COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 R.C.S. 602 |
Date : 20150611 Dossier : 36059 |
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Owen Edward Smith
Intimé
- et -
Santé Cannabis, Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Association canadienne des libertés civiles, Association des libertés
civiles de la Colombie - Britannique, Société canadienne du sida,
Réseau juridique canadien VIH/sida et HIV & AIDS Legal Clinic Ontario
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté
Motifs de jugement : (par. 1 à 34) |
La Cour |
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R. c. Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 R.C.S. 602
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Owen Edward Smith Intimé
et
Santé Cannabis,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Association canadienne des libertés civiles,
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique,
Société canadienne du sida, Réseau juridique canadien
VIH/sida et HIV & AIDS Legal Clinic Ontario Intervenants
Répertorié : R. c. Smith
2015 CSC 34
No du greffe : 36059.
2015 : 20 mars; 2015 : 11 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
Droit
constitutionnel — Charte des droits — Qualité pour agir — Accusé inculpé de
possession de cannabis et de possession de cannabis en vue d’en faire le trafic
— Règlement restreignant la possession légale de marihuana à des fins médicales
à sa forme séchée — Accusé non consommateur de marihuana à des fins médicales,
mais producteur de produits dérivés en vue de leur vente en dehors du régime
réglementaire — L’accusé a-t-il qualité pour contester la validité
constitutionnelle du régime? — Loi réglementant
certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, art. 4(1),
Droit
constitutionnel — Charte des droits — Droit à la vie, à la liberté et à la
sécurité de la personne — Justice fondamentale — Accusé inculpé de possession
de cannabis et de possession de cannabis en vue d’en faire le trafic —
Règlement restreignant la possession légale de marihuana à des fins médicales à
sa forme séchée — La restriction porte-t-elle atteinte au droit garanti par l’art.
S fabriquait,
en vue de leur vente, des produits comestibles et des produits topiques à
partir de la marihuana par l’extraction des composés actifs de la plante de
cannabis. Il exerçait ses activités en dehors du cadre du régime établi par le Règlement
sur l’accès à la marihuana à des fins médicales (le « RAMFM »)
qui limite à la « marihuana séchée » la possession légitime de marihuana
à des fins médicales. S ne consomme pas lui-même de marihuana à des fins
médicales. La police a inculpé S de possession de cannabis et de
possession de cannabis en vue d’en faire le trafic, infractions décrites respectivement
aux par.
Arrêt : L’appel est rejeté, la suspension de la déclaration d’invalidité prononcée par la Cour d’appel est supprimée et l’acquittement de S est confirmé.
S a qualité pour contester la constitutionnalité du RAMFM. Tout accusé a qualité pour contester la constitutionnalité de la loi en vertu de laquelle il est inculpé, même si les effets inconstitutionnels allégués ne le visent pas personnellement et même si toute réparation possible à l’égard d’un vice constitutionnel ne mettra pas automatiquement fin aux accusations portées contre lui.
L’interdiction
frappant la possession de formes non séchées de marihuana à des fins médicales
limite de deux façons le droit à la liberté de la personne garanti par l’art.
Ces limites sont contraires aux principes de justice fondamentale parce qu’elles sont arbitraires. Les effets de l’interdiction sont contraires à l’objectif de protection de la santé et de la sécurité. La preuve appuie amplement les conclusions qu’a tirées le juge de première instance suivant lesquelles inhaler de la marihuana peut présenter des risques pour la santé et est moins efficace dans le cas de certaines affections que l’administration de dérivés du cannabis. Autrement dit, il n’y a pas de lien entre l’interdiction frappant les formes non séchées de marihuana utilisées à des fins médicales et la santé et la sécurité des patients qui satisfont aux conditions prévues par la loi pour avoir accès à de la marihuana à des fins médicales.
En l’espèce,
l’objectif de l’interdiction est le même dans les analyses fondées tant sur l’art.
