Décision

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Gabarit EDJ

Lachance c. Institut séculier Pie X

2021 QCCS 1064

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

 

 

 

N° :

200-17-025507-179

 

 

 

DATE :

23 mars 2021

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

NANCY BONSAINT, j.c.s.

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ANDRÉ LACHANCE

 

Demandeur

c.

 

INSTITUT SÉCULIER PIE X

 

Défenderesse

 

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JUGEMENT

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APERÇU

[1]   Le demandeur, André Lachance, allègue avoir subi des abus sexuels infligés par son oncle, Jean-Paul Lachance, de l’âge de 3 à 16 ans.

[2]   Certains abus sexuels se seraient produits dans la résidence des parents, des grands-parents et d’un oncle du demandeur, mais d’autres se seraient produits dans les locaux de la défenderesse, l’Institut Séculier Pie X, à Charlesbourg.

[3]   Le demandeur allègue que dès 1971, alors qu’il n’a que 3 ans, son oncle Jean-Paul, âgé d’environ 14 ans, commence à l’agresser sexuellement à la résidence de ses parents, située sur la ferme familiale dans la région de la Beauce.

[4]   Les abus sexuels débutent par des attouchements, évoluent vers des gestes de masturbation et culminent en une fellation alors que le demandeur est âgé de 14 ans (ci-après « abus » ou « agressions sexuelles »). Vers l’âge de 15 ans, le demandeur commence à s’opposer à son agresseur et les abus cessent lorsqu’il a 16 ans, en 1984. Le frère du demandeur aurait également été agressé par Jean-Paul, en 1975.

[5]   Pour sa part, Jean-Paul devient membre laïc et employé de la défenderesse alors qu’il est âgé de 19 ans, en 1975. Durant la semaine, il effectue les tâches liées à son emploi qui consistent à travailler à l’imprimerie, à effectuer des travaux d’entretien paysager ainsi que d’entretien ménager sur les lieux de la défenderesse. Il réside à temps plein dans les locaux de la défenderesse, de 1981 à 1985.

[6]   Les parents du demandeur, qui sont originaires de la Beauce, vont visiter Jean-Paul quelques fois par année à l’Institut, à Charlesbourg, durant la fin de semaine. Lors de ces visites, le demandeur, son frère, sa sœur, ainsi que ses parents sont hébergés dans les locaux de l’Institut.

[7]   Compte tenu qu’il réside sur les lieux, Jean-Paul choisit les chambres qui seront occupées par les membres de sa famille. Il réserve une chambre pour les parents, trois chambres individuelles (pour ses deux neveux et sa nièce), ainsi qu’une chambre pour lui-même, à proximité des enfants. C’est lors de ces visites que Jean-Paul abuse sexuellement du demandeur.

[8]   De 1975 à 1984, entre l’âge de 7 et 16 ans, le demandeur allègue avoir été agressé sexuellement par Jean-Paul à environ 80 reprises dans les locaux de la défenderesse.

[9]   Le demandeur soumet que plusieurs membres de la défenderesse étaient au courant des abus qu’il subissait et qu’ils n’ont rien fait pour le protéger. Il soumet également qu’étant donné le lien d’emploi entre Jean-Paul et l’Institut, ce dernier est responsable des actes fautifs commis par Jean-Paul, son préposé.

[10]        La défenderesse nie avoir été au courant, à quelque moment que ce soit avant la réception d’une lettre de dénonciation, en mars 2012, des abus subis par le demandeur. Par ailleurs, elle soumet que les abus commis par Jean-Paul ne constituent pas des gestes posés dans l’exécution de ses fonctions et que sa responsabilité, à titre de commettant, ne peut être retenue.

[11]        Le demandeur fonde son recours sur la responsabilité civile de la défenderesse au sens de l’article 1457 du Code civil du Québec (C.c.Q.), ainsi que sur sa responsabilité à titre de commettant, prévue à l’article 1463 C.c.Q.. Par ailleurs, il allègue que sa demande n’est pas prescrite puisqu’il était dans l’incapacité psychologique d’agir avant 2012 (art. 2904 et 2926.1 C.c.Q.)

QUESTIONS EN LITIGE

  1. L’Institut avait-il connaissance des abus sexuels subis par le demandeur et omis de les faire cesser?
  2. Un préposé de l’Institut a-t-il commis une faute envers le demandeur, dans l’exécution de ses fonctions, qui engage la responsabilité de l’Institut?
  3. Le recours du demandeur est-il prescrit?
  4. Quels sont les dommages subis par le demandeur?

CONTEXTE

-       Agressions sur la ferme familiale

[12]        Le demandeur, André Lachance (André), est né en 1968 et est âgé de 52 ans au moment de l’audience. Il est cuisinier de formation et travaille toujours dans ce domaine.

[13]        André grandit dans la région de la Beauce, tout d’abord à St-Jean-de-la-Lande sur la ferme familiale jusqu’à ses 14 ans et ensuite à Saint-Georges. Il a un frère aîné (« son frère ») et deux sœurs cadettes. Sa mère Louisette Bélanger travaillait dans une usine de textile alors que son père, Gaétan Lachance, était cultivateur.

[14]        Ses parents habitent sur la ferme familiale, à proximité de la résidence de ses grands-parents, sur le même chemin, à une distance « d’une terre ». Son oncle Jean-Paul Lachance (Jean-Paul), le frère de son père, habite alors avec ses parents (soit les grands-parents du demandeur). Jean-Paul est né en 1956 et est décédé en 2014.

[15]        La première agression sexuelle subie par André se serait déroulée en 1971, lorsqu’il avait trois ans, dans la résidence de ses grands-parents alors que lui-même et sa sœur se faisaient garder par Jean-Paul.

[16]        Jean-Paul est dans la salle de bain et demande à la sœur d’André de venir le rejoindre, mais elle en ressort rapidement. Il appelle ensuite André, qui se rend à la salle de bain, et lui montre son pénis et lui demande « de jouer avec », ce qu’il fait. Il se souvient que l’anatomie de Jean-Paul est différente de la sienne; c’est un moment précis qui est marqué dans sa mémoire.

[17]        André a environ 11 ans de différence d’âge avec Jean-Paul et ce dernier a 14 ans lors de la première agression. Il ne se souvient pas de la durée de celle-ci, mais cela lui semble rapide. Bien que ce soit un évènement marquant, il perd la notion du temps. Il n’en parle à personne, pas même à sa sœur qui est présente, car il ne savait pas comment agir face à cela. Il sort de la salle de bain et n’en parle à quiconque.

[18]        Quelques jours plus tard, Jean-Paul vient le voir et lui fait promettre que « ça restera entre nous autres », car sinon ils ne pourraient plus se voir. Il lui demande garder cela pour lui et de venir lui en parler, s’il en ressent le besoin. André lui fait la promesse de garder cela pour lui et il tient parole.

[19]        Peu de temps après, d’autres agressions surviennent. Jean-Paul vient souvent à la résidence d’André pour jouer avec lui-même et ses frères et sœurs. André mentionne d’ailleurs que, malgré tout, il trouvait son oncle gentil car il s’amusait beaucoup avec eux. Cependant, Jean-Paul en profite pour abuser d’André à ces occasions.

[20]        Encore une fois, André n’en parle pas à ses parents. Il mentionne que ces derniers sont des gens très religieux et qu’il sent qu’il ne peut pas leur parler de cela, que cela constitue un « péché »; il s’abstient donc de le dire à ses parents.

[21]        André résume qu’entre l’âge de 3 et 7 ans, il a été agressé chez ses grands-parents, à sa résidence et dans divers lieux sur la terre familiale. Jean-Paul l’amenait toujours seul à l’écart, lorsque cela était possible, et en profitait pour l’agresser.

[22]        Il témoigne que les agressions ont évolué au cours du temps. Il s’agissait au début de caresses et de touchers, ensuite d’actes de masturbation, jusqu’à un acte de fellation survenu vers l’âge de 14 ans.

-       Agressions dans les locaux de l’Institut

[23]        André a connu l’existence de la défenderesse, l’Institut Séculier Pie X (l’Institut), par le biais de ses parents, qui étaient des personnes religieuses, catholiques et qui avaient besoin de prières et d’être accompagnées au niveau religieux.

[24]        Lorsqu’il est jeune, son oncle Réjean Lachance est déjà membre de l’Institut, alors que son oncle Jean-Paul joindra l’Institut, pour sa part, en 1975.

[25]        Dans le cadre de la vie familiale, il y a des rencontres de prières qui se font à la résidence de ses parents, avec la participation de membres de l’Institut qui viennent parfois à la maison, et d’autres rencontres de prières qui se font à l’Institut situé à Charlesbourg.

[26]        La famille se rend à l’Institut pendant les périodes du printemps, de l’été et de l’automne pour visiter leur oncle Réjean et permettre aux parents de participer aux rencontres de prières. Ils demeurent alors sur place, à l’Institut, le samedi soir.

[27]        André explique que l’Institut est un lieu où les membres, tels ses parents, se réunissent pour prier. À son souvenir, l’Institut comporte trois bâtiments principaux: la maison Sarto, la maison du Renouveau et l’imprimerie.

[28]        La maison Sarto est celle où résident les personnes qui occupent les lieux comme résidents, tels que les employés, les prêtres et les personnes qui animent les prières. Lui et ses parents ont déjà couché à la maison Sarto lorsque des chambres étaient disponibles car il y a environ quinze chambres.

[29]        La maison du Renouveau est beaucoup plus grande, c’est l’endroit où se déroulent les rencontres de prières de ses parents. C’est dans cette maison que la famille est habituellement hébergée la fin de semaine, mais il ne sait pas le nombre de chambres; il s’agit de plusieurs chambres individuelles.

[30]        Enfin, l’imprimerie est située derrière la maison du Renouveau, à environ 30 mètres de distance. L’imprimerie contient des machineries pour l’impression et le découpage et on y produit des documents, dont la revue « Je Crois ». Il y a également une chambre noire pour développer des photos.

[31]        Avant 1975, sa famille allait régulièrement à l’Institut, la fin de semaine, pour visiter leur oncle Réjean.

[32]        En 1975, Jean-Paul intègre les rangs de l’Institut et c’est la première fois qu’André visite Jean-Paul à l’Institut, il a alors environ 7 ou 8 ans. Il se souvient que Jean-Paul faisait des travaux sur le site et qu’il se qualifiait lui-même de « bouche-trou ». Il faisait toutes sortes de tâches, selon les besoins de l’Institut, telles : jardinage, tondeuse et autres travaux du genre. Il se rappelle également qu’il donnait un coup de main à l’imprimerie.

[33]        Il lui est difficile de se rappeler de la première agression que Jean-Paul commet sur lui à l’Institut. Il s’agissait de l’une de leurs visites de fin de semaine, vers le printemps ou l’été. Ses parents avaient des rencontres de prières, il ne se souvient pas des autres personnes présentes, à part eux, il n’y avait pas beaucoup d’enfants. Les parents ne participaient pas à la célébration d’une messe, mais plutôt à une rencontre de prières réservée aux adultes.

[34]        Lorsque la famille dort à l’Institut, le samedi soir, Jean-Paul choisit les chambres pour les membres de la famille dans la maison Sarto ou la maison du Renouveau et il s’installe dans une chambre à proximité des enfants.

[35]        Jean-Paul leur procure des chambres séparées, une par enfant et une pour les parents. Les enfants sont très heureux d’avoir des chambres séparées, ce qu’ils ne connaissaient pas à la maison.

[36]        C’est à ces occasions que les agressions de Jean-Paul sur André se produisent à l’Institut. André explique que les agressions se passent surtout la nuit, à chaque fois que la famille dort à l’Institut. Son oncle se glisse dans sa chambre la nuit, à deux ou trois reprises par nuit, et abuse d’André. Cela dure de 10 à 15 minutes à chaque reprise.

[37]        Dans la journée, il subit également des agressions car Jean-Paul l’amène seul,  à l’écart, pendant 15 à 20 minutes et en profite pour l’abuser.

[38]        Il se souvient, par exemple, d’une agression survenue à l’imprimerie alors que Jean-Paul l’attire à la salle de bain pour l’abuser.

[39]        André dit avoir été agressé à raison d’environ cinq fois par année (lors des visites de la famille à Jean-Paul, à l’Institut) et ce, à raison d’environ 3 reprises par nuit et à d’autres occasions durant le jour. Durant la période entre 1975 et 1984, André évalue avoir été agressé sexuellement à environ 80 reprises.

[40]        André explique qu’ils ne se sont jamais fait surprendre par quelqu’un lors de la survenance des agressions à l’Institut, bien qu’une fois son frère a failli les surprendre dans une pièce de la maison Sarto. Son frère était surpris de voir Jean-Paul et André ensemble en plein nuit, mais il n’a pas fait d’allusions à quoi que ce soit et ils n’en ont pas reparlé par la suite. André avait alors environ 8 ou 9 ans.

[41]        Bien qu’André et Jean-Paul ne se soient jamais fait surprendre et qu’il n’en ait parlé à personne, André allègue que des membres de l’Institut étaient au courant que Jean-Paul l’agressait. Il réfère à trois évènements : un épisode de « confession » avec l’abbé André Daigneault (abbé Daigneault[1]) vers 1978-1979, une discussion tenue entre lui et le Cardinal Gérald Cyprien Lacroix (Cardinal Lacroix[2]) vers 1982-1983 et une discussion entre son frère et le Cardinal Lacroix 1979-1980.

[42]        Tout d’abord, vers 1978-1979, alors qu’il a environ 11 ans, il y a des rencontres occasionnelles avec des membres de l’Institut qui viennent de Québec pour faire des activités de prières à la résidence de ses parents. Deux à trois fois, durant l’été, un membre de l’Institut vient dans la Beauce et ils font des prières; il y a possibilité de procéder au sacrement de la confession.

[43]        L’abbé Daigneault, qui selon lui est un prêtre à l’époque car il est toujours habillé en noir avec un col blanc (il n’en est pas certain) est présent à la résidence de ses parents et anime une séance de prières. L’abbé Daigneault demande alors s’il y a des gens qui veulent se confesser. Les parents disent à André et son frère qu’ils peuvent y aller. André ne se souvient pas si ce sont ses parents ou l’abbé Daigneault qui leur demande de se confesser.

[44]        Après avoir rencontré son frère, l’abbé Daigneault rencontre ensuite André, seul, dans une chambre. À ce moment, il lui aurait demandé s’il voulait faire une confession « générale » ou « de base » et il aurait répondu « générale ». Il lui demande alors s’il a commis des péchés. André répond qu’il se masturbe, mais il ne sait pas si cela constitue un péché. Il lui dit aussi qu’il est « tannant » à la maison et qu’il agace ses sœurs.

[45]        Vers la fin de l’entrevue, l’abbé Daigneault lui aurait dit : « Est-ce que Jean-Paul te touche encore? ». Il lui répond « non », car il ne peut lui dire que Jean-Paul le touche, ayant promis à ce dernier de ne rien dire. Il se sent coupable de mentir lors d’une confession et se demande « s’il va aller chez le diable ». Il ne parle de cela à personne. Il appert que son frère se serait fait poser la même question que lui par l’abbé Daigneault.

[46]        L’autre évènement se déroule en 1982-1983, alors que le Cardinal Lacroix l’aurait croisé à la maison Sarto et lui aurait dit : « Jean-Paul t’aime, mais il fait de gros efforts pour s’en sortir, tu dois lui pardonner comme Jésus fait ». Son frère témoigne pour sa part d’une discussion avec le Cardinal Lacroix, qu’il situe cependant en 1979-1980 à l’imprimerie de l’Institut, alors que ce dernier lui aurait dit : « tu sais Jean-Paul regrette les erreurs du passé, il t’aime beaucoup, c’est important de lui pardonner ».

[47]        C’est sur la foi de ces trois évènements, vécus par lui-même et son frère, qu’André soumet que des membres de l’Institut étaient au courant des abus subis à l’Institut. Nous reviendrons sur ces évènements dans la section « Analyse ».

[48]        Quant à la poursuite des agressions, André explique que lorsque Jean-Paul revient dans la Beauce, chez ses parents, il s’arrange toujours pour se retrouver seul avec lui pendant les rencontres familiales. Il abuse de lui, que ce soit chez ses parents, ses grands-parents, son oncle ou même chez un voisin.

[49]        En 1983-1984, alors qu’André a environ 15 ans et qu’il est déménagé à St-Georges, Jean-Paul vient parfois à sa résidence et une fois, alors qu’il était seul avec lui dans la chambre de sa sœur, il lui aurait alors demandé de faire un acte à caractère sexuel. C’est vers cette époque qu’André décide qu’il veut mettre fin « à tout cela ».

[50]        En 1984, vers l’âge de 16 ans, André confronte Jean-Paul afin de lui dire : « tu n’as pas d’emprise sur moi ». Il se rend seul à Charlesbourg, par ses propres moyens (transport en commun), pour lui parler. Il lui dit que c’est la dernière fois qu’il a de l’emprise sur lui, qu’il ne peut plus endurer ce qu’il lui fait subir et qu’il ne veut plus avoir de contacts avec lui. Il coupe alors tous les liens avec Jean-Paul.

[51]        Il explique que cette confrontation l’a tout de même bouleversé car, malgré tout, il aimait beaucoup son oncle quand il était plus jeune, il avait une relation privilégiée avec lui, car il lui donnait des petits cadeaux et était gentil. Il ne l’aimait pas au sens « amoureux » du terme, mais au sens où il était parfois en admiration devant lui.

-       Impacts sur son adolescence et sa vie adulte

[52]        Après tous ces abus, vers l’âge de 16 ans, André fait le constat qu’il « est fucké dans sa vie » et qu’il « a de la misère à gérer ça ». Il ressent tellement de colère qu’il pense au suicide, à cette époque, car « vivre de même, je ne suis pas capable ».

