Sorella c. R. | 2022 QCCA 383 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(540-01-039473-098) | |||||
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DATE : | 21 mars 2022 | ||||
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ADÈLE SORELLA | |||||
APPELANTE – accusée | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LA REINE | |||||
INTIMÉE – poursuivante | |||||
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[1] L’appelante se pourvoit contre deux verdicts prononcés le 5 mars 2019 par un jury présidé par l’honorable Sophie Bourque de la Cour supérieure, district de Laval, la déclarant coupable des meurtres au second degré de ses filles Amanda et Sabrina De Vito, alors âgées respectivement de 9 et 8 ans, après l’avoir acquittée de deux accusations de meurtre au premier degré[1].
[2] Au soutien de son pourvoi, l’appelante plaide que la juge de première instance a erré en droit dans ses directives au jury en ce qui a trait à l’intention et à la possibilité d’entretenir un doute raisonnable en raison de l’absence de preuve, en plus de priver son avocat du droit de soumettre au jury l’argument voulant que les victimes puissent avoir été tuées par une ou des personnes liées aux activités criminelles de son conjoint. Elle soutient aussi que les verdicts sont déraisonnables, tant sur la culpabilité que sur la non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux.
[3] Voyons tout d’abord les faits et la preuve présentés au procès.
[4] Même si le meurtre des enfants est survenu le 31 mars 2009, il y a lieu de remonter le fil du temps jusqu’en 2001, et ce, pour bien faire ressortir l’état mental de l’appelante qui est inextricablement lié à toute la trame factuelle.
[5] Cette année-là, on retire à l’appelante une tumeur à l’oreille droite. Les séquelles de l’opération sont importantes : elle demeure avec une paralysie faciale, une déviation de la bouche, une paupière qui ne ferme plus et un trouble sévère de l’équilibre.
[6] Les enfants, qui sont alors en bas âge, ont besoin de leur mère. Or, malgré sa bonne volonté et l’aide qu’elle reçoit de ses proches, l’appelante peine à remonter la pente. La dépression s’installe progressivement jusqu’au jour où, un matin du mois de novembre 2006, la Gendarmerie royale du Canada débarque chez elle, dans le cadre d’une opération policière d’envergure, pour procéder à l’arrestation de son conjoint, M. Giuseppe De Vito. Celui-ci, alors absent, est soupçonné d’être une tête dirigeante du crime organisé à Montréal.
[7] C’en est trop pour l’appelante qui, jusque-là, ignorait tout des activités criminelles de son conjoint. Le 30 novembre 2006, elle fait une première tentative de suicide en prenant une centaine de comprimés de Tylenol.
[8] Peu de temps après son retour de l’hôpital, sa mère, Mme Teresa Di Cesare, vient habiter avec elle pour l’aider à tenir maison et s’occuper des enfants, car son conjoint, qui a pris la fuite, ne reviendra jamais vivre auprès de sa famille. L’appelante continuera cependant à communiquer régulièrement avec Giuseppe De Vito, par messages textes cryptés, jusqu’à l’arrestation de ce dernier en 2010. Ils réussiront même à se voir subrepticement à trois occasions, dont la dernière à Toronto, en mars 2009, quelques semaines à peine avant le meurtre des jeunes filles.
[9] Le 28 novembre 2007, presque un an jour pour jour après sa première tentative de suicide, un bon samaritain empêche l’appelante de sauter en bas d’un pont dans un moment de grande détresse. À l’hôpital, on diagnostique un trouble de l’adaptation chronique en lien avec le départ de son conjoint.
[10] Cinq mois plus tard, soit le 27 avril 2008, l’appelante est admise de nouveau à l’hôpital après avoir, encore une fois, ingéré une centaine de comprimés de Tylenol 500 mg. En consultation, elle mentionne éprouver une grande culpabilité par rapport à ses enfants. Elle estime ne pas être à la hauteur des tâches qui incombent normalement à une mère, que celles-ci seraient mieux sans elle. On diagnostique à cette occasion un état dépressif majeur avec troubles anxieux et prépsychotiques.
[11] Incidemment, parmi les éléments non contestés de la preuve, il ne fait aucun doute que l’appelante adorait ses deux filles.
