Décision

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Lupien c. Aumont

2016 QCCS 5050

JL3280

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

TERREBONNE

 

N° :

700-17-005937-098

 

 

 

DATE :

19 octobre 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

JEAN-YVES LALONDE, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

MARC LUPIEN

demandeur

c.

MICHEL AUMONT

et

MANON PAQUIN

et

SERGE RIOUX

et

MUNICIPALITÉ DE SAINTE-ADÈLE

défendeurs

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           Le demandeur Marc Lupien (ci-après Lupien)[1] poursuit trois policiers alors à l’emploi de la Ville de Sainte-Adèle, pour l’avoir arrêté sans motif raisonnable, d’avoir abusé de la force lors de son arrestation et d’avoir abusé de leur autorité en portant contre lui une accusation injustifiée d’entrave au travail des policiers.

[2]           Le demandeur se dit donc en droit de réclamer des défendeurs les dommages suivant :

Frais légaux :                                                    101,142.29 $

Humiliation :                                                      100,000.00 $

Dommages punitifs et exemplaires :                 75,000.00 $

Total :                                                                276,142.29 $

[3]           Comme prémisse, il faut savoir que Lupien est impliqué dans plus de 10 litiges qui l’opposent à la Ville de Sainte-Adèle ou ses représentants, dont le service de police.  Cette saga judiciaire dure depuis près de 11 ans.  Chaque événement donne lieu à la démesure de part et d’autre et Lupien y accorde une importance gigantesque.

[4]           Le présent litige n’échappe pas à la démesure.  De son côté, Lupien est convaincu que son arrestation est le résultat d’un vaste complot ourdi par l’ex-directeur de la Ville de Sainte-Adèle, André Mongeau, à qui Lupien aurait refusé de verser un «pot-de-vin » dans le contexte d’un changement de zonage afférent au projet de Lupien, de construire des condominiums sur des terrains lui appartenant, lesquels sont situés sur le territoire de la Ville.

[5]           Bien que Lupien soit considéré comme un citoyen à problème (P-5) par les autorités municipales, il n’en demeure pas moins que la preuve administrée à l’instruction ne permet pas de conclure à ce vaste complot[2].  Nous sommes tout au plus en présence d’un antagonisme inflationnaire, nourri par l’acrimonie et la haine que se vouent les deux parties.  Chaque litige doit être analysé à son propre mérite.

Le contexte

[6]           Suite à des travaux dont il est insatisfait, Lupien requiert de Toitures Alto, entrepreneur couvreur, de corriger un problème d’infiltration d’eau à la couverture neuve de sa résidence de Sainte-Adèle.  Apparemment que certains joints fuyaient et que des taches avaient été faites sur les bardeaux de la toiture à l’occasion de travaux préalables exécutés par ce même entrepreneur.

[7]           Vendredi le 6 octobre 2006, appelé sur les lieux, Marc-André Hivon (ci-après Hivon), employé chez Alto, n’a pas été en mesure d’exécuter les travaux correctifs à la satisfaction de Lupien.

[8]           S’ensuit une altercation verbale entre Lupien et Hivon, au terme de laquelle Lupien en colère somme Hivon de quitter les lieux.  Mais avant cela, Lupien exige de Hivon qu’il laisse son véhicule sur place en gage de l’exécution satisfaisante des travaux qui requièrent l’usage d’une nacelle qui n’est disponible que pour quelques jours, tenant compte du congé de l’Action de grâce.

[9]           Hivon communique avec son patron Marc Isabelle, qui l’enjoint de quitter les lieux sans faire d’histoire avec Lupien.  Hivon dira au procès que les clefs du camion sont demeurées en possession de Lupien et que le véhicule aurait été garé dans l’un des nombreux garages qui font partie intégrante de la propriété de Lupien.  Ce dernier nie avoir été en possession des clefs et soutient que le camion serait demeuré au même endroit, sur l’esplanade de la propriété, et ce, jusqu’à l’arrivée des policiers le lundi suivant.