[53]        À l’adolescence, il a énormément de difficultés à entrer en contact avec les filles de son âge. Il est vraiment perturbé, troublé sexuellement et a de la difficulté à se comprendre. L’adolescence est très difficile à vivre. Il n’a pas beaucoup d’amis, n’a pas confiance en lui, est réservé, timide, ne se mêle pas aux autres et est victime d’intimidation à l’école.

[54]        Il a de la difficulté dans toutes les matières scolaires, malgré les efforts soutenus de sa mère pour l’aider. Il a des problèmes de concentration qu’il attribue au fait qu’il est « perturbé tout le temps dans sa tête » par les abus qu’il a subis. Il pense toujours à cela à l’école et est incapable de se concentrer; il n’a pas envie d’étudier.

[55]        Au surplus, il doit travailler à la ferme laitière de ses parents, un mode de vie difficile car il doit se lever à 6h30 pour aider à la traite des vaches et aller à l’école à 8h, épuisé.

[56]        Au niveau de son parcours scolaire, il obtient son diplôme d’études professionnelles (D.E.P.) en cuisine en 1987, après 4 ans d’études dans le profil « professionnel long ». Il aime étudier la cuisine et son cours se déroule bien. Il tente d’obtenir un diplôme professionnel à l’école Wilbrod-Bhérer, mais son anglais lui nuit et il n’obtient pas ce diplôme.

[57]        Son professeur de cuisine de St-Georges l’engage alors et il retourne dans la région de la Beauce. Il s’est vu offrir un travail plus rémunérateur à l’Hôtel-Dieu de Québec, mais il préfère retourner dans sa région.

[58]        Quant à ses relations intimes, à l’âge de 20 ans, ce ne fut pas davantage facile. Il rencontre sa « première blonde » mais ne l’embrasse pas car il n’en est pas capable, cela ne l’attire pas et la relation ne dure que deux mois. Sa deuxième copine est plus apte à le faire sortir de sa gêne et il la fréquente quelques mois.

[59]        À 20 ans, il sait qu’il est attiré par les hommes et ce, depuis longtemps, mais il n’est pas en mesure de s’affirmer ouvertement en tant qu’homosexuel. Ce n’est que beaucoup plus tard, après avoir travaillé sur lui-même en thérapie, qu’il sera plus serein quant à son orientation sexuelle. Il ajoute que la thérapie lui a sauvé la vie.

[60]        Entre l’âge de 20 et 30 ans, il ne connaît pas vraiment de relations stables, si ce n’est une relation un peu plus durable qui prendra fin autour de la trentaine, lorsque des accusations criminelles d’attouchements sexuels sur un enfant sont portées contre lui (comme nous le verrons ci-après).

[61]        Toujours entre 20 et 30 ans, André n’a jamais parlé à quiconque de ce qu’il s’était passé avec Jean-Paul. Il explique son refus d’en parler parce que, d’une part, son oncle lui avait fait promettre de ne rien dire dès le tout début des agressions. Il a toujours respecté cette promesse et il ne disait rien. Il ajoute que Jean-Paul lui achetait des cadeaux, ce qui a pu contribuer à « acheter » son silence.

[62]        D’autre part, ses parents sont très religieux et il a peur de la pression familiale s’il dévoile les gestes de son oncle. Au sein de sa famille « il faut être correct, il faut être bien, il ne faut pas pécher, car c’est le diable». Pour lui, tout cela constitue de la pression qui l’amène à ne pas parler de ce qu’il a vécu. De toute façon, à cette époque, il n’est pas en mesure d’expliquer ce qui est arrivé à qui que ce soit et il a peur du jugement des autres.

[63]        Ce n’est qu’à l’âge de 30 ans, en 1998, qu’André parle finalement des abus sexuels de Jean-Paul à sa mère. Il est à la cuisine avec elle, ils lavent la vaisselle et ils sont seuls. C’est alors qu’il lui explique que son oncle a abusé de lui. Il n’a pas le temps de terminer sa phrase que sa mère a la réaction suivante : elle lui demande de ne pas en parler à son père, qu’il ne le prendrait pas, qu’il ne faut pas qu’il en parle.

[64]        C’est ainsi que, par respect pour sa mère, il se plie à sa demande et décide de ne plus parler des abus subis.

-       Les abus commis par André sur des enfants

[65]        En 1999, André explique qu’il « commence à bifurquer » et à « prendre le mauvais chemin ».

[66]        En 1999, André travaille comme gardien de nuit dans un Centre jeunesse. Il est affecté à des tâches d’entretien, mais il doit également intervenir si des jeunes se lèvent pendant la nuit pour leur dire de retourner dans leur chambre. C’est dans ce contexte qu’en l’an 2000, il abuse d’un enfant de 11 ans au Centre jeunesse.

[67]        Sans entrer dans les détails, André reproduit sur l’enfant certains gestes que Jean-Paul lui faisait subir. Cependant, l’enfant comprend que cela pourrait aller plus loin et il le dénonce aux autorités. André se dit soulagé que l’enfant l’ait dénoncé.

[68]        En 2001, André est reconnu coupable de contacts sexuels sur un mineur de moins de 14 ans, condamné à une peine avec sursis ainsi qu’à une amende et doit se soumettre à perpétuité à une ordonnance lui interdisant d’être en présence d’enfants[3].

[69]        Outre la condamnation, la publicité entourant ce délit est très difficile pour André puisqu’il est identifié dans la presse télévisée et écrite comme un agresseur d’enfants. Il est vraiment perturbé et n’en revient pas d’être « tombé si bas ».

[70]        En lien avec cette condamnation, André doit suivre une thérapie de 60 mois à l’Hôpital Robert-Giffard au département de sexologie (de 2000 à 2005).

[71]        La thérapie consiste, au départ, en des rencontres privées avec des professionnels pour mettre en place le processus d’évaluation. Par la suite, il y a des rencontres de groupe et des séances privées avec des thérapeutes.

[72]        Pour la thérapie de groupe, il doit échanger avec des personnes qui ont abusé d’enfants afin de parler de la problématique de la pédophilie. Il a beaucoup de difficultés à s’identifier comme un pédophile. Lors des rencontres en privé avec le sexologue, il commence à parler des abus subis, mais sans jamais identifier son oncle, et il ne discute pas de ces abus lors des rencontres de groupe.

[73]        Lors de cette thérapie de cinq ans, il réussit à s’ouvrir sur beaucoup de choses, notamment sur le fait qu’il ressent toujours le désir de plaire à tout le monde. La thérapie lui fait comprendre qu’il est temps de penser à lui. Il prend également conscience que la sexualité est pour lui un aspect problématique dans sa vie et qu’il doit y « travailler fort ».

[74]        Pendant la thérapie, il ne reparle pas avec sa mère des abus, mais il en discute avec son frère, au cours de sa deuxième année de thérapie, soit vers 2001. Il collabore bien dans sa thérapie et il veut que cela se passe bien, que ce soit profitable pour la société. Il vit la thérapie seul, mais son frère l’épaule dans la démarche.

[75]        C’est donc vers 2001 qu’André commence à parler avec son frère de son orientation sexuelle et qu’il lui dévoile les abus qu’il a subis par Jean-Paul. Il n’en parle pas outre mesure, sinon pour faire un lien avec le contexte qui l’a amené en thérapie, soit l’agression qu’il a lui-même commise sur un enfant.

[76]        Son frère semble comprendre le lien entre les abus de Jean-Paul et l’agression qu’André a commis, mais ils n’en parlent pas outre mesure et la discussion est très brève. André ne sait pas à cette époque que Jean-Paul a fait d’autres victimes, dont son frère.

[77]        Avant de conclure la présente section, qui relate des abus commis par André sur des enfants, il y a lieu de faire un bref aparté pour expliquer un évènement du passé d’André qui a ressurgi en 2014 et qui consiste en un abus qu’il a commis sur un autre enfant.

[78]        En 2014, lors d’une rencontre familiale entre cousins et cousines, André admet à l’une de ses cousines que lorsqu’il la gardait en 1982, alors qu’il avait 14 ans et elle de 3 ans, il a commis un geste de nature sexuelle sur elle et lui offre ses excuses. Sa cousine porte plainte contre lui, des accusations sont portées; André reconnaît immédiatement sa culpabilité. Il écope d’une peine de 100 heures de travaux communautaires et d’une période de probation de un an[4]. Cet évènement aurait un lien, selon André, avec les abus qu’il a subis dans son enfance et son adolescence.

-       La plainte criminelle contre Jean-Paul

[79]        Entre 2001 et 2011, André et son frère ne reparlent pas des abus subis par André. Ils ont respectivement beaucoup de choses à régler dans leur vie, André se reconstruit et son frère traverse une période difficile.

[80]        Son frère témoigne qu’en 2011, la vie d’André va mieux et qu’il est alors en mesure de reparler des abus; il ajoute « qu’avant, il n’était pas prêt à ça ». C’est à cette époque, en 2011, que son frère informe pour la première fois André qu’un cousin de la famille a été abusé par Jean-Paul et que lui-même été abusé par Jean-Paul en 1975. Il lui explique avoir été agressé une seule fois par Jean-Paul, chez ses grands-parents, lorsqu’il avait 8 ans (en 1975).

[81]        André est très surpris et choqué d’apprendre que Jean-Paul a fait d’autres victimes. Il croyait qu’il était leur seul à avoir été agressé et se dit qu’il ne peut laisser la situation continuer de la sorte, sinon son oncle fera d’autres victimes. Il se souvient que son oncle, qui est en Haïti depuis 1997, est parfois en compagnie d’enfants et cela l’inquiète.

[82]        C’est dans ces circonstances, vers 2011, qu’André et son frère décident qu’ils doivent porter plainte à la police.

[83]        En mars 2012, son frère rédige une lettre à l’Institut qui relate les abus subis par lui-même et André aux mains de Jean-Paul. Il fait part de leur intention de rendre le tout public et précise que les coupables « devront faire face à la justice » [5].

[84]        Son frère ajoute lors de son témoignage que « dans leurs têtes, ils sont persuadés qu’il (Jean-Paul) a fait d’autres victimes qu’eux ». En ce sens, il explique que leur intention première était d’intenter un recours collectif contre l’Institut.

[85]        Lorsque Jean-Paul fut informé de la dénonciation le concernant, il aurait menacé ou tenté de se suicider en Haïti et l’abbé Christian Beaulieu, alors directeur de l’Institut, serait allé en Haïti pour le rapatrier au Québec.

[86]        En juin 2012, le frère rencontre l’abbé Beaulieu à l’Institut pour discuter de la situation dénoncée en mars 2012. Lors de cette rencontre, ce dernier aurait évoqué la possibilité que Jean-Paul présente un aveu sincère à André et lui-même, que ces derniers pourraient lui pardonner et ne pas intenter de recours. Cette approche est refusée par le frère d’André.

[87]        L’abbé Beaulieu suggère ensuite que Jean-Paul se livre lui-même à la police, afin d’éviter un recours contre l’Institut. Son frère refuse également cette approche, considérant que lui-même et André sont certains qu’il y a d’autres victimes. Selon lui, l’Institut cherche à « s’en sortir » en mettant tout sur le dos de Jean-Paul.

[88]        Le frère d’André refuse donc les options suggérées par l’Institut et il quitte. Il reconnaît par ailleurs que l’Institut n’a exercé aucune pression pour empêcher l’exercice d’un recours quelconque.

[89]        Le 21 septembre 2012, le frère rédige un document intitulé « Le poids du silence » dans lequel il relate tous les évènements et abus vécus par André et lui-même[6]. Il distribue ce document à tous les membres de sa famille, étant donné qu’ils ont l’intention d’intenter une poursuite contre l’Institut. Le frère veut ainsi informer les membres de sa famille de la situation avant que le tout ne devienne public.

[90]        Le 18 octobre 2012, une lettre est transmise par l’Institut au frère, qui propose d’avoir « recours au service d’un médiateur, qui pourra tous nous aider à y voir plus clair, de part et d’autre ». On suggère de faire appel à un juge de la Cour supérieure à la retraite pour procéder à la médiation[7].

[91]        Le frère refuse cette offre de médiation. Il explique qu’à l’époque, André et lui ne sont pas représentés par un avocat et leur compréhension de l’offre de médiation est qu’elle ne semble pas à leur avantage et qu’il s’agit d’un « piège à cons ».

[92]         Après octobre 2012, André et son frère continuent leur réflexion mais ils décident qu’ils vont porter plainte à la police contre Jean-Paul. Avant de porter plainte, André ne communique pas avec Jean-Paul, « car il n’est plus dans sa vie », mais il avise ses parents.

[93]        En février 2013, André et son frère portent officiellement plainte à la police. En février 2014, après une enquête de près d’une année, des accusations sont déposées contre Jean-Paul, mais uniquement quant aux abus subis par André depuis 1978[8].

[94]        Après avoir porté plainte, André reçoit plusieurs appels de membres de sa famille qui lui demandent de la retirer. Malgré l’insistance des membres de sa famille, il refuse de retirer sa plainte et considère qu’il « a fait tout ce qu’il avait à faire ».

[95]        André explique que cela lui a pris tout son courage pour porter plainte, mais que « là c’était fini ». Il explique que la plainte portée est le résultat de sa thérapie, au cours de laquelle il a appris l’importance de penser à lui et de s’aimer. Le fait de « penser à lui » l’amène à porter plainte contre Jean-Paul.

[96]        Le 21 février 2014, Jean-Paul comparaît à la Cour du Québec pour faire face aux accusations déposées contre lui. Il est alors libéré sous caution et l’Institut l’accueille à la maison Sarto.

[97]        Environ une semaine plus tard, en février 2014, Jean-Paul est retrouvé sans vie à l’Institut; il s’est suicidé.

[98]        André témoigne qu’il se sent énormément coupable pour le suicide de son oncle. Il se dit que s’il n’avait pas porté plainte à la police, son oncle serait encore en vie. Cependant, avec du recul, il considère que la décision de Jean-Paul de se suicider lui appartient et il a « appris à vivre avec », bien que « cela lui fait encore quelque chose ».

-       Le recours d’André contre l’Institut

[99]        Suite au suicide de Jean-Paul, puisqu’un recours civil n’est plus possible contre ce dernier, il discute avec son frère de la situation et il leur revient alors en tête la « confession » qu’ils avaient faite à l’abbé Daigneault, lorsqu’ils étaient jeunes. Ils concluent de cet évènement que « l’Institut devait savoir ça (les abus) c’est clair et certain ».

[100]     En décembre 2014, le frère rédige un document qu’il transmet uniquement à l’abbé Christian Beaulieu. Ce document a pour but d’explorer la possibilité de reprendre une médiation avec l’Institut[9].

[101]     Le 13 avril 2015, l’Institut répond au frère qu’il refuse la médiation, puisque les circonstances ne permettent plus de poursuivre cette démarche. En effet, pour l’Institut,  la médiation devait se faire entre eux (André et lui-même) et Jean-Paul. Or, cela n’est plus possible vu le décès de Jean-Paul[10].

[102]     Selon André, l’Institut avait la responsabilité d’une personne qui a abusé d’un enfant pendant qu’il résidait sur les lieux de l’Institut et cela a un certain impact sur un recours possible. Puisqu’ils sont convaincus, son frère et lui, que l’Institut était au courant des abus, André prend la décision de déposer un recours civil contre ce dernier et rencontre un avocat à cette fin en 2015. Il introduit son recours contre l’Institut le 17 février 2017.

[103]     Lors de l’audience, André explique que c’est la première fois qu’il réussit à se tenir debout, qu’il fait ce qu’il doit faire dans la vie, qu’il peut marcher la tête haute et être responsable. Quant à la tenue du procès, il exprime que « c’est la chance de ma vie d’expliquer ce qui m’est arrivé », la chance d’expliquer son vécu et « où tout ça l’a mené ».

[104]     Les faits énumérés dans la partie « Contexte » émanent surtout des témoignages d’André et de son frère. D’autres témoins furent entendus lors de l’audience, soit Louisette Bélanger, la mère d’André (pour la demande), ainsi que l’abbé Marcel Caron et le Cardinal Lacroix (pour la défense). Ces témoignages seront abordés dans la prochaine section (« Analyse »).

ANALYSE

  1. L’Institut avait-t-il connaissance des abus sexuels subis par le demandeur et omis de les faire cesser?

1.1.        Droit applicable : la faute directe (art. 1457 C.c.Q.)

[105]     Le demandeur allègue que la défenderesse a commis une faute civile à son endroit puisqu’elle aurait eu connaissance des abus subis et n’aurait rien fait pour les faire cesser, contrevenant ainsi aux obligations prévues à l’article 1457 C.c.Q. :

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

[106]     La décision de la Cour suprême dans L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J.[11], bien que rendue en matière d’autorisation d’une action collective, illustre les faits qui doivent être prouvés lorsqu’on allègue la faute directe d’une entité à laquelle on impute la connaissance d’abus sexuels :

[63] [...] La cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire repose plutôt sur la responsabilité découlant de la faute directe de ce dernier à l’égard des agressions qui auraient été commises dans ce lieu. Une telle cause d’action implique nécessairement que les administrateurs de l’Oratoire auraient commis une faute imputable à celui-ci en négligeant de faire cesser les abus sexuels ou, pire, en les camouflant. En matière d’abus sexuels, la faute directe est d’ailleurs susceptible de revêtir diverses formes : manquement à un devoir de dénonciation ou de protection, ou encore omission de prendre les mesures qui s’imposent afin de prévenir ou de faire cesser les abus (voir, notamment, Langevin et Des Rosiers, p. 165-208) […].