[12] Bref, à ce stade-ci, on retiendra que l’appelante, dans les années qui ont suivi son opération en 2001, a vécu des moments difficiles et que sa détresse psychologique, par ailleurs amplement documentée, ne saurait être qualifiée de feinte.
[13] Ceci nous amène à la journée du 31 mars 2009.
[14] Il est 9 heures. Il s’agit d’un jour de classe. Les jeunes filles portent leur uniforme scolaire. Mme Teresa Di Cesare s’apprête à quitter la maison. Le chauffeur de sa sœur est venu la chercher et l’attend dans son automobile. Elle dit au revoir aux enfants qui, à cette heure, devraient normalement être à l’école.
[15] Selon ce que Mme Di Cesare rapportera plus tard en soirée à l’un des policiers chargés de l’enquête, l’appelante devait ce jour-là accompagner ses filles chez le dentiste avant d’aller les reconduire à l’école, puis aller la chercher pour l’accompagner à son tour chez son gynécologue, avec qui elle avait au préalable pris rendez-vous. L’appelante lui a toutefois téléphoné plus tard pour l’informer ne pas pouvoir aller la conduire chez le gynécologue en raison de la longueur imprévue du rendez-vous des enfants. Selon le registre, cet appel a eu lieu à 13 h 22.
[16] Au procès, Mme Di Cesare a renié cette déclaration. Elle a témoigné que l’appelante n’a pas évoqué un rendez-vous médical avec ses filles ce matin-là ni plus tard pour expliquer son incapacité à la conduire chez le gynécologue.
[17] Par ailleurs, M. Hratch Vardanian, le chauffeur qui a conduit Mme Di Cesare chez sa sœur le 31 mars 2009, a témoigné au procès. Son témoignage confirme en quelque sorte la déclaration que Mme Di Cesare a donnée au policier le soir du 31 mars :
A. Well, she was trying to reach her, she couldn’t get a hold of her, so… because she had the appointment at eleven thirty (11:30), so she was nervous about that. And when I left, so I had to go do my stuff, so when I came back at one (1:00), she seemed to be more calm, so after she got in touch with Adele she said… she said: “Yes, we got in touch.” So, her appointment has been cancelled because… cancelled because… the doctor’s appointment was delayed.
Q. Which doctor, which doctor was that?
A. Both the girls, Amanda and Sabrina.
Q. So that’s what Mrs. Di Cesare told you?
A. That’s what she told me and that she wouldn’t be able to come and pick up Adele… um, Teresa for her doctor’s appointment.
[18] Comme question de fait, la preuve révèle que les jeunes filles n’avaient pas de rendez-vous médical cette journée-là.
[19] Après l’appel téléphonique de 13 h 22 à sa mère, l’appelante tente de rejoindre sans succès son frère, Luigi Sorella, et son beau-frère, Nicholas De Vito. Elle leur laisse chacun un message dans leur boîte vocale, leur demandant de se rendre au domicile familial situé à Laval. Dans le message à son frère Luigi, elle lui demande de ne pas amener leur mère, le tout dit calmement, selon l’écoute de l’enregistrement.
[20] Luigi Sorella prend connaissance du message de sa sœur plus tard en après-midi. Il est inquiet. Il craint que cette dernière ait à nouveau tenté de se suicider. Il contacte son plus jeune frère, Enzo, pour qu’il le rejoigne. Il témoigne aussi avoir téléphoné à sa mère, qui l’a informé que l’appelante était en retard et qu’elle n’avait pu se rendre chez le gynécologue avec elle.
[21] Lorsque Luigi se présente sur les lieux, son frère Enzo est déjà présent. Il est environ 16 h 15. Leur mère arrive peu après. Ils pénètrent dans la maison et trouvent les deux enfants dans la salle de jeu attenante au salon, allongées côte à côte dans leur uniforme scolaire. Assez rapidement, ils constatent qu’elles sont sans vie.
[22] L’appelante est absente. Elle ne répond pas aux nombreux appels faits sur son portable. La preuve révélera qu’elle en a retiré la pile.