[10]        Hivon aurait proposé à Lupien de laisser sur place un autre véhicule, soit celui de son compagnon de travail, en route pour livrer des matériaux dont Hivon devait faire usage pour exécuter ses travaux correctifs à la toiture de la propriété de Lupien.  Ce dernier refuse et insiste pour conserver le camion alors sur place, contre la volonté de Hivon et Isabelle, supérieur immédiat de Hivon.

[11]        Hivon est donc raccompagné chez son employeur, sur la rive-sud, par un autre employé de Toitures Alto, Mathieu Deragon.  Avant de quitter, Hivon aurait récupéré son porte monnaie et ses clefs de maison laissés dans le camion.  Hivon aurait aussi tenté de reprendre certains outils, ce que Lupien l’a empêché de faire.

[12]        Le lendemain 7 octobre 2006 (samedi), le dirigeant de Toitures Alto, Richard Young cherche à récupérer le véhicule retenu par Lupien.  Il communique alors avec le sergent Serge Rioux du service de police de la ville.  Il est alors conseillé à Young de communiquer directement avec Lupien pour la restitution de son camion et à défaut d’entente, de formuler une plainte pour vol.

[13]        Ce n’est que le lundi 9 octobre 2006 que Young et Hivon se présentent au poste de police de la Ville de Sainte-Adèle pour formuler une plainte de vol à l’encontre de Lupien.

[14]        L’information donnée aux policiers est à l’effet que le véhicule de Toitures Alto se trouve toujours à la résidence de Lupien et que ce dernier détient les clefs.

[15]        Le véhicule étant muni d’un localisateur (Boomerang), la police est donc en mesure de confirmer rapidement que le camion est toujours sur la propriété de Lupien.

[16]        Fort de la plainte de vol et de la localisation du camion, les policiers procèdent à obtenir un télémandat de perquisition du juge de paix Georges Benoît.[3]

[17]        Le mandat de perquisition comprend la recherche du véhicule et de ses clefs.

[18]        Ce jour même, les policiers Aumont, Paquin, Rioux et Roy se présentent à la résidence de Lupien en vue d’exécuter le mandat de perquisition.  L’accès à la résidence de Lupien est ceinturé par une barrière munie d’un interphone.  Aumont communique avec Lupien et l’informe de l’objectif de la démarche policière.

[19]        Lupien refuse que les policiers gravissent la pente qui mène à sa résidence en faisant usage des véhicules identifiés du service de police de Sainte-Adèle.  Il exige même qu’un seul policier puisse avoir accès à sa propriété.

[20]        Les policiers acceptent de laisser leurs véhicules au pied de la pente, mais insistent pour exécuter le mandat de perquisition à quatre.

[21]        À leur arrivée à l’esplanade de la résidence, les policiers aperçoivent le camion rouge appartenant à Toitures Alto.  Aumont, chargé de l’enquête, était convaincu que les clefs seraient au contact, mais ce ne fut pas le cas.  Le véhicule était verrouillé, mais aucune trace des clefs.  Aumont en fit donc la demande à Lupien, lequel déclara ne pas les avoir en sa possession.

[22]        S’ensuivit la perquisition de l’intérieur de la résidence à la recherche des clefs, ce qui aurait permis de réquisitionner le camion et de le retirer de la propriété de Lupien, mû par sa propre force motrice.

[23]        Devant le fait que les clefs demeuraient introuvables, les policiers ont envisagé la possibilité de le faire remorquer.  C’est Lupien lui-même qui a communiqué avec Charbonneau, un remorqueur de la région, connu de lui.

[24]        Hors de la connaissance des policiers, la scène extérieure fut filmée par le système de surveillance par caméras dont était munie la résidence de Lupien.

[25]        À son arrivée, Charbonneau requiert aussi les clefs du camion.  Résultat :  elles demeurent introuvables, Lupien dit ne pas les avoir.  Charbonneau dit aux policiers qu’il est impossible de remorquer le camion sans soit endommager le véhicule ou l’ardoise de l’esplanade.  La seule solution semble celle d’obtenir le double des clefs de l’entrepreneur à qui appartient le camion.