[64] [...] Les allégations de faute visant l’Oratoire ne sont d’ailleurs pas formulées « dans l’abstrait » : elles s’appuient sur la trame factuelle sous-jacente, laquelle consiste en des allégations d’agressions sexuelles qui auraient été commises régulièrement à l’Oratoire sur une période de plusieurs années et sur plusieurs victimes, ce qui en soi est « suspect » et rend « possible » l’existence d’une faute imputable à l’Oratoire. Les agressions sexuelles ont d’ailleurs toujours été des fautes automatiquement constitutives de préjudices graves : Langevin et Des Rosiers, p. 166; […].

[70]  J’insiste ici sur le fait qu’il n’est pas nécessaire à la réussite de l’action de J.J. que celui-ci prouve que l’Oratoire, ou plus précisément ses administrateurs, avaient une connaissance réelle ou subjective des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire. En effet, la faute civile visée à l’art. 1457 C.c.Q. « est constituée par l’écart séparant le comportement de l’agent de celui du type abstrait et objectif de la personne raisonnable, prudente et diligente » : Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 21, citant J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (7e éd. 2007), vol. I, p. 171 (je souligne). Puisque les allégations de J.J., tout comme le Tableau des victimes, révèlent qu’il n’est pas question en l’espèce d’un incident unique ou d’un fait isolé — mais bien plutôt d’agressions qui auraient été commises régulièrement à l’Oratoire sur une période de plusieurs années et à l’endroit de plusieurs victimes — il est tout à fait possible que le juge du fond arrive à la conclusion que l’Oratoire, ou plus précisément ses administrateurs, auraient dû savoir que des agressions étaient supposément commises à l’Oratoire, et qu’ils ont été négligents en ne les faisant pas cesser :

[TRADUCTION] Des institutions religieuses ont été jugées responsables, en vertu du droit de la responsabilité délictuelle, d’avoir manqué à leur obligation de diligence raisonnable en omettant d’exercer une supervision adéquate et d’établir des règles de conduite appropriées, en omettant d’enquêter sur des plaintes et en omettant d’offrir du counseling; il n’est pas nécessaire que l’institution ait réellement eu connaissance de quelque allégation concernant des employés, des bénévoles ou des incidents, il suffit plutôt simplement qu’elle ait prévu — ou aurait dû prévoir — qu’il existait un risque de conduite inappropriée en lien avec des personnes vulnérables.

(Ogilvie, p. 335)

[Nos soulignements]                                 

[107]     Dans un jugement rendu en matière d’abus sexuels commis par des membres d’une congrégation religieuse, le juge Claude Bouchard décrit pour sa part la notion de  faute directe comme suit :

[84]  Outre la question du lien qui rattache ces pères au Collège et/ou à la Congrégation des Rédemptoristes, que le tribunal devra analyser au regard de leur responsabilité, il doit déterminer si les défendeurs étaient au courant des abus reprochés ou en d'autres termes, ont-ils fait preuve d'aveuglement volontaire et de négligence grossière s'assimilant à de la mauvaise foi, comme le prétend le demandeur?[12]

1.2.        Application du droit aux faits pertinents

[108]     Le demandeur allègue que des membres de l’Institut étaient au courant qu’il subissait des abus sexuels par son oncle Jean-Paul, lui-même un membre de l’Institut, alors qu’il était mineur, que ces abus se sont produits dans les locaux de l’Institut, et que rien n’a été fait pour le protéger.

[109]     Le Tribunal doit déterminer si l’Institut était au courant des abus subis par le demandeur entre 1975 et 1984, ou s’il aurait dû le savoir, faisant preuve d’aveuglement volontaire ou de négligence grossière s'assimilant à de la mauvaise foi.

[110]     Qu’en est-il?

-       Absence de verbalisation à des membres de l’Institut

[111]     Le Tribunal constate tout d’abord qu’André n’a jamais verbalisé, à quiconque, que ce soit à un membre de l’Institut, à un membre de sa famille, à une conjointe ou à un ami, avoir été abusé par son oncle Jean-Paul à l’Institut.

[112]     La preuve révèle, sans équivoque, que la première fois qu’André verbalise les abus sexuels subis pendant son enfance et son adolescence, il se confie à sa mère et il est alors âgé de 30 ans (soit vers 1998).

[113]     La deuxième fois qu’André parle des abus sexuels à quelqu’un, il se confie à son frère, au cours de sa deuxième année d’une thérapie entamée en 2000, suite aux abus sexuels qu’il avait lui-même commis sur un enfant (soit vers 2001).

[114]     Quant à son frère, il n’a pas davantage verbalisé l’abus sexuel dont il a été victime en 1975, dans la résidence de ses grands-parents. Il n’en n’a pas parlé à sa mère, ni à quiconque. Ce n’est qu’en 2011 qu’il confie à André qu’il a été abusé par Jean-Paul. Il n’a donc jamais verbalisé quoique ce soit à des membres de l’Institut en lien avec Jean-Paul, si ce n’est dans la lettre qu’il leur a transmise en mars 2012.

[115]     Quant aux parents d’André, le Tribunal retient que ces derniers n’ont jamais été informés ou eu connaissance des abus sexuels commis par Jean-Paul, entre 1975 et 1984 et qu’ils n’ont donc pas informé l’Institut[13].

[116]     Louisette Bélanger, la mère d’André, témoigne que la première fois qu’elle apprend qu’André avait été abusé par Jean-Paul, c’est lorsque ce dernier leur fait un aveu, à elle-même et son mari Gaétan, à une époque qu’elle situe avant l’an 2000. Elle explique que lors de cet aveu de Jean-Paul, elle « n’a pas aimé ça pantoute », qu’elle l’a « disputé », que ce dernier était gêné et qu’il n’a pas donné de détails.

[117]     Elle ajoute que ni elle, ni son mari n’ont parlé de ces abus à l’Institut et que, par ailleurs, l’Institut ne les a jamais informés d’abus non plus.  

[118]     Ce n’est que 7 ou 8 ans plus tard après l’aveu fait par Jean-Paul, qu’André lui a lui-même parlé des abus subis (soit vers 1998). Elle ajoute que ni elle, ni son mari n’ont jamais abordé la question des abus subis par André avec lui, avant qu’il ne leur en parle.

[119]     Avant l’aveu de Jean-Paul, Mme Bélanger témoigne que dans les années 1970 et 1980, elle n’a jamais eu de soupçon ou de doute que des abus auraient été commis par Jean-Paul sur André. Elle explique que Jean-Paul était discret, qu’il venait garder les enfants à la maison et qu’ils le voyaient 4 à 5 fois par année à l’Institut. Elle a le souvenir que parfois elle « perdait » André de vue, car il était toujours avec Jean-Paul, mais elle et son mari lui faisaient confiance.

[120]     Outre la non-verbalisation des abus, le Tribunal note qu’André et Jean-Paul ne se sont jamais fait surprendre au cours de l’un de ces abus, que ce soit par des membres de l’Institut ou par des membres de sa famille[14].

[121]     Ainsi, sous cet angle, le Tribunal est convaincu que les membres de l’Institut n’ont jamais été informés par André ou des membres de sa famille, entre 1975 et 1984, que des abus étaient commis par Jean-Paul, et qu’ils ne furent jamais témoins des abus commis.

[122]     Ce n’est qu’en mars 2012, lors de l’envoi d’une lettre transmise par son frère, qu’André dénonce pour la première fois, directement à l’Institut, avoir été abusé par Jean-Paul durant plusieurs années.

-       Discussions avec des membres de l’Institut

[123]     Par ailleurs, André soumet que des discussions se sont tenues avec trois (3) membres de l’Institut, soit l’abbé André Daigneault, le Cardinal Lacroix et l’abbé Maurice Bélanger, avec lui-même et son frère, discussions qui seraient de nature à prouver selon lui que des membres de l’Institut étaient au courant des abus qu’il a subis[15].

o   Abbé André Daigneault

[124]     Tout d’abord, lors de l’audience, le demandeur témoigne qu’en 1978-1979, il aurait rencontré l’abbé Daigneault seul, dans un contexte de confession, et que ce dernier lui aurait demandé : « Jean-Paul te touche-tu encore? », question à laquelle il a répondu : « non ».

[125]     Or, dans son interrogatoire au préalable tenu le 23 août 2017, André avait plutôt témoigné que la question qui lui avait été posée par l’abbé Daigneault était : « Jean-Paul te touche-tu? », à laquelle il répond « non ». Il lui aurait également demandé : « il touche-tu à (son frère) », question à laquelle il répond « je ne sais pas »[16].

[126]     Lorsque confronté à cette contradiction, André reconnaît lors de l’audience que c’est la version du 23 août 2017 qui est la plus fidèle. Il ajoute qu’il comprend la différence et « qu’il va y aller avec ce qu’il a dit dans la version de l’interrogatoire ».

[127]     Le Tribunal retient donc que la question qui fut effectivement posée à André est : « Jean-Paul te touche-tu? » et non la question : « Jean-Paul te touche-tu encore? ». Il y a là une différence importante entre ces questions, puisque la première situe les actes dans le présent (sans référence au passé), alors que la seconde est posée en laissant entendre qu’un abus a déjà été commis (par l’utilisation du mot « encore »).

[128]     En conséquence, la discussion tenue entre André et l’abbé Daigneault ne permet pas de conclure que l’Institut était au courant des abus commis par Jean-Paul.

[129]     De plus, considérant la réponse négative d’André à la question posée, et sans autre preuve à cet égard, rien ne permet de conclure que l’abbé Daigneault a rapporté à des membres de l’Institut que Jean-Paul avait commis des abus sur André.  

[130]     Par ailleurs, André fonde également ses allégations de connaissance des membres de l’Institut sur le fait que son frère aurait aussi rencontré l’abbé Daigneault seul, à la même occasion et que ce dernier lui aurait posé la même question.

[131]     Lors de l’audience, son frère témoigne de cette discussion avec l’abbé Daigneault et indique que la question qui lui fut posée est : « Jean-Paul te touche-tu encore? », question à laquelle il répond « non ». Il lui aurait également demandé : « est-ce que Jean-Paul touche à ton frère? » et il répond « non », puisqu’à cette époque il n’est pas au courant des abus sur André.

[132]     Or, dans le cadre de son interrogatoire au préalable tenu le 1er décembre 2017, son frère témoigne plutôt que la question qui lui fut posée par l’abbé Daigneault est la suivante : « il me demande si Jean-Paul me touche? » et il répond « non ». Il lui demande ensuite : « si Jean-Paul il touche à mon… si je sais que Jean-Paul touche à mon frère? » et il lui dit « non »[17].

[133]     Le Tribunal constate que la version des évènements du frère diffère entre l’interrogatoire au préalable du 1er décembre 2017 et la tenue de l’audience. Considérant que l’interrogatoire au préalable s’est déroulé de façon plus contemporaine aux faits en litige, le Tribunal retient cette première version de l’évènement rendue par le frère.

[134]     Ainsi, considérant que les questions qui furent posées au frère sont : « il me demande si Jean-Paul me touche? » et « si Jean-Paul il touche à mon… si je sais que Jean-Paul touche à mon frère? », le Tribunal en vient à la même conclusion que la précédente, soit que cette discussion ne permet pas de conclure que l’abbé Daigneault était au courant d’abus commis par Jean-Paul. De plus, sa réponse négative aux questions posées ne permet pas de conclure à une connaissance des abus par des membres de l’Institut.

[135]     Le Tribunal constate que les premières versions rendues par André et son frère, lors de leurs interrogatoires au préalable tenus en 2017, concordent en tout point. Il y a tout lieu de croire que l’abbé Daigneault a utilisé les mêmes termes avec les deux frères.

[136]     Relativement aux discussions tenues avec l’abbé Daigneault, l’Institut nie que  ce dernier ait reçu des « confessions » d’André et son frère. Il soumet que, d’une part, ce dernier n’était pas prêtre au moment des évènements allégués (en 1978-1979), puisqu’il a été ordonné prêtre en 1982[18]. Étant un membre laïc à cette époque, il ne pouvait pas administrer le sacrement du pardon (recevoir des confessions), un acte réservé aux prêtres.

[137]     D’autre part, l’Institut soumet que l’abbé Daigneault a confirmé n’avoir jamais discuté avec André et son frère. En fait, lors de son interrogatoire au préalable, l’abbé Daigneault témoigne plutôt ne pas se souvenir d’avoir discuté avec André et son frère : « je me souviens pas du tout, du tout »[19].

[138]     Pour sa part, Gaétan Lachance ne peut confirmer si c’est l’abbé Daigneault ou l’abbé Bélanger qui serait venu confesser les enfants. Quant à Louisette Bélanger, elle témoigne que ce serait un prêtre qui était présent à la maison et qui aurait confessé les enfants et croit qu’il s’agissait de l’abbé Bélanger[20].

[139]     De ces éléments, le Tribunal retient que, vraisemblablement, des discussions ont eu lieu entre un membre de l’Institut (l’abbé Daigneault ou l’abbé Bélanger) et les enfants, en 1978-1979. Il importe peu que l’on qualifie ces discussions « d’entretien » ou de « confessions ». En ce sens, le fait que l’abbé Daigneault ait été un prêtre ou non à l’époque de ces discussions n’est pas déterminant pour le Tribunal. Des discussions ont eu lieu avec les enfants, à cette époque.

[140]     Cependant, puisque le Tribunal retient que les paroles qui furent échangées lors de ces discussions sont celles rapportées lors des interrogatoires au préalable d’André et de son frère, la conclusion est la même au final. La preuve ne permet pas de conclure que ces discussions révèlent que l’abbé Daigneault (ou une autre personne) était au courant des abus commis sur André et qu’il en aurait informé l’Institut.

 

 

o   Cardinal Gérald Cyprien Lacroix

[141]     André allègue dans sa demande qu’en 1982-1983, le Cardinal Lacroix aurait tenu des propos avec lui à la maison Sarto, à l’effet que : « Jean-Paul t’aime, mais il fait de gros efforts pour s’en sortir, tu dois lui pardonner comme Jésus fait »[21].

[142]     Lors de l’audience, André ne témoigne pas sur ces propos qui auraient été tenus par le Cardinal Lacroix.

[143]     Dans son interrogatoire au préalable, André témoigne que le Cardinal Lacroix s’est approché de lui et lui a dit : « Tu sais, il fait des gros efforts pour s’en sortir, puis il faut pardonner (…) ». Il admet cependant que les propos tenus n’avaient aucune connotation sexuelle : « (…) je pense qu’il avait parlé de sexualité à mon frère par rapport à ça. Mais moi… moi, ça n’a pas été… il ne m’a pas parlé directement de ça, vous comprenez? ». Il reconnaît également que le Cardinal Lacroix ne lui dit pas qu’il était au courant que Jean-Paul avait abusé de lui[22].

[144]     André allègue également dans sa demande que des propos de même nature auraient été tenus avec son frère. En 1979 ou 1980, le Cardinal Lacroix aurait dit à son frère : « Jean-Paul t’aime beaucoup et il regrette les erreurs du passé, mais comme Jésus il devait lui pardonner ses gestes »[23].

[145]     Lors de l’audience, son frère témoigne qu’il a connu le Cardinal Lacroix lorsqu’il allait en visite à l’Institut et que ce dernier ne leur parlait pas, sauf pour les saluer. En 1979-1980, alors qu’il était à l’imprimerie et que Jean-Paul était dans la chambre noire, le Cardinal Lacroix serait venu le voir pour lui dire : « tu sais Jean-Paul regrette les erreurs du passé, il t’aime beaucoup, c’est important de lui pardonner ».

[146]     Il reconnait que le Cardinal Lacroix n’a alors référé à aucun geste, aucun abus et n’a posé aucune question. De plus, il n’a utilisé aucun mot à caractère sexuel. Son souvenir est flou mais il se souvient que ce fut bref et, qu’en substance, il était question de pardonner les erreurs du passé. Il ajoute que le Cardinal Lacroix « est quelqu’un qui a une certaine prestance » et il croit, à cette époque, « qu’il occupe des fonctions relativement importantes ».

[147]     Dans son interrogatoire au préalable, le frère réfère également aux propos du Cardinal Lacroix et confirme que ce dernier n’a pas mentionné de gestes à connotation sexuelle. Il reconnait que le Cardinal Lacroix n’a pas été explicite sur les gestes qu’il devait pardonner; c’est son interprétation qu’il s’agissait des gestes d’abus sexuels de Jean-Paul[24].

[148]     Le Cardinal Lacroix, archevêque de Québec, primat du Canada et Cardinal de l’église catholique romaine, témoigne lors de l’audience. Il affirme qu’il n’a jamais tenu les propos qu’on lui attribue, que ce soit avec André ou son frère. Il explique qu’il n’avait aucune raison de tenir de tels propos, puisqu’il n’avait aucune connaissance des abus allégués.

[149]     Le Cardinal Lacroix indique tout d’abord qu’il ne saurait distinguer André et son frère. Il dit avoir déjà croisé la famille à l’Institut, mais qu’il n’a jamais entretenu de conversations avec eux.

[150]     Quant aux propos que le frère lui attribue en 1979-1980, soit que « Jean-Paul regrette ses erreurs, qu’il t’aime beaucoup et qu’il doit lui pardonner », il précise que si ces propos se sont tenus à l’imprimerie, il aurait fallu que cela se produise pendant la semaine. En effet, il témoigne qu’il n’était jamais présent à l’Institut les fins de semaine et donc, que cette occurrence est impossible selon lui.  

[151]     Quant aux propos qu’André lui attribue en 1982-1983, dans le salon de la maison Sarto, à l’effet que « Jean-Paul a fait des erreurs, il faut lui pardonner comme Jésus le fait », il témoigne que de tels propos sont impossibles car « il ne savait absolument rien de cette situation-là ». Ce n’est qu’en 2012 qu’il a appris pour les abus.

[152]     Quant à ses fonctions à l’Institut, il précise qu’en 1982, il n’était pas une personne « en autorité ». De décembre 1981 à mai 1982, il est missionnaire en Colombie, alors qu’il a 24 ans. C’est pendant son séjour en Colombie qu’il sent l’appel de la prêtrise.

