Lafontaine et Centre Jean Bosco de Maniwaki inc. |
2018 QCTAT 5755 |
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L’aperçu
[1] Madame Caroline Lafontaine (la travailleuse) est coordonnatrice aux activités au Centre Jean Bosco de Maniwaki (l’employeur).
[2] L’employeur est un organisme à but non lucratif qui vise l’intégration, la réinsertion sociale, la création et le maintien d’emplois durables, ainsi que la défense des droits des personnes vivant avec des déficiences intellectuelles en Outaouais. L’organisme comprend un Centre de jour et offre plusieurs programmes sociaux et sportifs pour la clientèle visée. La travailleuse est coordonnatrice pour certains de ces programmes depuis 2013.
[3] En mai 2014, un nouveau directeur général, M. Khelil Hamitouche, est nommé par le conseil d’administration du Centre. Dès son arrivée, son style de gestion et ses rapports avec les employés ne font pas l’unanimité. Ses rapports avec la travailleuse en souffrent davantage. Au cours des trois années qui suivront, la situation se détériorera à un point tel qu’au mois de mars 2017, la travailleuse quittera son emploi.
[4] Elle consulte un médecin le 16 mars 2017, qui pose un diagnostic de trouble d’adaptation avec humeur dépressive. La travailleuse dépose alors une réclamation[1] auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la Commission), qui lui sera refusée, suivant la raison qu’il ne s’agit pas d’un accident du travail. Cette décision sera confirmée en révision administrative. Le Tribunal est maintenant saisi de ce litige.
[5] À l’audience, la travailleuse prétend que M. Hamitouche a abusé de son autorité envers elle, qu’il a exercé une surveillance excessive à son endroit, qu’il l’a intimidée, humiliée, discréditée et déstabilisée pendant des années. Elle ajoute qu’il a eu une conduite abusive, vexatoire, offensante et parfois même violente à son égard, à un point tel, qu’elle en a été brisée psychologiquement. Elle dit que de tels comportements dépassent largement le droit de gérance d’un employeur, ainsi que le simple conflit dans les relations de travail. Elle explique en avoir subi une lésion professionnelle de nature psychologique.
[6] L’employeur n’est pas présent à l’audience et ne fournit aucune observation.
[7] Pour sa part, la Commission intervient au dossier, mais n’est pas non plus présente à l’audience.
[8] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut que la travailleuse a subi une lésion professionnelle de nature psychologique.
L’analyse
[9] La question centrale au présent litige consiste à déterminer si le 16 mars 2017, la travailleuse a subi une lésion professionnelle au sens de Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2] (la Loi). Le Tribunal est lié par le diagnostic de trouble d’adaptation avec humeur dépressive. Il est ici question d’une lésion d’ordre psychologique.
[10] À cette fin, la jurisprudence du Tribunal reconnait que la présomption de lésion professionnelle prévue à l’article 28 de la Loi ne s’applique pas dans le cas d’une lésion d’ordre psychologique. Une telle lésion ne peut être considérée comme une blessure au sens de la Loi, alors qu’elle s’assimile plutôt à une maladie[3].
[11] La travailleuse a la charge de démontrer qu’elle a subi un accident du travail par le fait ou à l’occasion de son travail, qui entraîne pour elle une lésion professionnelle au sens de l’article 2 de la Loi. Les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par :
« accident du travail »: un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l'occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle;
(…)
« lésion professionnelle »: une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;
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1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1; 2009, c. 24, a. 72; 2015, c. 15, a. 111.
[12] Vu qu’elle ne peut s’appuyer sur la présomption ci-haut mentionnée, afin de donner lieu à sa réclamation, la travailleuse doit démontrer qu’elle a subi un évènement imprévu et soudain, par le fait ou à l’occasion de son travail, ainsi que l’existence d’une relation entre cet évènement et le diagnostic posé[4].
[13] En matière de lésion psychologique, le Tribunal adopte une interprétation élargie de la notion d’accident du travail, qui peut inclure non seulement un geste précis, mais aussi une série d’évènements pouvant affecter la travailleuse dans un contexte donné[5].
[14] Il peut alors s’agir d’une succession, d’une juxtaposition ou même d’une accumulation d’évènements qui, à première vue, peuvent paraître bénins, lorsque considérés isolément, mais devenir significatifs par leur superposition et ainsi revêtir ce caractère d’imprévu et soudain prévu à la Loi[6].
