Décision

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Uniroc inc. c. Ville de Saint-Jérôme

2022 QCCA 1032

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-028868-206

(700-22-038244-173)

 

DATE :

 29 juillet 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARK SCHRAGER, J.C.A.

BENOÎT MOORE, J.C.A.

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

 

UNIROC INC.

APPELANTE – demanderesse

c.

 

VILLE DE SAINT-JÉRÔME

INTIMÉE – défenderesse

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelante, Uniroc inc. (« Uniroc »), se pourvoit à l’encontre d’un jugement de la Cour du Québec, Chambre civile, district de Terrebonne, du 21 janvier 2020 (l’honorable Georges Massol)[1], lequel rejette sa demande de déclarer illégal et invalide un ajustement du prix contenu dans un appel d’offres. Cette demande constitue la première étape d’un recours en dommages-intérêts pour perte de profit, lequel a fait l’objet d’une scission d’instance[2].

-I-

[2]                Le 1er mars 2017, l’intimée, la Ville de Saint-Jérôme (la « Ville »), lance un appel d’offres pour l’achat d’enrobés bitumineux. Uniroc a déjà obtenu un tel contrat en 2016.

[3]                L’appel d’offres, adopté par résolution municipale, prévoit que le contrat sera octroyé au plus bas soumissionnaire prenant en considération les coûts de transport établis, pour fin de comparaison, en fonction du recueil des tarifs de camionnage en vrac du ministère des Transports du Québec (« tarif MTQ »). Cette prise en compte est rendue nécessaire par le fait qu’en vertu de la convention collective, ce sont les employés de la Ville qui verront au transport des enrobés bitumineux. La clause 9 est ainsi libellée :

9. COÛT DE TRANSPORT

La méthode de calcul utilisée pour établir le coût est celle décrite dans le recueil des tarifs de camionnage en vrac du ministère des Transports du Québec, en vigueur le 1er janvier 2017.

Le soumissionnaire doit obligatoirement indiquer au bordereau des prix la distance parcourue à partir du site de chargement des matériaux au [...], jusqu’au retour de celui-ci, divisée par 2 (le kilométrage à indiquer serait le nombre de kilomètres obtenus en additionnant « l’aller » et « le retour » pour ensuite diviser le total obtenu par 2) ainsi que le prix par tonne indiquée dans le recueil des tarifs de camionnage en vrac du ministère des Transports du Québec, en vigueur le 1er janvier 2017, Volume 3, chapitre 4, Table 2, prix tonne-kilomètre (joint en annexe 1), en fonction du nombre de kilomètres parcourus.

Le soumissionnaire devra joindre l’imprimé « Google Map » du trajet « aller » et du trajet « retour ». Cet imprimé devra indiquer le nombre de kilomètres qui seraient parcourus.

Le contrat sera octroyé au plus bas soumissionnaire en prenant les coûts de transport en considération.

Cependant, la Ville ne paiera au soumissionnaire que les coûts de la fourniture, puisque celles-ci seront ramassées par les employés de la Ville de Saint-Jérôme.

[4]                Les soumissions doivent être déposées au plus tard le 20 mars 2017.

[5]                Le 16 mars 2017, la Ville amende son appel d’offres par l’addenda no 2 qui, toujours pour fin de comparaison des soumissions, ajoute un facteur d’ajustement du prix pour la perte de productivité des équipes (« facteur d’ajustement »). Voici le texte de la clause 9.2 au centre du présent litige :

COÛT DE TRANSPORT ET PERTE DE PRODUCTIVITÉ

[…]

9.2   Ajustement du prix pour la perte de productivité des équipes

En plus du coût de transport, le prix unitaire soumis par tonne métrique d’enrobés bitumineux sera ajusté afin d’inclure les coûts additionnels en perte de productivité liés à la distance à parcourir entre le 495 Filion et le site de chargement des matériaux. Cet ajustement tient compte des coûts indirects tels que le coût de la main-d’œuvre associé aux délais et au temps supplémentaire encourus par les équipes de pavage ainsi que le coût des camions supplémentaires nécessaires, le tout selon les données compilées par la Ville.

