signature de la Quittance en 2011, Alberta poursuit ses procédures judiciaires à l’encontre des intimés. Ce n’est que cinq ans plus tard, en 2016, que ces derniers soutiennent pour la première fois bénéficier de la Quittance à titre d’ayants droit. Les intimés ne peuvent isoler ce terme pour y donner un sens qui ne s’inscrit aucunement dans la réalité des parties et des circonstances entourant la conclusion de la Quittance. Les intimés n’ont donc pas été libérés de leurs obligations, le cas échéant, en lien avec l’empiétement.

[37]        De même, les intimés Isabelle et Carbonneau ont tort de prétendre que le recours à leur égard serait prescrit.

[38]        Le droit de propriété accorde à son titulaire la faculté d'user, de jouir et de disposer librement et complètement de son bien, sous réserve des limites et conditions d'exercice fixées par la loi (art. 947 C.c.Q.). Le droit de propriété est exclusif, en ce que seul le propriétaire du bien jouit de tous ses attributs, et il est opposable à tous[6].

[39]        L’empiétement par un tiers constitue une atteinte à l’exclusivisme du droit de propriété et prive le propriétaire de l’usage d’une parcelle de sa propriété. L’action en revendication d’un bien, de nature pétitoire, permet au propriétaire de revendiquer un bien contre le possesseur ou la personne qui le détient sans droit et de s’opposer à tout empiétement qu’il n’a pas autorisé (art. 953 C.c.Q.)[7]. Ce droit doit être lu en corrélation avec l’article 992 C.c.Q. lorsque l’empiétement résulte de constructions faites par un propriétaire voisin au-delà des limites de son fonds[8].

[40]        Le droit de propriété ne peut se perdre par non-usage, de sorte que, en principe, l’action en revendication, qui vise à faire reconnaître un tel droit, et par extension, l’action en démolition d’une construction qui empiète, n’est pas soumise à la prescription extinctive[9]. La prescription acquisitive réclamée par un possesseur pourrait cependant faire échec à l’action visant à faire cesser un empiétement[10]. Mais ici, ce n’est pas ce que plaident les intimés Isabelle et Carbonneau. Ils ne peuvent donc opposer la prescription du recours à l’appelante.

[41]        Bref, les deux volets du premier moyen d’appel doivent être rejetés.

L’argument de la mauvaise foi

[42]        Le second grief concerne le refus du juge de permettre à l’appelante de soulever, pour la première fois lors des plaidoiries, un nouvel argument suivant lequel les travaux à l’origine de l’empiétement ont été effectués de mauvaise foi. L’appelante écrit dans son mémoire que « [l]a mauvaise foi s’infère de la preuve faite […] lors de l’instruction et de l’appréciation des témoignages par le juge de première instance »[11] et que rien ne devait l’empêcher de plaider cet argument.

[43]        Le juge de première instance estime que le débat relatif à la mauvaise foi emporterait une toute nouvelle question et une remise du procès, ce qu’il estime contraire à une saine administration de la justice. À mon avis, il s’agit là d’un usage raisonnable de sa discrétion judiciaire[12].

[44]        La mauvaise foi, à laquelle réfère l’art. 992 al. 2 C.c.Q., est une question factuelle[13]. La bonne foi se présumant (art. 2805 C.c.Q.), il s’ensuit que la mauvaise foi doit être alléguée et prouvée par l’appelante[14]. Or, ses procédures, instituées en 2002 (par l’auteure de l’appelante) et modifiées depuis à plus de trois reprises (la quatrième demande ayant été refusée), ne contiennent aucune allégation à ce sujet. La modification recherchée lors des plaidoiries, en plus de réorienter le débat, aurait occasionné des délais additionnels ne respectant pas le principe de la proportionnalité. Elle aurait également rompu « l’équilibre des droits des parties »[15], les intimés n’ayant jamais eu la possibilité de présenter une preuve en réponse à ce nouvel argument.