[15] Cette interprétation élargie s’apprécie par rapport au cadre normal et habituel du travail[7], ou même en fonction de conditions normales de travail[8], tant sur le plan du climat que sur le plan de l’organisation du travail.
[16] Il est reconnu que l’employeur conserve un droit de gérance, mais que ce droit doit être exercé dans le respect des travailleurs et de leurs droits respectifs, dans les limites de ce qui est acceptable, justifié, non discriminatoire et normal dans le milieu de travail[9].
[17] Dans Sukara et Station Mont-Tremblant (Hôtel)[10], le Tribunal s’est prononcé sur l’appréciation de l’exercice du droit de gérance d’un employeur comme suit :
[20] Il faut se demander si le comportement de l’employeur constitue un abus de son droit de gérance et ceci, que ce soit intentionnel ou non, qu’il y ait eu faute ou intention de nuire ou non, puisque le seul exercice déraisonnable d’un droit constitue un abus de droit17. Il suffit que l’employeur ou le détenteur de l’autorité agisse sans prendre les précautions nécessaires à l’exercice normal d’un droit ou excède la mesure ordinaire de son droit, et ceci, même en étant de bonne foi18.
[…]
[23] Ceci dit, le droit de gérance confère un pouvoir de nature discrétionnaire à l’employeur dans la direction et le contrôle des activités de l’entreprise, ce qui lui permet une liberté d’action assez large. Cette liberté inclut le droit à l’erreur tant que celle-ci n’est pas abusive ou déraisonnable. Elle implique aussi une discrétion étendue dans l’imposition de règles, de procédures de travail, et l’évaluation du rendement des employés et le contrôle de la qualité du travail qu’ils accomplissent. Ce n’est qu’en cas d’exercice déraisonnable du droit de direction qu’on peut parler d’abus de droit22[…]
[18] Aussi, dans Théroux et Sécurité des incendies de Montréal[11], le Tribunal a analysé trois composantes servant à déterminer si un employeur a exercé son droit de gérance de façon déraisonnable, abusive ou discriminatoire :
La Commission des lésions professionnelles considère que pour déterminer si l’employeur a exercé de façon déraisonnable, abusive ou discriminatoire son droit gérance, elle doit apprécier si les gestes ou actes posés par celui-ci :
· sont en lien et justifiés avec le fonctionnement de l’entreprise;
· s’ils sont justes et équitables compte tenu des circonstances; et
· si un employeur raisonnable et compétent aurait agi de la même façon.
[19] La jurisprudence reconnaît également que les relations de travail conflictuelles ne sont généralement pas reconnues comme source de lésion professionnelle. Soulignons ici les conflits de personnalités, les avis disciplinaires, les rencontres disciplinaires, les menaces de mesures disciplinaires, l’hostilité ou même l’insubordination et les problèmes de relations interpersonnelles[12]. D’aucunes sauraient, à elles seules, s’interpréter comme des évènements à la base d’une lésion professionnelle.
[20] Dans tous les cas, la travailleuse doit prouver que les faits allégués sont objectivement traumatisants et qu’il ne s’agit pas de sa seule perception subjective de la situation[13]. Le tout s’apprécie selon le critère de la personne normale et raisonnable, considérant le contexte de travail et la réalité propre vécue par la travailleuse[14].
[21] Enfin, elle doit démontrer que la série d’évènements allégués survient par le fait ou à l’occasion de son travail, et qu’il existe un lien de causalité avec la maladie diagnostiquée.
[22] L’audience s’échelonne sur deux journées et quatre témoins sont entendus, incluant la travailleuse.
[23] La preuve révèle un climat de travail difficile suivant l’arrivée de M. Hamitouche en 2014. Il est direct, il est sec et parfois sévère avec le personnel. Deux témoins rapportent qu’il est plus tranchant avec les employés de sexe féminin. Elles décrivent son comportement comme étant rétrograde, impérieux, écrasant, irrespectueux et envahissant. Elles donnent d’ailleurs plusieurs exemples qui distinguent deux catégories de travailleurs aux yeux de M. Hamitouche : les hommes et, ensuite, les femmes. La travailleuse tombe dans cette deuxième catégorie.