[23] Puis, à 3 heures du matin, le 1er avril 2009, une automobile de marque Lexus heurte un poteau électrique situé sur le rang du Bas Saint-François à Laval. Il s’agit de l’automobile de l’appelante. Cette dernière est au volant. Tous les témoins, policiers, ambulanciers et pompiers dépêchés sur les lieux constatent qu’elle a un comportement anormal. Elle a le regard vide. Elle est sans réaction. Lorsqu’on l’informe qu’elle est en état d’arrestation pour le meurtre de ses filles, elle ne démontre pas davantage d’émotion. Elle semble ne pas comprendre ce qui arrive. Elle répond que ses filles sont à la maison et demande au policier qui l’interroge de téléphoner pour le confirmer, ce qui correspond aux constatations des témoins quant à son état mental perturbé, puisqu'il est peu vraisemblable que les jeunes filles aient été seules à la maison au cours de la nuit. En effet, Mme Di Cesare témoigne que « depuis qu’elles sont venues au monde, elles n’ont jamais été laissées seules les enfants ». Il serait donc peu probable que l’appelante les ait laissées seules à la maison durant la nuit.
[24] Une fois au poste de police, elle parle avec l’avocat de garde qui fait les mêmes constats. L’appelante semble incapable de comprendre la gravité de la situation. L’avocat suggère aux policiers de la faire évaluer en psychiatrie de toute urgence. Elle est amenée à l’hôpital où la médecin qui la voit note qu’elle répond peu aux questions et ne peut parler des circonstances entourant l’accident. Les résultats des analyses sanguines démontrent toutefois qu’elle n’est pas intoxiquée. La médecin recommande une consultation en psychiatrie afin d’éliminer l’hypothèse d’une autre tentative de suicide, et ce, après avoir pris connaissance de son dossier médical.
[25] Un psychiatre rencontre donc l’appelante à l’urgence pour évaluer si l’accident ne serait pas un geste suicidaire. À l’impression diagnostique, il note : « collaboration difficile […] dissociation […] ». Il lui prescrit un antipsychotique.
[26] Une fois son congé de l’hôpital obtenu, l’appelante retourne en détention. Elle comparaît devant la cour le lendemain et est accusée du meurtre au premier degré de ses filles.
[27] Entre le 12 novembre 2018 et le 5 février 2019, pas moins de 51 témoins, dont 10 experts, ont témoigné au procès. La thèse du ministère public repose sur une preuve circonstancielle fondée principalement sur l’opportunité exclusive de commettre les meurtres et la conduite postérieure de l’appelante. Il n’y a en effet aucune preuve directe de son implication dans le décès de ses filles et l’affaire est pour le moins singulière.
[28] Il n’y a aucune trace d’entrée par effraction. Un expert précise cependant qu’il est possible d’entrer par effraction sans laisser de trace sur la serrure.
[29] Selon la pathologiste qui a procédé à l’autopsie, la mort naturelle simultanée de deux jeunes filles en santé est à exclure. Pourtant, à l’examen, elles ne portent aucune marque de violence. De même, les analyses toxicologiques effectuées n’ont pas permis de trouver la présence d’une substance quelconque pouvant être mortelle. Aussi, la pathologiste émet-elle l’hypothèse que le décès aurait pu survenir parce que les enfants ont été privées d’oxygène.
[30] Cette hypothèse pourrait trouver appui sur la présence d’une chambre hyperbare située au deuxième étage de la résidence, celle-ci ayant été acquise en raison de l’arthrite juvénile de Sabrina. Il s’agit en réalité non pas d’une chambre au sens usuel du terme, mais d’un cylindre mesurant 2,20 mètres de long par 84 centimètres de diamètre, lorsque gonflé. À l’intérieur, on retrouve un petit matelas ainsi qu’un oreiller. Quant à l’équipement nécessaire à son fonctionnement, il se compose d’un concentrateur d’oxygène, de deux compresseurs et de tuyaux permettant d’alimenter la chambre en oxygène. Notons enfin que celle-ci est munie de deux fermetures éclair qu’il est possible d’ouvrir de l’intérieur.