[153]     Il revient au Québec en mai 1982, déménage dans un appartement de Saint-Sauveur en juin 1982 et commence sa formation en théologie en septembre 1982. Deux ans plus tard, lors de la dernière année de son baccalauréat, il déménage dans une maison de l’Institut, à Charlesbourg. Il termine son baccalauréat en 1985 et est ordonné diacre et ensuite prêtre, en 1988.

[154]     Quant aux allégations d’abus contre Jean-Paul, un membre de l’Institut lui en a parlé « tout de suite » lorsque l’Institut en a été informé, en mars 2012. Il était très peiné et étonné d’apprendre cela, car il n’avait jamais entendu parler d’agissements similaires de la part de Jean-Paul, que ce soit par ce dernier ou par quiconque, avant 2012.

[155]     Dans son interrogatoire au préalable, le Cardinal Lacroix rend le même témoignage que celui rendu lors de l’audience[25].

[156]     Le Tribunal croit le Cardinal Lacroix lorsqu’il affirme qu’il n’a pas tenu les propos que lui attribue André ou son frère. Il le croit également lorsqu’il témoigne que ce n’est qu’en 2012 qu’il fut informé des allégations concernant Jean-Paul.

[157]     Au surplus, à la lumière des fonctions qui étaient occupées par le Cardinal Lacroix à l’époque des faits allégués et compte tenu de son emploi du temps, si de tels propos ont été tenus, ils ne le furent pas par le Cardinal Lacroix.

[158]     À tout évènement, même si ces propos avaient effectivement été tenus, il demeure qu’ils ne font référence, d’aucune façon, à des gestes de nature sexuelle qui auraient été commis par Jean-Paul.

[159]     Le Tribunal conclut donc que les propos en question, même s’ils avaient été tenus, ne seraient pas suffisants et ne permettraient pas de conclure qu’un membre de l’Institut était au courant des abus subis par André.

o   Abbé Maurice Bélanger

[160]     André allègue dans sa demande qu’en 1981-1982, il y aurait eu une deuxième confession avec l’abbé Maurice Bélanger (la première confession étant celle avec l’abbé Daigneault en 1979-1980)[26].

[161]     Lors de l’audience, André ne fait aucune mention de cette confession.

[162]     Lors de son interrogatoire au préalable, André réfère à une confession qui se serait tenue dans une chambre de la maison du Renouveau avec l’abbé Bélanger, mais il témoigne que lors de cette confession, il n’a pas été question de Jean-Paul[27].

[163]     Quant à son frère, il confirme qu’il n’a pas participé à une deuxième confession avec l’abbé Bélanger[28].

[164]     L’abbé Bélanger n’a pour sa part jamais été interrogé dans le cadre du présent dossier (il est décédé le 7 mai 2018).

[165]     Le Tribunal ne retient pas l’allégation contenue à la demande quant à cette discussion car la preuve à cet égard est inexistante.

-       Confidences (ou confessions) faites à des membres de l’Institut

[166]     Enfin, André allègue dans sa demande que les membres de l’Institut auraient été mis au courant des abus commis par Jean-Paul Lachance par le biais de confidences ou de confessions que ce dernier aurait faites à certains membres de l’Institut[29].

[167]     Son frère témoigne également de leur certitude voulant que la seule façon pour l’abbé Daigneault et le Cardinal Lacroix d’avoir tenus les propos qui sont allégués, est d’avoir reçu les confidences ou les confessions des gestes commis par Jean-Paul.

[168]     Sur cet aspect, comme nous l’avons vu, le Cardinal Lacroix témoigne lors de l’audience qu’il n’a jamais entendu parler d’agissements d’abus, de la part de Jean-Paul, ni de quiconque, avant 2012.

[169]     Il dit également dans son interrogatoire au préalable que Jean-Paul ne lui a jamais fait de confidences concernant des relations sexuelles qu’il aurait eues avec son neveu et qu’il n’avait jamais entendu parler de rumeurs à cet effet. Ce n’est qu’en 2012 qu’il en entend parler pour la première fois[30].

[170]     Quant à l’abbé Daigneault, il affirme dans son interrogatoire au préalable que Jean-Paul ne lui a jamais fait de confidences à l’effet qu’il avait des relations sexuelles avec son neveu et ajoute qu’il n’y avait aucune rumeur à cet égard[31].

[171]     André et son frère reconnaissent qu’ils n’ont pas de preuves tangibles que Jean-Paul se serait confié ou se serait confessé à des membres de l’Institut.

[172]     André croit pour sa part qu’il y aurait eu des confessions, mais reconnaît « qu’il n’était pas là »[32]. Quant à son frère, il affirme que l’abbé Beaulieu est un « proche » de Jean-Paul qu’à ce titre il est « persuadé que Christian Beaulieu le sait depuis longtemps (…) Jean-Paul, ils l’ont confessé à maintes reprises (…) ». Il doit reconnaître, cependant, qu’il s’agit là d’une hypothèse ou d’une supposition, car il n’a aucune preuve de cela[33].

[173]     Le Tribunal est d’avis que la « conviction » d’André et de son frère que des membres de l’Institut étaient au courant des abus commis par Jean-Paul, en raison de supposées confidences ou confessions, n’est supportée par aucun élément de preuve. Il s’agit là d’hypothèses ou de suppositions sur lesquelles le Tribunal ne peut se fonder pour conclure que l’Institut était au courant des abus commis par Jean-Paul.

[174]     À la lumière de tous les faits pertinents qui devaient être tenus en compte dans l’analyse de la présente question en litige, le Tribunal n’est pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les membres de l’Institut savaient que Jean-Paul commettait des abus sexuels sur André.

[175]     Aucun élément ne permettait à l’Institut de savoir que des abus sexuels étaient commis sur André sur les lieux de l’Institut et, conséquemment, il lui était impossible de prévoir et de faire cesser les abus qui furent commis par Jean-Paul.

[176]     Quant à savoir si l’Institut aurait dû savoir que des abus étaient commis par Jean-Paul sur les lieux de l’Institut, le Tribunal ne croit pas que nous sommes ici en présence de circonstances qui révèlent que l’Institut a fait preuve d’aveuglement volontaire ou de complaisance à l’égard des actes qui se sont déroulés sur les lieux.

[177]     Le présent contexte se distingue de celui évoqué dans la décision L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., alors qu’il s’agissait « d’agressions qui auraient été commises régulièrement à l’Oratoire sur une période de plusieurs années et à l’endroit de plusieurs victimes — il est tout à fait possible que le juge du fond arrive à la conclusion que l’Oratoire, ou plus précisément ses administrateurs, auraient dû savoir que des agressions étaient supposément commises à l’Oratoire, et qu’ils ont été négligents en ne les faisant pas cesser » [34].

[178]     Nous sommes plutôt ici en présence d’un contexte où les abus sexuels furent tout d’abord commis dans le milieu familial, pendant plusieurs années (de 1971 à 1975) avant de se poursuivre dans un autre milieu, sur les lieux de l’Institut (de 1975 à 1984).

[179]     En somme, l’Institut n’a commis aucune faute directe à l’égard d’André.

  1. Un préposé de l’Institut a-t-il commis une faute envers le demandeur, dans l’exécution de ses fonctions, qui engage la responsabilité de l’Institut?

2.1.        Droit applicable : la responsabilité à titre de commettant (art. 1463 C.c.Q.)

[180]     Le demandeur allègue également que la défenderesse doit être tenue responsable de la faute de son préposé (Jean-Paul) à son endroit, puisque cette faute aurait été commise dans l’exécution de ses fonctions, au sens de l’article 1463 C.c.Q. :

1463. Le commettant est tenu de réparer le préjudice causé par la faute de ses préposés dans l’exécution de leurs fonctions; il conserve, néanmoins, ses recours contre eux.

[181]     L'article 1463 C.c.Q. crée un régime de responsabilité pour autrui puisque la faute du commettant lui-même n'est pas nécessaire à la mise en œuvre de sa responsabilité. Une fois les conditions nécessaires à la mise en œuvre de ce régime prouvées par la victime, celle-ci bénéficie d’une présomption de responsabilité du commettant.

[182]     La seule exonération possible à cette présomption de responsabilité par le commettant est de démontrer que les conditions mêmes de la mise en œuvre du régime ne sont pas réunies, qu’il s’agit d’une situation de force majeure ou qu’il y a une faute de la victime[35].

[183]     L'établissement de la responsabilité du commettant requiert la preuve, par la victime, de trois conditions essentielles: la faute du préposé, un lien de préposition entre celui-ci et le commettant et le fait que la faute ait été commise dans le cadre de l'exécution de ses fonctions[36].

[184]     En ce qui concerne la faute du préposé, la responsabilité du commettant n'est pas engagée pour tout acte préjudiciable causé par celui-ci. L'article 1463 C.c.Q. est considéré comme une illustration particulière de la responsabilité basée sur la faute et il incombe à la victime de prouver la faute du préposé comme condition nécessaire au maintien d'une poursuite dirigée contre le commettant[37].

[185]     Quant au lien de préposition, les tribunaux ont interprété la notion de préposé d'une manière large et retiennent que le préposé est celui qui agit pour un autre (même en dehors d'un lien naissant d'un contrat de travail). Le lien de préposition est attaché à la personne qui occupe la fonction :

D'une façon générale, la jurisprudence considère comme préposé celui qui agit pour le compte d'un autre, sous sa direction. Cette affirmation ne donne cependant aucune indication précise, ni quant au contenu exact de la notion, ni quant aux situations de fait susceptibles de faire naître ce lien. Par contre, il est intéressant d'évaluer le poids respectif des critères ou des facteurs relevés par la jurisprudence comme caractéristiques de la relation préposé-commettant. Certains d'entre eux, tels le contrôle et la surveillance du préposé, son choix, sa rémunération, sa qualité d'expert, apparaissent importants à première vue. D'autres, tel le fait de lui fournir les instruments de travail ou l'existence d'un lien de parenté, peuvent prétendre aussi à un impact moindre.[38]

[186]     Enfin, pour retenir la responsabilité du commettant, le dommage doit être causé par le préposé dans l’exécution de ses fonctions.

[187]     Pour déterminer si les actes posés par le préposé se situent dans le cadre de l’exécution des fonctions, la Cour d’appel énumère trois catégories de situations :

Généralement, trois catégories de situations sont susceptibles de se présenter. La faute du préposé peut avoir été commise soit dans l'exercice normal de ses fonctions, soit alors qu'il abusait de celles-ci ou, enfin, lorsqu'il se trouvait tout simplement en dehors de l'exécution de ses fonctions ou à l'occasion de ces dernières. Dans les cas de faute dans l'exercice normal des fonctions ou d'abus de fonctions, mais commise à l'intérieur de celles-ci, la responsabilité est engagée. Par contre, un acte posé à l'occasion de l'exécution des fonctions est considéré comme hors de celles-ci.[39]

[Nos soulignements]

[188]     Un préposé peut commettre une « faute de compétence » lorsque le dommage résulte d’une mauvaise exécution de ses fonctions ou commettre une « faute d’exécution » lorsque le dommage résulte de la déformation de l’exécution normale de ses fonctions, lorsque le préposé modifie les modalités d’exécution de ses fonctions ou son contenu[40].

[189]     Un préposé peut commettre une faute « en dehors de l’exécution de ses fonctions » ou « à l’occasion de ses fonctions ».

[190]     Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore avancent qu’il convient « d'éliminer les hypothèses où la faute commise n'a aucune relation causale avec l'exécution des fonctions. Le commettant n'est pas, en effet, l'assureur ou le répondant juridique des actes posés par son employé hors la relation préposé-commettant, dans un but étranger au service, dans la vie courante et dans sa vie personnelle ». Les auteurs illustrent ce propos de plusieurs exemples, notamment de celui « du professeur qui agresse sexuellement un élève en dehors des heures de classe, de l'organisation scolaire et de son emploi »[41].

[191]     Quant à la notion de faute commise « à l’occasion de ses fonctions », cette expression est utilisée pour désigner le dommage « qui, de près ou de loin, conserve une certaine relation causale avec l’exécution des fonctions, tout en se situant en dehors de celles-ci ». Si la « qualité de préposé a simplement facilité la tâche (…), mais [que] l'acte n'est pas en relation directe avec l'exécution des fonctions» on ne pourra pas retenir la responsabilité du commettant[42].

[192]     Sous le vocable « à l’occasion des fonctions », les auteurs Gardner et Tancelin expliquent pour leur part que « lorsque le préposé agit à l’occasion de ses fonctions, par exemple au moment et au lieu où il devait les exercer et avec l’instrument de ses fonctions, mais qu’il poursuit des « fins entièrement différentes et qui n’avaient rien à voir avec la fonction dont il était chargé », il sera considéré comme en dehors de l’exécution de ses fonctions et la responsabilité du commettant ne peut alors être retenue[43].

[193]     La troisième catégorie de situations est celle où la faute est commise par un préposé qui « abuse de ses fonctions » :

 

Comme le premier juge, l'intimée s'est appuyée sur cette notion d'abus de fonctions pour retenir la responsabilité du Havre. Bien qu'employé constamment, ce concept a laissé bien des incertitudes, malgré toutes les tentatives de systématisation.  En substance, la doctrine et la jurisprudence semblent d'accord sur la nécessité d'établir deux conditions pour qu'un abus de fonctions entraîne la responsabilité du commettant.  Le préposé doit demeurer dans le cadre général de ses fonctions.  De plus, la faute commise doit l'être pour le bénéfice, au moins partiel, du commettant.[44] 

[Nos soulignements]

[194]     Des auteurs constatent qu’il n’est pas aisé de déterminer si un préposé se trouve dans l’exécution de ses fonctions à l’aide des trois situations types que nous venons de décrire et suggèrent plutôt de définir les limites du cadre de l’exercice des fonctions en recherchant la « finalité de la conduite de l’employé » :

1-918 (…) « L'occasion de l'exercice des fonctions » est un concept fort large. Il nous semble personnellement, au lieu de voir la question seulement à travers l'optique de la sphère des fonctions, qu'il est préférable de s'attacher aussi, et peut-être surtout, à la finalité de la conduite du préposé. Elle seule peut, à notre avis et au-delà des nuances résultant de la spécificité de chaque conduite, constituer un guide sûr de la relation causale. En d'autres termes, il nous semble plus utile de se demander dans l'intérêt de qui le préposé agissait au moment où le dommage a été causé, que de rechercher seulement si son comportement s'insérait dans la sphère normale de ses activités. […]

1-919 Le bénéfice ou l'intérêt doit en être un d'activité. La question à poser est donc la suivante : un des buts premiers de l'acte du préposé visait-il oui ou non la satisfaction de l'intérêt dominant ou du bénéfice direct du patron? […]

1-920 - État de la jurisprudence - La responsabilité du commettant doit être exclue lorsque le comportement tend à l'obtention par le préposé d'un bénéfice exclusivement personnel, ou est uniquement fonction de son intérêt propre. C'est alors que l'identification du lien de préposition et celle de l'exercice des fonctions se rapprochent le plus. Le préposé ne peut être considéré comme tel que s'il poursuit d'une manière ou d'une autre, de près ou de loin l'intérêt ou le bénéfice de son employeur. Autrement, le geste qu'il pose reste personnel dans sa finalité même. Le lien de préposition suppose une orientation au moins partiellement altruiste de l'acte. Ce lien n'existe pas lorsque les fonctions du préposé n'ont servi qu'à lui fournir une occasion pour commettre l'acte fautif dont le bénéfice lui échoit personnellement.[45]

[Références omises; nos soulignements]

[195]     Il se peut « que l'analyse de cette finalité donne ouverture à une double réponse et qu'il y ait poursuite d'un intérêt personnel pour le préposé en même temps que l'intérêt du commettant se voit satisfait. Dans ce cas, la tendance des tribunaux est nettement de faire tomber cette activité fautive du préposé dans le cadre de l'exercice de ses fonctions. Par contre, si seul le préposé pouvait trouver un intérêt dans l'activité qu'il poursuivait au moment du fait dommageable, le cadre sera levé et le commettant dégagé de toute responsabilité »[46].

[196]     Par ailleurs, le commettant ne peut se soustraire à sa responsabilité du simple fait que le dommage causé à la victime est la conséquence d'un délit ou d'un acte criminel. C’est encore une fois la finalité de l’acte qui doit être analysée :

1-896 La jurisprudence, dans son ensemble, est cohérente. Le commettant ne peut se soustraire à sa responsabilité simplement parce que le dommage causé à la victime est la conséquence d'un délit ou d'un acte criminel. La commission d'un tel acte n'a pas pour effet de faire automatiquement sortir le préposé de l'exécution de ses fonctions parce qu'il peut être une caricature de l'exercice de celles-ci. Pour déterminer la responsabilité du patron, il faut donc se référer aux critères classiques et se demander si l'acte a été commis dans le cadre général de l'exécution des fonctions et si, d'une façon ou d'une autre, le patron a directement ou même indirectement pu favoriser l'accomplissement de l'autre (sic). Les faits de l'espèce ont évidemment une importance particulière, car seule leur analyse permet de déterminer si le préposé agissait alors pour et dans l'intérêt du commettant ou dans le sien propre ou dans celui d'un tiers. C'est, en effet, au-delà de la simple apparence, la finalité de l'acte qui doit être analysée même si celle-ci, en raison de son caractère intentionnel, peut sembler éloignée.[47]

[Références omises; soulignements ajoutés par le Tribunal]

[197]     Outre l’analyse de la finalité de l’acte, cet extrait met en lumière que, pour ces auteurs, lorsque le geste posé constitue un délit ou un acte criminel, il faudrait également se demander si le commettant « a directement ou même indirectement pu favoriser l'accomplissement » de la faute par le préposé.