[45]        Bien que cela soit suffisant pour décider de ce moyen, j’ajoute que la bonne ou mauvaise foi pertinente à l’analyse de l’article 992 al. 2 C.c.Q. est celle du constructeur initial qui a effectué les travaux à l’origine de l’empiétement, ici Québec inc., et non celle des propriétaires ultérieurs, seules parties à l’instance[16]. Elle concerne généralement un état de fait au moment de la construction de l’ouvrage qui empiète. La personne qui acquiert l’immeuble subséquemment (ce qui est le cas des intimés) est, quant à elle, placée devant un fait accompli. Il est difficile de voir en quoi sa bonne ou mauvaise foi pourrait être pertinente aux fins de cet alinéa. Quant à Québec inc., en plus de ne plus être partie au litige, je rappelle qu’elle bénéficie d’une quittance complète à l’égard de tout ce qui a trait à l’empiétement.

[46]        Mais quoi qu’il en soit, ce deuxième grief doit échouer.

L’empiétement n’est pas considérable

[47]        L’appelante prétend, en troisième lieu, que le juge a erré lorsqu’il s’est livré à un exercice purement mathématique pour conclure que l’empiétement n’était pas considérable, au sens de l’article 992 al. 2 C.c.Q. Elle lui reproche d’avoir considéré le rehaussement éventuel du terrain pour conclure que la superficie empiétée était minime, puisqu’elle n’avait aucune obligation d’y procéder. D’autant plus, ajoute-t-elle, que le juge a omis de tenir compte de son intention de construire un stationnement souterrain, ce qui rendait de toute façon inutile toute discussion concernant le rehaussement du terrain. Finalement, l’empiétement atteignant à certains endroits une profondeur de huit mètres, l’appelante allègue qu’il empêche le développement d’une bâtisse à son plein potentiel, vu la réglementation municipale qui autorise la construction d’un immeuble jusqu’à six mètres de la ligne séparative.

[48]        L’appelante a certes raison de souligner que les motifs du juge sur cette question sont succincts et qu’il aurait été préférable qu’il explique plus amplement sa conclusion, qui était tout de même au cœur du litige. Le juge écrit :

[33] Il s'agit maintenant de déterminer si l'empiétement est considérable. Cet empiétement varie entre quelques centimètres à huit mètres de large pour un empiétement moyen de cinq à six mètres sur environ 90 mètres de longueur. La superficie de l'empiétement est de 561 mètres carrés sur une superficie totale de 5 864,7 mètres carrés soit 9,5 %. Comme l'a affirmé l'ingénieur Jacques Poulin, avant de construire, il faudrait rehausser le terrain de Poirier jusqu'au niveau de la rue avant, soit une hauteur d'environ 90 centimètres. Si tel est le cas, l'empiétement serait de moins de 1 %. Quoi qu'il en soit, la jurisprudence considère qu'un empiétement n'est pas considérable lorsqu'il est inférieur à 10 %.

[49]        Le caractère considérable ou non d’un empiétement s’intéresse à sa dimension. Le juge a raison de noter que les tribunaux de première instance comparent la parcelle empiétée et la superficie totale de la propriété[17] et considèrent généralement comme étant mineur un empiétement qui représente moins de 10 % de la superficie totale de l’immeuble[18]. Toutefois, l’exercice ne peut être simplement mathématique, réalisé dans l’abstrait; il doit tenir compte également de la superficie réelle empiétée, à la lumière de la situation propre de l’immeuble empiété.

[50]        En l’espèce, la question du rehaussement possible du terrain de l’appelante n’était pas pertinente à la qualification de l’empiétement. Un usage projeté ou hypothétique du lot ne change pas le fait que l’empiétement, lors de sa construction, est ou non considérable. De plus, en l’espèce, tant l’ingénieur de l’appelante que celui des intimés reconnaissent qu’il s’agit là d’une recommandation, plutôt que d’une obligation. La preuve entourant le projet de l’appelante sur le lot empiété (immeuble multi logements) est d’ailleurs muette sur cette question, le plan soumis par l’appelante ne précisant pas le niveau d’implantation du bâtiment.

[51]        L’on comprend toutefois que cette question du rehaussement n’est pas déterminante dans l’analyse du juge, celui-ci étant de toute façon d’avis que l’empiétement, même sans rehaussement du terrain, n’est pas considérable.