7 que sur l’article
Les articles 4 et 5 de la LRCDAS ne devraient toutefois pas être invalidés en entier. La réparation appropriée consiste à déclarer ces dispositions inopérantes dans la mesure où elles interdisent à une personne munie d’une autorisation médicale de posséder des dérivés du cannabis à des fins médicales; cette déclaration n’est toutefois pas suspendue parce que la suspendre ferait en sorte que les patients se retrouveraient sans traitement médical légal et que la loi et son application seraient laissées dans le flou.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés :
R. c. Parker (2000), 146 C.C.C. (3d) 193; R. c. Big M Drug Mart
Ltd.,
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, art. 4, 5, 55.
Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, c. F-27.
Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001-227 [abr. 2013-119, art. 267], art. 1 « marihuana séchée », 24, 34.
Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013-119.
POURVOI contre un
arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (les juges Levine, Chiasson
et Garson),
W. Paul Riley, c.r., et Kevin Wilson, pour l’appelante.
Kirk I. Tousaw, John W. Conroy, c.r., Matthew J. Jackson et Bibhas D. Vaze, pour l’intimé.
Julius H. Grey et Geneviève Grey, pour l’intervenante Santé Cannabis.
Gerald Chan et Nader R. Hasan, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Andrew K. Lokan et Debra McKenna, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Jason B. Gratl, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique.
Argumentation écrite seulement par Paul Burstein, Ryan Peck et Richard Elliott, pour les intervenants la Société canadienne du sida, le Réseau juridique canadien VIH/sida et HIV & AIDS Legal Clinic Ontario.
Version française du jugement rendu par
[1] La Cour — Le règlement pris en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (la « LRCDAS »), permet la consommation de la marihuana pour le traitement d’un état pathologique. Toutefois, seule la « marihuana séchée » peut être utilisée à cette fin, de sorte qu’il est toujours interdit aux personnes légalement autorisées à posséder de la marihuana à des fins médicales de posséder des produits du cannabis extraits des composés médicinaux actifs présents dans la plante de cannabis. Il s’ensuit que les patients qui obtiennent de la marihuana séchée conformément à une telle autorisation ne peuvent choisir de l’administrer au moyen d’un traitement oral ou topique et qu’ils doivent l’inhaler, habituellement en la fumant. Or, inhaler de la marihuana peut présenter des risques pour la santé et est moins efficace dans le cas de certaines affections que l’administration de dérivés du cannabis.
[2]
Les parties acceptent la conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario dans
R. c. Parker (2000), 146 C.C.C. (3d) 193, selon laquelle une
interdiction totale frappant l’accès médical à la marihuana porte atteinte à la
Charte canadienne des droits et libertés. En l’espèce, nous sommes
toutefois appelés à décider si un régime d’accès médical qui restreint l’accès
à la marihuana uniquement à sa forme séchée porte atteinte de façon
injustifiable au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne
reconnu à l’art.
I. Contexte
[3] La LRCDAS interdit la possession, la production et la distribution du cannabis, de ses composés actifs et de ses dérivés. Reconnaissant le fait que certaines substances désignées peuvent avoir des usages bénéfiques, la LRCDAS habilite par ailleurs le gouvernement à créer par règlement des exemptions à des fins médicales, scientifiques ou industrielles (art. 55). Le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001-227 (le « RAMFM »), créait une telle exemption à l’égard des personnes qui étaient en mesure de démontrer qu’elles avaient besoin de cannabis à des fins médicales. Le demandeur devait produire une déclaration fournie par un médecin certifiant que les traitements conventionnels s’étaient révélés inefficaces ou ne convenaient pas dans son cas. Après avoir satisfait à toutes les exigences réglementaires, le patient était légalement autorisé à posséder de la « marihuana séchée », définie comme suit : « [m]arihuana qui a été récoltée et soumise à un processus de séchage » (art. 1). Certains patients étaient autorisés à cultiver leur propre marihuana en vertu d’une licence de production à des fins personnelles (art. 24), alors que d’autres pouvaient se la procurer auprès du titulaire d’une licence de production à titre de personne désignée (art. 34).