L’ajustement sera de 0,44$ par km par tonne métrique.

Le contrat sera octroyé au plus bas soumissionnaire en prenant les coûts de transport en considération.

Cependant, la Ville ne paiera au soumissionnaire que les coûts de la fourniture, puisque celles-ci seront ramassées par les employés de la Ville de Saint-Jérôme.

[6]                La date d’ouverture des soumissions est alors repoussée au 23 mars 2017.

[7]                Le 17 mars 2017, Uniroc met en demeure la Ville de retirer l’addenda no 2 au motif qu’elle enfreint de manière inacceptable les règles du marché, la rendant à toutes fins inhabile à être compétitive. La Ville refuse de se conformer à cette demande, mais le 31 mars 2017, elle émet un nouvel addenda (no 5), lequel réduit le facteur d’ajustement de 0,44 $ à 0,23 $ par kilomètre par tonne métrique.

[8]                Au terme de l’appel d’offres, Uniroc arrive deuxième. Il ressort toutefois qu’elle aurait obtenu le contrat en l’absence du facteur d’ajustement.

[9]                Le 21 septembre 2017, Uniroc dépose une action en dommages-intérêts. Elle allègue que la Ville a imposé une double compensation pour la distance, l’une par l’application du tarif MTQ, l’autre par le facteur d’ajustement. Cette double compensation l’ayant privée de l’adjudication du contrat, la Ville est responsable de la perte de profit qui en découle. Initialement, la seule conclusion recherchée en est une en dommages :

CONDAMNER la défenderesse à payer à la demanderesse la somme de 37 852,12 $, à parfaire, avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec, depuis l'assignation judiciaire;

[10]           Le 2 mai 2018, Uniroc demande la scission de l’instance afin de procéder en un premier temps sur la seule question de la responsabilité. La Ville ne s’oppose pas à cette demande, laquelle est accueillie le 22 mai 2018.

[11]           À la suite de cette scission, Uniroc produit, le 19 décembre 2019, une demande introductive d’instance modifiée, laquelle ajoute à la conclusion sur les dommages, la conclusion suivante :

DÉCLARER illégal et invalide l'article 9.2 Ajustement du prix pour la perte de productivité des équipes contenu à l'annexe 0.01.09 du Devis, P-2, complété par les Addendas #2, P-3, et #5, P-5;

-II-

[12]           Le jugement entrepris tranche la première étape de l’action telle que scindée. Le juge formule la question en litige de la manière suivante : « La clause incorporée à l’appel d’offres portant sur l’ajustement pour perte de productivité est-elle valide et, le cas échéant, cette dernière a-t-elle eu pour effet de vicier l’appel d’offres # 2017-BS-023 de la Ville? »[3].

[13]           En amont de son analyse, le juge rappelle certains principes juridiques applicables aux appels d’offres, notamment, le respect de l’équilibre entre les soumissionnaires, l’obligation de la Ville de ne pas inclure des exigences et restrictions arbitraires ou frivoles, de même que celles d’agir de bonne foi et d’attribuer le contrat à celui dont le coût réel –et non le prix– est le plus bas.

[14]           Le juge s’attaque ensuite à chacun des griefs d’Uniroc.

[15]           Celle-ci plaide d’abord que la méthode employée pour déterminer le facteur d’ajustement est « frivole, hypothétique, insouciante et manque de sérieux ». Au soutien de cette prétention, elle soulève, tout à la fois, son caractère non vérifiable et évolutif, la prise en compte du temps supplémentaire inexistant, le fait que le tarif MTQ inclut déjà le coût de la main-d’œuvre, que la vitesse estimée n’est pas réaliste ou encore que la Ville ne charge pas ce facteur d’ajustement pour ses autres contrats. Le juge rejette systématiquement chacune de ces prétentions.

[16]           Uniroc fait ensuite valoir que la méthode prônée par la Ville contournerait la loi en ce qu’elle augmente le prix du granulat, ce qui n’est pas dans le meilleur intérêt des contribuables. Le juge rejette aussi cet argument au motif que le plus bas soumissionnaire n’est pas celui qui propose le prix le plus bas, mais celui dont le coût total réel pour la Ville est le moindre.