[52]        Or, la détermination du caractère mineur ou considérable de l’empiétement demeure, au mieux, une question mixte de fait et de droit soumise à la norme de l’erreur manifeste et déterminante, l’appelante ne plaidant pas ici l’existence d’une erreur de principe. La déférence est de mise quant aux conclusions factuelles du juge de première instance[19], d’autant que celui-ci a visité les lieux. Il a été à même de visualiser l’empiétement et d’en apprécier les caractéristiques. Dans l’arrêt Cortina c. Thouret[20], le juge Gagnon, au nom de la majorité, écrit :

[84]      En premier lieu, il ressort du dossier d’appel que le juge de première instance a procédé à une visite des lieux. Cette démarche l’a placé en relation étroite avec la preuve. Elle lui a permis de bien saisir les enjeux qui opposent les parties. Elle lui a aussi procuré une perspective unique de l’affaire difficilement transposable en appel.

[85]      Dans ces circonstances, il convient de reconnaître au juge sa position privilégiée pour trancher une preuve qui, pour l’essentiel, me semble éminemment factuelle. Cette réalité commande à elle seule une importante retenue au moment pour notre Cour de se pencher sur les faits de cette affaire.

[53]        Ces propos s’appliquent en l’espèce. Outre que de proposer une lecture différente de la preuve administrée et d’inviter la Cour à substituer son appréciation à celle retenue par le juge de première instance, l’appelante ne démontre aucune erreur manifeste et déterminante dans l’analyse du juge.

[54]        Le fait que l’empiétement empêcherait « le développement de l’immeuble à son plein potentiel » s’intéresse aux conséquences de l’empiétement plutôt qu’à sa dimension[21]. Cette question est pertinente à l’évaluation du préjudice causé par l’empiétement, mais non pas à son caractère considérable. Il s’agit là de deux critères alternatifs que le professeur Lafond nous invite à ne pas confondre[22].

[55]        Ce troisième moyen doit donc être rejeté.

L’absence de préjudice sérieux

[56]        En dernier lieu, l’appelante reproche au juge d’avoir conclu que l’empiétement ne lui causait pas un préjudice sérieux (art. 992 al. 2 C.c.Q.). Son analyse, plaide-t-elle, ne pouvait être circonscrite à la seule étude du projet initial décrit aux plans P-25 et P-26 (« projet initial »), mais devait également tenir compte de tout projet de construction qu’elle pourrait envisager, dont celui relatif à la construction de trois bâtiments sur le lot (« PRI ») élaboré ultérieurement. D’autant qu’aucun de ces projets ne pouvait être réalisé en raison de l’empiétement qui, dans le cas du projet initial, ne permettrait pas l’aménagement du stationnement projeté à l’arrière du bâtiment, alors que c’est le stationnement souterrain dans le cadre du PRI qui ne pourrait être réalisé. Le juge, ajoute l’appelante, aurait également erronément analysé la question du préjudice à la lumière de la réglementation municipale en vigueur en 1999-2000, plutôt que celle adoptée en 2017 et en vigueur lors du procès, en plus d’errer dans son interprétation. Finalement, elle reproche au juge d’avoir refusé de reconnaître le préjudice sérieux découlant de l’aggravation de la servitude naturelle d’écoulement des eaux en raison de l’existence de l’empiétement.

[57]        Bref, pour l’essentiel, l’appelante reprend l’ensemble des arguments soulevés en première instance et invite la Cour à substituer son évaluation à celle retenue par le juge.

[58]        Pourtant, la qualification du préjudice demeure également une question factuelle[23] et l’appelante, dont c’est le fardeau, ne fait pas la démonstration d’une erreur manifeste et déterminante qui, seule, justifierait l’intervention de la Cour.

[59]        À l’instar du juge de première instance, j’estime que le projet immobilier décrit aux pièces P-25 et P-26, le projet initial, demeure celui sur lequel il devait se pencher. C’est sur ce projet que le débat a été cerné à la suite des différentes tentatives infructueuses de l’appelante d’introduire les rapports et plans relatifs au PRI, d’abord en 2016 (supra, paragr. [18]), puis en 2017, comme en fait état l’énoncé commun des faits[24]. Dès lors, les arguments relatifs à la construction d’un stationnement souterrain doivent être ignorés, puisque celui-ci constitue un accessoire au PRI qui n’a pas été admis en preuve.