[26]        C’est cette solution qui sera retenue,  Hélas, le double des clefs se trouve sur la rive sud et mettra longtemps avant d’arriver sur les lieux de la perquisition à Sainte-Adèle.    De son côté, Lupien s’impatiente, il propose d’utiliser une machinerie sur le chantier, soit un tracteur muni d’un lift, pour déplacer le camion et le pousser vers le bas de la pente dans la rue.

[27]        Tout au long de la perquisition, Lupien muni de son téléphone cellulaire prend des photos des policiers.  Cela exaspère les policiers, mais ceux-ci n’empêchent pas Lupien de les photographier.

[28]        Pendant la longue période d’attente du double des clefs, Lupien tourne autour des policiers et du camion à maintes reprises.  Le Tribunal en comprend que Lupien et les policiers s’exaspèrent mutuellement.  Pendant tout ce temps, la remorqueuse demeure sur les lieux.  Les policiers ont l’impression que Lupien s’immisce dans la perquisition et cherche à en prendre le contrôle.  Pour sa part, Lupien considère l’opération policière interminable et abusive.

[29]        Alors que les policiers sont à proximité du véhicule, impatient de voir les policiers quitter sa propriété, Lupien dira que si le véhicule n’est pas sorti de sa propriété dans les cinq minutes, il poussera le camion hors de sa propriété avec son tracteur.

[30]        C’est peu de temps après que Aumont demande à Lupien de s’éloigner des policiers et de les laisser faire leur travail.  Lupien, en revoyant la vidéo, semble obtempérer à l’ordre de Aumont, il s’éloigne d’une dizaine de pas, mais soudainement décide de rebrousser chemin et revient vers les policiers.  Voyant cela, Aumont et Rioux agrippent les poignets de Lupien et lui menottent les mains derrière le dos en l’appuyant sur la plateforme de la remorqueuse.

[31]        Lupien, toujours menotté, sera subséquemment conduit au poste de police par les policiers Paquin et Roy.  C’est dans le véhicule de police que Paquin lui lit ses droits.

[32]        Lupien sera emprisonné pendant quelques heures au poste de police avant son transfert vers l’hôpital de St-Jérôme en raison d’un malaise.  Avant de quitter en ambulance, on lui offre une première fois de signer une promesse de comparaître.  Lupien est avisé par son avocat de ne signer aucun document.

[33]        En raison de son refus de signer une promesse de comparaître, Lupien sera détenu à l’hôpital pendant près de 10 heures.  Finalement, tard dans la nuit du 9 au 10 octobre, Lupien sera relâché après avoir accepté les termes de la promesse de comparaître.

[34]        Dans l’après-midi du 9 octobre 2006, le véhicule ayant fait l’objet de la perquisition fut remis à Toitures Alto, peu après que le propriétaire ait remis le double des clefs à la policière Roy.

[35]        Avant d’être conduit à l’hôpital, Lupien a fait l’objet d’une fouille à nu.  Sa détention aura duré en tout et partout une douzaine d’heures.

[36]        La présence de Lupien à l’hôpital a donné lieu à une certaine controverse avec les policiers Roy et Fleurant.  Ceux-ci auraient été irrespectueux envers Lupien en utilisant un langage injurieux à son endroit.

[37]        En raison du retrait de la plainte, Lupien ne sera pas accusé de vol du camion.  Toutefois, l’accusation d’entrave au travail des policiers sera maintenue jusqu’au procès devant le juge Vanasse de la Cour du Québec.

[38]        Après avoir visionné la vidéo contenant le déroulement des événements, la procureure de la couronne, Me Buist, abandonne la poursuite pour entrave au travail des policiers.

[39]        Pour leur part, quatre policiers furent cités en déontologie policière.  Par sa décision du 19 août 2010, le Comité de déontologie policière décide que le Commissaire a failli à son fardeau de preuve en ce qu’il n’a pas réussi à présenter une preuve prépondérante sur chacun des chefs des citations.  Les policiers Aumont, Rioux, Paquin et Fleurant sont donc blanchis de tout reproche.

