Décision

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Québec (Procureure générale) c. D'Amico

2015 QCCA 2138

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-025747-155

(500-17-082567-143)

 

DATE :

Le 22 décembre 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q.

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

 

 

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

APPELANTE / INTIMÉE INCIDENTE - Défenderesse

c.

 

LISA D'AMICO

PAUL J. SABA

INTIMÉS / APPELANTS INCIDENTS - Demandeurs

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

MISE EN CAUSE - Mise en cause

et

ALLIANCE DES CHRÉTIENS EN DROIT

EUTHANASIA PREVENTION COALITION

MISES EN CAUSE - Intervenantes

 

 

ARRÊT

 

[1]           La Procureure générale du Québec porte en appel, sur permission, un jugement du 1er décembre 2015 de la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Michel A. Pinsonnault). Le juge de première instance était saisi d’une demande en injonction interlocutoire provisoire pour une durée renouvelable de 10 jours visant à ordonner que les dispositions des articles 26 à 32 de la Loi concernant les soins de fin de vie, R.L.R.Q., c. S-32.0001 portant sur l’aide médicale à mourir ne puissent s’appliquer au moment de l’entrée en vigueur de cette loi le 10 décembre 2015.

[2]           Le juge a rejeté la requête pour l’obtention d’une injonction provisoire, mais il a néanmoins déclaré que, jusqu’à la prise d’effet de la déclaration d’invalidité de l’article 14 et de l’alinéa 241b) du Code criminel prononcée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général)[1] (« Carter »), ces dispositions du Code criminel rendent inopérants les articles 26 à 32 de la Loi concernant les soins de fin de vie, ainsi que l’article 4 de cette loi, dans la mesure où les dispositions de cet article visent ou touchent l’aide médicale à mourir.

[3]           Pour leur part, les intimés demandent le rejet de l’appel de la Procureure générale du Québec. Par des appels incidents, les intimés cherchent aussi à obtenir de cette Cour l’injonction que leur a refusée le juge de première instance afin d’interdire ou de suspendre l’application des dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir, ou subsidiairement, une injonction interlocutoire provisoire reprenant les ordonnances déclaratoires du juge de première instance.

Le contexte

            L’aide médicale à mourir prévue à la Loi concernant les soins de fin de vie

[4]           Après une longue consultation publique, l’Assemblée nationale du Québec adoptait le 5 juin 2014 la Loi concernant les soins de fin de vie. L’article 78 de cette loi décrétait qu’elle entrerait en vigueur le 10 décembre 2015. Pour la première fois au Canada, cette loi permet et encadre l’aide médicale à mourir, qu’elle assimile à un soin de fin de vie.

[5]           La loi définit l’aide médicale à mourir comme un soin consistant en l’administration de médicaments ou de substances par un médecin à une personne en fin de vie, à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès.

[6]           Selon cette loi, seule une personne qui satisfait à toutes les conditions suivantes peut obtenir l’aide médicale à mourir : (a) elle est une personne assurée au sens de la Loi sur l’assurance maladie du Québec; (b) elle est majeure et apte à consentir aux soins; (c) elle est en fin de vie; (d) elle est atteinte d’une maladie grave et incurable; (e) sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités; (f) elle éprouve des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge tolérables; (g) la personne doit, de manière libre et éclairée, formuler pour elle-même la demande d’aide médicale à mourir au moyen d’un formulaire prescrit par le ministre, qu’elle doit elle-même dater et signer; et (h) le formulaire doit être signé en présence d’un professionnel de la santé ou des services sociaux qui le contresigne et qui, s’il n’est pas le médecin traitant de la personne, le remet à celui-ci. Une personne peut aussi, en tout temps et par tout moyen, retirer sa demande d’aide médicale à mourir ou en reporter l’administration.