[60]        L’argument relatif à l’impossibilité alléguée d’aménager un stationnement à l’arrière du bâtiment dans le cadre du projet initial doit également être écarté. Selon M. Dupras, urbaniste, et M. Mailhot, architecte, le déplacement du stationnement à l’avant du bâtiment résultait plutôt d’une décision de la Ville de Sherbrooke, qui exigeait l’implantation d’un écran végétal à l’arrière du lot, et non pas nécessairement de l’empiétement. À la lumière des seuls extraits de la preuve déposés dans le dossier d’appel, je ne peux conclure que le juge aurait commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour en concluant que « l’empiétement n’a pas d’impact négatif sur [le projet initial] »[25].

[61]        Pour terminer, l’appelante ne démontre pas l’impact du changement de réglementation sur l’analyse du préjudice causé par l’empiétement pour la réalisation du projet initial. Dans ce contexte, il n’y a pas lieu de s’attarder à cette dernière question, qui ne peut être déterminante aux fins du pourvoi.

Conclusion sur l’appel principal

[62]        Somme toute, j’estime que seul le premier moyen d’appel relatif à la portée de la Quittance est bien fondé. Le juge aurait dû conclure qu’aucun des intimés ne pouvait invoquer la Quittance en sa faveur. Les intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers auraient dû être considérés au même titre que les intimés Bibeau et Paquin à cet égard.

[63]        Toutefois, cette erreur ne nécessite pas de revoir le dispositif du jugement envers les intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers, puisque la demande à leur égard a de toute façon été rejetée et que l’appelante ne parvient pas à démontrer d’erreur entachant les conclusions du juge relatives à l’empiétement[26]. De plus, comme nous le verrons, le juge de première instance aurait dû rejeter la demande à l’égard de tous les intimés.

L’analyse - Appel incident

La conclusion déclaratoire à l’encontre des intimés Bibeau et Paquin

[64]        Par le biais de leur appel incident, les intimés Bibeau et Paquin reprochent au juge de première instance d’avoir accueilli en partie la demande de l’appelante et déclaré qu’elle avait « le choix » de se prévaloir des modalités énoncées à l’article 992 al. 1 C.c.Q. Voici les conclusions contestées du dispositif :

[44]      ACCUEILLE en partie la déclaration modifiée de la demanderesse en date du 15 mai 2013 contre Richard Bibeau et Claire Paquin;

[…]

[47]      DÉCLARE que la demanderesse a le choix de demander aux défendeurs Richard Bibeau et Claire Paquin d’acquérir la parcelle qui empiète sur son lot […] en lui payant la valeur ou de demander aux défendeurs Richard Bibeau et Claire Paquin de lui verser une indemnité pour la perte temporaire de l’usage de cette parcelle.

[65]        Sa conclusion déclaratoire, plaident les intimés, serait ultra petita, en plus de ne pas mettre fin au différend visé par la demande introductive d’instance.

[66]        Je suis d’accord.

[67]        En l’espèce, le recours de l’appelante a toujours eu pour objet de contraindre les intimés à retirer le talus qui empiétait sur son lot et à construire un fossé mitoyen permettant l’écoulement normal des eaux. Les remèdes de nature injonctive recherchés reposent exclusivement sur l’article 992 al. 2 C.c.Q. Ainsi, elle y allègue l’existence d’un « empiétement […] considérable / encroachment […] considerable » qui lui « cause un préjudice sérieux / causes serious injury » et demande aux intimés d’« […] enlever [la construction] et remettre les lieux en l’état / to remove the [constructions] and to restore the place to its former condition ».

[68]        Bien que modifiée à plusieurs occasions, la demande de l’appelante ne comporte aucune conclusion subsidiaire renvoyant au remède énoncé à l’article 992 al. 1 C.c.Q. Pourtant, nul ne remettait en question l’empiétement. L’appelante aurait pu demander d’exercer le choix qui lui revenait sous cet alinéa advenant le rejet de ses prétentions principales. Elle s’abstient de le faire.