[40]        Le 30 janvier 2009, Lupien intente un recours civil contre les policiers et la Ville de Sainte-Adèle.  Avant les amendements de début de procès, la réclamation de Lupien se chiffrait à 450,000.00 $.

[41]        C’est dans ce contexte que le Tribunal aura à décider si les policiers ont commis une faute civile dans l’exercice de leurs fonctions, faute qui aurait un lien causal avec les dommages réclamés.

Les principes de droit applicables

[42]        Depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Hill c. Commission des services policiers de la municipalité de Hamilton-Wentworth[4], les principes sont très bien connus, il convient d’en reprendre les paramètres :

Par. [49]   Il est allégué que la décision de poursuivre l’enquête policière sur un suspect, ou d’y mettre fin est une décision quasi-judiciaire apparentée à celle que prend le poursuivant public.  Il est vrai que policiers et poursuivants prennent des décisions quant à l’opportunité de traduire le suspect en justice.  Mais la nature de la démarche diffère.  Le policier cherche avant tout à recueillir la preuve et à la soupeser.  Le poursuivant s’attache essentiellement à déterminer si cette preuve étaye en droit une déclaration de culpabilité.  La fonction policière se distingue de la fonction judiciaire ou quasi judiciaire en ce qu’elle s’attache aux faits.

Par. [50]   Le fait qu’il s’expose à la responsabilité civile en cas d’enquête négligente n’exige pas du policier qu’il se prononce sur la culpabilité ou l’innocence du suspect avant de l’inculper.  Il doit apprécier la preuve jusqu’à un certain point dans le cadre de l’enquête : Chartier c. Procureur général du Québec [1979] 2 R.C.S. 474.  Mais il n’a pas à la faire en fonction de normes juridiques ni à tirer des conclusions en droit.  C’est là le rôle du poursuivant, de l’avocat de la défense et du juge.  Cette distinction se reflète parfaitement dans la norme de diligence applicable une fois l’obligation reconnue.  La norme de diligence à laquelle le policier doit satisfaire pour s’acquitter de son obligation n’est pas celle de l’avocat ou du juge raisonnable, mais bien celle du policier raisonnable.  Le policier qui enquête sur un suspect de manière raisonnable, même lorsque l’avocat, le juge ou le poursuivant agit déraisonnablement pour déterminer la culpabilité ou l’innocence du suspect, respecte la norme de diligence et ne peut se voir reprocher son omission de jouer le rôle de ces autres acteurs du système de justice pénale, non plus que leur comportement déraisonnable.

Par. [52]   À l’instar des membres d’autres professions, le policier exerce un pouvoir discrétionnaire professionnel.  Aucun élément décisif ne le distingue à cet égard des autres professionnels.  Discernement, instinct et intuition jouent leur rôle dans l’enquête policière.  Toutefois, tenir le travail policier pour totalement imprévisible et affranchi des normes de raisonnabilité équivaut à nier son caractère professionnel.  Dans l’exercice de ses fonctions à la fois importantes et périlleuses, le policier exerce son pouvoir discrétionnaire et son jugement professionnel selon les normes et les pratiques établies à l’égard de sa profession et il le fait dans le respect des normes élevées de professionnalisme exigé è bon droit par la société.

Par. [54]   Il n’appartient pas au tribunal d’apprécier après coup l’exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire d’un professionnel compétent.  Une norme de diligence appropriée offre au policier une latitude suffisante pour exercer ce pouvoir discrétionnaire sans engager sa responsabilité pour négligence.  Les professionnels sont admis à exercer un pouvoir discrétionnaire.  Ce qu’ils ne peuvent faire, c’est l’exercer de manière déraisonnable.  Il en va de l’intérêt général.