[17]           Le juge rejette enfin les arguments liés au caractère discriminatoire, arbitraire ou illégal du facteur d’ajustement essentiellement en raison de l’absence de preuve et du respect d’une certaine discrétion de la Ville dans l’évaluation de ses coûts réels. Le juge conclut :

[142] Les tribunaux doivent résister à toute immiscion même dans les cas où une autre décision aurait pu être prise, et même si elle n’est pas appuyée d’un raisonnement impeccable, en autant qu’elle ait été adoptée pour des raisons valables, le tout dénué de mauvaise intention et de mauvaise foi.

 

 

-III-

[18]           Le 2 juin 2020, Uniroc obtient la permission de se pourvoir en appel[4]. Au soutien de celui-ci, elle soulève principalement que le juge de première instance a erré quant au cadre d’analyse applicable en lui imposant d’établir la mauvaise foi de la Ville. Selon elle, il revenait plutôt à cette dernière, tant en raison du principe de libre concurrence que pour des considérations pratiques, de justifier comment la soumission la plus basse pouvait être autre que celle présentant la dépense la moins élevée et ainsi établir la nécessité du facteur d’ajustement. Subsidiairement, Uniroc prétend que le juge a commis une erreur quant à l’évaluation de la preuve, laquelle n’établissait pas que le facteur d’ajustement prenait en compte les coûts réels de la Ville. Au contraire, il ressort du dossier qu’il s’agissait plutôt là d’un facteur « irrationnel, frivole, arbitraire ou abusif » qui, de plus, faisait double emploi avec le tarif MTQ.

[19]           La Ville quant à elle plaide que, comme toute action en responsabilité civile, il revenait à Uniroc d’établir l’existence d’une faute. De toute manière, elle fait valoir qu’il ressort du dossier que le facteur d’ajustement vise effectivement à déterminer le coût réel le plus bas et que le juge ne commet aucune erreur manifeste et déterminante dans l’évaluation de la preuve.

[20]           À ces moyens, s’ajoute la question de la nature du recours et de la compétence de la Cour du Québec soulevée par le jugement accueillant la permission d’appeler, question par laquelle il convient de commencer.

-IV-

[21]           Sur ce point, les parties sont toutes deux d’avis que la Cour du Québec était compétente pour trancher la question qui lui était soumise. Selon elles, le recours en l’espèce en est un en dommages-intérêts découlant de la responsabilité civile de la Ville et non un pourvoi en contrôle judiciaire sous la forme d’une demande en jugement déclaratoire.

[22]           Bien que le dossier en l’espèce se soit présenté d’une manière singulière et qu’il se situe au croisement du droit privé et du droit public, la Cour est d’avis que les parties ont raison.

[23]           Voici pourquoi.

[24]           D’abord, rappelons la formulation de la conclusion recherchée, telle que modifiée à la suite de la scission d’instance :

DÉCLARER illégal et invalide l'article 9.2 Ajustement du prix pour la perte de productivité des équipes contenu à l'annexe 0.01.09 du Devis, P-2, complété par les Addendas #2, P-3, et #5, P-5;

[25]           Il est vrai que cette conclusion peut laisser à penser qu’Uniroc recherche un jugement déclaratoire prononçant la nullité d’une décision de la Ville et qu’il s’agit dès lors d’un pourvoi en contrôle judiciaire aux termes de l’article 529(2) du Code de procédure civile, demande qui serait de la compétence exclusive de la Cour supérieure selon l’article 34 C.p.c.

[26]           L’apparente nature de pourvoi en contrôle judiciaire s’accentue encore un peu plus lorsqu’on prend en compte le vocabulaire et l’argumentation utilisés tant par les parties que par le juge de première instance.

[27]           C’est ainsi, tout d’abord, qu’Uniroc ne réfère aucunement, si ce n’est que timidement, à des notions de droit privé que ce soit la faute, l’inexécution contractuelle ou la nullité du facteur d’ajustement. Elle préfère plutôt recourir à des notions caractéristiques du contentieux de droit public de la légalité d’une action, qu’il s’agisse du caractère discriminatoire, arbitraire ou illégal du facteur d’ajustement.