[24] La travailleuse est d’abord embauchée au Centre à titre d’animatrice du volet sportif. Il est question de faire bouger la clientèle et de promouvoir la santé physique des bénéficiaires. En peu de temps, elle fonde une équipe de boccia, une équipe de quilles et une équipe de curling. Les programmes gagnent rapidement en popularité.
[25] La travailleuse organise d’abord un championnat provincial dans la région de l’Outaouais, puis organise la participation des athlètes à plusieurs autres compétitions au Québec. Elle mène des athlètes aux Jeux olympiques spéciaux à deux occasions, une fois à Vancouver et une autre à l’Île-du-Prince-Édouard. Elle accompagne aussi une équipe à Cuba pour une compétition internationale. Elle est mise en nomination à deux reprises au Gala Loisir sport Outaouais, une première fois avec l’équipe de boccia et une deuxième fois à titre d’entraineuse seule.
[26] Le Centre est un organisme à but non lucratif avec des moyens financiers limités; la travailleuse organise des collectes de fonds pour financer tous ces voyages et mène plusieurs de ces activités bénévolement. Une partie importante des frais de déplacement sont assumés par la travailleuse et elle ne réclame rien en retour.
[27] La travailleuse et son équipe font l’objet d’un reportage local lors des Olympiques spéciaux de Vancouver, et un autre reportage est diffusé à l’échelle nationale. Elle participe aussi à un film tourné dans la région sur la déficience intellectuelle. Son dévouement est d’ailleurs souligné à l’Assemblée nationale du Québec.
[28] L’implication et l’altruisme de la travailleuse ne font aucun doute. Elle est appréciée de ses collègues de travail et tout indique que ses tâches sont accomplies sans reproche. La travailleuse dépose une multitude d’articles de journaux qui témoignent de diverses reconnaissances qu’elle a reçues au fil des années.
[29] Dès son arrivée au Centre, M. Hamitouche démontre peu de considération pour la travailleuse. Ses propos sont durs et désobligeants. La travailleuse explique qu’il la critique régulièrement, sans aucune justification, souvent devant la clientèle. Il la réprimande, la dénigre et l’empêche de s’exprimer.
[30] La travailleuse dépose un résumé des faits à l’audience qui rapporte une trentaine d’évènements qui l’ont marquée. À ce document, elle utilise régulièrement les mots « oppression », « déconsidération », « discréditation » et « isolement » pour supporter son récit. À l’audience, il lui est difficile de revenir sur les différents évènements, elle pleure et est visiblement marquée par ce qu’elle a subi.
[31] Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail de chaque événement précis, mais le Tribunal retient certains passages de la preuve mise à sa disposition, sans chronologie particulière :
- M. Hamitouche répète souvent à la travailleuse qu’elle n’a pas d’expérience et qu’elle ne connaît pas la clientèle, qu’elle n’est pas compétente[15] et qu’elle manque de leadership;
- M. Hamitouche utilise des propos dégradants envers la travailleuse. Il l’humilie à plusieurs occasions devant public, lors d’une soirée de gala ou devant des collègues et la clientèle du Centre. Devant des clients et intervenants, il dit d’ailleurs ceci : « Ouain, Caroline est pas fine comme vous autres »;
- M. Hamitouche passe régulièrement des commentaires désobligeants sur le fait que la travailleuse fume la cigarette et dit qu’il parviendra à la faire arrêter de fumer;
- M. Hamitouche critique régulièrement la qualité des travaux écrits, mémos, rapports de la travailleuse;il lui demande de les recommencer ou de les produire dans un détail démesuré, ce qu’il n’exige pas aux autres travailleurs, ou encore, il les rejette sommairement. Dans certains cas, il récupère ces mêmes travaux et prétend en être l’auteur, sans la reconnaître;
- M. Hamitouche empêche régulièrement la travailleuse de s’exprimer auprès de la clientèle, des membres de la famille ou d’autres intervenants. Il utilise des propos du genre « Tu parleras quand je te le dirai! » ou « Tu n’as pas à leur parler! Tu parles à moi! ». Il lui coupe la parole lors de rencontres, lors de discussions avec des parents et dénigre ses propos;
- M. Hamitouche ne respecte pas l’ancienneté de la travailleuse et assigne des gens avec moins d’expérience qu’elle pour combler des vacances. La travailleuse indique qu’elle aurait pu faire ces remplacements puisqu’elle ne travaille que quatre jours par semaine;
- M. Hamitouche reproche à la travailleuse de ne pas avoir tenu certains évènements au Centre, alors que ce dernier n’a pas donné suite aux demandes d’autorisation qu’elle a soumises à cet effet.