Par [55]   Malgré l’allégation formulée en ce sens, l’imposition au policier d’une obligation de diligence envers le suspect n’a pas pour effet de l’assujettir à une norme plus stricte que celle de l’existence de motifs raisonnables et probables.  L’exigence de tels motifs pour l’arrestation de l’inculpation d’un individu détermine la norme de diligence qui s’applique à certains aspects du travail policier, tels que l’arrestation et l’inculpation, la fouille, la perquisition ou la saisie, de même que l’interception d’un véhicule.  Une norme de diligence souple et adaptée à la situation - sur laquelle je reviendrai - permet de réfuter cette allégation.

Par. [73]    Je conclus que la norme de diligence applicable est la norme générale du policier raisonnable placé dans la même situation.  Cette norme devrait s’appliquer de manière à bien reconnaître le pouvoir discrétionnaire inhérent à l’enquête policière.  Comme les autres professionnels, le policier peut exercer son pouvoir discrétionnaire comme il le juge opportun, à condition de respecter les limites de la raisonnabilité.  Le policier qui exerce son pouvoir discrétionnaire d’une autre manière que celle jugée optimale par le tribunal de révision n’enfreint pas la norme de diligence.  Plusieurs choix peuvent s’offrir au policier qui enquête sur un crime, et tous ces choix peuvent être raisonnables.  Tant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est

 

raisonnable, la norme de diligence est observée.  La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle-ci avec un recul.  La norme est celle  du policier raisonnable au regard de la situation - urgence, données insuffisantes, etc. -au moment de la décision.  Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés (Klar, p. 359).  En fait, il admet qu’à l’instar des autres professionnels, le policier peut, sans enfreindre la norme de diligence, commettre des erreurs sans gravité ou des erreurs, de jugement aux conséquences fâcheuses.  Le droit distingue l’erreur déraisonnable emportant l’inobservation de la norme de diligence de la simple «erreur de jugement » que n’importe quel professionnel raisonnable aurait pu commettre et qui, par conséquent, n’enfreint pas la norme de diligence (Voir Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; Folland c. Reardon (2005), 74 O.R. (3d) 688 (C.A.); Klar, p. 359.)

[43]        Par ailleurs, l’infraction d’entrave est ainsi définie au Code criminel :

Article 129 :

Quiconque, selon le cas :

a)   volontairement entrave un fonctionnaire public ou un agent de la paix dans l’exécution de ses fonctions ou toute personne prêtant légalement main-forte à un tel fonctionnaire ou agent, ou lui résiste en pareil cas;  […]

[44]        Comme le disait le juge Baudouin, alors à la Cour d’appel, dans l’arrêt Lacombe c. André[5] :

L’enquête policière doit, bien évidemment, être faite de bonne foi.  Elle doit aussi être sérieuse.  Les policiers doivent évaluer tant les éléments inculpatoires que disculpatoires, les pondérer et rester objectifs quant aux conclusions de leur enquête pour identifier l’existence de motifs raisonnables et probables.

[45]        Dans ce même arrêt, le juge Proulx ajoutait que les policiers enquêteurs ont pour tâche de recueillir la preuve en l’évaluant le plus impartialement possible.

[46]        C’est à la lumière de ces principes que le Tribunal aura à apprécier la conduite des policiers dans la présente instance.

 

 

Analyse et discussion

A)   L’accusation de vol et recel et la réquisition d’un mandat de perquisition

[47]        Pour que les officiers de police de Sainte-Adèle aient des motifs raisonnables et probables de croire à la culpabilité de Lupien, pour vol et recel du camion, il fallait qu’ils le croient en tenant compte de tous les éléments à leur disposition.

[48]        Or, en l’instance, le camion était en possession de Lupien contre le gré de Toitures Alto.  Bien qu’il y ait eu discussion en ce qui a trait à la possibilité de laisser un autre camion sur place, en fin de compte jamais Hivon ou Isabelle n’ont consenti à ce que le camion rouge demeure à la résidence de Lupien pour le congé de l’Action de grâce.