[69]        Il est raisonnable d’inférer que le défaut de l’appelante de présenter une conclusion subsidiaire relève d’un choix délibéré, d’autant que le choix énoncé au premier alinéa de l’article 992 C.c.Q. me semble incompatible avec l’objectif de sa demande judiciaire. Je m’explique.

[70]        En vertu de cet alinéa, le propriétaire qui subit l’empiétement, qui n’est ni considérable ni ne cause de préjudice sérieux, peut forcer celui qui empiète 1) à acquérir la parcelle de terrain empiété ou, encore, 2) à lui verser une indemnité pour compenser la perte temporaire de son usage. Dans ce dernier cas, le propriétaire qui empiète conserve la propriété de la construction[27]. Le choix du remède appartient exclusivement au propriétaire subissant l’empiétement.

[71]        Mais que ce soit la vente d’une parcelle de son terrain aux intimés ou encore le versement d’une indemnité, ces remèdes ne règlent pas la difficulté soulevée par l’appelante quant à l’espace disponible pour la construction de son projet. La vente d’une parcelle du terrain aux intimés Paquin et Bibeau serait même susceptible de réduire l’espace disponible pour la construction de son projet, vu les marges de recul réglementaires.

[72]        Mais, quoi qu’il en soit, il demeure que : 1) la demande de l’appelante ne comporte ni allégation ni conclusion subsidiaire renvoyant à l’article 992 al. 1 C.c.Q.; 2) l’application de cette disposition n’a pas été discutée, de près ou de loin, que ce soit en cours d’instance (qui, je le rappelle, a duré de nombreuses années) ou lors de l’instruction; 3)  aucune preuve n’a été présentée en lien avec cette disposition; et, finalement, 4) les parties n’ont pu être entendues sur le droit de l’appelante d’exercer une telle option et sur la question de la prescription entourant l’exercice d’un tel droit en 2019.

[73]        Dans un tel contexte, le juge ne pouvait, de son propre chef, prononcer la conclusion déclaratoire contestée et statuer au-delà de la demande de l’appelante. D’autant qu’une telle déclaration peut aisément être assimilée à une réserve de droit qui, règle générale, est à proscrire. Si l’appelante prétend avoir des droits en vertu de l’article 992 al. 1 C.c.Q., il lui reviendra d’en saisir le tribunal compétent, ce qui permettra aux intimés d’y répondre en bonne et due forme.

[74]        Étant donné ses conclusions quant à l’absence d’un empiétement considérable et d’un préjudice sérieux, le juge aurait tout simplement dû rejeter la demande de l’appelante à l’égard de tous les intimés. Je propose donc de faire droit à ce moyen d’appel.

Les frais de justice

[75]        Le dernier grief des intimés Bibeau et Paquin a trait à leur condamnation aux frais de justice de l’appelante, à l’exclusion des frais d’expertise.

[76]        Je rappelle que le juge de première instance accueille en partie la demande de l’appelante contre ces deux intimés avec les frais de justice, mais sans les frais d’expertise[28]. Ceux-ci plaident que, peu importe le sort de leur appel incident, le juge n’a pas exercé sa discrétion de façon judiciaire en octroyant les frais de justice à l’appelante, tout en jugeant leurs moyens de défense bien fondés. Ils requièrent la condamnation de l’appelante aux frais de justice, incluant leurs frais d’expertise.

[77]        Il y a lieu de faire droit à ce moyen, d’autant que, comme je l’ai écrit au paragraphe [74], supra, je suis d’avis que le juge de première instance aurait dû rejeter la demande de l’appelante à l’égard de tous les intimés. Dès lors, conformément aux articles 339 et 340 C.p.c., les intimés Bibeau et Paquin ont droit à leurs frais de justice en première instance, incluant leurs frais d’expertise. Les rapports d’expertise ont en effet été utiles pour évaluer le caractère considérable ou non de l’empiétement et la question du préjudice et ont dès lors été nécessaires à la résolution du litige, comme le juge de première instance le souligne[29].