[7]           Avant d’administrer l’aide médicale à mourir en vertu de la Loi concernant les soins de fin de vie, le médecin doit être d’avis que la personne satisfait à toutes les conditions énumérées ci-dessus, notamment (a) en s’assurant du caractère libre de la demande en vérifiant, entre autres, qu’elle ne résulte pas de pressions extérieures; (b) en s’assurant auprès de la personne en cause du caractère éclairé de sa demande, notamment en l’informant du pronostic relatif à la maladie, des possibilités thérapeutiques envisageables et de leurs conséquences; (c) en s’assurant de la persistance de ses souffrances et de sa volonté réitérée d’obtenir l’aide médicale à mourir en menant avec la personne concernée des entretiens à des moments différents, espacés par un délai raisonnable compte tenu de l’évolution de son état; (d) en s’entretenant de sa demande avec des membres de l’équipe de soins en contact régulier avec la personne concernée, le cas échéant; (e) en s’entretenant de sa demande avec ses proches, si la personne concernée le souhaite; (f) en s’assurant que la personne concernée a eu l’occasion de s’entretenir de sa demande avec les personnes qu’elle souhaitait contacter; et (g) en obtenant l’avis d’un second médecin indépendant qui doit prendre connaissance du dossier de la personne concernée et l’examiner et qui doit confirmer le respect des conditions prévues à la loi pour obtenir l’aide médicale à mourir.

[8]           Si le médecin conclut qu’il peut administrer l’aide médicale à mourir à la personne qui la demande, il doit alors l’administrer lui-même et accompagner la personne concernée et demeurer auprès d’elle jusqu’à son décès. Toutefois, s’il conclut qu’il ne peut l’administrer, il doit informer la personne concernée des motifs de sa décision.

[9]           Le médecin qui refuse une demande d’aide médicale à mourir pour un motif non fondé sur la loi doit en aviser le directeur général de l’établissement où il exerce sa profession ou, s’il s’agit d’un médecin qui exerce sa profession dans un cabinet privé, le directeur général de l’instance locale responsable de la coordination des services offerts par les intervenants du réseau local de services de santé et de services sociaux qui dessert le territoire où est située la résidence de la personne qui a formulé la demande. Des démarches sont alors prévues afin de trouver un autre médecin qui accepte de traiter la demande conformément à la loi.

[10]        La loi prévoit plusieurs mesures afin de contrôler et de baliser l’aide médicale à mourir : des inspections ministérielles, des protocoles cliniques adoptés par le conseil des médecins, dentistes et pharmaciens institué pour un établissement de santé, des rapports à ce conseil par le médecin administrant l’aide médicale à mourir en établissement, des rapports au Collège des médecins du Québec pour le médecin qui administre l’aide médicale à mourir en cabinet privé, des évaluations de la qualité de cette aide par ce Collège qui doit fournir un rapport annuel à cet égard, et la création d’une Commission sur les soins de fin de vie avec pour mandat d’examiner toute question relative aux soins de fin de vie et, à cette fin, notamment, de saisir le ministre responsable de toute question qui mérite l’attention ou une action du gouvernement du Québec.

[11]        La loi prévoit également que le médecin qui administre l’aide médicale à mourir à une personne doit, dans les 10 jours qui suivent, en aviser la Commission sur les soins de fin de vie selon les modalités réglementaires. À la réception de cet avis, la Commission vérifie le respect des conditions législatives requises pour obtenir l’aide médicale à mourir conformément à la procédure réglementaire. Si les deux tiers des membres présents de la Commission estiment que ces conditions n’ont pas été respectées, la Commission transmet un rapport soit au Collège des médecins du Québec soit à l’établissement concerné pour que les mesures appropriées soient prises. Un mécanisme de plaintes concernant les soins de fin de vie est aussi prévu.

[12]        Finalement, la loi prévoit qu’un médecin peut refuser d’administrer l’aide médicale à mourir en raison de ses convictions personnelles et qu'un professionnel de la santé peut refuser de participer à son administration pour le même motif.

La décision Carter de la Cour suprême du Canada

[13]        Le 6 février 2015, la Cour suprême rendait sa décision dans l’arrêt Carter portant sur l’aide médicale à mourir. Elle a alors prononcé un jugement déclaratoire selon lequel l’article 14 et l’alinéa 241b) du Code criminel portent atteinte de manière injustifiée à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et sont inopérants dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.

[14]        Cependant, la Cour suprême du Canada a suspendu pendant 12 mois la prise d’effet de cette déclaration afin de permettre « au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs »[2].