[49]        De surcroît, la version de Hivon, telle que déclarée aux policiers, faisait en sorte que Lupien possédait les clefs du camion.  La dépossession était donc complète et avérée puis confirmée par le localisateur (Boomerang).

[50]        Le Tribunal est d’avis que la réquisition d’un mandat de perquisition était pleinement justifiée en raison du fait que les policiers avaient des motifs raisonnables et probables de croire que Lupien s’était illégalement approprié le camion, propriété de Toitures Alto.

[51]        Lupien n’avait aucun droit de rétention du camion[6].  Il a cherché à tort de se faire justice.  Le Tribunal y voit d’ailleurs une faute contributoire à la cause des malheurs de Lupien, dans une proportion minimale de 1/3.

[52]        En l’instance, les éléments de preuve recueillis permettaient aux policiers d’avoir une croyance objective qu’une infraction avait été commise par Lupien.  La dénonciation nécessaire à l’obtention d’un mandat de perquisition était loin d’être arbitraire comme le prétend Lupien.

B)   La mise en accusation du demandeur Lupien pour entrave au travail des policiers.

[53]        La vidéo P-1 est très révélatrice et démontre clairement que Lupien est présent pratiquement à chaque instant de la perquisition, qu’il circule à sa guise et discute avec les policiers.

[54]        C’est peu après l’arrivée de la remorqueuse que les choses s’enveniment.  À partir du moment où Charbonneau dit à ses interlocuteurs qu’il ne peut déplacer le véhicule sans l’endommager ou causer un dommage au pavé, Lupien s’impatiente et propose de pousser le camion au bas de la pente avec son tracteur.  De toute évidence Lupien se mêle de ce qui ne le regarde pas, mais le Tribunal n’y voit pas pour autant une entrave au travail des policiers.  Il est faux de prétendre que Lupien cherche à prendre le contrôle de la perquisition.

[55]        Le Tribunal est d’avis que le policier Aumont a manqué d’objectivité et d’impartialité en arrêtant Lupien alors qu’il revenait vers lui et ce, même si Lupien avait été sommé de s’éloigner.  Les images démontrent que l’attitude de Lupien était relativement passive et non empreinte d’agressivité.  Il faisait exactement ce que les policiers l’ont laissé faire depuis leur arrivée.  Aucun fait culminant ne permet de conclure que Lupien cherchait volontairement à entraver le travail des policiers dans l’exécution de leurs fonctions.

[56]        Le fait de revenir vers les policiers après avoir été sommé de s’éloigner n’est pas suffisant en soi pour justifier une accusation d’entrave.  C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle en est arrivée la Couronne provinciale, en retirant les accusations après le visionnement de la vidéo[7].

[57]        Le Tribunal en conclut que les policiers ont commis une faute simple en manquant d’objectivité et d’impartialité envers Lupien lors de son arrestation pour entrave au travail des policiers.  Il faut croire que la relation acrimonieuse entre Lupien et les autorités municipales y est pour quelque chose, mais sûrement pas au point d’y voir un vaste complot.

[58]        À cela il faut ajouter que l’utilisation des menottes était dans ce cas particulier inappropriée.  Sans équivoque, à cet instant, Lupien ne constituait pas une menace pour la sécurité des quatre policiers.[8]

[59]        Il faut en conclure que la faute des policiers est partiellement à l’origine des dommages subis par Lupien.  Le Tribunal voit dans l’ensemble de la conduite des policiers une faute simple ayant contribué à 1/3 des dommages subis par Lupien.

C)   La détention de Lupien

[60]        En tout et partout, la détention de Lupien aura duré une douzaine d’heures.  Elle aurait définitivement été plus courte si Lupien avait accepté de signer une promesse de comparaître dès son arrivée au poste de police.

[61]        La longueur de la détention est proportionnelle à l’entêtement de celui-ci de ne pas signer la promesse de comparaître.  La question relative au fait de ne pas pouvoir communiquer avec les représentants de Toitures Alto n’est qu’un prétexte puisqu’elle ne visait que Lupien lui-même et non ses avocats.