[198]     Cette position semble correspondre à un courant jurisprudentiel qui favorise « une interprétation ouverte de la notion de faute commise dans l’exécution des fonctions qui tient compte du risque de l’exercice d’une activité auquel sont exposés les tiers par les employeurs » [48].

[199]     Ce courant jurisprudentiel est illustré par la décision Axa Assurances Inc. c. Le Groupe de sécurité Garda Inc.[49] dans laquelle la juge Chantal Masse s’inspire de l’affaire Bazley c. Curry[50] rendue par la Cour suprême et qui établit une nouvelle approche pour déterminer la responsabilité du fait d’autrui en common law :

[107] Le Tribunal a toutes les raisons de s'inspirer de la liste non exhaustive de facteurs élaborée par la Cour suprême du Canada en common law  pour déterminer si, en droit civil québécois, la faute intentionnelle d'un préposé devrait être considérée comme ayant été commise dans l'exécution de ses fonctions. Voici à nouveau cette liste:

1.    L'occasion que l'entreprise a fournie à l'employé d'abuser de son pouvoir.

2.    La mesure dans laquelle l'acte fautif peut avoir contribué à la réalisation des objectifs de l'employeur (et avoir donc été plus susceptible d'avoir été commis par l'employé).

3.    La mesure dans laquelle l'acte fautif était lié à la situation de conflit, d'affrontement ou d'intimité propre à l'entreprise de l'employeur.

4.    L'étendue du pouvoir conféré à l'employé relativement à la victime.

5.    La vulnérabilité des victimes potentielles à l'exercice fautif du pouvoir de l'employé.[51]

[200]     La juge Alicia Soldevila préconise la prudence dans l’application de ce courant jurisprudentiel considérant qu’il « reste à voir si ces critères seront bien reçus par la Cour d’appel »[52].

[201]     La juge Geneviève Cotnam, alors qu’elle était avocate, émettait le commentaire que « cette décision présente un intérêt certain en raison de l'analyse attentive qui est faite de la jurisprudence tant en droit civil québécois qu'en common law. La notion      d'« exécution de ses fonctions » est une question qui doit être analysée en tenant compte des faits particuliers de chaque cas, mais les critères énumérés par la juge Masse viennent faciliter l'analyse de la question »[53].

[202]     Les auteurs Langevin et Desrosiers considèrent quant à elles que ces critères devraient être adoptés au Québec :

Le critère du bénéfice même partiel de l’employeur est dépassé puisqu’il est difficile à définir, mène à beaucoup d’imprécisions et exclut la plupart du temps les gestes intentionnels et criminels de employés (…). La théorie du risque engendré par l’activité de l’employeur devrait être retenue comme critère de rattachement de la faute de l’employé à son emploi. Les cinq critères proposés dans Bazley pourraient aussi être adoptés. Le texte de l’article 1463 CcQ permet cette interprétation qui en respecte l’esprit et la lettre.[54]

[203]     Dans la décision Tremblay c. Lavoie[55], le juge Bouchard partage pour sa part certains commentaires de la juge Masse dans Axa Assurances Inc. et estime, comme cette dernière, « que les décisions rendues par la Cour suprême dans la foulée de l'arrêt Bazley méritent considération, bien qu'elles proviennent des provinces de common law ».

[204]     Le Tribunal considère qu’il faut procéder à l’analyse du présent dossier d’abord selon la théorie de la finalité de l’acte du préposé mais, également, examiner par prudence la théorie du risque, en appliquant les critères proposés dans la décision Axa Assurances Inc., qui s’inspirent de l’arrêt Bazley.

2.2.        Application du droit aux faits pertinents

[205]     Trois conditions doivent être réunies pour engager la responsabilité du commettant. Il faut qu'un lien de préposition unisse le préposé au commettant, que le préjudice ait été causé dans le cadre de l'exécution des fonctions du préposé et, en premier lieu, que le préposé ait commis une faute civile.

-       La faute du préposé

[206]     La responsabilité du commettant ne sera engagée que si la faute de son préposé est établie selon les moyens de preuve du régime général de faute de l'article 1457 C.c.Q.. Par ailleurs, des présomptions de faits peuvent être invoquées si elles sont suffisamment graves, précises et concordantes (art. 2849 C.c.Q.).

[207]     Le Tribunal doit se prononcer, à ce stade-ci, sur les allégations d’abus sexuels formulées par André contre son oncle Jean-Paul. La détermination de la véracité de ces allégations constitue une partie de la toile de fond du présent dossier.

[208]     Jean-Paul a-t-il commis des abus sexuels sur André? Jean-Paul a-t-il commis certains de ces abus pendant qu’il résidait à l’Institut?

[209]     Le Tribunal croit André lorsqu’il témoigne qu’il a été agressé sexuellement par son oncle Jean-Paul pendant son enfance et son adolescence.

[210]     Malgré la souffrance manifeste que lui cause la nécessité de raconter les épisodes d’agressions sexuelles qui ont jalonné sa vie, le demandeur trouve le courage de témoigner, avec sincérité, transparence et au meilleur de son souvenir, des agressions sexuelles qu’il a subies aux mains de son oncle Jean-Paul.

[211]     Lors de l’audience, le rappel de ces évènements tragiques réveille des émotions difficiles à vivre. Il ressent des sentiments partagés puisque, d’une part, il a subi des préjudices résultant des abus, mais que, d’autre part, il aimait et admirait, malgré tout, son oncle. Nul doute que pour André, être trahi de la sorte par son oncle Jean-Paul, qu’il aimait et admirait, fut extrêmement perturbant, un mot qui revient souvent dans son témoignage.

[212]     Le Tribunal constate qu’André souffre toujours aujourd’hui des abus sexuels qu’il a subis dans sa jeunesse. Ces évènements ont brisé son enfance, son adolescence et ont également changé le cours de sa vie, en affectant à jamais l’homme qu’il est devenu.

[213]     Le Tribunal conclut qu’André a été agressé sexuellement par son oncle à de multiples reprises. Le nombre de ces agressions est difficile à déterminer avec précision, mais le Tribunal croit André lorsqu’il témoigne qu’elles se sont produites pendant plusieurs années, entre 1971 et 1984 (sur une période de 13 ans). Il s’agit sans équivoque d’un nombre important d’agressions et non de quelques actes isolés.

[214]     Quant aux lieux où se sont produites les agressions sexuelles, le Tribunal croit également André lorsqu’il témoigne qu’elles se sont produites sur les lieux où il résidait pendant son enfance et son adolescence, mais également sur les lieux de l’Institut lorsqu’il visitait Jean-Paul.

[215]     Quant aux agressions commises à l’Institut, le Tribunal retient qu’elles se sont produites entre 1975 et 1984 (pendant 9 ans), à raison de quatre ou cinq fois par année et à environ 3 reprises par nuit et parfois durant le jour. Lors de l’audience, André évalue avoir été agressé sexuellement par son oncle à environ 80 reprises à l’Institut et le Tribunal considère que cette évaluation est plausible.

[216]     Ainsi, vu ce qui précède, le Tribunal conclut que Jean-Paul a commis une faute civile à l’égard d’André.

[217]     Reste maintenant à déterminer si cette faute fut commise dans l’exécution des fonctions qu’occupaient Jean-Paul, comme préposé, à l’Institut.

-       Le lien de préposition

[218]     L’abbé Caron témoigne des informations qui permettent de préciser les dates charnières concernant les activités de Jean-Paul comme membre de l’Institut, eu égard à son arrivée comme membre à l’Institut et ses périodes d’emploi.

[219]     Pour colliger ces informations, l’abbé Caron a consulté les archives de l’Institut, le « Bulletin » (qui relatait certains faits et nouvelles concernant l’Institut) et vérifié les dossiers des membres concernés, afin de retrouver les dates pertinentes.

[220]     Quant aux périodes d’emploi de Jean-Paul à l’Institut entre 1975 et 1984, que ce soit à titre de salarié ou non, l’abbé Caron avait identifié, en réponse à des engagements requis de l’Institut, les périodes suivantes :

-       En mai 1977, en mars 1978, en 1980 et en 1982, il travaille à l’imprimerie et reçoit un salaire ;

-       En juin 1980, il reçoit une allocation pour faire de l’entretien à la maison du Renouveau ;

-       En 1981, il reçoit une allocation pour faire l’entretien de la maison du Renouveau et l’entretien du terrain ;

-       En 1983, il reçoit un salaire à titre de commissionnaire de l’Institut les avant-midi et un salaire pour son entretien de la maison Sarto les après-midi.[56]

[221]     Lors de son témoignage, l’abbé Caron précise que le document produit comme engagement (pièce D-8), auquel il réfère, ne signifie pas autant que Jean-Paul n’a pas travaillé entre mai 1977 et mars 1978, par exemple. C’est simplement que dans les archives qu’il a retrouvées, ce sont les seules dates qui sont nommées. Il ajoute que Jean-Paul a probablement occupé « un travail constant à partir de 1977 » et il précise même, qu’à sa connaissance, « à partir de 1975, quand il est arrivé à Québec, il a probablement commencé à travailler là ».

[222]     Jean-Paul a reçu un salaire ou une allocation pour les tâches identifiées et l’abbé Caron précise que la notion de « salaire » signifie que la personne reçoit un montant à titre d’employé, tandis que la notion d’« allocation » pouvait signifier que la personne était en chômage ou à l’aide sociale. L’allocation était un montant que donnait l’Institut pour couvrir « les fins de mois », ce qui aurait été le cas de Jean-Paul, à l’occasion.

[223]     Jean-Paul est-il un préposé de l’Institut ? Existe-t-il un lien de préposition entre Jean-Paul et l’Institut ?

[224]     La jurisprudence considère comme préposé celui qui agit pour le compte d'un autre, sous sa direction. Comme le font remarquer les auteurs, « cette affirmation ne donne cependant aucune indication précise, ni quant au contenu exact de la notion, ni quant aux situations de fait susceptibles de faire naître ce lien »[57].

[225]      Il faut donc évaluer la présence des critères ou des facteurs identifiés par la jurisprudence, qui constituent des caractéristiques de la relation préposé-commettant. Certains de ces critères, tels le contrôle et la surveillance du préposé, son choix, sa rémunération et sa qualité d'expert, sont plus déterminants dans l’analyse.

[226]     Par ailleurs, le lien de préposition se soucie peu du cadre contractuel qui l'établit concrètement. La notion de préposé « tient plus à l'interprétation que donnera le tribunal aux faits entourant tout le contexte de l'exercice de l'activité réalisée par un individu pour le compte d'un autre »[58].

[227]     Tout d’abord, quant au critère du choix du préposé, bien que la sélection du préposé puisse sembler un élément déterminant à l’existence d’un lien de préposition, il appert que dans les décisions qui tiennent compte de ce critère il est toujours tenu en compte en conjonction avec un autre critère. Le choix du préposé ne constitue pas une condition sine qua non du lien entre préposé-commettant[59].

[228]     En l’espèce, à compter de 1975, l’Institut « choisit » Jean-Paul en l’admettant comme membre de l’Institut, mais le « choisit » également comme employé. En 1975, Jean-Paul commence à travailler à l’Institut et il exécute les tâches qu’on lui confie, en lien avec l’imprimerie, l’entretien paysager, l’entretien ménager et comme commissionnaire.

[229]      Quant au contrôle et à la surveillance du préposé, ce critère implique une relation de subordination, ce qui signifie que l’une des parties a le pouvoir d’obliger l’autre à exercer une activité d’une telle façon, en lui imposant une ligne de conduite.

[230]     À cet égard, il ressort de la preuve que Jean-Paul doit vraisemblablement exécuter les tâches qui lui sont confiées par l’Institut selon les instructions qui lui sont imposées par l’Institut. Il n’a pas la liberté d’exécuter ces tâches à sa guise.

[231]     Par ailleurs, bien que la preuve ne soit pas à l’effet que le travail effectué par Jean-Paul pour l’Institut est encadré par un contrat de travail, l’abbé Caron reconnaît que Jean-Paul commence bel et bien à travailler pour l’Institut à compter de 1975. En l’espèce, même en l’absence d’un contrat de travail, Jean-Paul agissait pour un autre et sous ses ordres lorsqu’il effectuait les tâches qui lui étaient confiés à l’Institut.

[232]     Quant au critère de rémunération, il est reconnu que Jean-Paul recevait un salaire ou une allocation pour les tâches qu’il effectuait pour l’Institut à compter de 1975 et au cours des années subséquentes.

[233]     Le Tribunal conclut que nous sommes en présence d’éléments factuels qui correspondent aux critères caractéristiques de l’existence d’un lien de préposé-commettant. En conséquence, il existe un lien de préposition entre Jean-Paul et l’Institut pour les tâches qui lui sont confiées et qui sont rémunérées par l’Institut à compter de 1975.

[234]     Reste à déterminer si la faute de Jean-Paul, à l’égard d’André, fut commise dans l’exécution de ses fonctions.

 

-       Faute commise dans l’exécution de ses fonctions

[235]     Avant de discuter concrètement de la notion de faute commise dans l’exécution des fonctions, il y a lieu d’aborder de façon préliminaire en quoi consiste la mission de l’Institut afin de mieux comprendre le contexte dans lequel évolue l’Institut ainsi que le contexte dans lequel Jean-Paul exécute ses fonctions comme préposé de l’Institut.

o   Mission de l’Institut

[236]     L’abbé Marcel Caron est directeur général de l’Institut depuis juin 2015, et membre de l’Institut depuis 1983. Il a donc une connaissance approfondie de la mission poursuivie par l’Institut et est en mesure d’expliquer les activités poursuivies par Jean-Paul comme membre de l’Institut.

[237]     L’abbé Caron présente son propre parcours à l’Institut. Il est originaire de l’Ontario, est arrivé au Québec en 1981, est membre de l’Institut depuis 1983 et a été ordonné prêtre en 1996. Il occupe diverses fonctions au sein de l’Institut avant d’en devenir le directeur général en juin 2015[60].

[238]     Lorsqu’une personne devient membre de l’Institut, un processus de formation doit être suivi. La première étape consiste à être un « aspirant » membre. Il s’agit alors d’apprendre à connaître la mission de l’Institut et les critères de la vocation.

[239]     Si cette étape convient à l’aspirant, il entre alors dans la deuxième étape, soit devenir un « candidat » après environ un an et demi de formation. Cela consiste à approfondir la compréhension des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance ainsi qu’appréhender la vie spirituelle et de prières. Il s’agit là des engagements que la personne doit acquérir et qui sont renouvelés, d’années en années, pendant 5 à 10 ans.

[240]     Enfin, à la troisième étape, il y a l’engagement définitif, ce qui signifie qu’on a l’intention de s’engager pour toute la vie. Seul un prêtre a le droit de procéder à tous les sacrements et lui seul peut donner l’eucharistie et recevoir la confession. Il s’agit là de l’étape finale dans le processus.

[241]     L’abbé Caron brosse ensuite un portrait de l’Institut. L’Institut Séculier Pie X est fondé en 1930 aux États-Unis, mais est officiellement reconnu le 8 décembre 1959.

[242]     La vocation de l’Institut en est une de « vie consacrée ». Il explique dans l’Église, il y a différentes façons de se donner à Dieu, soit par des communautés religieuses, des instituts séculiers ou des monastères qui se situent tous dans la vocation de « vie consacrée ».

[243]     La mission de l’Institut en est une d’évangélisation. Il s’agit d’une mission axée sur « l’annonce » de Jésus-Christ, ce qui signifie que les membres de l’Institut s’engagent à le faire connaître et à le servir.

[244]     Il explique certaines différences entre une communauté religieuse et l’Institut. Dans une communauté religieuse, les personnes sont prises en charge par la communauté. Par exemple, elles reçoivent un salaire qui est redonné en totalité à la communauté. Dans un Institut, il n’y a pas de prise en charge de l’individu. Chaque membre doit veiller à ne pas être à la charge de personne et, par exemple, le membre gère pour lui-même le salaire qu’il reçoit.

[245]     Quant à notion d’obéissance, dans une communauté religieuse, l’approche est plutôt « directive », au sens où la communauté peut décider de déplacer une personne de milieu de vie et cette dernière doit se plier à la décision. Dans un Institut, l’approche est davantage « dialoguée » et les parties tentent de discerner ce qui est le mieux pour le membre et essaient d’ajuster la décision à prendre, en conséquence.

[246]     Il explique ensuite la différence entre les membres « consacrés » (tels lui-même et Jean-Paul) et les membres « associés » (tels les parents d’André).

[247]     Les membres « consacrés » se donnent totalement à Dieu, pour toute la vie, car ils entendent un appel vocationnel qui consiste à vivre toute leur vie dans le don à Dieu. Cela signifie qu’ils vivent pleinement la mission d’évangélisation de l’Institut.

[248]     Les « membres associés » sont des couples mariés en Église ou des célibataires qui s’associent à l’Institut. Ils vivent alors la mission de l’Institut, la spiritualité et certains membres participent au « gouvernement ». L’abbé Caron précise que seul le couple est membre de l’Institut (et non les enfants du couple). Il faut être un adulte pour être un membre de l’Institut ce qui signifie, selon le droit canon, qu’il faut être âgé de 18 ans.

[249]     Les membres consacrés dans un Institut peuvent être laïcs (et le demeurer) ou peuvent devenir prêtres. Les membres consacrés laïcs occupent habituellement un travail professionnel ou technique (il donne les exemples d’ébéniste ou anthropologue). Lorsque les membres laïcs ne sont pas mariés, ils doivent respecter le vœu de chasteté.

[250]     Quant au vœu de pauvreté, les membres consacrés essaient de vivre en ayant le sens de l’accueil, de l’hospitalité et de partage avec les pauvres et avec l’Institut. Quant au vœu de chasteté, ils se donnent corps et âme au Seigneur, en ce sens que tout leur cœur est donné à Dieu. Enfin, pour le vœu d’obéissance, il s’agit de s’en remettre totalement à la volonté de Dieu sur notre vie.

