Fiducie Réal Lacroix c. Barbotin |
2014 QCCQ 4071 |
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COUR DU QUÉBEC « Division administrative et d'appel » |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
TERREBONNE |
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LOCALITÉ DE |
ST-JÉRÔME |
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« Chambre civile » |
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N° : |
700-80-007223-131 |
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DATE : |
7 mai 2014 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE GEORGES MASSOL, J.C.Q. |
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Fiducie Réal Lacroix |
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Appelante |
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c. |
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Pierre Barbotin |
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Intimé |
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JUGEMENT FINAL EN APPEL D'UNE DÉCISION DE LA RÉGIE DU LOGEMENT |
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[1] Le Tribunal est saisi d'un appel d'une décision rendue par la Régie du logement le 17 juillet 2013, refusant à l'appelante le droit de reprendre possession d'un logement, conformément à l'article 1957 du Code civil du Québec.
[2] Le 7 novembre 2013, le soussigné autorisa l'appel.
Question autorisée
[3] La question à débattre se formulait ainsi :
→ Une fiducie, au profit d'une seule personne, peut-elle bénéficier du droit à la reprise d'un logement au sens de l'article 1957 du Code civil du Québec ?
Le contexte
[4] Le locataire, monsieur Pierre Barbotin, occupe le logement concerné depuis plus de 25 ans.
[5] Le 19 septembre 2003, l'immeuble est acquis par l'appelante, Fiducie Réal Lacroix.
[6] Cette dernière transmet au locataire, à la fin décembre 2012, un avis à l'effet qu'elle veut reprendre le logement pour y loger la bénéficiaire de la Fiducie Réal Lacroix, madame Claire Lacroix.
[7] Comme le rappelle la Régie du logement :
« [25] À l’audience, le procureur du locateur justifie la demande de reprise de logement pour le bénéfice de Claire Lacroix. Il est précisé aux paragraphes b et c de l’article 5 du testament du père de Claire Lacroix que les revenus de la fiducie testamentaire seront utilisés pour le bien-être et l’entretien de Claire Lacroix et qu’au décès de cette dernière, le capital de la fiducie sera partagé entre les enfants de Réal Lacroix.
[26] La preuve est à l’effet que la Fiducie est le principal soutien de la bénéficiaire du droit de reprise du logement.
[27] Il appert de la preuve que l’immeuble acquis le 19 septembre 2003 par Fiducie Lacroix l’a été selon les volontés de Réal Lacroix dans le but d’y loger sa fille Claire Lacroix. »
[8] L'immeuble compte trois logements : celui situé à l'étage est occupé par la sœur de Claire Lacroix, alors que cette dernière occupe temporairement le 3½ au sous-sol. Elle désire, via l'avis de reprise de possession, se rapprocher de sa sœur et s'installer dans le logement de monsieur Barbotin, comportant un espace plus grand.
[9] Il est en preuve qu'outre l'une des sœurs qui occupe un des logements de l'immeuble, une autre participe à l'administration des finances et des biens de leur sœur Claire.
La décision de la Régie du logement
[10] La décision de la Régie du logement comporte plus de cinq pages étoffées. L'analyse et la décision s'étalent sur plus de deux pages.
[11] Le régisseur Isabelle Normand rappelle d'abord les principes applicables, soit celui du droit au maintien dans les lieux du locataire ainsi qu'une de ses exceptions, la reprise du logement par le propriétaire, tel qu'indiqué à l'article 1957 C.c.Q.
[12] Au paragraphe 47, la Régie du logement pose adéquatement la question, notamment celle de savoir si une fiducie peut reprendre le logement pour y loger la bénéficiaire de celle-ci. Elle se réfère aux articles pertinents du Code civil du Québec (articles 1260 et suivants), ce qui l'amène à émettre l'avis que la fiducie, bien qu'elle possède un patrimoine d'affectation distinct et autonome du constituant, se compare néanmoins aux personnes morales (paragraphe 49 de la décision).
[13] De plus, ajoute-t-on, la fiducie n'est pas une personne physique et n'a pas d'ascendants, de descendants, de parents ou d'alliés, hypothèses prévues à l'article 1957 C.c.Q. :
« 1957. Le locateur d'un logement, s'il en est le propriétaire, peut le reprendre pour l'habiter lui-même ou y loger ses ascendants ou descendants au premier degré, ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien.