[28]           C’est aussi le cas de la Ville qui, par exemple, écrit, au tout premier paragraphe de son mémoire, que « [l]e présent appel porte sur la légalité d’un ajustement de prix dans un appel d’offres […] ».

[29]           Enfin, il en va de même du juge qui, lui aussi, utilise des notions propres au droit public et au contrôle de légalité, référant notamment à la norme de la décision raisonnable et à l’arrêt Dunsmuir[5]. Sur ce point, la Ville en ajoute en invoquant dans son mémoire, les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov[6].

[30]           Tous ces éléments ont certes pu créer une confusion quant à la nature de l’action en l’espèce, mais ils ne doivent pas tromper et amener à s’écarter de l’objet véritable du recours[7], de l’essence de ce qui est demandé[8].

[31]           D’abord, la conclusion « déclaratoire » incluse dans la demande modifiée ne doit pas faire illusion. Cet ajout a été motivé du seul fait du jugement ordonnant la scission de l’instance et visait à proposer un dispositif recherché à la première étape. L’on ne doit pas voir là une demande indépendante et nouvelle en nullité d’une résolution ou d’une décision de la Ville, que ce soit celle adoptant les documents initiaux d’appel d‘offres ou celle octroyant le contrat. Il s’agit plutôt d’une simple sous-question préliminaire à la réparation voulue. L’on ne recherche donc pas un jugement « purement » déclaratoire[9], mais une conclusion préalable nécessaire à cette réparation, à savoir que la Ville a commis une faute. Ceci fait partie de la compétence de la Cour du Québec[10]. En fait, l’ajout de cette conclusion n’a pas modifié la nature de l’action initialement intentée et c’est donc cette nature que l’on se doit de déterminer.

[32]           Pour cela, il convient de rappeler la différence fondamentale existant entre, d’une part, le contrôle de la légalité d’une décision visant à surveiller et, au besoin, à corriger les décisions du pouvoir public dans l’intérêt général, au nom de la rule of law et, d’autre part, l’indemnisation d’un préjudice purement privé découlant d’une faute ou de l’inexécution contractuelle de ce même pouvoir public.

[33]           Cette distinction, même si elle peut parfois être délicate lorsque les deux recours portent sur une même décision ou action, ne fait pas de doute et est régulièrement rappelée tant par la jurisprudence que la doctrine. C’est ainsi que la Cour suprême écrit[11] :

15 Il importe de ne pas confondre les règles du droit administratif avec celles du droit de la responsabilité extracontractuelle d’un corps public.  Les premières permettent de présenter à la Cour supérieure une demande de révision judiciaire d’une décision d’un corps public.  L’annulation d’une telle décision n’entraîne pas nécessairement la responsabilité civile de la municipalité.

16 Le recours en dommages-intérêts contre un corps public fait intervenir les règles de la responsabilité civile.  Le présent pourvoi ne concerne que les règles de la responsabilité civile.  Sibeca s’est départie de ses biens et ne demande pas l’annulation du règlement de zonage.  Son recours se limite à une réclamation pour la perte des profits escomptés de la vente des lots du Domaine de l’Aigle. […]

[34]           Le recours en contrôle de légalité et celui en indemnisation du préjudice se distinguent donc et ne se font mutuellement pas obstacle[12]. Ils n’ont ni le même objectif, comme il a déjà été dit, ni la même source. Si dans le premier cas, on s’attaque à la légalité d’une décision afin d’en neutraliser les effets, il revient plutôt au demandeur dans le second cas d’établir que cette décision constitue une faute à son égard, voire plus, lorsque l’État bénéficie d’une immunité. L’illégalité pas plus que l’invalidité de la décision ne constituent le critère de la faute non plus que la source de la responsabilité[13]. C’est ainsi que la Cour suprême écrit dans l’arrêt TeleZone[14] :

[28] TeleZone invoque aussi la négligence.  La responsabilité délictuelle procède bien sûr d’un acte fautif, et non de la nullité.  Comme la Cour l’a clairement établi il y a longtemps, il n’est ni nécessaire ni suffisant, pour fonder un recours de droit privé, qu’il y ait eu contravention à la loi.  La contravention n’est pas nécessaire, car une décision tout à fait valide de l’administration publique peut néanmoins engager sa responsabilité contractuelle.