[15]        Il est utile de reproduire ici les dispositions de l’article 14 et de l’alinéa 241b) du Code criminel :

 

14. Nul n’a le droit de consentir à ce que la mort lui soit infligée, et un tel consentement n’atteint pas la responsabilité pénale d’une personne par qui la mort peut être infligée à celui qui a donné ce consentement.

 

241. Es coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, selon le cas : 

 

b) aide ou encourage quelqu'un à se donner la mort,

 

que le suicide s'ensuive ou non.

14. No person is entitled to consent to have death inflicted on him, and such consent does not affect the criminal responsibility of any person by whom death may be inflicted on the person by whom consent is given.

 

241. Every one who

 

 

 

 

(b) aids or abets a person to commit suicide,

 

Whether suicide ensues or not, is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for a term not exceeding fourteen years.

 

[16]        Le 3 décembre 2015, la Procureure générale du Canada demandait à la Cour suprême du Canada de prolonger la suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité pour une période additionnelle de 6 mois. Tout en ne s’opposant pas à cette demande de prolongation, la Procureure générale du Québec a demandé à la Cour suprême du Canada de soustraire le Québec à la suspension de la prise d’effet de la déclaration en ce qui a trait aux dispositions relatives à l’aide médicale à mourir prévues à la Loi concernant les soins de fin de vie. Il y a lieu de noter que la Procureure générale du Canada ne s'oppose pas à cette demande du Québec. La Cour suprême du Canada ne s’est cependant pas encore prononcée sur ces deux demandes.

Les recours entrepris par les intimés

[17]        Par requête introductive d’instance du 26 mai 2014, amendée en date du 12 novembre 2015, les intimés, Mme Lisa D’Amico et le Dr. Paul J. Saba, demandent à la Cour supérieure de déclarer que l’euthanasie d’un être humain par son médecin est contraire à diverses lois, que l’aide médicale à mourir ne devrait pas être considérée comme un soin médical, que la protection des personnes doit prévaloir sur l’autonomie personnelle et la volonté individuelle et que l’euthanasie constitue, dans le contexte des soins au Québec, une atteinte aux droits fondamentaux.

[18]        Les intimés demandent que soient déclarées invalides ou inapplicables les dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie permettant l’aide médicale à mourir tant et aussi longtemps que l’offre de soins appropriés permettant un véritable choix et un véritable consentement libre et éclairé ne sera pas disponible au Québec. En effet, ils soutiennent que le système de santé du Québec n’offre pas à tous les soins appropriés, particulièrement en ce qui concerne les services de soins palliatifs, ce qui remet en question le caractère libre et éclairé du consentement des personnes qui se prévaudraient de l’aide médicale à mourir prévue par la Loi concernant les soins de fin de vie.

[19]        Ils demandent aussi une injonction provisoire, suivie d’une injonction interlocutoire et permanente, ordonnant que les dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir ne s’appliquent pas à compter de leur entrée en vigueur prévue pour le 10 décembre 2015 au motif que ces dispositions violent l’article 14 et l’alinéa 241b) du Code criminel, lesquels sont toujours en vigueur tant que la prise d’effet de la déclaration d’invalidité de l’arrêt Carter est suspendue.

Le jugement de la Cour supérieure

[20]        Le juge de première instance était saisi de la demande d’injonction provisoire des intimés, laquelle était d’ailleurs appuyée par la Procureure générale du Canada, mise en cause dans le litige.

[21]        Le juge note la position de la Procureure générale du Canada appuyant celle des intimés voulant que l’aide médicale à mourir prévue par la Loi concernant les soins de fin de vie permet à un médecin d’aider une personne à se suicider, et qu’il s’agit là d’un geste prohibé par l’alinéa 241b) du Code criminel. Il prend aussi note de la position de la Procureure générale du Canada selon laquelle il s’agit d’un empiètement direct sur une matière criminelle qui relève de la compétence du Parlement. Selon la Procureure générale du Canada, le principe constitutionnel de la prépondérance de la législation fédérale milite en faveur de l’émission de l’ordonnance d’injonction recherchée, d’autant plus que les médecins autorisés en vertu de la loi provinciale à offrir l’aide médicale à mourir s’exposent à commettre des actes qui sont toujours criminels en vertu du Code criminel. Il est approprié de noter qu’en appel devant nous la Procureure générale du Canada ne réitère pas ces arguments.