Il peut aussi le reprendre pour y loger un conjoint dont il demeure le principal soutien après la séparation de corps, le divorce ou la dissolution de l'union civile. »
[14] Le régisseur Isabelle Normand se réfère alors à la jurisprudence émettant l'avis que seules les personnes physiques peuvent demander l'autorisation de reprendre un logement pour s'y loger ou y loger les membres mentionnés à l'article 1957 C.c.Q. (paragraphe 52).
[15] Elle s'en rapporte, entre autres, à des cas où demandaient la reprise d'un logement une société en nom collectif ou une personne morale de même qu'une communauté religieuse.
[16] Le régisseur se réfère également à une autre décision où ce droit a été refusé à une compagnie qui avait comme seule et unique actionnaire et administratrice une personne voulant reprendre un logement à son bénéfice [1].
[17] De tout cela, la Régie du logement émet l'opinion que la Fiducie Réal Lacroix, formée par testament le 12 octobre 1993 pour voir au bien-être, à l'entretien, au confort de Claire Lacroix, n'est pas une personne physique qui possède de patrimoine distinct de ses constituants et que, partant, elle ne peut demander l'autorisation de reprendre le logement pour y loger Claire Lacroix.
Arguments de l'appelante
[18] La Fiducie Réal Lacroix plaide que Claire Lacroix est bénéficiaire d'une fiducie personnelle au sens de l'article 1267 C.c.Q., ayant pour but de lui procurer un avantage ; dans ce cas, le bénéficiaire jouit des droits énoncés à l'article 1284 du même code :
« 1284. Pendant la durée de la fiducie, le bénéficiaire a le droit d'exiger, suivant l'acte constitutif, soit la prestation d'un avantage qui lui est accordé, soit le paiement des fruits et revenus et du capital ou de l'un d'eux seulement. »
[19] Elle ajoute, se basant sur l'opinion majoritaire de la doctrine et de la jurisprudence, qu'on ne peut assimiler une telle fiducie à une personne morale [2].
[20] Selon une théorie moderne de la fiducie, celle-ci n'a pas de personnalité juridique. Le législateur n'a pas voulu personnaliser la fiducie et celle-ci a plutôt été considérée comme un ensemble de biens affectés à une fin plutôt qu'une source de rapport juridique entre personnes [3].
[21] Traditionnellement, un patrimoine est rattaché à une personne. Selon la nouvelle conception de la fiducie, le patrimoine pourrait exceptionnellement être autonome et être affecté à une fiducie. Cette fiducie - patrimoine d'affectation - devrait :
« […] alors être admise comme une troisième espèce de sujet de droit, à côté de la personne humaine et de la personne morale. » [4]
[22] Par ailleurs, indépendamment du caractère tricéphale de la notion de « sujet de droit » et de « personne », le bénéficiaire jouit du droit aux avantages que lui confère l'acte de fiducie, tel que prévu à l'article 1284 C.c.Q. précité, plaide-t-on. Ces avantages peuvent être directs ou indirects.
[23] À cet égard, l'appelante donne l'exemple, tiré de la doctrine [5], d'une fiducie d'utilité privée dont l'affectation serait la mise à la disposition d'un chalet d'été pour les employés d'une entreprise.
[24] Vu la nature ambiguë de la fiducie en droit québécois et le fait qu'il ne s'agit pas d'une personne morale, Claire Lacroix, via la fiducie créée spécifiquement à son avantage, devrait obtenir le droit de reprendre possession du logement concerné.
Arguments de l'intimé
[25] Monsieur Barbotin rappelle que le droit au maintien dans les lieux au bénéfice du locataire, consacré à l'article 1936, est devenu la pierre angulaire du louage résidentiel et que, dès lors, toute exception à ce droit a été strictement encadrée par le législateur et interprétée restrictivement en faveur du locataire [6].
[26] L'exception prévue à l'article 1957 C.c.Q. doit être interprétée restrictivement pour permettre la reprise uniquement pour y loger le propriétaire ou pour en faire bénéficier ses ascendants ou descendants au premier degré, ou encore un autre parent ou allié dont le locateur est le principal soutien, ou son conjoint dont il est séparé ou divorcé s'il demeure son principal soutien. La liste serait exhaustive et ne devrait pas être élargie.