[Renvois omis]

[35]           Cet arrêt TeleZone n’est d’ailleurs pas sans présenter certaines similitudes avec le présent dossier. Dans cette affaire, Industrie Canada avait lancé une invitation à soumettre des demandes de licence de service de communication, dans laquelle invitation elle indiquait qu’il y aurait jusqu’à six licences d’émises en fonction des critères définis. Au terme de ce processus, ce ne sont finalement que quatre licences qui sont délivrées. TeleZone, soumissionnaire déçue, intente alors, en Cour supérieure de l’Ontario, une action contre la Couronne fédérale pour perte de profit. Essentiellement, elle allègue que l’invitation comportait une condition expresse ou implicite, qu’il y aurait au moins six licences sauf si le nombre de candidats était insuffisant. Industrie Canada réplique en contestant la compétence de la Cour supérieure. Selon elle, l’action intentée revenait indirectement à contester une décision du ministre et, en ce sens, constituait un contrôle judiciaire dont la compétence exclusive était dévolue à la Cour fédérale aux termes de l’article 18 de sa loi constitutive[15].

[36]           La Cour suprême rejette la position d’Industrie Canada. Rappelant que le recours en contrôle judiciaire se caractérise tant par l’illégalité de la décision en vertu des principes du droit public que par la réparation recherchée[16], elle conclut que TeleZone « […] ne conteste pas la décision du ministre concernant l’octroi des licences; elle ne cherche pas à obtenir de licence ni à faire retirer leur licence aux candidats retenus. Elle réclame simplement des dommages-intérêts […] »[17] découlant du fait qu’Industrie Canada n’aurait pas respecté les termes mêmes de l’appel d’offres et de ce qui est convenu d’appeler « le contrat A »[18].

[37]           Certes le présent dossier se distingue quelque peu de l’affaire TeleZone puisque, dans ce cas, la faute que l’on reprochait à Industrie Canada était de ne pas avoir exécuté correctement le « contrat A », alors qu’en l’espèce, la faute serait l’ajout d’un facteur d’ajustement dans le contenu de celui-ci. Mais il demeure qu’Uniroc ne recherche ni la nullité de la résolution adoptant la version initiale des documents d’appel d’offres, ni celle de la résolution octroyant le contrat à un autre soumissionnaire, non plus qu’une autre sanction erga omnes, participant de l’une de celles prévues à l’article 529 C.p.c. Elle ne fait que réclamer des dommages-intérêts, sanction à caractère purement privé, découlant de l’ajout par des fonctionnaires de la Ville, sans approbation ou intervention des instances de celle-ci –autre que lors de l’octroi du contrat– du facteur d’ajustement. Bien que le processus d’appel d’offres dans un contexte municipal interpelle, « à tout le moins dans une très large mesure »[19], les règles du droit public, il demeure qu’en l’espèce, l’acte reproché se situe dans une logique essentiellement contractualiste ou, plus largement, d’obligation civile[20].

[38]           Ajoutons enfin que la proximité entre le recours en responsabilité civile et celui en contrôle judiciaire ne présente pas ici de danger particulier de contournement, par un « plaideur habile »[21], de la compétence exclusive de la Cour supérieure dès lors qu’aucun stratagème ne permettra d’obtenir, dans le cadre d’une action en dommages-intérêts, la nullité d’une décision d’un pouvoir public, objet véritable de cette compétence exclusive.