[4] Le RAMFM a été remplacé en 2013 par le Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013-119 (le « RMFM »). Le nouveau régime remplace le système de production de marihuana que prévoyait le RAMFM par un système de producteurs autorisés par le gouvernement. Toutefois, aux fins du présent appel, la situation reste inchangée : pour les patients qui font usage de marihuana à des fins médicales, l’exception à l’infraction prévue par la LRCDAS se limite toujours à la marihuana séchée.
[5] L’accusé, Owen Edward Smith, travaillait pour le Cannabis Buyers Club of Canada, situé sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique. Le club vendait de la marihuana et des produits dérivés du cannabis à ses membres, des personnes dont le club était convaincu qu’elles souffraient de véritables problèmes de santé pouvant être soulagés par la marihuana, selon un diagnostic posé par un médecin ou des tests de laboratoire. Le club vendait non seulement de la marihuana séchée à fumer, mais également des produits du cannabis comestibles et topiques — des biscuits, des gélules, de l’huile à friction, des timbres transdermiques, du beurre et du baume à lèvres. Il fournissait également à ses membres des livres de recettes expliquant comment fabriquer les produits en question par l’extraction des composés actifs de la marihuana séchée. Le travail de M. Smith consistait à fabriquer, en vue de leur vente, des produits comestibles et des produits topiques à partir du cannabis par l’extraction des composés actifs de la plante de cannabis. M. Smith ne consomme pas personnellement de marihuana à des fins médicales et le club ne possédait pas de permis de production délivré sous le régime du RAMFM.
[6] Le 3 décembre 2009, répondant à une plainte faisant état d’une odeur désagréable, des policiers se sont présentés à l’appartement de M. Smith à Victoria et ont constaté la présence de marihuana sur une table. Ils ont obtenu un mandat de perquisition et ont saisi l’inventaire de l’appartement, dont 211 biscuits à base de cannabis, un sac de marihuana séchée et 26 contenants de liquide étiquetés notamment [traduction] « huile à massage » et « baume à lèvres ». Des tests de laboratoire ont démontré que les biscuits et le liquide présents dans les contenants renfermaient du tétrahydrocannabinol (du « THC »), le principal composé actif du cannabis. À l’instar des autres composés actifs du cannabis, le THC ne tombe pas sous le coup de l’exemption du RAMFM applicable à la marihuana séchée. La police a accusé M. Smith de possession de THC en vue d’en faire le trafic, infraction décrite au par. 5(2) de la LRCDAS, et de possession de cannabis, infraction décrite au par. 4(1) de la LRCDAS.
[7]
Lors de son procès devant le juge Johnston, M. Smith a soutenu que,
combinée à l’exemption accordée dans le RAMFM, l’interdiction de
posséder de la marihuana prévue par la LRCDAS contrevenait à l’art.
(1) Il a été démontré que les composés actifs de la plante de cannabis, tels que le THC et le cannabidiol, ont des effets médicaux bénéfiques et leur effet thérapeutique est généralement admis, bien que le fondement précis de ces effets bénéfiques n’ait pas encore été établi.
(2) Les divers modes d’administration de la marihuana présentent différents avantages sur le plan médical. Par exemple, l’ingestion orale des composés actifs, que ce soit sous forme de produits cuits avec de l’huile contenant du THC ou avec du beurre ou sous forme de gélules remplies des composés actifs en question, peut soulager des problèmes gastro-intestinaux parce que ces composés sont acheminés directement vers le site même de la pathologie. De plus, l’administration par voie orale favorise une accumulation plus lente et une rétention plus longue des composés actifs dans le système que l’inhalation, ce qui permet aux effets médicaux bénéfiques de durer plus longtemps, notamment pendant le sommeil du patient. Ce mode d’administration convient donc davantage dans le cas de maladies chroniques.
(3) Le fait d’inhaler la marihuana, habituellement en la fumant, permet de profiter rapidement des effets bénéfiques du cannabis, mais comporte aussi des effets secondaires dommageables. Bien que moins nocif que l’usage du tabac, le fait de fumer de la marihuana présente des risques reconnus, parce qu’il expose les patients à des produits chimiques cancérigènes et qu’il est associé à des troubles bronchiques.