[251]     En ce qui concerne le titre de « prêtre », il précise que plusieurs mots sont utilisés pour exprimer cette réalité; un prêtre peut être appelé « abbé », « père » ou « curé ». Au Québec, les prêtres séculiers (d’instituts séculiers ou de diocèses) sont appelés « abbés », alors que pour les communautés religieuses, on utilise le terme « père ».

[252]     L’abbé Caron explique que si des décisions importantes doivent être prises au sein des entités religieuses dans l’Église catholique, les grandes communautés religieuses et congrégations se rapportent à Rome.

[253]     Quant à l’Institut, il s’agit d’une entité religieuse qui est de reconnaissance diocésaine, ce qui signifie que si des décisions sortent de sa compétence, l’Institut réfère au Diocèse de Québec. Il donne l’exemple d’un changement dans la constitution de l’Institut, qui nécessiterait de référer au Diocèse de Québec.

[254]      Quant aux activités pratiquées sur les lieux de l’Institut, dans les années 1970 et 1980, l’abbé Caron explique que les membres ont des activités un peu partout sur le site. Il réfère à une photographie aérienne qui permet de visualiser les divers bâtiments de l’Institut[61]. On y voit la maison Sarto qui a deux étages et environ 15 chambres. Un autre bâtiment situé derrière la maison Sarto hébergeait le secrétariat, où son bureau et celui de l’abbé Beaulieu se trouvent aujourd’hui.

[255]     Il y a enfin la maison du Renouveau, qui est un plus grand bâtiment et qui fut construite en 1960 et qui comprend environ 35 chambres. À la fin des années 1970 et 1980, la maison du Renouveau était utilisée pour les activités apostoliques. La maison servait pour des conférences, des retraites spirituelles et des sessions de prières avec les personnes qui venaient à l’Institut pour faire « une expérience de Dieu » durant la fin de semaine. Il s’agissait souvent de couples et presqu’exclusivement d’adultes.

[256]     Une retraite annuelle spécifique pour les membres consacrés de l’Institut se tenait pendant une durée de 5 jours. Les couples associés pouvaient participer à cette retraite annuelle, du vendredi soir au dimanche midi, et seuls les couples étaient admis (en provenance de la Beauce, du Saguenay, du Lac-St-Jean et de Montréal). Lors de cette retraite annuelle, il n’y avait aucun enfant présent.

[257]     L’abbé Caron explique que l’Institut ne prévoyait aucune activité pour les enfants qui accompagnaient, à l’occasion, les parents qui participaient aux sessions de prières la fin de semaine. Il précise qu’il n’y avait aucune activité, que ce soit de la pastorale ou de la catéchèse, destinée aux enfants. Bref, il est catégorique qu’il n’y a jamais eu d’activités organisées pour les enfants à l’Institut.

[258]     Il parle enfin de l’imprimerie Renouveau située sur le site, qui fut opérée par l’Institut de 1950 au milieu des années 1980. Certains employés de l’imprimerie étaient des membres consacrés de l’Institut mais d’autres étaient des employés civils. Seuls les employés et les clients avaient accès à l’imprimerie, pour des questions de sécurité (il y avait des presses, des couteaux et des plieuses). À sa connaissance, l’horaire de l’imprimerie était de 8h à 16h30, du lundi au vendredi.

o   L’exécution des fonctions de Jean-Paul à l’Institut

[259]     L’abbé Caron élabore davantage sur les emplois qui furent occupés par Jean-Paul à l’Institut et ses périodes de résidence à l’Institut[62].

[260]     Les archives révèlent que Jean-Paul a travaillé à l’imprimerie à différentes périodes entre en 1977 et 1982 et qu’il recevait un salaire.

[261]     En 1980, il reçoit une allocation pour effectuer l’entretien de la maison du Renouveau. Cela signifie qu’il devait faire le ménage, s’occuper de la buanderie, pelleter la neige. Il s’agit de faire l’entretien ménager de la maison, de veiller à la propreté des lieux.

[262]     En 1981, lorsqu’il est question de l’entretien paysager, l’abbé Caron explique que les terrains de l’Institut étaient très étendus et qu’il y avait beaucoup de gazon à couper. Cette tâche prenait deux jours à être effectuée.

[263]     En 1983, lorsqu’il est question d’un salaire à titre de commissionnaire, l’abbé Caron explique qu’il y avait plus de besoins à l’Institut, à l’époque, par exemple s’occuper de la poste (la revue « Je crois » avait 50 000 abonnés), l’épicerie, les livraisons pour l’imprimerie et d’autres démarches semblables selon les besoins.

[264]     Quant au salaire pour l’entretien de la maison Sarto, on parle des mêmes tâches que précédemment, soit faire le ménage des aires communes.

[265]     Quant aux périodes de résidence de Jean-Paul sur les lieux de l’Institut, l’abbé Caron confirme que Jean-Paul résidait à la maison Sarto, de 1981 à 1985. Il réside à l’Institut à d’autres périodes après 1985, mais ces périodes ne sont pas pertinentes aux fins du litige[63].

[266]     L’abbé Caron explique qu’au milieu des années 1970, les membres consacrés ont fait le choix de ne pas vivre tous ensemble. Il s’agissait là d’une différence avec les communautés religieuses dont les membres vivent ensemble. Étant un institut séculier, les membres consacrés vont plutôt s’organiser pour vivre dans des milieux « ordinaires ». Les membres vivent en équipe dans différents logements (4-5 personnes). Ils sont colocataires et partagent les dépenses, le but étant d’avoir une vie qui se rapproche de la vie « ordinaire ».

[267]     Selon l’abbé Caron, les premières années où Jean-Paul devient membre de l’Institut, il ne réside pas sur les lieux de l’Institut et vit en appartement à Québec. Ce n’est qu’à compter de 1981 qu’il commence à résider en permanence à l’Institut. Pour sa part, il rencontre personnellement Jean-Paul vers 1981-1982, lorsqu’il déménage lui-même à Québec.

[268]     L’abbé Caron aborde ensuite la question de la présence d’enfants à l’Institut et, plus particulièrement, de la présence des membres de la famille Lachance.

[269]     Il nie tout d’abord l’affirmation voulant que « Jean-Paul (…), laïc consacré, était, dans le cadre de ses activités, constamment avec des familles » et « qu’il était aussi missionnaire en Haïti, par son rôle et par la vocation de la défenderesse, il était en contact avec des jeunes enfants »[64].

[270]     L’abbé Caron précise que lorsqu’il était à l’Institut, Jean-Paul travaillait à l’imprimerie et à l’entretien des terrains ou des bâtiments, entre 8h et 16h30, la semaine. Il n’était donc pas « constamment avec des familles » et il réitère que la vocation de la défenderesse n’est pas d’être auprès des enfants et ce, que ce soit au Québec ou en Haïti.

[271]     Dans la même veine, il nie une affirmation voulant que l’abbé Christian Beaulieu « connaissait la pédophilie de Jean-Paul (…) alors qu’il lui a permis de continuer sa mission, en Colombie (…) et en Haïti, auprès des enfants démunis, lors de ses mission, et ce, pendant des années ». D’une part, il dit que l’Institut n’a été informé des allégations d’abus commis par Jean-Paul qu’en mars 2012 et, d’autre part, il répète que la mission de l’Institut en Colombie ou en Haïti, n’était pas accomplie auprès des enfants[65].

[272]     Quant à la famille Lachance, outre Jean-Paul, l’abbé Caron connaissait personnellement plusieurs membres de la famille Lachance qui étaient des membres de l’Institut : Réjean qui était membre consacré (et frère de Jean-Paul), une tante et un oncle d’André ainsi que ses parents qui étaient membres associés.

[273]      Il se souvient que les parents d’André ont été responsables des activités de l’Institut pour la région de la Beauce, et qu’ils venaient deux fois par année à l’Institut pour la retraite annuelle ainsi que pour la rencontre des responsables des régions. Ils ont quitté l’Institut en 1998.

[274]     Il témoigne que, pour sa part, il n’a jamais vu la famille Lachance (soit les parents accompagnés de leurs enfants) à l’Institut. C’est la première fois, lors de l’audience, qu’il rencontre André et son frère.

[275]     Enfin, lorsqu’on lui demande si être membre consacré « ce n’est pas un horaire de 8 à 5 », il répond que « non, c’est un horaire de toute une vie ». Il confirme également qu’on s’attend d’un membre consacré qu’il ait un comportement qui soit en tout temps conforme à la mission de l’Institut.

[276]     Quant aux fonctions de Jean-Paul à l’Institut, le Tribunal retient ce qui suit.

[277]     Jean-Paul reçoit une rémunération ou une allocation par l’Institut, pour effectuer des tâches qui lui sont confiées par l’Institut et qui sont effectuées selon les modalités imposées l’Institut.

[278]     Les tâches qu’il doit exécuter l’amènent à travailler sur les lieux de l’Institut, soit à l’imprimerie, sur le site en général (pour l’entretien paysager, soit faire le gazon, pelleter la neige), aux maisons du Renouveau et Sarto (pour l’entretien ménager, soit s’assurer de la propreté des lieux et de la buanderie) et à répondre à certains besoins en lien avec l’imprimerie, comme commissionnaire (aller à la poste, à l’épicerie, faire des livraisons pour l’imprimerie et autres tâches semblables). Ces tâches s’effectuaient habituellement les jours de semaine, entre 8h et 16h30.

[279]     Il s’agit là des fonctions exécutées par Jean-Paul à l’Institut, comme préposé, dans un espace temporel précis.

[280]      Par ailleurs, Jean-Paul est membre de l’Institut depuis 1975.

[281]     De 1975 à 1980, il réside dans un logement situé à Québec. Durant cette période, il ne réside donc pas sur les lieux de l’Institut, mais selon André il semble avoir accès aux locaux de la maison du Renouveau et à la maison Sarto la fin de semaine, puisqu’il s’occupe de réserver des chambres pour les membres de sa famille et que lui-même réside dans l’une des chambres de l’Institut, la fin de semaine.

[282]     De 1981 à 1985, Jean-Paul réside à temps plein à l’Institut et a une chambre à la maison Sarto. Cependant, pendant la fin de semaine, lorsqu’il reçoit la visite de sa famille, il ne dort pas dans sa chambre de la maison Sarto et occupe une chambre adjacente à celles des enfants de la famille Lachance.

[283]     Quant à la famille Lachance, à compter de 1971, elle visite l’oncle Réjean à l’Institut et ce n’est qu’à compter de 1975 qu’elle visitera également Jean-Paul. La famille effectue un aller-retour de la Beauce à Québec, mais dort parfois à l’Institut, le samedi soir.

[284]     Les visites sont effectuées uniquement les fins de semaine, quelques fois par année, et ont pour but de rendre visite à deux membres de la famille, mais également de permettre aux parents de participer à des rencontres de prières qui sont réservées aux adultes. Il n’y a pas, par exemple, la célébration d’une messe qui aurait permis aux enfants d’être présents. Les enfants ne sont pas présents lors de la retraite annuelle de l’Institut qui est strictement réservée aux adultes.

[285]     Lorsque les enfants sont à l’Institut durant la journée, ils pratiquent des activités libres, parfois en l’absence de leurs parents, ce qui leur permet d’être en compagnie de leur oncle Jean-Paul. Quant aux activités que pratiquent les enfants durant la journée, la preuve révèle clairement que l’Institut n’a jamais offert d’activités organisées pour les enfants sur le site de l’Institut, que ce soit par exemple des activités de pastorale ou de catéchèse. L’abbé Caron est catégorique qu’aucune activité n’était organisée ou destinée aux enfants.

[286]     Il ressort également de la preuve que la mission de l’Institut, qui est axée sur l’évangélisation (l’annonce de Jésus-Christ), n’était pas davantage destinée aux enfants. Que ce soit à l’Institut ou dans les missions de l’Institut à l’étranger, il n’y a aucune composante de la mission de l’Institut qui soit dirigée, de près ou de loin, vers les enfants. Cela explique que les activités tenues sur le site de l’Institut, comme les rencontres de prières, étaient réservées aux adultes.

[287]     Quant activités de Jean-Paul la fin de semaine, de 1975 à 1980, considérant qu’il ne réside pas sur les lieux de l’Institut et qu’il n’effectue pas ses tâches la fin de semaine, ce n’est pas à titre de préposé de l’Institut que Jean-Paul fréquente les lieux la fin de semaine. S’il fréquente l’Institut la fin de semaine, c’est en raison de ses engagements spirituels envers l’Institut, comme membre consacré, qui consistent notamment à participer à des rencontres de prières.

[288]     Bien qu’il ne réside pas sur les lieux de l’Institut de 1975 à 1980, il semble tout de même avoir accès aux chambres de l’Institut le samedi soir, pour héberger sa famille ainsi que lui-même. C’est en raison de son statut de membre de l’Institut qu’il a accès à ces chambres et non en raison des fonctions ou tâches qu’il effectue comme préposé pour l’Institut. Cet accès est permis par l’Institut, mais répond à un besoin d’hébergement personnel pour lui-même et sa famille.

[289]     Lorsqu’il réside à l’Institut de 1981 à 1985, la situation n’est pas vraiment différente de celle qui prévalait entre 1975 et 1980. Encore une fois, bien qu’il soit résident de l’Institut de 1981 à 1985, c’est en raison de son statut de membre de l’Institut qu’il a accès à ces chambres, et non en raison de son statut de préposé de l’Institut.

[290]     Le Tribunal s’est interrogé sur les commentaires de l’abbé Caron à l’effet qu’être un  membre consacré de l’Institut ne se résume pas à faire du « 8h à 5h », mais constitue « un horaire de toute une vie » et sur le fait qu’on s’attend d’un membre consacré qu’il ait un comportement qui soit en tout temps conforme à la mission de l’Institut.

[291]     Le Tribunal retient de cette affirmation qu’être un membre consacré de l’Institut signifie que la personne doit vivre en accord avec la mission préconisée par l’Institut et respecter les engagements qu’elle a pris envers l’Institut, 24 heures sur 24.

[292]     Toutefois, pour le Tribunal, cela ne signifie pas qu’un membre consacré de l’Institut se trouve dans l’exécution des fonctions ou des tâches rémunérées qui lui sont confiées, 24 heures sur 24.

[293]     En droit civil, pour retenir la responsabilité du commettant, l’acte posé doit demeurer dans le cadre général des fonctions et correspondre « au moins partiellement, à un intérêt même éloigné de l’employeur »[66].

[294]     Tout d’abord, sur la notion de « dommages causés à l’occasion de l’exercice des fonctions », le Tribunal est d’avis que lorsque Jean-Paul commet des abus sexuels, cette faute n’a aucune relation causale avec l’exécution de ses fonctions comme préposé de l’Institut.

[295]     Les tâches qui lui sont confiées sont principalement axées sur l’entretien paysager et l’entretien ménager et il n’exécute aucune tâche qui nécessite, de près ou de loin, qu’il soit en contact ou qu’il supervise des enfants. Ainsi, lorsque Jean-Paul abuse d’André la nuit, à l’Institut, il agit « en dehors de ses fonctions » de préposé. Les abus commis par Jean-Paul et la sphère de ses fonctions comme préposé sont totalement exclus l’un de l’autre.

[296]     Cette affirmation pourrait clore le débat dans la mesure où on peut difficilement prétendre que la relation de commettant-préposé existait « nettement »[67] entre Jean-Paul et l’Institut lors des fins de semaine où se produisaient les agressions. En examinant la notion d’autorité et de contrôle, soit la possibilité pour le commettant de donner des ordres au préposé[68], la preuve ne révèle pas que Jean-Paul devait effectuer des tâches au bénéfice de l’Institut durant les fins de semaine, même si son rôle de membre consacré était continu.

[297]     Un employé, sur les lieux et pendant les heures de son travail, peut causer un dommage à autrui hors de l'exécution de ses fonctions et donc ne pas engager la responsabilité de celui sous la dépendance de qui l'apparence semble le placer. Considérant que dans les présentes circonstances, la qualification du lien de préposition et de la détermination de l'exécution des fonctions sont intimement liés[69], il y a lieu de procéder à l’analyse de la théorie de la finalité de l’acte.

[298]     Selon la théorie de la finalité de l’acte commis, le Tribunal conclut que lorsque Jean-Paul commet des abus sur André, il ne poursuit pas, de près ou de loin, l’intérêt ou le bénéfice de son employeur. En d’autres termes, les abus commis ne sont pas accomplis au bénéfice partiel de l’Institut. Les abus ont plutôt pour finalité de procurer un bénéfice purement personnel à Jean-Paul.

[299]     À ce sujet, le Tribunal s’est demandé si le fait pour Jean-Paul de procurer des chambres à la famille Lachance, dans les locaux de l’Institut, était une condition nécessaire ou essentielle afin que les parents participent aux séances de prières de l’Institut.

[300]     En ce sens, on pourrait considérer que lorsque Jean-Paul commet les abus, il le fait dans un contexte qui procure un bénéfice partiel à l’Institut puisqu’en permettant l’hébergement de la famille, on s’assure ainsi de la participation des parents d’André aux rencontres de prières.

[301]     L’analyse des faits ne permet pas de retenir cet argument. Il n’était pas absolument nécessaire ou essentiel pour la réalisation de la mission poursuivie par l’Institut que les parents d’André dorment à Québec. En effet, ces derniers effectuent le plus souvent un aller-retour de la Beauce à Québec lorsqu’ils vont à l’Institut et ce n’est qu’occasionnellement qu’ils dorment à l’Institut, le samedi soir. Ce choix des parents de dormir à l’occasion à l’Institut est davantage lié à l’agrément de visiter un membre de la famille à l’Institut, qu’à la nécessité de participer aux rencontres de prières.