- M. Hamitouche empêche d’autres collègues du Centre d’aider la travailleuse lors de l’exécution de certaines tâches, l’obligeant à se débrouiller seule;
- M. Hamitouche reproche à la travailleuse le fait que certains employés ont amené un lunch au travail. Il dit que c’est interdit (alors que ce ne l’est pas) et que ces employés sont sous son autorité. Il lui dit qu’elle doit prendre son rôle de coordonnatrice « plus au sérieux »;
- M. Hamitouche lui impose une autorité démesurée - il l’oblige à l’appeler « Monsieur le directeur » devant la clientèle et en privé, et il lui mentionne régulièrement « C’est moi le directeur général/Je suis le directeur/C’est moi le patron ici »;
- M. Hamitouche surveille la travailleuse excessivement. Il la suit, se rend à ses ateliers pour la superviser, questionne les collègues sur ses allées et venues, vérifie à qui elle parle et demande aux autres intervenants de relever toute défectuosité dans son travail. Il ne fait pas de même pour les autres employés du Centre;
- M. Hamitouche manque de reconnaissance envers la travailleuse en soulignant l’engagement et le bon travail de tous, sauf elle, particulièrement pour les championnats de boccia et les Olympiques spéciaux. Son implication est passée sous le silence, à un point tel, que des parents interviennent pour lui rappeler l’implication de la travailleuse;
- M. Hamitouche fait souvent des signes de désapprobation avec la tête devant la clientèle lorsque la travailleuse parle. De plus, il lui siffle après, claque des doigts pour l’interpeller et claque la porte de son bureau alors qu’elle est à proximité, en signe d’indignation;
- Il y a également un incident où les employés du Centre peuvent bénéficier d’achat d’équipement électronique à prix de liquidation. M. Hamitouche vend un morceau d’équipement plus cher à la travailleuse qu’aux autres employés du Centre[16];
- M. Hamitouche se moque de la relation tendue entre eux et demande à la travailleuse de venir lui faire des massages, pour « réduire la tension »;
- Lors du déménagement du Centre, les bureaux de la travailleuse sont aménagés dans une aile éloignée, à l’écart de tous les autres intervenants ou coordonnateurs, qui sont tous situés au pourtour de la grande salle d’activités;
- La travailleuse relate également qu’entre le 18 avril 2016 et le 6 mai 2016, elle subit un « régime de terreur » de la part de M. Hamitouche. Elle explique que tout est sujet de réprimande, commentaires négatifs, paroles déplacées et reproches insignifiants (verre de styromousse laissé sur une table, ne pas avoir fait de café en arrivant au travail, etc.);
- La travailleuse relate également un incident du mois de juin 2016 alors qu’un bénéficiaire âgé subit de l’incontinence et que ses vêtements doivent être changés. Au moment où la travailleuse et d’autres intervenants s’affairent à s’occuper du bénéficiaire, M. Hamitouche sort de son bureau en colère et dit aux autres intervenants de retourner à leurs tâches, que la travailleuse doit se débrouiller seule et qu’ils ne doivent plus jamais l’aider.
[32] La travailleuse relate ensuite une rencontre houleuse avec M. Hamitouche le 6 octobre 2016. Elle le rejoint dans son bureau pour discuter de plans d’action pour le Centre. D’abord, M. Hamitouche se comporte avec désintéressement, ne l’écoute pas, l’interrompt pour aller voir un téléphone qui sonne dans un autre bureau et lui accorde peu de considération. Ensuite, il dévie le sujet de la rencontre pour relever une panoplie de défectuosités dans les prestations de la travailleuse.
[33] Il revient sur le fait qu’elle fume la cigarette, lui reproche de laisser les clients à eux-mêmes, qu’elle manque de leadership, de constance, de rigueur et d’amélioration dans son travail. Il reproche à la travailleuse le manque de nouveauté dans les programmes et décide unilatéralement de mettre fin au programme de boccia[17].