[39]           La nature véritable du recours en l’espèce est donc bien une action en responsabilité civile. Dès lors, il serait contraire aux enseignements de la Cour suprême, toujours dans l’arrêt TeleZone, d’exiger qu’Uniroc intente d’abord une action en nullité de la décision de la Ville, alors que n’est pas la sanction qu’elle recherche. La Cour suprême écrit[22] :

[18] C’est essentiellement l’accès à la justice qui est en cause en l’espèce.  Les personnes qui prétendent avoir subi un préjudice attribuable à une mesure administrative doivent pouvoir exercer les recours autorisés par la loi au moyen de procédures réduisant au minimum les frais et complexités inutiles.  Notre Cour doit aborder cette question d’un point de vue pratique et pragmatique en gardant cet objectif à l’esprit.

[19] Le demandeur qui veut obtenir l’annulation d’une décision de l’administration fédérale doit procéder par voie de contrôle judiciaire, comme le précise l’arrêt Grenier.  Par contre, s’il ne s’oppose pas à ce que la décision continue de s’appliquer, mais cherche plutôt à se faire indemniser des pertes qu’il dit avoir subies (comme en l’espèce), il n’existe aucune raison logique de lui imposer l’étape supplémentaire d’un détour devant la Cour fédérale pour le contrôle judiciaire de la décision (entreprise pouvant parfois se révéler coûteuse en soi), alors que ce n’est pas le recours qui lui convient.  L’accès à la justice exige que le demandeur puisse exercer directement le recours qu’il a choisi et, autant que possible, sans détours procéduraux.

[40]           Certes, dès lors que la Cour suprême concluait qu’il ne s’agissait pas d’un recours en révision judiciaire aux termes de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, elle devait rattacher le dossier à l’article 17 de cette même loi, lequel reconnaissait explicitement à la Cour supérieure une compétence concurrente à celle de la Cour fédérale pour tout ce qui concernait la responsabilité de l’État.

[41]           Or, même si une telle disposition spécifique n’existe pas ici, il n’est aucunement contesté que, dès lors que l’on écarte la qualification de révision judiciaire, et donc la compétence exclusive de la Cour supérieure aux termes de l’article 34 C.p.c., il existe une telle compétence concurrente entre la Cour supérieure et la Cour du Québec en ce qui concerne la responsabilité civile d’une municipalité, laquelle concurrence se résout par le montant en litige[23].

[42]           En l’espèce, il ressort donc que la Cour du Québec avait la compétence tant ratione personae que ratione materiae –le montant en litige était inférieur à la limite– de même que le pouvoir de rendre l’ordonnance sollicitée par Uniroc, soit l’octroi de dommages-intérêts[24].

-V-

[43]           La question de la compétence étant résolue, il est maintenant nécessaire d’examiner le fond du pourvoi, lequel repose donc sur la question de savoir si la clause prévoyant le facteur d’ajustement, laquelle a été ajoutée par les fonctionnaires de la Ville, est valide sur un plan contractuel. Certes, si tel n’était pas le cas, on pourra penser que la décision des fonctionnaires est fautive. Mais dans les faits, ce qui compte réellement est de déterminer la validité ou non, sur un plan contractuel, de la clause 9.2.

[44]           Rappelons l’essence de l’argumentation d’Uniroc. La Ville devant adjuger le contrat au plus bas soumissionnaire, il ne lui revenait pas d’établir l’excès de compétence ou la mauvaise foi de celle-ci. C’est plutôt à la Ville que revenait le fardeau de prouver en quoi elle devait prendre en considération autre chose que le prix. La Ville pouvait effectivement ajuster les soumissions en raison du transport et pouvait pour cela opter pour le tarif MTQ ou pour une autre norme. Mais, en l’espèce, elle a plutôt ajouté le facteur d’ajustement au tarif MTQ, pénalisant ainsi doublement Uniroc. De même, ce facteur d’ajustement est arbitraire puisqu’il ne permet pas d’atteindre l’objectif d’établir le coût réel pour la Ville, si tant est même que le tarif MTQ n’était pas suffisant à cette fin.

[45]           Pour les motifs qui suivent, ces arguments doivent être rejetés.