[8]
Le juge de première instance a conclu que la restriction de l’accès à la
marihuana uniquement sous forme de plante séchée privait M. Smith et les
consommateurs de marihuana à des fins médicales de leur liberté en les exposant
à des menaces de poursuites et d’incarcération pour possession des composés
actifs du cannabis. Il a ajouté que cette restriction privait les consommateurs
de marihuana à des fins médicales de la liberté de choisir le mode
d’administration d’un médicament qu’ils étaient autorisés à posséder — une
décision qui, à son sens, revêtait [traduction] « une importance fondamentale sur le
plan personnel » —, en contravention de l’art.
[9]
Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé les conclusions
tirées par le juge de première instance relativement à la preuve et aux
questions constitutionnelles; ils ont toutefois décrit d’une manière plus
générale l’objet de l’interdiction, qui visait selon eux la protection de la
santé et de la sécurité (
II. Analyse
[10] Le présent pourvoi soulève trois questions : la qualité de M. Smith pour contester la constitutionnalité de l’interdiction, la constitutionnalité de l’interdiction et la réparation appropriée.
A. Qualité pour agir
[11]
La première question est celle de savoir si M. Smith a qualité pour
contester la constitutionnalité de l’interdiction. Nous concluons qu’il a
effectivement cette qualité. Le ministère public ne s’est pas opposé au procès
à la qualité pour agir de M. Smith. En appel, bien que la question ait été
évoquée lors de sa plaidoirie orale, le ministère public a reconnu que le
principe selon lequel « nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction
à une loi inconstitutionnelle » s’applique à M. Smith (R. c. Big M Drug
Mart Ltd.,
[12]
Cette thèse ne tient pas compte du rôle que joue le RAMFM dans le
régime législatif. Le RAMFM constitue une exception aux dispositions
pénales en vertu desquelles M. Smith a été accusé, en l’occurrence les art. 4
et 5 de la LRCDAS. Comme l’ont expliqué les juges majoritaires de la Cour
d’appel, il faut déterminer si ces dispositions de la LRCDAS, [traduction]
« telles qu’elles sont modifiées par le RAMFM, privent les
personnes autorisées à posséder de la marihuana d’un droit qui leur est garanti
par la Constitution en limitant leur protection contre des poursuites
criminelles aux seuls cas où elles possèdent de la marihuana séchée » (par.
85). Le fait que M. Smith ne soit pas un consommateur de marihuana à des fins
médicales et qu’il ne soit pas titulaire d’une licence de production
conformément au régime ne signifie pas non plus qu’il n’a pas qualité pour agir.
Tout accusé a qualité pour contester la constitutionnalité de la loi en vertu
de laquelle il est inculpé, même si les effets inconstitutionnels allégués ne
le visent pas personnellement (voir R. c. Morgentaler,
[13] En l’espèce, la constitutionnalité de la disposition législative en application de laquelle M. Smith est accusé dépend directement de la constitutionnalité de l’exemption médicale prévue par le RAMFM (voir Parker). Il est donc autorisé à la contester.
B. Constitutionnalité de l’interdiction
[14]
Dans le cadre du présent pourvoi, la Cour est appelée à décider si le
fait de restreindre l’accès médical à la marihuana uniquement à sa forme séchée
viole l’art.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[15] L’article 7 permet au législateur de limiter le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, à condition de le faire en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[16] La première question à se poser dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 7 est celle de savoir si la loi limite le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. À notre avis, c’est effectivement le cas. Le fait que le régime législatif restreigne l’accès à la marihuana à des fins médicales uniquement à sa forme séchée limite de deux façons les droits garantis à l’art. 7.