[31] Selon l’expert chimiste qui a procédé à l’examen de la chambre hyperbare, celle-ci peut devenir un lieu clos et hermétique en cas de privation d’oxygène, ayant pour conséquence d’entraîner la mort d’une personne qui y séjournerait trop longtemps. Prenant en considération le poids des enfants au moment de leur décès, l’expert conclut son rapport comme suit :
Ainsi en considérant que la chambre hyperbare soit transformée en espace clos et nonobstant tout autre effet pouvant survenir tel que l’inanition, la déshydratation, l’hypothermie, etc., une jeune victime (Sabrina) de 28 kg pourrait survivre environ 4 heures à l’intérieur de la chambre hyperbare avant d’atteindre un seuil de 13 % d’oxygène. Le délai est d’environ de 2,5 heures pour un enfant de 51 kg. (Amanda)
Advenant la possibilité que deux jeunes personnes de 28 et 51 kg soient placées en même temps dans la chambre hyperbare, le délai est de 1,5 heure avant d’arriver à une atmosphère avoisinant une concentration de 13 % en oxygène dans l’air.
[32] La pathologiste a par ailleurs noté quelque chose de particulier : la présence d’autolyse dans les cavités corporelles des jeunes filles. Il s’agit de cellules du corps qui meurent et qui sont digérées par des enzymes. S’agissant d’un phénomène naturel de décomposition qui survient habituellement un certain temps après le décès, la pathologiste est surprise de retrouver de l’autolyse moins de 24 heures après celui-ci, une situation qu’elle explique par la présence d’une source de chaleur comme, par exemple, celle générée dans la chambre hyperbare privée d’oxygène.
[33] Reste que cette hypothèse ne permet pas davantage de relier de manière directe l’appelante au meurtre des enfants. En effet, aucune trace d’ADN des enfants n’a été retrouvée sur l’appelante, ni aucune trace d’ADN de l’appelante sur les enfants.
[34] La preuve démontre également qu’il n’y a pas eu de contacts entre les vêtements des enfants et le drap qui recouvrait le matelas de la chambre hyperbare, car la preuve de l’expert n’a pas permis de constater qu’il y avait eu un transfert de fibres entre les items examinés, ce qui aurait normalement dû se produire, ni de trace d'ADN des enfants. On a cependant trouvé de la salive sur la taie d’oreiller de la chambre hyperbare, mais cette trace de salive n’ayant pas été expertisée, sa provenance est inconnue.
[35] S’ajoute le fait que la chambre hyperbare était située au deuxième étage de la résidence familiale alors que les jeunes filles ont été trouvées au rez-de-chaussée et qu’un escalier de 14 marches sépare les deux étages. Ceci suppose que l’appelante, qui a des problèmes d’équilibre importants depuis son opération en 2001 et qui doit tenir la rampe quand elle descend un escalier, aurait dû descendre seule les corps des enfants du deuxième étage et ce, encore une fois, sans laisser de trace le long de son parcours ni de marques sur les corps.
[36] Enfin, la preuve ne révèle pas que l’appelante savait que la chambre hyperbare pouvait devenir un lieu clos pouvant entraîner la mort si le compresseur à oxygène ne fonctionne pas ni que la mort par privation d’oxygène ne laisse pas de trace à l’autopsie.
[37] Dans un autre ordre d’idées, il y a lieu de préciser quelques aspects de la preuve psychiatrique présentée au procès par la défense. Selon la thèse de l’appelante, si elle a illégalement causé la mort de ses filles, elle ne saurait en être tenue criminellement responsable parce qu’elle était dans un état de dissociation pathologique qui affectait sa capacité à juger de la qualité de ses actes.
[38] Cette preuve est supportée par le rapport de deux psychiatres, les Drs Chamberland et Bouchard, qui ont également témoigné et qui en arrivent sensiblement aux mêmes conclusions, à savoir que le 31 mars 2009, l’appelante souffrait d’une dépression sévère propice à un épisode de dissociation qui, lorsqu’il survient de manière impromptue, altère la conscience et ouvre la voie à l’inconscient. Non seulement la personne est alors privée de sa capacité à juger de ses actes parce que c’est son inconscient qui la fait agir, mais elle ne garde, de plus, aucun souvenir de ceux-ci. C’est ce qui se serait produit le 31 mars 2009 selon les deux psychiatres, l’appelante n’ayant aucune raison apparente de vouloir tuer ses enfants.