[46]           Le juge n’erre pas lorsqu’il affirme que la règle du plus bas soumissionnaire ne réfère pas au seul prix de l’enrobé bitumineux, mais au coût réel pour la Ville[25], comme vient très récemment de le réaffirmer notre Cour dans un contexte différent[26]. Uniroc ne conteste d’ailleurs pas réellement ce principe puisqu’elle ne remet pas en cause la prise en compte des coûts de transport. Son argumentation ne porte en fait que sur le cadre juridique et la méthodologie suivis afin de déterminer ce coût réel, non seulement lié au transport mais aussi à d’autres variables, notamment la perte de productivité en raison de la convention collective.

[47]           Il est vrai que le juge réfère à des critères qui ne sont peut-être pas tous applicables en l’espèce, que ce soit l’excès de compétence, la mauvaise foi (qui n’est pas requise), la discrimination ou la fraude. Cette référence découle d’ailleurs pour beaucoup de la confusion quant à la nature du recours dont nous avons discuté ci-dessous. Mais cette erreur, si tant est qu’elle existe, n’est aucunement déterminante en l’espèce. Une fois encore, la question ici est de savoir si, au terme du contrat A, la Ville devait octroyer le contrat à Uniroc. Il n’est pas contesté que pour avoir gain de cause, cette dernière devait obtenir la nullité de la clause 9.2 pour établir la faute de la Ville. Pour ce faire, elle pouvait invoquer les différents moyens offerts par le droit commun des contrats.

[48]           L’argumentation d’Uniroc repose en fait sur l’idée que la double compensation prévue par la clause 9.2 est contraire à l’ordre public en ce qu’elle enfreint –selon elle– la Loi sur les cités et villes[27] concernant le processus d’appel d’offres, que ce soit le principe de l’égalité des soumissionnaires[28], celui de la libre concurrence ou de l’octroi au plus bas soumissionnaire.

[49]           La remise en question de l’évaluation de la conformité de la clause 9.2 à ces différents principes nous fait dès lors rentrer dans un exercice discrétionnaire du juge de première instance, lequel est indissociablement lié à son appréciation de la preuve. Une grande déférence s’impose donc. Or, Uniroc, en soumettant un nombre significatif de griefs à l’encontre de cette clause, soulève essentiellement les mêmes arguments qu’elle faisait valoir en première instance sans pour autant identifier une erreur manifeste et déterminante. Ainsi, elle invite la Cour à refaire l’ensemble de l’analyse, ce qui n’est pas son rôle.

[50]           Pour Uniroc, la preuve n’établit pas que le contrat lui ayant été octroyé en 2016 avait engendré des coûts supplémentaires à la Ville, ce qui l’aurait amenée à établir le facteur d’ajustement. Elle ajoute que s’il est concevable, comme le plaide la Ville, qu’il faille prendre en compte l’impact du temps supplémentaire des employés chargés du transport des enrobés bitumineux ou encore du coût que représente l’utilisation d’un camion additionnel afin d’assurer une chaîne continue de travail, le facteur d’ajustement ratte la cible en plus d’être théorique, arbitraire et faire double emploi avec le tarif MTQ.

[51]           Le juge répond à l’ensemble de ces arguments et, bien qu’il convienne que la méthode de la Ville n’est pas parfaite, conclut qu’elle vise à prendre en compte, dans l’exercice de comparaison des soumissions, son coût réel.

[52]           Concernant, par exemple, le temps supplémentaire, bien que celui-ci n’ait pas véritablement eu lieu, le juge conclut qu’il s’agit là d’une méthode théorique de comparaison acceptable plutôt que de comptabiliser le salaire d’une équipe de 10 employés inactifs de la Ville en attente du retour des camions afin de procéder à la pause de l’enrobé bitumineux. De même, il conclut que ce facteur jouerait en faveur d’Uniroc.