[62]        Le refus de signer la promesse de comparaître en temps utile a prolongé la détention de plusieurs heures.  Le Tribunal y voit une faute contributoire de Lupien pour une proportion de 1/3 de ses dommages.

La crédibilité des témoins

[63]        Bien sûr le témoignage des policiers devant la Cour du Québec lors du procès sur la plainte d’entrave apparaît non conforme aux faits tels que vus sur la vidéo (P-1), mais le Tribunal n’y voit pas la mauvaise foi que lui attribue la procureure de Lupien.

[64]        La vérité est souvent une question de perception et chacun la verra sous son angle, sous son point de vue.

[65]        La vidéo procure une vision qui semble a posteriori parfaite.  Il n’en est rien.  Rappelons-nous qu’il s’agit d’un montage exécuté par la conjointe de Lupien.

[66]        Rappelons-nous aussi que devant le comité de déontologie policière, Lupien a prétendu qu’on lui a arraché son téléphone cellulaire et que l’enquêteur Aumont l’a poussé avec sa « bedaine », puis lui a littéralement sauté dessus, qu’il aurait été presque assommé puis écrasé sur la plate-forme du camion.  Le visionnement de la vidéo (P-1) ne permet pas d’accorder foi à cette version des faits.

[67]        Comment expliquer que les événements du 6 octobre n’ont pas été filmés?  On aurait possiblement pu savoir qui possédait les clefs du camion après le départ de l’employé de Toitures Alto.

[68]        Faut-il en conclure que Lupien aurait menti au sujet des clefs du camion.  Le Tribunal est d’avis qu’il n’est pas nécessaire d’en arriver là.

[69]        En l’instance, la question de crédibilité s’avère périphérique et accessoire, il s’agit plutôt d’une question d’appréciation de la conduite des policiers et celle de Lupien.  En ce sens une image vaut mille mots.

Les dommages

[70]        Les dommages de Lupien se situent à deux niveaux, d’abord celui d’avoir subi un procès injustifié, puis celui de l’humiliation qui découle de l’arrestation et des accusations criminelles afférentes.

[71]        Lupien réclame ses frais légaux, ceux associés aux honoraires encourus pour se défendre à un procès injustifié.  Pour preuve, Lupien dépose la pièce P-45 qui regroupe plusieurs factures totalisant 101,142.49 $.  Il est impossible pour le Tribunal de décortiquer à travers l’ensemble des factures ce qui est attribuable au présent dossier (par rapport à d’autres, par exemple le dossier Huneault).

[72]        Rappelons que le procès s’est terminé abruptement par un retrait des accusations après que Me Buist, procureure de la couronne ait procédé au visionnement de la vidéo  (P-1).

[73]        Procédant à arbitrer ce que seraient les honoraires supportés par Lupien pour se défendre à l’accusation d’entrave au travail des policiers, le Tribunal fixe à la somme de 6 000.00 $, les honoraires requis pour arriver au résultat du retrait des procédures de nature criminelle.

[74]        Pour avoir été illégalement arrêté, menotté et détenu pour une période d’environ 12 heures, le Tribunal accorde une indemnité de 12,000.00 $ pour compenser le stress, l’angoisse, les troubles et inconvénients et l’humiliation supportée par Lupien.[9]

[75]        Le quantum de la réclamation sera donc établi à la somme totale de 18,000.00 $.

Les dommages punitifs et exemplaires

[76]        En raison du caractère exceptionnel de ce droit, les tribunaux québécois ont, jusqu’à maintenant, mis en œuvre de façon assez stricte la fonction préventive que donne aux dommages exemplaires l’article 1621 C.c.Q.. Cet emploi est limité à la punition et la dissuasion de comportements jugés socialement inacceptables.[10]

[77]        Par l’octroi de ces dommages, on cherche à punir l’auteur de l’acte illicite pour son caractère intentionnel.  On veut éviter qu’il se répète.

[78]        L’atteinte doit donc être non seulement illicite, mais aussi intentionnelle. 