[27] Le locataire rappelle que celui qui veut reprendre possession d'un logement doit être une personne physique, ce droit ayant été refusé à une communauté religieuse ou toute autre personne morale [7].
[28] Au niveau de la fiducie, en plus de se référer aux décisions citées par le régisseur Isabelle Normand, il complète en faisant siens les propos du juge Clément Gascon alors à la Cour supérieure [8] :
« [35] En somme, si la fiducie est un patrimoine d'affectation autonome et distinct, il n'en reste pas moins qu'il ne s'agit pas d'un sujet de droit. »
« [37] Tout compte fait, un patrimoine d'affectation, tout aussi autonome qu'il soit, n'est ni une personne physique ni une personne morale. Le concept de patrimoine reste indépendant du concept de personne, même s'il y est le plus souvent associé. »
« [41] En définitive, aucun auteur et aucun juge n'affirme que la fiducie du C.c.Q. est une personne. Au mieux, peut-on conclure qu'il existe certaines analogies entre la fiducie et la personne morale, mais pas au point de pouvoir affirmer que la fiducie en soit réellement une. »
Analyse et décision
1. Application de l'analyse relative à la norme de contrôle
[29] De manière générale et avec toutes les nuances qu'il faut apporter entre l'appel des décisions des autres tribunaux administratifs et celles en provenance de la Régie du logement, il faut conclure que les critères d'intervention de notre Cour ne sont pas ceux de l'intervention en appel, mais se rapprochent davantage de la révision judiciaire et que, partant, l'analyse relative à la norme d'intervention et de contrôle énoncée dans Dunsmuir [9] s'applique [10].
[30] S'agissant en l'espèce d'un appel portant sur des questions précises et n'impliquant aucune nouvelle preuve, il va de soi que les normes de contrôle sont applicables [11].
2. Quelle est la norme applicable ?
[31] Dans Dunsmuir, la Cour suprême résumait à deux les normes applicables : celle de la décision raisonnable et celle de la décision correcte.
[32] La Cour indique :
« […] Nous verrons qu’en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité. » [12]
[33] Selon le juge Binnie :
« Il devrait être présumé au départ que la norme de contrôle de toute décision administrative sur le fond est celle non pas de la décision correcte, mais bien de la raisonnabilité (appliquée selon le contexte) […] » [13]
[34] La raisonnabilité de la décision attaquée sera analysée dans le prisme des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit [14].
[35] En résumé, la norme de la décision correcte s'appliquerait dans les cas suivants :
- la constitutionnalité de la loi habilitante de la Régie du logement ou de tout autre loi ou règlement [15] ;
- l'application ou l'interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés ou de la Charte des droits et libertés de la personne [16] ;
- l'application ou l'interprétation par la Régie du logement d'une disposition législative externe à sa loi habilitante à moins qu'il ne s'agisse d'une disposition qu'elle est souvent appelée à interpréter dans le cadre de ses fonctions [17] ;
- le manquement, par la Régie du logement, à l'exigence de motiver suffisamment sa décision conformément à l'article 79 L.R.L. [18].
[36] Quant à la norme de la décision raisonnable, elle s'appliquerait plutôt dans les cas suivants :
- une question de droit relevant du champ d'expertise de la Régie du logement notamment lorsque cette dernière applique les dispositions du Code civil du Québec en matière de louage résidentiel qu'elle est fréquemment appelée à interpréter dans le cadre de ses fonctions [19] ;
- une question portant exclusivement sur l'interprétation de la preuve [20] ;
- une question mixte de fait et de droit [21] ;
- une question portant sur l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire [22].
[37] En l'espèce, la question soulevée dans la présente affaire est nettement une question de droit relevant du champ d'expertise de la Régie du logement et commande, par le fait même, une grande déférence de la part du présent Tribunal.
[38] Pour être renversée, la décision prise par la Régie du logement devrait être irrationnelle et ne pouvant constituer une issue raisonnable à la question soulevée.
3. Application en l'espèce
[39] Bien qu'intéressante, la théorie de l'appelante se limite à fragiliser l'opinion partagée par le régisseur Isabelle Normand, à l'effet que la fiducie doit recevoir le même traitement que celui réservé à la personne morale et que, de ce fait, les deux concepts offrent des similarités.
[40] Cette nuance ne permet cependant pas d'accorder à la fiducie le droit exceptionnel prévu à l'article 1957 C.c.Q.