Conclusion sur l’appel incident

[78]        L’appel incident doit être accueilli, de sorte qu’il y a lieu d’infirmer en partie le jugement de première instance et de rejeter la demande de l’appelante à l’égard des intimés Bibeau et Paquin, avec les frais de justice, incluant les frais d’expertise.

* * * * *

[79]        Pour ces motifs, je propose de rejeter l’appel principal, avec les frais de justice, d’accueillir l’appel incident, avec les frais de justice, d’infirmer en partie le jugement de première instance et de rejeter la demande de l’appelante à l’égard des intimés Bibeau et Paquin, avec les frais de justice, incluant les frais d’expertise des intimés Bibeau et Paquin.

 

 

 

MANON SAVARD, J.c.Q.

 

 



[1]     Groupe François Poirier c. Bibeau, 2018 QCCS 3536.

[2]     Construction et pavage Dujour ltée c. 745107 Alberta Ltd., 2009 QCCQ 4188.

[3]     745107 Alberta Ltd. c. 9071-1920 Québec inc., C.S. Saint-François, no 450-05-004998-023, 19 novembre 2010, Bureau, j.c.s.

[4]     L’intimée Mimi Desaulniers est propriétaire de l’un des lots remblayés depuis le 20 avril 2004, alors que les intimés Aline Carbonneau et Germain Isabelle sont copropriétaires d’un autre lot remblayé depuis le 23 avril 2009.

[5]     Groupe François Poirier inc. c. Bibeau, 2017 QCCS 1724, paragr. 41, demande de permission d’appeler rejetée, Groupe François Poirier inc. c. Bibeau, 2017 QCCA 1053.

[6]     Sylvio Normand, Introduction au droit des biens, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, p. 45 et 113; Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Thémis, 2007, p. 265, paragr. 672.

[7]     Sylvio Normand, Introduction au droit des biens, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, p. 169.

[8]     Sylvio Normand, Introduction au droit des biens, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, p. 169; Denys-Claude Lamontagne, Biens et propriété, 8e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2018, paragr. 674.

[9]     Sur l’imprescriptibilité de l’action en revendication : Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Thémis, 2007, p. 269, paragr. 682 et p. 503, paragr. 1205 ; Denys-Claude Lamontagne, Biens et propriété, 8e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2018, paragr. 674. Contra : Eaves (Succession de) c. Gestion Cianni inc., 2016 QCCS 2681, paragr. 41-47. Il pourrait en être autrement cependant de l’action visant à réclamer une indemnité pour la perte temporaire de l’usage d’une parcelle en cas d’empiétement mineur et de bonne foi (art. 992 al. 1 C.c.Q.) qui, quant à elle, se prescrirait par trois ans, s’agissant de dommages-intérêts. Voir à cet égard : Denis Vincelette, « La légalisation de l’empiétement du voisin : les premiers pas de l’article 992 C.c.Q. », dans Jacques Beaulne (dir.), Mélanges Ernest Caparros, coll. « Bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, p. 145, à la p. 166; Denys-Claude Lamontagne, Biens et propriété, 8e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2018, paragr. 280. Il n’est toutefois pas nécessaire de trancher cette question.

[10]    Denys-Claude Lamontagne, Biens et propriété, 8e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2018, paragr. 280 ; Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Thémis, 2007, p. 269, paragr. 682.

[11]    Paragraphe 9 du mémoire de l’appelante.

[12]    L’introduction par l’appelante d’un nouvel argument portant sur la mauvaise foi à l’étape des plaidoiries est assimilable à une demande de modification d’un acte de procédure : A.B. c. Leblanc, 2019 QCCA 811, paragr. 20.

[13]    Lafantaisie c. Syndicat des copropriétaires Domaine du Sommet, 2017 QCCS 2346, paragr. 65, confirmée en appel, 2018 QCCA 1937; Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Thémis, 2007, p. 401, paragr. 1010.

[14]    Denys-Claude Lamontagne, Biens et propriété, 8e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2018, paragr. 280, à la note 196.

[15]    Société en commandite de Copenhague c. Corporation Corbec, 2014 QCCA 439, paragr. 58.