[39] Cela étant, une autre hypothèse a également été mise de l’avant par le Dr Chamberland, quoique beaucoup moins probable selon lui que l’hypothèse précédente. On ne parle plus ici de dissociation pathologique, mais de dissociation amnésique.
[40] Comme il en sera question plus loin, l’appelante aurait formé le projet de tuer ses filles et de se suicider par la suite, ce qu’on appelle un suicide « élargi », ce qu’elle n’aurait pas eu la force ou le courage de faire une fois ses filles mortes. Bref, elle aurait agi de manière consciente, mais la souffrance étant trop pénible à supporter, elle serait devenue amnésique.
[41] De fait, c’est cette thèse du suicide élargi raté que l’intimée a plaidée au jury. Bien que la preuve soit contestée à cet égard, l’intimée a soutenu que puisque l’appelante a menti à sa mère le matin du 31 mars 2009 en lui disant qu’elle devait amener ses filles chez le dentiste et qu’elle a de nouveau utilisé ce prétexte pour expliquer qu’elle ne pouvait pas aller la reconduire chez son gynécologue, ceci démontre qu’elle n’a pas connu un épisode de dissociation pathologique, mais plutôt une amnésie dissociative découlant du choc d’avoir tué ses enfants.
[42] Abordons maintenant les divers moyens d’appel, mais dans un ordre différent de celui proposé par l’appelante.
[43] Le Code criminel contient une disposition précise à ce sujet :
16 (1) La responsabilité criminelle d’une personne n’est pas engagée à l’égard d’un acte ou d’une omission de sa part survenus alors qu’elle était atteinte de troubles mentaux qui la rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais.
(2) Chacun est présumé ne pas avoir été atteint de troubles mentaux de nature à ne pas engager sa responsabilité criminelle sous le régime du paragraphe (1); cette présomption peut toutefois être renversée, la preuve des troubles mentaux se faisant par prépondérance des probabilités.
(3) La partie qui entend démontrer que l’accusé était affecté de troubles mentaux de nature à ne pas engager sa responsabilité criminelle a la charge de le prouver.
| 16. (1) No person is criminally responsible for an act committed or an omission made while suffering from a mental disorder that rendered the person incapable of appreciating the nature and quality of the act or omission or of knowing that it was wrong.
(2) Every person is presumed not to suffer from a mental disorder so as to be exempt from criminal responsibility by virtue of subsection (1), until the contrary is proved on the balance of probabilities.
(3) The burden of proof that an accused was suffering from a mental disorder so as to be exempt from criminal responsibility is on the party that raises the issue. |
[44] En rendant un verdict de culpabilité, le jury a évidemment rejeté la preuve de troubles mentaux présentée par l’appelante. Il a nécessairement conclu que l’appelante n’avait pas démontré sa prétention selon la prépondérance de la preuve, qui était son fardeau.
[45] Pour soutenir l’argument que la décision est déraisonnable, l’appelante insiste fortement sur l’absence de preuve par experts de la poursuite susceptible de contredire le témoignage de ses propres experts.
[46] Or, bien que reposant sur le témoignage d’experts, ce type de preuve demeure régi par une règle bien connue : il revient au juge des faits (en l’espèce, au jury) de déterminer si l’accusé a fait la démonstration que la loi lui impose : R. c. Baker,
[47] Il est vrai que pour procéder à cet examen, le juge des faits aura, dans la plupart des cas, à composer avec des témoignages d’experts contradictoires. Il demeure que c’est à lui de décider en fonction de l’ensemble de la preuve, et non seulement sur la base des témoignages d’experts, quoique ceux-ci revêtent une importance évidente.
[48] En l’absence d’erreur de droit commise par la juge de première instance, il reste à déterminer si la décision du jury à cet égard est déraisonnable.
[49] Comme dans Baker, précité, paragr. 1, le jury était confronté « à des déclarations de l’appelant[e] qui suggéraient, à certains moments, qu’[elle] comprenait le caractère répréhensible de sa conduite ». Il suffit de se rappeler des appels téléphoniques de l’appelante à son frère et à son beau-frère, de sa conduite envers sa mère (tenant pour acquis que le jury pouvait retenir ces éléments de preuve) et de sa fuite pour s’en convaincre.