[41] Advenant même qu'on admette que la fiducie constitue une troisième espèce de sujet de droit dont l'existence est parallèle à la personne humaine et à la personne morale, celle-ci n'est tout de même pas assimilable aux personnes physiques décrites à l'article 1957 C.c.Q.
[42] Même s'il était possible de prétendre le contraire, il faut conclure que l'analyse du régisseur Isabelle Normand est logique, basée sur des principes de droit reconnus et que le résultat est rationnel, l'issue acceptable et commande, par le fait même, que le présent Tribunal ne s'immisce pas inutilement dans la question.
[43] Qui plus est, si la norme de contrôle était plutôt celle de la décision correcte, le résultat serait sûrement le même dans l'état actuel du droit et vu la formulation de l'article 1957 C.c.Q.
Pour ces motifs, le Tribunal :
Rejette l'appel de la décision rendue le 17 juillet 2013 ;
Avec dépens contre l'appelante.
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__________________________________ Georges Massol, j.c.q. |
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Maître Daniel Champagne Champagne, Perreault Pour l'appelante
Maître Stéphanie Guimont Martin, Pilon & Associés Pour l'intimé
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Date d’audience : |
10 avril 2014 |
[1] Entreprises Aesir c. Giguère, [2012] QCCQ 1307
[2] CANTIN CUMYN, Madeleine, La fiducie, un nouveau sujet de droit ?, dans Jacques BEAULNE, Mélanges Ernest Caparros, 2002, Wilson & Lafleur, pages 131 et suivantes (138, 139) ; Utilisation d'une fiducie dans les transactions immobilières : aspects pratiques, Développements récents, volume 269, 2007, Éditions Yvon Blais, page 118
[3] Op. cit., page 137
[4] Idem, page 143, paragraphe 17
[5] BEAULNE, Jacques, Droit des fiducies, 2005, 2e édition, Wilson & Lafleur, page 227
[6] PALARDY, Carmen, La reprise de logement par le locateur : une exception au droit au maintien dans les lieux du locataire, Développements récents en droit immobilier, 2002, page 239
[7] DESLAURIERS, Jacques, Vente, louage, contrat d'entreprise ou de service, 2013, 2e édition, Wilson & Lafleur, page 597
[8] Fiducie Côté Poirier (Syndic de), [2007] QCCS 4857 (C.S., 2007-10-16)
[9] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190
[10] Laval (Ville de) c. Boehringer Ingelheim (Canada) ltée, [2010] QCCA 2216 (C.A., 2010-12-06)
[11] 9179-0212 Québec inc. c. Forgues, [2012] QCCQ 4664 (C.Q., 2012-05-31)
[12] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, précité, note 9
[14] Idem, paragraphe 47
[15] Toronto (Ville de) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, paragraphe 67 ; ROCHETTE, Stéphane, Synthèse et recueil d'arrêts : La norme judiciaire, Cowansville, 2008, Yvon Blais, page 13
[16] Syndicat des employés de soutien de l'Université de Sherbrooke c. Frumkin, [2010] QCCS 1641, paragraphe 5 ; L.T. c. Laval (Ville de), Service de protection des citoyens, [2008] QCCQ 4161, paragraphe 36
[17] Harvey c. Guerreiro, [2005] J.L. 189 (C.Q.), paragraphes 22 et 23 ; LAMY, Denis, L'appel à la Cour du Québec d'une décision de la Régie du logement, Montréal, 2010, Wilson & Lafleur, pages 436 à 438.
[18] Montréal (Ville de) c. Cour du Québec, [2010] QCCS 337
[19] Fraternité des policières et policiers de Gatineau inc. c. Gatineau (Ville de), [2010] QCCA 1503, paragraphe 22 ; Genest c. Bandavino, [2008] QCCA 1682, paragraphe 5
[20] Chagnon c. Duranceau, [2009] QCCQ 2036, paragraphe 18 ; Denis LAMY, précité, note 17, pages 461 et 462
[21] Tir c. Dion, [2010] QCCQ 1351, paragraphe 41 ; Chagnon c. Duranceau, [2009] QCCQ 2036, paragraphe 17
[22] Dorris c. Société d'habitation et de développement de Montréal, [2009] R.D.I 441 (C.Q.), paragraphe 28
AVIS :
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appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.