[22]        Tout en reconnaissant qu’il ne lui appartient pas, à cette étape des procédures, de se prononcer sur la question soulevée par la Procureure générale du Québec voulant que l’aide médicale à mourir soit un soin de santé qui échapperait aux dispositions de l’article 14 et de l’alinéa 241b) du Code criminel, le juge de première instance conclut néanmoins que l’aide médicale à mourir correspond, à première vue, à l’aide au suicide prohibée par ces dispositions du Code criminel.

[23]        Le juge reconnaît aussi la soi-disant présomption de validité des lois dont se prévaut la Procureure générale du Québec et qui a été énoncée à plusieurs reprises par les tribunaux. Néanmoins, le juge constate une situation de conflit législatif manifeste qui entraîne nécessairement l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale vu, selon lui, l’incompatibilité évidente des dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir par rapport au texte, à l’objectif et à l’intention de l’article 14 et de l’alinéa 241b) du Code criminel.

[24]        Pour le juge, nous serions donc ici en présence de dispositions législatives provinciales présumées valides qui entrent néanmoins en conflit de façon flagrante avec des dispositions législatives fédérales portant sur le droit criminel qui sont toujours valides et en vigueur. Il y a donc lieu, selon le juge, de donner préséance aux dispositions du Code criminel selon la doctrine bien connue de la prépondérance de la législation fédérale.

[25]        Pour le juge, il n’est pas pertinent de tenir compte du fait que les dispositions en cause du Code criminel ont été déclarées inconstitutionnelles et inopérantes dans l’arrêt Carter puisque, selon lui, la Cour suprême du Canada ne pouvait ignorer que la Loi concernant les soins de fin de vie allait entrer en vigueur le 10 décembre 2015 lorsqu’elle a rendu cet arrêt. La Cour suprême du Canada a néanmoins refusé de permettre un mécanisme d’exemption pendant les 12 mois de la période de suspension de la prise d’effet de sa déclaration d’invalidité.

[26]        Le juge conclut que l’injonction provisoire demandée devient sans objet en raison de l’incompatibilité de l’aide médicale à mourir avec les dispositions du Code criminel. Selon le juge, l’aide médicale à mourir est ipso facto inopérante dès l’entrée en vigueur de la Loi concernant les soins de fin de vie, et ce jusqu’à ce que cette incompatibilité disparaisse avec la prise d’effet de la déclaration d’invalidité de l’article 14 et de l’alinéa 241b) du Code criminel prononcée dans l’arrêt Carter. Il décide donc de rejeter la requête pour l’émission d’une injonction provisoire compte tenu de ses constatations de droit. Il énonce ses constatations de droit au moyen de conclusions déclaratoires.

Analyse

[27]        Le jugement porté en appel s’appuie sur la prémisse que la doctrine de la prépondérance de la législation fédérale s’applique en l’espèce. Cette prémisse est erronée.

[28]        Il y a lieu de noter que dans le cadre de la procédure en injonction provisoire, la législation provinciale attaquée bénéficie de ce qui est communément mais erronément désignée comme la présomption de validité constitutionnelle. Cette présomption est en fait une règle de procédure selon laquelle le fardeau d’établir qu’une loi va à l’encontre de la Constitution incombe à ceux qui la contestent. Par définition, cette règle vise essentiellement le fond du litige[3]. Il est donc rare que la constitutionnalité d’une loi puisse se régler au stade d’une procédure provisoire ou interlocutoire, et les tribunaux n’ordonneront pas à la légère qu’une loi que le Parlement ou une législature provinciale a dûment adoptée pour le bien public soit inopérante avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet[4].

[29]        Cependant, ce n’est pas impossible. Il peut survenir de rares cas où la question de la constitutionnalité se présente sous la forme d’une question de droit purement et simplement, laquelle peut être définitivement tranchée par un juge saisi d’une requête provisoire ou interlocutoire[5]. Il peut aussi se présenter de rares cas où la situation est telle qu’il y a lieu de traiter immédiatement le fond de l’affaire[6]

[30]        Néanmoins, de façon générale, au stade provisoire ou interlocutoire, les tribunaux doivent tenir pour acquis qu’une mesure législative attaquée sert un objectif d’intérêt public valable et doivent, dans la mesure du possible, éviter de se prononcer sur le fond du litige à moins que des circonstances exceptionnelles soient en cause.