[50] De plus, à l’intérieur même de la preuve de la défense, on identifie au moins un élément qui pouvait mener le jury à conclure que l’appelante n’avait pas établi le bien-fondé de son argument.
[51] Comme mentionné précédemment, selon le Dr Chamberland, l’hypothèse la plus probable est que, à la suite d’une dépression majeure, documentée par une longue preuve psychiatrique remontant à plusieurs années, l’appelante se trouvait dans un état de dissociation tel qu’elle n’avait pas conscience de ce qu’elle faisait et n’avait plus le contrôle de ses actes (son évaluation le porte même à croire que, sur une « échelle de 1 à 10 », la probabilité de dissociation se situe à 9,5). En somme, selon cette prémisse, l’appelante souffrait, selon les termes mêmes de l’art.
[52] On sait aussi que le Dr Bouchard est sensiblement du même avis. Dans son rapport, il écrit que l’appelante était « dans un état mental de dissociation qui l’empêchait d’être consciente de ses actes et de savoir que ses gestes étaient mauvais ». Il se dit en accord avec les « aspects fondamentaux » de l’examen du Dr Chamberland.
[53] Bref, comme aucun expert n’a témoigné pour la poursuite, à première vue, la preuve de la défense n’était pas contredite par une preuve médicale, ce qui, normalement, aurait pu suffire pour établir la nature et l’ampleur des troubles mentaux de l’appelante.
[54] Par contre, on l’a vu plus haut, le Dr Chamberland, qui a fait preuve d’objectivité, ajoute qu’une autre hypothèse existe, même si elle est beaucoup moins probable : l’amnésie dissociative, qui signifie que l’appelante, qui ne se souvient de rien en raison d’une charge émotive trop intense, était néanmoins consciente au moment de l’acte. La dissociation ne serait donc survenue qu’après les tristes événements.
[55] En résumé, dans une vision de suicide élargi, l’appelante aurait su ce qu’elle faisait, mais aurait oublié ses gestes à cause de l’horreur insupportable qu’ils auraient générée, leur intensité étant trop grande.
[56] Si cette dernière hypothèse devait être retenue, les exigences de l’article
[57] Or, malgré le faible pourcentage de probabilité accordé à cette hypothèse par le Dr Chamberland, qui ne ferme pas la porte à cette possibilité, le jury pouvait raisonnablement la retenir pour rendre sa décision. Voyons pourquoi.
[58] Le Dr Chamberland explique qu’une personne en état de dissociation ne peut « sciemment cacher des choses » ou mentir dans le but de faciliter son crime. Or, il existe une telle preuve si la version de Mme Di Cesare donnée aux policiers est retenue. Le psychiatre répond même que, si Mme Sorella a dit à sa mère que les victimes avaient un rendez-vous médical « dans l’optique de garder les enfants à la maison pour causer leur mort » et qu’elle a appelé ensuite sa mère pour l’informer que « le rendez-vous médical a été trop long », « ce serait plus dans la deuxième hypothèse, à ce moment-là » (c’est-à-dire l’hypothèse de l’amnésie dissociative).
[59] Il en est de même de la planification : selon le Dr Chamberland, une personne dissociée ne peut planifier ou « préparer quelque chose ». Or, la preuve peut certes laisser place ici à une conclusion de planification.
[60] C’était au jury que revenait la décision de déterminer si c’est la première ou la seconde hypothèse qui s’appliquait. Il s’agit d’une question de crédibilité. C’était donc au jury de trancher et, dans les circonstances, on ne peut conclure que le rejet des prétentions de l’appelante sur la question des troubles mentaux était une décision déraisonnable.
[61] Dans Molodowic, précité, la Cour suprême rappelle que l’expérience judiciaire démontre que la question des troubles mentaux est délicate et peut même susciter un scepticisme injustifié dans l’esprit des jurés, ce qui pourrait parfois entraîner un verdict déraisonnable selon la preuve disponible. Nous ne sommes pas dans la situation décrite dans cet arrêt où la preuve ne permettait pas de contredire l’opinion ferme des experts de la défense. Dans le présent dossier, une telle preuve contradictoire existe et suffit pour rejeter l’argument de la décision déraisonnable.
[62] En conséquence, ce moyen d’appel ne peut être retenu.