[79]        En l’instance la preuve ne démontre aucunement qu’il y aurait eu un comportement fautif intentionnel de la part des policiers.

[80]        Les dommages punitifs et exemplaires réclamés ne seront pas accordés.

La solidarité

[81]        Comme les policiers poursuivis ont participé activement au contrôle et à l’arrestation de Lupien, tous seront condamnés solidairement aux dommages accordés.[11]

[82]        Les policiers étant dans l’exécution de leur fonction pour la Ville de Sainte-Adèle, celle-ci sera conjointement condamnée aux mêmes dommages.

 

Les frais de justice et l’indemnité additionnelle

[83]        Lupien a intenté un recours à hauteur de 450,000.00 $ et c’est à cette action en justice que les défendeurs ont dû se défendre jusqu’au début du procès, où la réclamation fut amendée à la baisse (276,149.29 $).  Le Tribunal est d’avis qu’il s’agit dans les circonstances d’un recours exercé de façon abusive.

[84]        Mais il y a plus, au procès, Lupien a assigné 16 témoins, il en a fait témoigner 5.  Au terme du procès, le Tribunal a fixé à 20 pages l’argumentaire respectif des parties.  Lupien a déposé un argumentaire de 54 pages.  Le Tribunal y voit un manque de respect de l’autorité des tribunaux, ce qui confirme le caractère abusif du recours exercé par Lupien.

[85]        En conséquence, Lupien devra supporter les frais de justice en entier (art. 341 C.p.c.) et l’indemnité additionnelle lui sera refusée.

Conclusions

[86]        Pour l’ensemble des motifs énoncés précédemment, le Tribunal est d’avis de partager la responsabilité entre les policiers (1/3) et Lupien (2/3) et de condamner Lupien à la totalité des frais de justice.

[87]        POUR CES MOTIFS, le Tribunal :

[88]        ACCUEILLE en partie le recours du demandeur Marc Lupien;

[89]        CONDAMNE solidairement les défendeurs Michel Aumont, Manon Paquin et Serge Rioux, à payer à Marc Lupien, la somme de 6 000.00 $ avec intérêt légal à compter de l’assignation sans indemnité additionnelle.

[90]        CONDAMNE conjointement la Ville de Sainte-Adèle à payer à Marc Lupien la même somme de 6,000.00 $ avec intérêt légal à compter de l’assignation, sans indemnité additionnelle.

[91]        AVEC LES ENTIERS FRAIS DE JUSTICE contre Marc Lupien.

 

 

 

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JEAN-YVES LALONDE, J.C.S.

 

Me Vanda Nina Fernandez

FNC avocats

Procureurs du demandeur

 

Me Amélie Thériault

Gasco Goodhue St-Germain

Procureurs des défendeurs

 

Me Simon Delisle

Deveau avocats

Procureurs de la Municipalité de Sainte-Adèle

 

Dates d’audience:

9, 10, 13, 14, 15, 16, 17 juin 2016

 



[1] L’utilisation des noms de famille dans le jugement a pour but d’alléger le texte et l’on voudra bien y voir aucune discourtoisie à l’égard des personnes concernées.

[2] Rappelons que Mongeau n’est plus à l’emploi de la Ville de Sainte-Adèle depuis 2007 ou 2008, selon la preuve recueillie et malgré cela, les litiges se sont accrus.

[3] Pièce D-1, p. 63 et ss.

[4] [2007] 3 R.C.S. p.129.

[5] 2003 R.J.Q. 720 (C.A.).

[6] Voir les articles 1592 et 1593 C.c.Q.  Le consentement du cocontractant s’avère nécessaire.  Or,  Alto n’a jamais consenti à la détention du camion rouge par Lupien.

[7] P-1.

[8] Voir directive 2.3.2 article C.2 de la pièce P-37 (principes d’orientation) Usage des menottes.

[9] Voir Roy c. SAAQ, 2016 QCCS 3920.

[10] Montigny c. Brossard, 2010 CSC 51.

[11] Art. 1526 c.c.Q.

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Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.