[34] La travailleuse essaie de défendre certains points, mais il lui coupe la parole et lui dit qu’elle doit l’écouter. Il lui répète qu’elle manque de leadership, qu’elle n’est pas bonne; la travailleuse se dit écrasée. Elle a en sa possession une feuille de réprimandes, des notes personnelles qu’elle a colligées au fil des mois concernant le comportement de M. Hamitouche. Elle se retranche en mode défensif et se met à lui lire ces notes. Le ton monte entre les deux, il lui dit de se taire, elle continue à lire; l’affront est à son comble. Elle dit craindre pour sa sécurité tellement qu’il est verbalement violent, mais elle continue à l’affronter. M. Hamitouche la met en dehors de son bureau en criant et elle réplique avec des jurons.
[35] La travailleuse recevra une réprimande formelle quelques jours plus tard de la part de M. Hamitouche, à l’occasion d’une deuxième rencontre empreinte d’animosité.
[36] La travailleuse explique en avoir ras le bol et adresse une correspondance au conseil d’administration du Centre, le 8 novembre 2016. Dans une lettre de quatre pages, elle détaille une série de problèmes vécus sous le règne de M. Hamitouche. Elle explique son comportement, ses réprimandes, ses commentaires désobligeants, ainsi que l’atmosphère conflictuelle et négative au Centre.
[37] Le conseil d’administration du Centre reçoit cette correspondance et demande les observations de M. Hamitouche. La résolution du conseil d’administration du 17 novembre 2016 se lit ainsi :
Une lettre sera transmise à Madame Caroline Lafontaine afin de l’aviser que le conseil d’administration a pris connaissance de sa correspondance du 8 novembre 2016 et qu’un plan de solutions a été élaboré par le directeur général.
[Notre soulignement]
[38] Le plan d’action de M. Hamitouche est communiqué à la travailleuse par correspondance le 1er décembre 2016. Il comporte quatre volets, tous axés sur des « rencontres statutaires bien encadrés » et d’une « planification, concertation et définitions d’objectifs mesurables » bien établies. Le dernier passage de cette correspondance se lit ainsi :
Soyez assuré de mon soutien dans l’exécution de ce plan d’action. À cet effet, un projet de calendrier pour les prochaines planifications temporelles vous sera soumis dans les meilleurs délais que vous pourrez actualiser selon les dossiers en cours.
[39] La travailleuse explique que tout cet épisode avec le conseil d’administration et le « plan d’action » n’est que fumisterie. Rien ne change et M. Hamitouche continue à s’acharner sur elle. Elle demande au conseil que les rencontres avec M. Hamitouche se passent dorénavant en présence d’une personne neutre, ce qui est accepté, mais jamais mis en œuvre.
[40] Pendant tout ce temps, la santé de la travailleuse se détériore.
[41] Une consultation des notes cliniques du médecin traitant de la travailleuse, le docteur Guy Dubuc, omnipraticien, révèle qu’entre les mois d’octobre 2016 et mars 2017, celle-ci vit un « problème au travail, conflit inter-personnel avec son patron ». De façon répétée aux notes cliniques, on retrouve les mentions suivantes :
- Elle a beaucoup d’anxiété reliée (au problème au travail);
- Greffée sur une possibilité de TAG (trouble d’adaptation général) Beaucoup d’agitation psycho-motrice, insomnie, trouble de concentration et de mémoire;
- Elle est extrêmement anxieuse;
- Elle a beaucoup d’anxiété secondaire;
- (…) trouble d’anxiété relier (sic) à son emploi;
- Patiente qui est toujours au travail malgré l’harcèlement (sic) qu’elle a de son patron depuis nombreuses années, et qui arrive ici avec sa mère en pleurant avec beaucoup de stress et même sympts. dépressifs ajoutés (…) et de l’insomnie importante, anhédonie, manque d’énergies, retrait social, tristesse, découragement (…);
- Je la fais voir par le Dr. Payeur (psychiatre) autant que possible demain pour modification ou ajustement de la médication. Donc, trouble de l’adaptation avec élément dépressif, chez une patiente qui vit du harcèlement au travail et qui modifie de façon importante son humeur.
[42] À l’audience, la travailleuse explique qu’elle était « malade à cause de son travail » depuis plusieurs mois, mais ne voulait pas abandonner. Elle dit qu’elle n’est pas une « lâcheuse », que la clientèle lui tient à cœur, que ses programmes lui tiennent à cœur et qu’elle ne voulait pas avoir le sentiment que M. Hamitouche avait « gagné sur elle ».