[31]        Ainsi, le juge de première instance a reconnu qu’il ne lui appartenait pas de remettre en question la validité constitutionnelle de l’aide médicale à mourir prévue par la Loi concernant les soins de fin de vie dans le cadre des procédures dont il était saisi. Nous devons tenir pour acquis à ce stade des procédures que la Loi concernant les soins de fin de vie sert un objectif public valable.

[32]        La question qui se pose en l’occurrence n’est pas de savoir si les dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir sont valides ou non. Plutôt, la question est celle de savoir si ces dispositions entrent en conflit avec des dispositions législatives fédérales de façon à rendre manifestement applicable la doctrine de la prépondérance de la législation fédérale. C’est ainsi que le juge a défini la question dont il était saisi.

[33]        Lorsque deux lois fédérale et provinciale autrement valides entrent en conflit, une règle de droit doit permettre de mettre fin à l’impasse. La règle applicable est la suivante : lorsqu’il existe une incompatibilité véritable entre une loi fédérale valide et une loi provinciale valide, la loi fédérale doit prévaloir dans la mesure de l’incompatibilité. C’est ce qui est connu comme la doctrine de la prépondérance de la législation fédérale. Cette doctrine s’applique non seulement dans les cas où la législature provinciale a légiféré en vertu de son pouvoir accessoire d’empiéter dans un domaine de compétence fédérale, mais aussi dans les situations où la législature provinciale agit dans le cadre de ses compétences principales et le Parlement fédéral en vertu de ses pouvoirs accessoires[7].

[34]        Cependant, pour que la doctrine de la prépondérance de la législation fédérale puisse s’appliquer, la législation provinciale doit être incompatible avec une législation fédérale valide. Comme le juge Gascon de la Cour suprême du Canada le signalait récemment dans l’arrêt Moloney, l’application de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales requiert que « les deux lois so[ie]nt valides indépendamment l’une de l’autre »; « [s]i la loi adoptée par un ordre de gouvernement est invalide, il ne peut exister de conflit, ce qui met fin à l’examen »[8]. D’ailleurs, le juge en chef Dickson notait dans R. c. Edwards Books and Art Ltd. qu’une « loi [fédérale] inconstitutionnelle ne saurait rendre inopérante une loi provinciale en vertu du principe de la prépondérance »[9].

[35]        Or, à la lumière de l’arrêt Carter, il ne fait aucun doute que les dispositions de l’article 14 et de l’alinéa 241b) du Code criminel sont des dispositions législatives fédérales invalides sur le plan constitutionnel dans la mesure où elles prohibent l’aide médicale à mourir.

[36]        Il est vrai que la prise d’effet de cette déclaration d’invalidité a été suspendue pendant 12 mois. Toutefois, comme l’a reconnu le juge en chef Lamer, dissident sur le fond dans Rodriguez, « pendant la période de suspension d’une déclaration d’invalidité […] la disposition est à la fois invalidée et temporairement maintenue »[10] (soulignement dans l’original), ce qui rend possibles les exemptions constitutionnelles lorsque les circonstances s’y prêtent. Le juge en chef Lamer a aussi reconnu « que la loi qui fait l’objet d’une déclaration d’invalidité dont l’effet est suspendu ne s’applique pas nécessairement dans tous ses aspects inconstitutionnels […] au cours de la période de suspension »[11].

[37]        Comme le signalaient aussi les juges LeBel et Rothstein dans l’affaire Hislop[12], la suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle survient normalement  lorsqu’il y a lieu d’éviter un vide juridique avant que le Parlement ou la législature provinciale en cause ne puisse remplacer les dispositions inconstitutionnelles : « [e]n suspendant la déclaration d’invalidité, notre Cour permet que l’inconstitutionnalité demeure le temps que le législateur y remédie ». Or, l’aide médicale à mourir est un domaine de compétence concurrente à l’égard duquel le législateur provincial peut validement légiférer et à l’égard duquel le Québec a, de fait, légiféré. Le cadre législatif établi par le Québec permet justement de combler le vide juridique afin de permettre aux personnes qui satisfont à toutes les conditions prévues à la Loi concernant les soins de fin de vie d’exercer leurs droits constitutionnels reconnus par la Cour suprême du Canada en ce qui a trait à l’aide médicale à mourir.