[17]
En premier lieu, l’interdiction de posséder des dérivés du cannabis
porte atteinte au droit à la liberté de M. Smith en l’exposant au risque d’être
incarcéré s’il est reconnu coupable en application du par. 4(1) ou du par. 5(2)
de la LRCDAS. Toute infraction dont l’incarcération constitue l’une des
sanctions possibles fait intervenir le droit à la liberté (Renvoi sur la
Motor Vehicle Act (C.-B.),
[18] En second lieu, l’interdiction frappant la possession des composés actifs du cannabis à des fins médicales limite le droit à la liberté des patients en les privant de la possibilité de faire des choix médicaux raisonnables en raison de la menace de poursuites pénales (Parker, par. 92). En l’espèce, l’État refuse aux gens qui ont déjà démontré leur besoin légitime de marihuana — un besoin auquel le régime législatif est censé répondre — la possibilité de choisir le mode d’administration de la drogue. Suivant la preuve acceptée par le juge de première instance, ce refus n’est pas banal; il expose les personnes visées aux risques de contracter un cancer ou des infections des bronches qui sont associés au fait de fumer de la marihuana sèche, et les empêche de choisir un traitement plus efficace. En outre, en contraignant ces personnes à choisir entre, d’une part, un traitement légal, mais inadéquat et, d’autre part, une solution illégale, mais plus efficace, la loi porte également atteinte à la sécurité de la personne (Morgentaler; Hitzig c. Canada (2003), 231 D.L.R. (4th) 104 (C.A. Ont.)).
[19]
Le ministère public a affirmé que la preuve présentée lors du voir-dire
n’avait pas établi que l’interdiction des autres formes de cannabis
contrevenait à un quelconque droit garanti à l’art. 7, si l’on faisait
abstraction de la privation de liberté découlant de la sanction criminelle. Selon
lui, la preuve n’a pas démontré que les autres formes d’utilisation médicale de
la marihuana avaient quelque effet thérapeutique que ce soit; elle établissait
tout au plus que les patients qui avaient témoigné préféraient les produits du
cannabis à d’autres options de traitement. Cet argument va à l’encontre des
conclusions de fait tirées par le juge de première instance. Après avoir analysé
soigneusement les nombreux témoignages d’experts et témoignages personnels, le
juge de première instance a conclu que, dans certaines circonstances,
l’utilisation de dérivés du cannabis était plus efficace et moins dangereuse
que le fait de fumer ou d’inhaler sous une autre forme de la marihuana séchée. Les
conclusions tirées par le juge de première instance sur des questions de fait
ne peuvent être écartées que si elles ne reposent pas sur la preuve ou si elles
sont manifestement erronées (Housen c. Nikolaisen,
[20] Les témoignages d’experts, ainsi que les témoignages anecdotiques de patients consommant de la marihuana à des fins thérapeutiques, établissent davantage qu’une préférence subjective pour les formes de traitement par voie orale ou topique. Le fait que les témoins profanes n’aient pas soumis de rapports médicaux affirmant qu’il est nécessaire, sur le plan médical, de recourir à une autre forme de cannabis n’est pas, contrairement à ce que prétend le ministère public, déterminant dans le cas de l’analyse effectuée pour l’application de l’art. 7. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de déterminer de manière concluante le seuil justifiant l’application de l’art. 7 dans le contexte médical, nous convenons avec les juges majoritaires de la Cour d’appel que ce seuil est atteint eu égard aux faits de l’espèce. La preuve a démontré que la décision d’utiliser des formes non séchées de marihuana pour le traitement de pathologies graves est raisonnable sur le plan médical. Autrement dit, il y a des cas où d’autres formes de cannabis seront [traduction] « raisonnablement nécessaires » pour le traitement de maladies graves (motifs de la C.A., par. 103). À notre avis, en pareilles circonstances, la criminalisation de l’accès au traitement en question porte atteinte à la liberté et à la sécurité de la personne.
[21]
Nous concluons que l’interdiction frappant la possession de formes non
séchées de marihuana à des fins médicales limite le droit à la liberté et à la
sécurité de la personne et fait intervenir l’art.