[43] Le Tribunal retient les propos que la travailleuse rapporte en audience avec beaucoup d’émotion : « À force de me faire piner, piner, piner, piner, il vient un temps que ce n’est plus banal ».
[44] Au mois de mars 2017 elle « craque ». Elle n’en peut plus et quitte son travail[18], d’où la présente réclamation. Elle sera absente jusqu’en septembre 2017.
[45] Le 7 septembre 2017, son médecin traitant produit une attestation médicale confirmant la capacité de retour au travail de la travailleuse. Le conseil d’administration et M. Hamitouche refusent ce retour au travail et lui expliquent qu’une « expertise médicale sera demandée (…) pour le bien être de Caroline Lafontaine et du Centre Jean Bosco » [19]. La travailleuse s’affaire à rapidement consulter un psychiatre, de son propre chef, afin d’obtenir une « attestation » de sa capacité de retour au travail.
[46] Le Tribunal constate aussi qu’à la résolution du 27 septembre 2017 du conseil d’administration, il est unanimement accepté de réintégrer la travailleuse dans un « poste de technicienne en loisirs sportifs, communautaires et sociaux aux mêmes conditions reliées à son ancien poste de coordonnatrice adjointe »[20]. La preuve révèle par contre que ses heures sont diminuées de 37,5 heures à 32 heures par semaine et que son salaire est réduit de 2 $ l’heure. Elle se dit rétrogradée au sein de l’organisation, mais dit que cela ne la dérange pas, car elle retourne enfin au travail qu’elle aime.
[47] Le Tribunal n’a bénéficié d’aucune autre version que de celle de la travailleuse, bien que cette version soit, pour plusieurs évènements, corroborée par des témoins indépendants et une preuve matérielle et circonstancielle étoffée.
[48] Le Tribunal tient aussi à préciser qu’il n’est pas saisi d’un litige de harcèlement psychologique au sens de la Loi sur les normes du travail[21] même si les faits pourraient y être assimilables.
[49] Le Tribunal est d’avis que la travailleuse a subi une lésion professionnelle, d’ordre psychique, en raison d’un accident du travail, en raison d’événements imprévus et soudains survenus par le fait ou à l’occasion de son travail.
[50] Les gestes répétés, parfois bénins, parfois sérieux, parfois tout simplement répréhensibles, subis par la travailleuse sur une période de près de trois ans, répondent à cette notion élargie d’accident du travail. Il n’y a rien de prévisible dans ce qu’a subi la travailleuse. Les gestes posés à son endroit peuvent certainement être caractérisés de soudains en raison de leur manque logique à l’égard d’une personne qui n’aurait jamais pu s’attendre à ce qu’on la traite ainsi.
[51] D’abord, les gestes répétés de M. Hamitouche sont inacceptables et dépassent le cadre normal et habituel auquel un employé peut s’attendre dans le cadre de son travail. Ses propos continuels à l’endroit de la travailleuse sont d’abord faits dans le but de nuire ou de la blesser. Ils sont négatifs, dénigrants, dévalorisants ou vexatoires. Ils sont surtout réguliers. Il ne s’agit pas de problèmes « normaux » dans les relations de travail. Il n’y a rien de « normal » ici.
[52] M. Hamitouche semble viser la travailleuse en particulier. Plusieurs témoins sont venus dire qu’il était « dur » avec les femmes qui travaillaient au Centre, mais encore plus dur avec la travailleuse, qui devient une cible particulière. On explique qu’il est impossible pour elle de faire quelque chose de bon.
[53] Le Tribunal décline souvent les relations conflictuelles entre travailleurs comme source de lésion professionnelle, mais ici, les actions de M. Hamitouche dépassent les conditions normales de travail et débordent le sain exercice du droit de gérance. Le dénigrement et l’acharnement ne font pas partie du droit de gérance d’un employeur.
[54] Sur le plan de l’organisation du travail, elle est laissée à elle-même, rabrouée devant la clientèle et ses collègues, dénigrée dans ses fonctions et physiquement exclue des autres travailleurs. Les bons coups sont ignorés et les mauvais coups soulignés avec vigueur. Quand elle tente de s’exprimer, on lui sert une « réprimande » formelle. La travailleuse explique sa tristesse et dit se sentir continuellement déconsidérée.