[38]        Le principe du fédéralisme, un principe constitutionnel qui a plein effet juridique, assure « une reconnaissance de la diversité des composantes de la Confédération et de l’autonomie dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence »[13]. Il serait contraire à ce principe que de prétendre que la doctrine de la prépondérance de la législation fédérale peut s’appliquer dans le cas qui nous occupe de façon à donner préséance à des dispositions législatives fédérales invalides au simple motif que la prise d’effet de la déclaration d’invalidité a été temporairement suspendue afin de permettre au Parlement et aux législatures provinciales de se conformer aux préceptes énoncés dans l’arrêt Carter.

[39]        Ce serait, il nous semble, donner une nouvelle et trop grande portée à la doctrine de la prépondérance de la législation fédérale, doctrine qui doit faire l’objet d’une approche restrictive de la part des tribunaux, lesquels doivent plutôt éviter de chercher des incompatibilités législatives[14].

[40]        Appliquer la doctrine de la prépondérance de la législation fédérale comme si l’arrêt Carter avait confirmé plutôt qu’infirmé la validité constitutionnelle des dispositions en cause du Code criminel qui prohibent l’aide médicale à mourir est une approche erronée dans les circonstances particulières en cause. Le conflit ici, si conflit il y a, n’est pas entre une loi provinciale valide et une loi fédérale valide, mais plutôt entre une loi provinciale valide ou présumée valide à ce stade des procédures, et une ordonnance judiciaire qui suspend la prise d’effet d’une déclaration d’inconstitutionnalité des dispositions législatives fédérales en cause. On doit donc plutôt déterminer si l’effet de cette ordonnance judiciaire, compris à la lumière des objectifs de celle-ci, est de rendre inopérantes les dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir.

[41]        Dans Carter, la Cour suprême du Canada, s’appuyant sur sa jurisprudence antérieure[15], énonce que la santé est un domaine de compétence concurrente à l’égard duquel le Parlement et les législatures provinciales peuvent validement légiférer. Les deux ordres de gouvernement peuvent donc légiférer sur des aspects de l’aide médicale à mourir[16]. La Cour suprême conclut également que la prohibition de l’aide médicale à mourir prive les personnes affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne[17]. Elle reconnaît aussi qu’un système de garanties soigneusement conçu et surveillé peut limiter les risques associés à l’aide médicale à mourir[18]. Elle ajoute qu’il appartient à la fois au Parlement et aux législatures provinciales, si elles choisissent de le faire, de répondre à la déclaration d’invalidité « en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs »[19].

[42]        La Loi concernant les soins de fin de vie est une législation portant sur la santé qui relève de la compétence législative du Québec. Cette loi permet et encadre l’aide médicale à mourir. Elle permet ainsi aux personnes affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables de bénéficier de l’aide médicale à mourir, laquelle fait partie du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne selon la Cour suprême du Canada. Cette loi encadre fortement l’aide médicale à mourir, ce qui permet d’en limiter les risques.

[43]        Dans ce contexte, nous sommes d’avis que tant l’effet que les objectifs de l’ordonnance de suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité de l’article 14 et de l’alinéa 241b) du Code criminel ne sont pas incompatibles avec l’entrée en vigueur des dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir. Au contraire, nous sommes plutôt d’avis que cette ordonnance de suspension vise précisément à permettre au Parlement et aux législatures provinciales qui le souhaitent de légiférer dans les meilleurs délais à l’égard de l’aide médicale à mourir dans leurs sphères de compétences respectives.