[302]     D’ailleurs, sur cet aspect lié à la famille, le Tribunal considère que les abus commis par Jean-Paul à l’Institut n’ont pu l’être qu’en raison de son lien familial avec André, et non en raison de ses fonctions de préposé ou de membre de l’Institut. Les abus étaient commis par Jean-Paul avant 1975 et ils se sont poursuivis après son arrivée à l’Institut en 1975.  N’eut été du lien familial unissant André et Jean-Paul, ces abus n’auraient pas été commis. D’ailleurs, Jean-Paul n’a jamais fait d’autres victimes sur les lieux de l’Institut.

[303]     Il est pertinent de noter que les abus ne sont pas perpétrés dans un contexte d’abus sexuels qu’on pourrait qualifier de « systémiques » commis au sein d’une institution. La présente situation ne révèle pas l’existence de comportements d’abus sexuels ancrés dans le modus operandi ou les mœurs de l’Institut, contrairement aux situations évoquées par Cour suprême dans la décision Oratoire Saint-Joseph, lorsqu’il est question d’agressions commises régulièrement sur une période de plusieurs années et à l’endroit de plusieurs victimes[70].

[304]     Par ailleurs, si on doit considérer que Jean-Paul commet ces abus en raison de son statut de membre « consacré » de l’Institut, et non de préposé, la conclusion du Tribunal est la même. Les abus sont tout de même commis « en dehors de ses fonctions » comme membre de l’Institut. Et, en application de la théorie de la finalité des actes commis, Jean-Paul ne commet pas les abus pour le bénéfice partiel de l’Institut. La finalité des abus de Jean-Paul est, encore une fois, de lui procurer un bénéfice purement personnel. Les abus n’ont aucun lien avec la mission ou les objectifs poursuivis par l’Institut.

[305]     Par ailleurs, considérant que nous sommes en présence d’abus qui constituent des actes criminels il y a lieu, comme le suggèrent des auteurs, d’examiner les facteurs de la théorie du risque créé par l’employeur qui furent énumérés par la juge Masse dans la décision Axa Assurances Inc. c. Le Groupe de sécurité Garda Inc [71].

[306]     Cette décision retient cinq facteurs non-limitatifs pour déterminer si, en droit civil québécois, la faute intentionnelle d'un préposé doit être considérée comme commise dans l'exécution de ses fonctions.

[307]     Premièrement, quant à « l'occasion que l'entreprise a fournie à l'employé d'abuser de son pouvoir », le Tribunal considère qu’en permettant à Jean-Paul d’utiliser les chambres, l’Institut ne lui donnait pas, objectivement, une occasion d’abuser de son pouvoir.

[308]     Cette détermination du Tribunal est motivée par l’existence d’un lien familial entre Jean-Paul et André et par la présence des parents de ce dernier sur les lieux et dans une chambre à proximité de celle de leur fils. Ces deux éléments étaient certes de nature à rassurer l’Institut quant à l’utilisation « sécuritaire » qui serait faite des chambres. Au surplus, l’Institut n’avait aucune raison de se méfier de Jean-Paul et rien ne lui permettait de prévoir les abus commis. L’Institut ne fournit donc pas une occasion à son préposé d’abuser de son pouvoir.

[309]      La détermination du Tribunal eut été probablement différente si l’Institut avait permis à un inconnu d’occuper une chambre à proximité des enfants et ce, en l’absence de leurs parents ou, subjectivement, si l’Institut avait été informé au préalable que Jean-Paul commettait déjà des abus sur André.

[310]     Pour le Tribunal, le seul fait que l’Institut ait donné un accès aux chambres à Jean-Paul, pour les membres de sa famille, ne permet pas de conclure qu’il lui a donné l’occasion d’abuser de son pouvoir.

[311]     Quant au deuxième facteur, portant sur « la mesure dans laquelle l'acte fautif peut avoir contribué à la réalisation des objectifs de l'employeur (et avoir donc été plus susceptible d'avoir été commis par l'employé) », il a déjà été abordé dans l’analyse de la théorie de la finalité de l’acte[72]. En effet, le Tribunal conclut que les abus de Jean-Paul n’ont contribué, d’aucune façon, à la réalisation de la mission ou des objectifs poursuivis par l’Institut.

[312]     Pour le troisième facteur, « la mesure dans laquelle l'acte fautif était lié à la situation de conflit, d'affrontement ou d'intimité propre à l'entreprise de l'employeur »,  les abus subis par André n’étaient liés, d’aucune façon, à une situation d’intimité avec des enfants qui serait propre aux activités de l’Institut. Au contraire, l’Institut n’offrait aucune activité susceptible de créer une situation d’intimité avec des enfants et les tâches de Jean-Paul ne le plaçaient pas dans une situation d’intimité avec des enfants.

[313]     C’est donc strictement en raison de son lien familial avec André que Jean-Paul pouvait se placer en situation d’intimité vis-à-vis de l’enfant abusé, et non en raison de ses fonctions ou de ses tâches.

[314]     Quant au quatrième facteur, « l'étendue du pouvoir conféré à l'employé relativement à la victime », le Tribunal est d’avis que l’Institut ne conférait absolument aucun pouvoir à Jean-Paul, comme préposé, sur la victime des abus. Si une situation de domination ou d’emprise existe entre André et Jean-Paul, elle résulte de la dynamique qui existait déjà entre eux deux, et non d’un pouvoir qui fut conféré à Jean-Paul par l’Institut.

[315]     Enfin, sur le dernier facteur, « la vulnérabilité des victimes potentielles à l'exercice fautif du pouvoir de l'employé », le Tribunal n’est pas certain qu’il faille considérer André comme une victime « potentielle » de Jean-Paul, puisque rien ne laissait présager que des abus seraient commis. Cependant, lorsque les abus surviennent, André est un enfant vulnérable vis-à-vis Jean-Paul. Or, ce facteur à lui seul ne permet pas, dans les présentes circonstances, de conclure que la faute de Jean-Paul fut commise dans l'exécution de ses fonctions.

[316]     Le Tribunal conclut donc que même en appliquant la théorie du risque aux faits en litige, l’Institut n’a pas, directement ou même indirectement, pu favoriser l'accomplissement des actes de Jean-Paul.

[317]     Avant de conclure, le Tribunal entend procéder à un bref survol de certaines décisions rendues en droit civil, qui peuvent présenter certaines similitudes avec le présent dossier.

[318]     Dans la décision Tremblay c. Lavoie[73], la Cour supérieure retient la responsabilité, à titre de commettant, du Collège Saint-Alphonse et de la congrégation religieuse des Rédemptoristes dans un contexte d’action collective. Cette action est intentée par un ancien élève victime d’abus sexuels par des pères rédemptoristes lors de son passage au pensionnat.

[319]     Le juge Bouchard accorde beaucoup de crédibilité aux témoignages des victimes, qui étaient au nombre de plus de 70. Des employés laïcs ont déclaré qu’ils n’avaient observé aucun signe d’abus sexuels lors de leur travail. Bien que le juge les trouve sincères, il ne retient pas cet élément de preuve puisque les agressions se produisaient la nuit et que les employés laïcs étaient sur place le jour.

[320]     Quant au lien de préposition entre les pères et leur congrégation, la Cour souligne que la congrégation fournit « nourriture et logis » aux pères. Elle les rémunère pour leurs fonctions exercées au Collège.

[321]     Cela pourrait rappeler la situation de Jean-Paul pour la période où il logeait à l’Institut, de 1981 à 1985. Cependant, comme nous l’avons vu, un institut séculier n’a pas le même degré de prise en charge de ses membres qu’une communauté religieuse.

[322]     En ce sens, la preuve révèle que l’Institut ne prend pas en charge tous les besoins de ses membres. Quant à Jean-Paul, la preuve ne révèle pas que l’Institut prenait en charge tous ses besoins (tels nourriture et logis). Il recevait une rémunération pour les tâches effectuées pour l’Institut et il devait subvenir seul à ses propres besoins.

[323]     En ce qui a trait à la notion de faute commise dans le cadre d’exécution des fonctions du préposé, le juge Bouchard estime que les pères rédemptoristes sont « plus susceptibles de se retrouver dans le cadre de leurs fonctions, même lorsqu'ils commettent des actes dérogatoires dans l'exercice de celles-ci »[74] car ils étaient mandatés par leur congrégation pour enseigner au Collège et poursuivre la mission d’éducation chrétienne.

[324]     Cette description ne concorde pas avec les tâches assignées à Jean-Paul, qui étaient surtout des tâches manuelles. Il n’avait pas la responsabilité de surveiller des enfants ou de leur prodiguer un enseignement de nature religieuse. C’est plutôt le contexte de lien familial qui permettait à Jean-Paul d’être près de ses neveux et nièce durant la nuit.

[325]     Dans le dossier Tremblay, les pères rédemptoristes se servaient de leurs fonctions au Collège pour se rapprocher de leurs victimes et commettre des agressions durant la nuit. Certains surveillaient les dortoirs ou accueillaient les jeunes garçons dans leur chambre personnelle pour leur donner des conseils, d’autres proposaient des jeux théâtraux avec des allusions sexuelles ou organisaient des sorties dans un chalet.

[326]     En s’inspirant d’une décision ontarienne, le juge Bouchard conclut que cette promiscuité entraînait la nécessité pour les commettants d’encadrer le travail de leurs préposés, pour ne pas laisser « libre cours à l’abus de pouvoir »[75]. Ce passage est en lien avec la théorie du risque.

[327]     Dans le cas de Jean-Paul, ce dernier n’avait pas besoin d’utiliser ses fonctions à l’Institut pour se rapprocher de sa victime puisqu’il la connaissait déjà hors des murs de l’Institut. Bien que son statut de membre consacré lui permettait de choisir où allaient dormir les membres de sa famille lors des visites, il y a absence d’élément factuel qui aurait dû alerter l’Institut et nécessité son intervention, en termes de surveillance. Rappelons-nous que les parents sont toujours présents sur les lieux.

[328]     Ainsi, les faits dans le présent dossier ne permettent pas de reproduire l’approche retenue par le juge Bouchard, quant à l’encadrement du travail des préposés, puisque que nous sommes en présence d’une situation différente de celle qui prévalait dans le dossier Tremblay.

[329]     Enfin, quant à la faute directe du commettant, les faits dans le dossier Tremblay permettaient de conclure plus aisément que les dirigeants du Collège et de la congrégation des Rédemptoristes étaient au courant des abus sexuels perpétrés. Par exemple, des pères ayant été mis au courant des agressions, ou les ayant commises eux-mêmes, ont fait partie du Conseil provincial des Rédemptoristes, l’organe exécutif de la congrégation.

[330]     En l’espèce, le Tribunal n’a pas retenu que des membres de l’Institut étaient au courant des abus de Jean-Paul, et la preuve ne révèle pas que d’autres membres de l’Institut (en autorité ou non) auraient commis des abus sur des enfants à l’Institut. La preuve d’une faute directe de l’Institut est inexistante, contrairement à celle administrée dans le dossier Tremblay.

[331]     Dans la décision Catudal c. Borduas, Mme Borduas poursuit M. Catudal pour avoir abusé d’elle entre l’âge de 14 à 17 ans alors qu’il était enseignant à son école secondaire. Le juge de première instance retient que monsieur Catudal a courtisé, séduit et enjôlé madame Borduas et qu’ils ont développé une relation intime les menant à une première relation sexuelle en 1972, alors qu’elle est mineure. Leur relation se poursuit et elle donne naissance à deux enfants en 1973 et 1975, alors qu’elle est toujours mineure[76].

[332]     En première instance, la Commission scolaire est reconnue responsable pour la faute de son préposé, celui-ci ayant agi dans l’exercice de ses fonctions. Même si les abus ne se sont pas déroulés dans l’enceinte de l’école, c’est en tant que surveillant qu’il est devenu le confident de la jeune fille et qu’il s’est rapproché d’elle et qu’ils ont entamé une relation. Un contexte de séduction s’est installé à l’école et a été le point de départ de leur relation.

[333]     Le juge conclut que bien que l’acte fautif ne fût aucunement dans l’intérêt, même partiel, de la Commission scolaire, le fait que le préposé exécutait en premier lieu une tâche faisant partie des obligations de la Commission scolaire est déterminant :

[154] Catudal était dans le cadre de ses fonctions.  Il est évident que la faute commise, soit la séduction d'une élève qu'on a pour tâche de surveiller et d'aider, une faute qui a engendré toutes les autres fautes et les dommages, n'était pas pour le bénéfice ou dans l'intérêt même partiel de la Commission scolaire, si ce n'est que Catudal accomplissait une tâche qui relève des devoirs d'une Commission scolaire.  

[…]

[158] L'arrêt Untel exige d'abord que l'acte fautif soit suffisamment lié à la conduite autorisée par l'employeur.  Il y avait dans notre dossier un risque relié à l'emploi autorisé et la fonction demandée par le commettant à son préposé.  Écouter en toute intimité une élève en difficulté, donc vulnérable, faisait partie de la tâche du surveillant, la séduire n'en faisait pas partie mais constituait un risque survenu durant l'exécution des fonctions[77].

[Nos soulignements]

[334]     Si nous formulons la conclusion du juge de première instance en des termes qui se rapprochent des enseignements de la décision Havre des femmes inc.[78], nous comprenons qu’il était dans l’intérêt partiel de la Commission scolaire que son enseignant développe une relation de confiance avec la demanderesse, mais que c’était par intérêt personnel que le défendeur a abusé de la situation.

[335]     La Cour d’appel infirme la décision de la Cour supérieure dans ce dossier en raison d’une erreur commise par le juge d’instance sur le critère de l’impossibilité d’agir plaidée en demande; les juges majoritaires ne se prononcent donc pas sur la responsabilité du commettant. Cependant, la juge Louise Mailhot, dissidente, aurait confirmé le jugement de première instance sur la responsabilité de la Commission scolaire pour le geste de son employé, soulignant que ce dernier « a abusé de sa fonction » [79].

[336]     En l’espèce, il faudrait se demander si la fonction « demandée » par l’Institut à son préposé, soit de décider où dormiraient les membres de sa famille, créait un risque de promiscuité déplacée relié à son emploi ou si les agressions sexuelles ont un lien suffisant avec la conduite autorisée par l’Institut. Comme nous l’avons vu précédemment, le Tribunal a écarté l’existence d’un tel risque, puisque les abus commis par Jean-Paul ne sont pas liés à la conduite autorisée par l’Institut ou à ses fonctions[80].

[337]     Dans la décision Goodwin c. Commission scolaire Laurenval, une adolescente assiste à un match de soccer sur les terrains de l’école alors fermée. Elle demande au concierge, qui est en pause à ce moment-là, de lui permettre d’accéder aux toilettes avec son amie. Il accepte, l’accompagne et lui touche une fesse à sa sortie, après lui avoir dit qu’il la trouvait belle. En panique pour s’enfuir, l’adolescente se blesse à la cheville.  L’employeur du concierge, soit la Commission scolaire, est aussi poursuivie mais sa responsabilité à titre de commettant n’est pas retenue. Le Tribunal retient de cette décision que  « (…) les paroles prononcées par monsieur Cheng, et le geste posé, n'avaient aucune relation avec une activité de surveillance » et conclut que le concierge n’était pas dans l’exécution de ses fonctions; il ne recherchait que son bénéfice personnel[81].

[338]     À la lumière des principes et de la jurisprudence applicables, le Tribunal conclut de l’analyse des faits en litige, effectuée avec la théorie de la finalité ou la théorie du risque, que les agressions sexuelles sur le demandeur ne furent pas commises dans le cadre général des fonctions du préposé (Jean-Paul), qu’elles n’entraînaient aucun bénéfice pour le commettant (l’Institut) et qu’elles ne résultaient pas d’un risque créé par le commettant.

[339]     En somme, le Tribunal en vient à la conclusion que la responsabilité de l’Institut à titre de commettant ne peut être engagée, en l’espèce.

  1. Le recours du demandeur est-il prescrit?

3.1.        Droit applicable : la prescription (art. 2925 et 2926.1 C.c.Q.)

[340]     Quant à l'argument de la prescription du recours, la défenderesse déclare lors de l’audience qu’elle s’en remet à la discrétion du Tribunal.

[341]     Bien que Tribunal comprenne la position de la défenderesse de ne pas plaider la prescription lors de l’audience, vu l’entrée en vigueur du Projet de loi no 55 le 12 juin 2020, il demeure que puisqu’elle ne s’est pas désistée de ce moyen invoqué dans sa défense modifiée, il convient d'en disposer brièvement[82].

[342]     La prescription extinctive en matière de droit personnel est de trois ans :

2925. L’action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n’est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.

[343]     L’article 2926.1 C.c.Q., qui fut adopté le 20 juin 2020, se lit dorénavant comme suit :

2926.1. L’action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Cette action est cependant imprescriptible si le préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance, ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint.

Toutefois, l’action contre l’héritier, le légataire particulier ou le successible de l’auteur de l’acte, ou contre le liquidateur de la succession de celui-ci, doit être intentée dans les trois ans du décès de l’auteur de l’acte, sous peine de déchéance, sauf si le défendeur est poursuivi pour sa propre faute ou à titre de commettant. De même, l’action exercée en raison du préjudice subi par la victime doit être intentée dans les trois ans du décès de celle-ci, sous peine de déchéance.[83]

[Nos soulignements]

[344]     Dans une décision récente, la Cour d’appel énonce que la modification apportée à l’article 2926.1 C.c.Q. « a pour effet d’étendre le champ d’application de l’article 2926.1 C.c.Q. qui offre dorénavant l’imprescriptibilité du recours à la victime d’un préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel »[84].