[55] Il y a même un « climat de terreur » qui est instauré auprès de la travailleuse. On s’acharne sur elle, la contrarie, la contredit, défait ce qu’elle fait; elle devient un véritable souffre-douleur. Ses rapports ne sont pas bons, ses projets sont à recommencer; on s’attend à un détail, à une perfection qu’on ne demande pas aux autres, et quand elle trébuche, on lui en reproche davantage, comme un piège. Elle se dit dévalorisée.
[56] Et la travailleuse est constamment déstabilisée. Ses programmes sont reconnus à l’échelle régionale, provinciale et même nationale. La communauté souligne son engagement, la clientèle l’apprécie, les parents des bénéficiaires la félicitent, ses collègues aiment travailler avec elle; tout semble baigner dans l’huile. Or le retour qu’elle reçoit de son directeur n’est que reproches :
· elle fume;
· elle manque de leadership;
· elle bâtit des programmes qui ne sont pas bons;
· elle est négligente;
· elle ne s’implique pas assez;
· elle parle trop;
· elle ne fait pas bien son travail.
[57] La travailleuse témoigne un sentiment d'incompréhension totale. Elle se dit confuse, isolée, opprimée et blessée. Elle travaille fort, elle se dévoue, mais la contrepartie est punitive.
[58] Le Tribunal considère aussi le fait qu’un supérieur demande des massages à un employé comme étant particulièrement dérangeant. M. Hamitouche connaissait bien le climat difficile entre lui et la travailleuse; sa tentative de désamorcer le tout, avec un contact physique, a un effet catalysant sur la détresse que celle-ci subit au travail.
[59] Un tel comportement ne s’inscrit pas dans l’exercice d’un droit de gérance, même avec encadrement strict. Il n’y a rien de « normal » dans les comportements rapportés pouvant s’assimiler à un exercice raisonnable d’un droit de gestion de l’employeur.
[60] Le Tribunal est autrement troublé de constater la réaction du conseil d’administration du Centre à la suite de la demande d’aide de la travailleuse lors de sa plainte du mois de novembre 2016. Le conseil prend acte des difficultés et remet son sort entre les mains de la personne à l’origine des sévices, pour « l’élaboration d’un plan d’action ». Le tout a de quoi surprendre; c’est comme ajouter l’insulte à l’injure. Ceci n’est pas un exercice raisonnable du droit de gérance devant des relations conflictuelles.
[61] Et que dire de plus sur son retour au travail au mois d’octobre 2017 (même si celui-ci ne fait pas partie des faits propres à l’accident du travail). D’abord l’on rend le retour plus difficile qu’il se doit avec cette « exigence d’une expertise médicale » pour réintégrer un poste, puis on réduit ses heures de travail et son salaire. Le Tribunal y voit continuité dans la répression d’une personne déjà fragilisée.
[62] La travailleuse subit une importante détresse psychologique à la suite de l’ensemble de ces évènements, que le Tribunal n’a aucune difficulté à relier à son emploi. Le dénigrement, l’acharnement et l’oppression que subit la travailleuse sont ici exceptionnels et objectivement traumatisants pour toute personne raisonnable mise dans une situation semblable[22].
[63] Le Tribunal constate aussi l’absence de stresseurs externes vécus par la travailleuse à l’exception de ce qu’elle vit au travail. Sa vie personnelle est en ordre, elle n’a pas de problèmes familiaux, ni de santé, et outre ce qu’elle vit au travail, rien ne la prédispose au diagnostic posé. Les sévices répétés que subit la travailleuse dépassent le niveau de difficulté normalement associé à un emploi de ce genre[23]. Le Tribunal retient d’ailleurs que le diagnostic du trouble d’adaptation est tout à fait en lien avec son incapacité de composer avec ce qu’on lui fait subir. Les faits au dossier s’imbriquent bien dans ce diagnostic.