[22]
Le juge de première instance a conclu que la limite imposée par la loi à
la liberté et à la sécurité de la personne n’était pas conforme aux principes
de justice fondamentale parce que la restriction était arbitraire et ne faisait
[traduction] « que peu ou
rien » pour promouvoir les objectifs de la loi, lesquels consistaient
selon lui à contrôler les drogues illégales ou les prétentions d’ordre médical
fausses et trompeuses. Les juges majoritaires de la Cour d’appel, estimant que
l’objet de l’interdiction était la protection de la santé et de la sécurité du
public (en se fondant sur les arrêts Hitzig et Canada (Procureur
général) c. PHS Community Services Society,
[23]
Il est nécessaire de déterminer l’objet de l’interdiction, étant donné
qu’une loi n’est arbitraire que si elle impose des limites à la liberté ou à la
sécurité de la personne sans lien avec son objectif (Canada (Procureur
général) c. Bedford,
[24] Le ministère public ne conteste pas la conclusion de la Cour d’appel suivant laquelle l’objet de l’interdiction frappant les formes non séchées de marihuana utilisées à des fins médicales est la protection de la santé et de la sécurité. Il va toutefois plus loin en soutenant que la restriction en cause protège la santé et la sécurité en faisant en sorte que les drogues offertes à des fins thérapeutiques soient conformes aux exigences en matière d’innocuité, de qualité et d’efficacité énoncées dans la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, c. F-27, et ses règlements d’application. Cette nuance ne change en rien l’objet de l’interdiction; elle ne fait que décrire un des moyens utilisés par le gouvernement pour protéger la santé et la sécurité du public. De plus, le RAMFM ne vise pas à assujettir la marihuana séchée à ces exigences en matière d’innocuité, de qualité et d’efficacité, ce qui contredit l’affirmation du ministère public qu’il s’agit là de l’objet de l’interdiction. Nous concluons donc que l’objet de la restriction à la seule marihuana séchée est simplement la protection de la santé et de la sécurité.
[25] Il s’agit de savoir s’il y a un lien entre l’interdiction frappant les formes non séchées de marihuana utilisées à des fins médicales et la santé et la sécurité des patients qui satisfont aux conditions prévues par la loi pour avoir accès à de la marihuana à des fins médicales. Le juge de première instance a conclu que, dans le cas de certains patients, l’administration sous d’autres formes utilisant des dérivés du cannabis était plus efficace que l’inhalation de la marihuana. Il a également estimé que l’interdiction forçait des personnes ayant un besoin légitime et légalement reconnu d’utiliser de la marihuana à accepter le risque pour leur santé auquel pouvait les exposer le fait de fumer chroniquement de cette drogue. Il découle de ces conclusions que l’interdiction frappant l’usage de la marihuana à des fins médicales sous une forme autre que séchée compromet la santé et la sécurité de ceux qui en consomment à ces fins en diminuant la qualité des soins médicaux qui leur sont offerts. Les effets de l’interdiction contredisent les objectifs qu’elle vise et la rendent donc arbitraire (voir Bedford, par. 98-100).
[26] Le ministère public affirme qu’il y a des risques pour la santé associés à l’extraction des composés actifs présents dans la marihuana en vue de leur administration au moyen de produits oraux ou topiques. Il soutient qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif de protection de la santé et de la sécurité que poursuit l’État et l’existence d’un régime réglementaire qui ne permet l’accès qu’aux drogues dont il a été démontré par des études scientifiques qu’elles sont sans danger et efficaces sur le plan thérapeutique. Nous ne sommes pas de cet avis. La preuve qui a été acceptée au procès n’a pas établi de lien entre la restriction et la promotion de la santé et de la sécurité. Comme nous l’avons déjà expliqué, la marihuana séchée n’est pas assujettie aux mécanismes de surveillance du régime de la Loi sur les aliments et drogues. Il est donc difficile de comprendre pourquoi le fait de permettre à des patients de transformer de la marihuana séchée en huile à cuisson les exposerait à un risque plus élevé que le fait de leur permettre de fumer ou de vaporiser de la marihuana séchée. En outre, le ministère public n’a soumis aucun élément de preuve tendant à démontrer l’existence d’un tel risque. De fait, comme nous l’avons déjà signalé, certains des documents déposés par le ministère public mentionnent l’ingestion orale de cannabis comme solution de rechange viable à celle consistant à fumer la marihuana.