[53]           Quant au fait d’avoir ajouté le facteur d’ajustement au tarif MTQ plutôt que de l’avoir substitué, cela ne constitue pas en soi une contravention à l’ordre public ou aux principes innervant le processus d’appel d’offres. Uniroc convient en effet que le tarif MTQ est facultatif et que la Ville aurait pu le remplacer par un autre indice qui aurait pu égaler au cumul de celui-ci et du facteur d’ajustement. Au lieu de cela, la Ville n’a fait qu’ajouter le second au premier. Ce n’est donc que s’il avait été établi que ce facteur d’ajustement venait prendre en compte les mêmes éléments que ceux inclus dans le tarif MTQ et uniquement dans ce contexte, que l’on aurait pu conclure à une réelle double pénalité. Or, sur ce point, le juge conclut que même si le facteur d’ajustement n’est pas parfait et qu’il n’écarte pas nécessairement tout point de contact, l’explication proposée par la Ville afin de justifier sa pertinence était convaincante.

[54]           À défaut de démontrer une erreur manifeste et déterminante dans ces différentes conclusions, l’appel doit échouer.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[55]           REJETTE l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

 

 

 

BENOÎT MOORE, J.C.A.

 

 

 

 

 

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

 

Me Laurence Bich-Carrière

LAVERY DE BILLY

Pour l’appelante

 

Me Daniel Goupil

Me Axel Fournier

PRÉVOST FORTIN D’AOUST

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

18 novembre 2021

 


[1]  Uniroc inc. c. Ville de Saint-Jérôme, 2020 QCCQ 240 [jugement entrepris].

[2]  Procès-verbal du 22 mai 2018, l’honorable Annie Breault.

[3]  Jugement entrepris, p. 10.

[4]  Uniroc inc. c. Ville de Saint-Jérôme, 2020 QCCA 725 (Beaupré, j.c.a.).

[5]  Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9.

[6]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

[7]  Transport en commun La Québécoise inc. c. Réseau de transport métropolitain, 2019 QCCA 752, paragr. 25.

[8]  Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, p. 963, paragr. 67.

[9]  Adoption — 111, 2011 QCCA 38, paragr. 94 et 95. Voir aussi : Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Industrielle Alliance compagnie d'assurance sur la vie, 2000 CanLII 30078 (QC CA), paragr. 24-26.

[10]  Domtar inc. c. Produits Kruger ltée, 2010 QCCA 1934, paragr. 23 et 24.

[11]  Entreprises Sibeca inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, paragr. 15 et 16. Notre Cour a également énoncé ce principe à plusieurs reprises, voir notamment : Québec (Procureur général) c. Deniso Lebel inc., 1996 CanLII 5765 (QC CA); Restaurant Le Relais de Saint-Jean inc. c. Agence du revenu du Québec, 2020 QCCA 823, paragr. 36.

[12]  Patrice Garant, Droit administratif, 7e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2017, p. 980; Alexander Pless « Crown Liability for Negligent Administration Action » dans Colleen M. Flood et Paul Daley, Administration Law in Context, 4e ed., Toronto. Emond, 2022, p. 537.

[13]  Welbridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corp. of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957, 969.

[14]  Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62 [TeleZone].

[15]  Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.

[16]  TeleZone, supra, note 14, paragr. 47.

[17]  TeleZone, supra, note 14, paragr. 14.

[18]  Sur la notion de « contrat A », voir : Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60, paragr. 70 et s.; Municipalité de Val-Morin c. Entreprise TGC inc., 2019 QCCA 405, paragr. 17.

[19]  Transport en commun La Québécoise, supra, note 7, paragr. 33.

[20]  André Langlois et Pier-Olivier Fradette, Les contrats municipaux par demandes de soumissions, 4e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2018, p. 477.

[21]  TeleZone, supra, note 14, paragr. 75.

[22]  TeleZone, supra, note 14, paragr. 18 et 19.

[23]  Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27, paragr. 27.

[24]  TeleZone, supra, note 14, paragr. 44; Mills c. R., [1986] 1 R.C.S. 863, p. 960.

[25]  Jean Hétu et Yvon Duplessis, Droit municipal: principes généraux et contentieux, 2e éd., Brossard, CCH/Wolters Kluwer, paragr. 9.117.

[26]  MPECO inc. c. Ville de Sainte-Agathe-des-Monts, 2022 QCCA 916.

[27]  RLRQ, c. C-19.

[28]  Entreprise P.S. Roy inc. c. Magog (Ville de), 2013 QCCA 617, paragr. 48.

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