[64] Le Tribunal a aussi pondéré les circonstances propres de la présente affaire, en opposition à la possibilité d’une simple perception subjective de la travailleuse[24]. Ce qui surprend lors de cet exercice, c’est surtout la résilience dont a fait preuve cette dernière. Elle persévère, malgré la toxicité du climat, ne se positionne jamais en victime, se remet même en question à plusieurs moments et tente d’améliorer ses procédés, malgré l’adversité. Son médecin lui dit qu’elle est malade pendant des mois, qu’elle est en détresse, mais elle ne baisse pas pavillon - jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Les notes cliniques de son médecin traitant, du mois de mars 2016, relatent une fracture franche au plan psychique, ce qui confirme l’écart d’un élément subjectif en l’instance.
[65] Pour ces motifs, le Tribunal est d’avis que la travailleuse a démontré, par prépondérance de la preuve, avoir subi une lésion professionnelle, le 16 mars 2017.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la contestation déposée le 17 novembre 2017 par la travailleuse, Caroline Lafontaine;
INFIRME la décision rendue le 30 octobre 2017 par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que Mme Caroline Lafontaine a subi une lésion professionnelle le 16 mars 2017 et qu’elle a droit aux prestations prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
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Jason W. Downey |
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Caroline Lafontaine Pour elle-même |
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Me Véronique Ranger |
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Pour la partie intervenante |
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Date de la dernière audience : 5 octobre 2018 |
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[1] Il y a en fait deux réclamations au dossier, sur deux formulaires différents, dont une en date du 16 mars 2017 et l’autre en date du 21 mars 2017. La travailleuse explique qu’elle ne savait pas comment remplir ces formulaires et qu’elle souhaitait compléter l’information au dossier. Les différents formulaires indiquent aussi différentes dates d’évènements d’origine et de « récidive »; il n’est pas question de quelconque récidive au dossier. Le tout témoigne de l’inexpérience de la travailleuse en la matière. Le Tribunal retient le 16 mars 2017 comme date d’évènement lésionnel aux fins du présent dossier pour les motifs qui seront précisés dans la décision.
[2] RLRQ, c. A-3.001.
[3] Mancuso
et Canadian Airlines Int. Ltd,
C.L.P.
[4] Gagné et Centre d’hébergement
Harricana,
[5] A… M… et Commission scolaire A, précitée, note 4; Laberge et Havre des Femmes, précitée, note 4.
[6] Id.; Zuchowski et Hôpital
Charles-LeMoyne,
[7] Centre jeunesse Québec et Jobin,
[8] St-Martin et Commission scolaire de la Capitale, C.L.P.
[9] A… M… et Commission scolaire A, précitée, note 4.
[10]
[11]
[12] Norampac, division SPB et Côté, C.L.P. 245875-71-0410-3, 8 août 2009, J.-C. Danis; G…
G... et Compagnie A,
[13] S… M… et Centre de santé et de
services sociaux A,
[14] Boileau
et Urgences Santé,
C.L.P.
[15] Le Tribunal souligne que la travailleuse est détentrice d’un baccalauréat en psychoéducation de l’Université du Québec en Outaouais (bachelière en éducation - B. Ed.).
[16] Alors que les autres employés ont payés 25 % du prix régulier des items, la travailleuse a dû payer 40 % du prix régulier, sans explication. Le conseil d’administration a par la suite remboursé la travailleuse pour cet écart, plusieurs mois plus tard.
[17] La preuve au dossier, tant documentaire que testimoniale, révèle que la travailleuse faisait bien son travail, qu’elle était dynamique et appréciée de ses collègues. Les programmes qu’elle mettait en place étaient appréciés et bien ficelés. Il n’est pas ici question de se prononcer sur la qualité du travail de la travailleuse, mais juste de souligner le fait que les reproches que lui adressait M. Hamitouche semblaient « sortir de nulle part » à son grand désarroi.
[18] Il s’agit de la présente réclamation.
[19] Extraits et Notations - Résolution du conseil d’administration du 16 août 2017, Centre Jean-Bosco de Maniwaki, pièce T-3 et correspondance de Khelil Hamitouche du 8 septembre 2017, pièce T-7.
[20] Extraits et Notations - Résolution du conseil d’administration du 27 septembre 2017, Centre Jean-Bosco de Maniwaki, pièce T-3.
[21] RLRQ, c. N-1.1. - Art. 123.6 et suiv.
[22] Franc et C.H. Saint Eustache,
[23] Centre jeunesse Québec et Jobin,
[24] Dallaire et Centre de réadaptation
Gabrielle Major,
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