[27]
Enfin, la preuve n’a démontré l’existence d’aucun lien entre la
restriction contestée et les tentatives visant à mettre un frein au
détournement de la marihuana vers le marché illégal. Force nous est de
constater l’absence totale de lien entre la limite que l’interdiction impose à
la liberté et à la sécurité de la personne et l’objet de l’interdiction, ce qui
rend celle-ci arbitraire (voir Carter c. Canada (Procureur général),
[28]
Nous concluons que l’interdiction visant les formes non séchées de marihuana
utilisées à des fins médicales limite le droit à la liberté et à la sécurité de
la personne d’une manière arbitraire, et n’est donc pas conforme aux principes
de justice fondamentale. Elle viole donc l’art.
[29]
Il nous reste à déterminer si le ministère public a démontré que cette
violation de l’art. 7 est raisonnable et si sa justification peut se démontrer
au regard de l’article
C. Réparation
[30] Toute règle de droit incompatible avec les droits garantis par la Charte est « inopérante » (Loi constitutionnelle de 1982, art. 52). Nous estimons que le fait de restreindre l’accès médical à la marihuana uniquement à sa forme séchée est incompatible avec la Charte. Cette restriction est donc inopérante dans la mesure de cette incompatibilité.
[31] La forme exacte que l’ordonnance devrait revêtir se complique du fait que l’inconstitutionnalité découle de la combinaison des dispositions pénales en question et de l’exemption. Les dispositions pénales de la LRCDAS ne devraient pas être invalidées en entier. L’exemption n’est pas non plus, à strictement parler, problématique; le problème est qu’elle est trop étroite ou trop limitative. Nous concluons que la réparation appropriée consiste à déclarer inopérants les art. 4 et 5 de la LRCDAS dans la mesure où ils interdisent à une personne munie d’une autorisation médicale de posséder des dérivés du cannabis à des fins médicales.
[32] Nous sommes d’avis de rejeter la demande du ministère public visant à faire suspendre la déclaration d’invalidité pour que l’interdiction reste en vigueur en attendant une éventuelle réponse du législateur. (Ce que le législateur pourra choisir de faire ou de ne pas faire se complique par les diverses solutions qui s’offrent à lui ainsi que par le fait que le RAMFM a été depuis remplacé par un nouveau régime.) Suspendre la déclaration d’invalidité ferait en sorte que les patients se retrouveraient sans traitement médical légal et que la loi et son application seraient laissées dans le flou. Nous faisons nôtres les propos formulés par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Hitzig, par. 170 : [traduction] « Le fait de suspendre l’application de la réparation que nous ordonnons [ne ferait que] prolonger encore une incertitude indésirable. »
III. Dispositif
[33] Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi, mais de modifier l’ordonnance rendue par la Cour d’appel en supprimant la suspension de sa déclaration d’invalidité et en déclarant plutôt que les art. 4 et 5 de la LRCDAS sont inopérants dans la mesure où ils interdisent à une personne munie d’une autorisation médicale de posséder des dérivés du cannabis à des fins médicales.
[34] À aucun moment dans le cadre de la présente instance, les tribunaux de la Colombie-Britannique ou la Cour n’ont déclaré inconstitutionnelles les accusations portées contre M. Smith. En fait, à la suite du voir-dire, le juge de première instance a refusé d’ordonner l’arrêt des procédures. Malgré cela, le ministère public a choisi de ne présenter aucune preuve au procès. M. Smith a été acquitté en raison de ce choix. Nous ne voyons pas pourquoi il faudrait autoriser le ministère public à rouvrir le dossier à l’issue du présent pourvoi. L’acquittement de M. Smith est confirmé.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante : Service des poursuites pénales du Canada, Vancouver.
Procureurs de l’intimé : Tousaw Law Corporation, Duncan, Colombie-Britannique; Conroy and Company, Abbotsford; Henshall Scouten, Vancouver; Bibhas D. Vaze, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Santé Cannabis : Grey Casgrain, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Ruby Shiller Chan Hasan, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Gratl & Company, Vancouver.
Procureurs des intervenants la Société canadienne du sida, le Réseau juridique canadien VIH/sida et HIV & AIDS Legal Clinic Ontario : Burstein Bryant Barristers, Toronto; HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Toronto; Réseau juridique canadien VIH/sida, Toronto.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.