[44]        Cela ne signifie pas que le gouvernement fédéral et le Parlement ne peuvent pas continuer leurs travaux sur l’aide médicale à mourir afin de développer un cadre législatif fédéral qui s’appliquerait tant au Québec qu’ailleurs au Canada. Si le Parlement adopte éventuellement une législation fédérale valide portant sur l’aide médicale à mourir qui s’applique au Québec, il faudra alors réexaminer les dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir afin de déterminer si elles sont en conflit avec ce cadre législatif. Par contre, d’ici là, les dispositions invalides du Code criminel qui prohibent l’aide médicale à mourir ne peuvent à elles seules empêcher l’entrée en vigueur et l’application de la Loi concernant les soins de fin de vie. La suspension de la déclaration d’invalidité de l’arrêt Carter ne peut pas, non plus, avoir un tel effet dans le contexte particulier en cause.

[45]        Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de traiter des autres motifs d’appel soulevés par la Procureure générale du Québec. Il y a aussi lieu de noter que les intimés pourront continuer à contester au fond devant la Cour supérieure la validité constitutionnelle des dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie portant sur l’aide médicale à mourir pour les autres raisons qu’ils soulèvent dans leur requête introductive d’instance amendée.

[46]        Nous précisons aussi que c’est à bon droit que le juge de première instance a rejeté la demande d’injonction provisoire des intimés. En effet, les critères pour obtenir une telle injonction provisoire ne sont pas satisfaits par les intimés. La situation personnelle de l'intimée Lisa D'Amico, comme le souligne le juge de première instance, ne lui permet pas de satisfaire aux critères qui donnent ouverture à l'injonction provisoire. Quant à l'intimé Dr Paul J. Saba, il est clair qu'il ne satisfait pas non plus à ces critères vu nos conclusions sur l'appel principal. Il n’y a donc pas lieu de faire droit aux appels incidents des intimés.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[47]        ACCUEILLE l’appel de la Procureure générale du Québec;

[48]        INFIRME en partie le jugement rectifié de la Cour supérieure en date du 1er décembre 2015 dans le dossier 500-17-082567-143;

[49]        ANNULE les conclusions énoncées aux paragraphes 189, 190 et 191 de ce jugement;

[50]        REJETTE les appels incidents des intimés;

[51]        RÉSERVE la compétence de la Cour pour statuer sur la requête visant l'obtention d'une provision pour frais, signifiée et produite pendant le délibéré;

[52]        LE TOUT SANS FRAIS, vu les circonstances.

 

 

 

 

 

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q.

 

 

 

 

 

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

 

 

 

 

 

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

 

Me Jean-Yves Bernard

Me Mario Normandin

Me Manon Des Ormeaux

DIRECTION GÉNÉRALE DES AFFAIRES JURIDIQUES ET LÉGISLATIVES

BERNARD ROY (JUSTICE-QUÉBEC)

Pour l'appelante

 

Me Gérard Samet

COLAS MOREIRA KAZANDJIAN ZIKOVSKY

Pour Lisa D'Amico

 

Me Dominique Talarico

Me Anamaria Natalia Manole

ANAMARIA NATALIA MANOLE, AVOCATE

Pour Paul J. Saba

 

Me Nadine Dupuis

Me David Lucas

MINISTÈRE DE LA JUSTICE CANADA

Pour La Procureure générale du Canada

 

Me Robert E. Reynolds

Pour Alliance des chrétiens en droit

 

Me Pierre Y. Lefebvre

FASKEN MARTINEAU DuMOULIN

Pour Euthanasia prevention coalition

 

Date d’audience :

Le 18 décembre 2015

 



[1]     Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331.

[2]     Ibid., par. 126.

[3]     Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, p. 124-125.

[4]     Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, [2000] 2 R.C.S. 764, par. 9.

[5]     Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., supra, note 3, p. 133; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 333-334 et 339-340.

[6]     Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530.

[7]     Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 69; Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53, par. 65.

[8]     Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51 (« Moloney »), par. 17; voir aussi Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), supra, note 7, par. 66.

[9]     R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 734.

[10]    Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519 (« Rodriguez »), p. 577.

[11]    Ibid., p. 571-572.

[12]    Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 90-91 (« Hislop »); voir aussi Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S 679, p. 719.

[13]    Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, p. 251.

[14]    Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, par. 21 et 23.

[15]    RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 32; Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, p. 142.

[16]    Carter, supra, note 1, par. 53.

[17]    Ibid., par. 70.

[18]    Ibid., par. 117.

[19]    Ibid., par. 126.

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