[16]    Voir, par exemple : Lafantaisie c. Syndicat des copropriétaires Domaine du Sommet, 2017 QCCS 2346, paragr. 72 (en obiter), confirmée en appel, 2018 QCCA 1937.

[17]    Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Thémis, 2007, p. 401, paragr. 1009; Denis Vincelette, « La légalisation de l’empiétement du voisin : les premiers pas de l’article 992 C.c.Q. », dans Jacques Beaulne (dir.), Mélanges Ernest Caparros, coll. « Bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, p. 145, à la p. 161.

[18]    Harmegnies c. Belzile-Desjardins, 2019 QCCS 382, paragr. 79; 9209-1537 Québec inc. (Habitations du Sud-Ouest) c. Lombardo, 2015 QCCS 4266, paragr. 86; Lafleur c. Myre, 2011 QCCS 7376, paragr. 22; Charest-Murray c. Jobin, 2006 QCCS 1366, paragr. 23-24; Constructions S.P. Inc. c. Sauvé, AZ-96023039, [1996] R.D.I. 427 (C.S.); Godbout c. Entreprises J.G.F. Fiore inc., EYB 1994-28953, J.E. 94-1814 (C.S.); Richard c. Amiri, [1995] R.D.I. 384 (C.S.).

[19]    Hydro-Québec c. Matta, 2020 CSC 37, paragr. 33.

[20]    Cortina c. Thouret, 2017 QCCA 958.

[21]    Par exemple, le professeur Denis Vincelette, commentant la décision Richard c. Amiri, AZ-95023047, [1995] R.D.I. 384 (C.S.), souligne que la largeur du terrain envahi et sa situation en zone résidentielle semblent affecter la gravité du préjudice subi plutôt que l’ampleur de l’empiétement : Denis Vincelette, « La légalisation de l’empiétement du voisin : les premiers pas de l’article 992 C.c.Q. », dans Jacques Beaulne (dir.), Mélanges Ernest Caparros, coll. « Bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, p. 145, à la p. 161.

[22]    Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Thémis, 2007, p. 400, paragr. 1008.

[23]    Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Thémis, 2007, p. 401, paragr. 1009; Denis Vincelette, « La légalisation de l’empiétement du voisin : les premiers pas de l’article 992 C.c.Q. », dans Jacques Beaulne (dir.), Mélanges Ernest Caparros, coll. « Bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, p. 145, à la p. 161.

[24]    En septembre 2017, le juge Bureau, j.c.s., ordonne à l’appelante de retirer du dossier les rapports d’expertise et pièces relatives au PRI. Les parties complètent ensuite une demande d’inscription par déclaration commune précisant que le tribunal aura à déterminer si l’empiétement est considérable et cause un préjudice sérieux à l’appelante en l’empêchant de réaliser le projet de construction décrit aux pièces P-25 et P-26 : Énoncé commun des faits, 13 décembre 2018, paragr. 41-44.

[25]    Paragraphe [34] du jugement entrepris.

[26]    Le juge de première instance rejette la demande de l’appelante contre les intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers, avec les frais de justice, mais sans les frais d’expertise. Il estime que la preuve d’experts « […] n’a pas été utile pour trancher l’objection quant à l’introduction de la question de mauvaise foi dans le débat et la question de la quittance » (paragr. [41]). Les intimés Isabelle, Carbonneau et Desaulniers n’ont pas porté cette conclusion en appel.

[27]    Denis Vincelette, « La légalisation de l’empiétement du voisin : les premiers pas de l’article 992 C.c.Q. », dans Jacques Beaulne (dir.), Mélanges Ernest Caparros, coll. « Bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, p. 145, à la p. 163. Cet auteur suggère qu’il s’agit d’une propriété superficiaire établie par la loi, une opinion que ne partage pas le professeur Lafond, qui est plutôt d’avis qu’elle résulte d’une convention : Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Thémis, 2007, p. 399, paragr. 1005. Il n’est pas nécessaire ici de s’attarder à cette question.

[28]    Paragraphe [48] du jugement entrepris.

[29]    Paragraphe [41] du jugement entrepris.

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