[345]     Quant aux dispositions transitoires portant sur l’application de l’article 2926.1 C.c.Q. tel que modifié, elles prévoient que :

4. L’article 2926.1 du Code civil, modifié par l’article 2 de la présente loi, s’applique à toute action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle si le préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance, ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint, et ce, sans égard à tout délai de prescription applicable avant l’entrée en vigueur de la présente loi.[85]

[Soulignements ajoutés par le Tribunal]

[346]     Ainsi, l’article 2926.1 C.c.Q. doit recevoir une application rétroactive :

De plus, cette disposition s'applique rétroactivement. En effet, au chapitre des dispositions transitoires, l'article 4 de la Loi prévoit que l'imprescriptibilité s'applique       « sans égard à tout délai de prescription applicable avant l'entrée en vigueur de la présente loi ».

Nous sommes donc dans la situation rarissime ou le législateur fait renaitre un droit autrement prescrit. Il s'agit selon nous de l'aspect le plus novateur de cette Loi.[86]

[347]     Quant au délai de déchéance de trois ans pour introduire un recours en cas de décès de l’auteur de l’acte, ce délai ne trouve pas application lorsque le défendeur est poursuivi pour ses propres fautes ou à titre de commettant :

Toutefois, cette modification comporte aussi un élargissement important au bénéfice des victimes. Le législateur précise à qui bénéficie ce délai de déchéance, soit l'héritier, le légataire particulier, le successible ou le liquidateur. Cette liste limitative n'apparaissait pas à l'ancienne mouture de l'article.

Qu'en est-il des actions dirigées contre des institutions? La victime risque-t-elle de perdre son recours en conséquence du décès de l'agresseur ?

On constate que les institutions ne font pas partie de la liste restrictive des bénéficiaires du délai de déchéance. Ainsi, cette nouvelle disposition ne saurait être d'aucun secours pour les défendeurs dans un cas similaire à celui porté devant la Cour suprême en 2019. Il est également précisé que le second alinéa ne s'applique pas si le défendeur est poursuivi pour ses propres fautes ou à titre de commettant. Le cas des poursuites contre des communautés religieuses a d'ailleurs été spécifiquement abordé en commission parlementaire.[87]

[Nos soulignements]

[348]     En effet, lors des débats de l’Assemblée nationale précédant les modifications apportées à l’article 2926.1 C.c.Q., la ministre de la Justice de l’époque, madame Sonia LeBel, a émis des commentaires sur la « marche à suivre » en cas de décès de l’auteur de l’acte et sur les communautés religieuses :

[…] C'est pourquoi nous proposons d'abolir le délai de prescription pour faciliter les recours civils contre les agresseurs ou toute autre personne dont la responsabilité pourrait être invoquée dans les cas d'agression sexuelle, de violence conjugale et de violence contre les enfants. Cette abolition sera rétroactive.

De plus, de manière exceptionnelle, les actions passées qui ont été rejetées parce que le délai de prescription était déchu, pour le seul motif que le délai de prescription était déchu, pourront être intentées à nouveau par les victimes, et ce, pour une période de trois ans à partir de l'entrée en vigueur de la loi.

Évidemment, les causes déjà entendues et qui ont été rejetées par la cour pour d'autres motifs que la prescription ou encore qui ont été réglées par une transaction entre les parties ne pourront plus être réouvertes. Il en va de la stabilité même de notre système de justice puisque ces causes ont été entendues et ont fait l'objet d'un jugement ou d'un règlement.

Le projet de loi propose également une marche à suivre en cas de décès de l'agresseur ou de sa victime. Avec le projet de loi n° 55, le Code civil du Québec établira clairement que les recours civils doivent être intentés dans un délai de trois ans après la mort de l'auteur de l'acte ou de la victime. Ce délai ne s'applique qu'à l'égard de la succession de la victime ou de l'agresseur.

En effet, nous ne souhaitons pas brimer la personne victime dans son droit d'obtenir la réparation si son agresseur est décédé, mais, selon nous, il est équitable de mettre une limite au délai dans lequel les successions et les héritiers de ces agresseurs, des gens qui n'ont rien à voir avec les gestes posés, pourront être ciblés par une action. Cette limite ne s'appliquera pas aux communautés, incluant les communautés religieuses, aux entreprises ou aux organismes qui pourraient être tenus pour responsable des actions d'un de leur membre ou employé décédé depuis les faits. L'action contre la communauté par sa faute ou encore parce qu'elle n'a pas agi ou caché la situation sera également rendue imprescriptible.[88]

[Nos soulignements]

3.2.        Application du droit aux faits pertinents

[349]     Dans le présent dossier, le Tribunal retient que le demandeur a été victime d’abus sexuels commis par son oncle, Jean-Paul, entre l’âge de 3 et 16 ans.

[350]     Comme nous l’avons vu, les recours fondés sur une agression à caractère sexuel, la violence conjugale ou la violence subie pendant l’enfance sont dorénavant imprescriptibles, depuis le 12 juin 2020 et ce, avec effet rétroactif. Le premier alinéa de l’article 2926.1 C.c.Q. bénéficie donc au demandeur.

[351]     Quant au deuxième alinéa de l’article 2926.1 C.c.Q., la défenderesse est poursuivie pour ses propres fautes et à titre de commettant et, à ce titre, elle n’est pas visée par l’une des exceptions prévues qui permettent l’application du délai de déchéance de trois ans, en cas de décès de l’auteur de l’acte.

[352]     En conséquence de ce qui précède, le Tribunal conclut que le recours du demandeur contre la défenderesse n’est pas prescrit.

  1. Quels sont les dommages subis par le demandeur?

[353]     Le demandeur réclame des dommages de 370 414,03$ à titre de dommages pécuniaires, de dommages moraux, de dommages punitifs ainsi que des honoraires extrajudiciaires.

[354]     Considérant les conclusions du Tribunal sur l’absence de responsabilité de l’Institut,  que ce soit de façon directe ou à titre de commettant, il n’y a pas lieu de se prononcer sur les dommages réclamés par le demandeur.

[355]     Quant aux frais de justice, l'article 340 du Code de procédure civile prévoit que   « les frais de justice sont dus à la partie qui a eu gain de cause, à moins que le tribunal n’en ordonne autrement ».

[356]     Dans la décision Gagnon c. Audi Canada inc., le juge André Prévost précise que l'article 340 C.p.c. « reprend la règle antérieure — dite de la « succombance » — en matière d'attribution des frais de justice. Cette règle met ces frais à la charge de la partie qui succombe, à moins que le tribunal n’en décide autrement, pour tout ou partie. Les articles 341 et 342 précisent les critères qui devraient guider le tribunal dans sa décision ». Il énumère ensuite les motifs qui permettent au Tribunal d'exercer sa discrétion eu égard aux frais[89].

[357]     En l’espèce, aucune circonstance particulière ne fut soumise au Tribunal qui serait de nature à justifier une dérogation au paiement des frais par la partie qui succombe.

[358]     Le Tribunal s'en remet donc à la règle générale et condamne le demandeur aux frais de justice.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[359]     REJETTE la demande introductive d’instance re re re re remodifiée (du 10 juin 2019) du demandeur ;

[360]     LE TOUT, avec frais de justice.

 

 

 

 

 

 

 

__________________________________

NANCY BONSAINT, j.c.s.

 

 

 

 

 

Me Christian Lajoie

LAJOIE & PEARSON AVOCATS

Casier 37

Pour le demandeur

 

 

 

Me Julie Pamerleau

Me Jean-Philippe Beaudry

STEIN, MONAST S.E.N.C.R.L.

Casier 14

Pour la défenderesse

 

 

Dates d’audience : 15, 16, 17 septembre 2020

 

 



[1] L’abbé André Daigneault fut nommé prêtre (abbé) le 10 octobre 1982 (témoignage de l’abbé Marcel Caron).

[2] Le cardinal Lacroix fut ordonné prêtre en 1988, nommé évêque auxiliaire en 2009, nommé archevêque en 2011 et créé cardinal en 2014; Biographie du cardinal Gérald Cyprien Lacroix, Pièce D-11.

[3] Plumitif au criminel, dossier no. 200-01-056322-005, Pièce P-7. Ordonnance en vertu des articles 161(1)A et 161(1)B du C.cr. en date du 31 mai 2001, Pièce P-7a). Ordonnance de paiement de l’amende de la suramende, 31 mai 2001, Pièce P-7b).

[4] Ordonnance de peine dans le dossier 350-03-000212-145 en date du 17 décembre 2014, Pièce P-11.

[5] Lettre du frère du demandeur en 2012 à l’Institut Séculier Pie X, Pièce P-2A.

[6] Pièce IML1 (document intitulé « Le poids du silence ») et Pièce IML-2 (document rédigé par le frère du demandeur), produits en liasse comme Pièce D-4.1.

[7] Lettre de Christian Beaulieu, directeur général de l’Institut Séculier Pie X, 18 octobre 2012, Pièce P-2.

[8] Plumitif au criminel concernant Jean-Paul Lachance, no. 200-01-181649-140 (date infraction : 1er janvier 1978), Pièce P-4a).

[9] Lettre d’André et son frère au prêtre Christian Beaulieu, 12 décembre 2014, Pièce P-5.

[10] Lettre du prêtre Christian Beaulieu, 13 avril 2015 à André et son frère, Pièce P-6.

[11] L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., 2019 CSC 35, par. 63, 64 et 70.

 

[12] Tremblay c. Lavoie, 2014 QCCS 3185, par. 84 et 98.

[13] Interrogatoire de Louisette Lachance, 22 août 2017, Pièce D-5, p. 34; Interrogatoire de Gaétan Lachance, 22 août 2017, Pièce D-6, p. 72.

[14] Interrogatoire d’André Lachance, 23 août 2017, Pièce D-1, pp. 77-78. Interrogatoire du frère d’André, 1er décembre 2017, Pièce D-4, pp. 61 à 63.

[15] Demande introductive re re re re remodifiée, 10 juin 2019, par. 9, 13, 28.1, 28.2, 29.1, 60.1, 70.1, 70.2, 73, 74, 75 et 80.

[16] Interrogatoire d’André Lachance, Préc., note 14, Pièce D-1, p. 136.

[17] Interrogatoire du frère d’André, Préc., note 14, Pièce D-4, p. 79.

[18] Interrogatoire de l’abbé André Daigneault, 5 avril 2019, Pièce P-19, p. 3.

[19] Id., p. 7.

[20] Interrogatoire de Gaétan Lachance, Préc., note 13, pp. 81 et 84. Interrogatoire de Louisette Bélanger, Préc., note 13, pp. 58 et 64.

[21] Demande introductive re re re re remodifiée, Préc., note 15, par. 28.2 et 70.1.

[22] Interrogatoire d’André Lachance, Préc., note 14, Pièce D-1, pp. 167 à 171.

[23] Demande introductive re re re re remodifiée, Préc., note 15, par. 28.1 et 70.2 et 80.

[24] Interrogatoire du frère d’André, Préc., note 14, Pièce D-4, pp. 69 à 71 et 75.

[25] Interrogatoire du Cardinal Lacroix, 5 avril 2019, Pièce P-20, pp. 16 à 18.

[26] Demande introductive re re re re remodifiée, Préc., note 15, par. 9.

[27] Interrogatoire d’André Lachance, Préc., note 14, Pièce D-1, pp. 138-140.

[28] Interrogatoire du frère d’André, Préc., note 14, Pièce D-4, p. 93.

[29] Demande introductive re re re re remodifiée, Préc., note 15, par. 29 à 29.4.

[30] Interrogatoire du Cardinal Lacroix, Préc., note 25, Pièce P-20, pp. 15 et 16.

[31] Interrogatoire de l’abbé André Daigneault, Préc., note 18, Pièce P-19, pp. 11 et 12.

[32] Interrogatoire d’André Lachance, Préc., note 14, Pièce D-1, pp. 154-159.

[33] Interrogatoire du frère d’André, Préc., note 14, Pièce D-4, pp. 11 à 114.

[34] L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., Préc., note 11, par. 70.

[35] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 8e éd., volume 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, EYB2014RES81 (La Référence), par. 1-820 et 1-821.

[36] Id., EYB2014RES82 (La Référence), par. 1-839; Havre des femmes inc. c. Dubé, 1998 CanLII 13167 (QC CA) (PDF), pp. 12-13.

[37] Id., EYB2014RES83 (La Référence), par. 1-841 et 1-842.

[38] Id., EYB2014RES84 (La Référence), par. 1-844.

[39] Havre des femmes inc. c. Dubé, Préc., note 36, pp. 13 et 14.

[40] J. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, Préc., note 35, EYB2014RES85 (La Référence), par. 1-906 et 1-908.

[41] Id., par. 1-915. Réf : Gosselin c. Fournier, [1985] C.S. 481. Voir aussi : Goodwin c. Commission scolaire Laurenval, [1991] R.R.A. 673 (C.S.).

[42] Id., par. 1-916.

[43] Daniel GARDNER et Maurice TANCELIN, avec la collaboration de Frédéric LÉVESQUE, Jurisprudence commentée sur les obligations, 12e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2017, p. 571; Curley c. Latreille, (1920) 60 R.C.S. 131.

[44] Havre des femmes inc. c. Dubé, Préc., note 36, p. 17.

[45] J. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, Préc., note 35, EYB2014RES85 (La Référence), par. 1-918 à 1-920. Voir également : Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador inc. c. Sodexho Québec ltée, 2010 QCCA 2408, par. 162; Havre des femmes inc. c. Dubé, 1998 CanLII 13167 (QC CA) (PDF), Préc., note 36, pp. 12 à 19.

[46] Alicia Soldevila, La responsabilité pour le fait ou la faute d'autrui et pour le fait des biens, Collection de droit 2020-2021, École du Barreau du Québec, vol. 5, Responsabilité, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2020, EYB2020CDD89 (La Référence), p. 21 (PDF).

[47] J. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, Préc., note 35, EYB2014RES85 (La Référence), par. 1-896. Note : la phrase doit se lire : « (…) et si, d'une façon ou d'une autre, le patron a directement ou même indirectement pu favoriser l'accomplissement de l’acte ». Cette correction est apportée dans la version papier : J. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile, 9e éd., vol. 1, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2021, p. 900.

[48] Alicia Soldevila, Préc., note 46, p. 22 (PDF).

[49] 2008 QCCS 6087, par. 98 à 107.

[50] [1999] 2 R.C.S. 534.

[51] Préc., note 49, par. 107.

[52] Alicia Soldevila, Préc., note 46, p. 22 (PDF).

[53] Geneviève COTNAM, Commentaire sur la décision Axa Assurances inc. c. Groupe de sécurité Garda inc. - L'employé qui, pour briller, allume volontairement un feu engage-t-il la responsabilité de son employeur?, dans Repères, avril 2009, Éditions Yvon Blais, 2009, EYB2009REP814 (La Référence), p. 3 (PDF).

[54] Langevin, Louise, et Nathalie Des Rosiers, avec la collaboration de Marie-Pier Nadeau. L’indemnisation des victimes de violence sexuelle et conjugale, 2e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2012, p. 233 et 234.

[55] Préc., note 12, par. 146 et 147.

[56] Liste des engagements transmis par l’Institut, 8 mai 2019, Engagement 6, Pièce D-8, p. 3.

[57] J. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, Préc., note 35, EYB2014RES84 (La Référence), par. 1-844.

[58] Id., EYB2020CDD89 (La Référence), p. 18 (PDF).

[59] Id., EYB2014RES84 (La Référence), par. 1-846.

[60] Notes biographiques de Marcel Caron, Pièce D-9.

[61] Photo aérienne de l’Institut vers 1983-1984, Pièce D-10.

[62] Liste des engagements transmis par l’Institut, 8 mai 2019, Engagement 6, Pièce D-8, pp. 2 et 3.

[63] Id., Engagement 4, Pièce D-8, p. 2.

[64] Demande introductive re re re re remodifiée, Préc., note 15, par. 61.

[65] Id., Préc., note 15, par. 82.

[66] Havre des femmes inc. c. Dubé, Préc., note 36, p. 17.

[67] Catudal c. Borduas, 2006 QCCA 1090, par. 142.

[68] D. Gardner et M. Tancelin, préc., note 43, p. 565.

[69] J. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, Préc., note 35, EYB2014RES85 (La Référence), par. 1-887.

[70] Préc., note 11, par. 70.

[71] Préc., note 49, par. 107. Voir également : Bazley c. Curry, Préc., note 50, par. 41 à 46.

[72] Par. 296 à 301.

[73] Préc., note 12, par. 121.

[74] Id., par. 154.

[75] Id., par. 164 et 165.

[76] Borduas c. Catudal, 2004 CanLII 18292 (QC CS), par. 1 à 8.

[77] Id., par. 154.

[78] Préc., note 36, p. 17.

[79] Préc., note 67, par. 134.

[80] Par. 307-315.

[81] [1991] R.R.A. 673, SOQUIJ AZ-91021460 (PDF), pp. 15 et 16.

[82] Défense modifiée, 1er avril 2019, par. 23 à 27.

[83] CCQ-1991, article 2926.1, tel que modifié par Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d’agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l’enfant et de violence conjugale, L.Q. 2020, c. 13, art. 2.

[84] Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania c. A, 2020 QCCA 1701 (CanLII), par. 26 à 30.

[85] Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d’agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l’enfant et de violence conjugale, L.Q. 2020, c. 13, art. 4.

[86] D’Amours, Jean-Sébastien, Commentaire sur la Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d'agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l'enfance et de violence conjugale, LQ 2020, c. 13, Repères, Octobre 2020, Éditions Yvon Blais, 2020, EYB2020REP3159 (La Référence) p. 4 (PDF).

[87] Id., p. 7 (PDF).

[88] Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania c. A, Préc., note 84, par. 29, où la Cour d’appel réfère aux débats de l’Assemblée nationale : Québec, Assemblée nationale, « Projet de loi no 55 »m Journal des débats, 42e législature, 1re session, Vol. 45, Fascicule n°116, 5 juin 2020, pages 8145-8151, entre 11 h 30 et 11 h 40.

[89] Gagnon c. Audi Canada inc., 2018 QCCS 3128, par. 36 à 38.

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