[63] Répétons-le : la thèse de la poursuite était fondée d’abord et avant tout sur l’opportunité exclusive, à laquelle s’ajoutait la conduite postérieure de l’appelante (mensonge réitéré à sa mère, appels à son frère et à son beau-frère, retrait de la pile du portable et tentative de suicide, s’il en est, en lançant sa voiture vers un poteau). Autrement dit, l’appelante était la seule personne en mesure de commettre les meurtres et sa conduite postérieure constitue un élément important de la preuve à charge qui démontre son implication dans les meurtres. C’est la base de la théorie de la poursuite.
[64] Il s’agit évidemment d’un argument dont la valeur dépend de l’ensemble de la preuve, qui est alors circonstancielle.
[65] Cette thèse de l’opportunité exclusive a une conséquence déterminante : si l’appelante était la seule personne en position de commettre les crimes, on peut excuser certaines faiblesses et carences de la preuve et être néanmoins convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité. Autrement dit, un tel argument prend sa force dans l’absence d’une autre possibilité, mais peut aussi permettre à l’esprit de mettre de côté certaines préoccupations en rapport avec la preuve, même inconsciemment, vu l’impossibilité que les meurtres aient été commis par une autre personne. Cette particularité de ce type de preuve prend toute son importance dans le présent dossier en raison des multiples carences de la preuve, que l’on peut avoir tendance à ignorer si l’on est convaincu que l’appelante était la seule à pouvoir commettre les meurtres.
[66] Ainsi, même si l’opportunité exclusive n’est qu’un volet de la preuve circonstancielle, il demeure que, lorsque les carences et faiblesses dans la preuve sont nombreuses, il existe un danger : s’en remettre à la thèse de l’opportunité exclusive pour repousser le doute raisonnable qui aurait pu jaillir de l’absence de preuve ou de ses lacunes. Dit autrement, malgré des lacunes qui pourraient entraîner un doute raisonnable, il est possible que l’avenue de l’opportunité exclusive s’ouvre toute grande devant les jurés et les amène à oublier l'essentiel : la poursuite les a-t-elle convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’appelante? Par conséquent, s’il y a erreur, elle ne saurait être qualifiée de négligeable et, pour les raisons qui suivent, on ne peut exclure cette éventualité.
[67] Voyons d’ailleurs, à titre illustratif, quelques-unes des carences ou faiblesses de la preuve, dont plusieurs sont causées par des lacunes de l’enquête policière. Il ne s’agit pas, à ce stade, de reprocher quoi que ce soit à qui que ce soit. Il s’agit de s’interroger sur la possibilité que de telles carences, qui auraient pu soulever un doute raisonnable, aient été mises de côté en raison d’une conclusion d’opportunité exclusive, alors que l’argument que voulait soumettre l’appelante était admissible et susceptible de contredire cette conclusion.
[68] D’abord, en ce qui a trait à la preuve comme telle. Il est impossible de déterminer la cause exacte de la mort. Il aurait fallu à l’appelante une force physique considérable, presque incompatible avec son état, pour transporter les corps d’un étage à l’autre sans laisser de traces sur les lieux (ADN, fibres, etc.) ou sur les corps (blessures, marques, déchirures de vêtement, etc.). Son état mental était peu conciliable avec une préparation digne des crimes les plus complexes et les plus sophistiqués.
[69] L’absence de preuve de contact entre l’appelante et la chambre hyperbare ou ses filles est troublante. Il n’y a aucune trace de violence. Retenir deux jeunes filles dans une chambre hyperbare jusqu’à leur décès requiert une force hors du commun, peu compatible avec les limites fonctionnelles de l’appelante, d’autant que la fermeture éclair de la chambre pouvait être actionnée de l’intérieur et que les rapports toxicologiques révèlent l’absence de toute substance tranquillisante chez les victimes. Elle aurait dû s’en remettre à son seul ascendant de mère, ce qui paraît improbable dans les circonstances.
[70] Le module d’enregistrement des caméras de surveillance a été retiré sans explication dans les jours précédant l’événement sans que l’on puisse avoir d’images de la scène. En fait, tout le système d’alarme de la résidence a été désactivé le 26 mars 2009 (soit moins de cinq jours avant les événements), et ce système permettait de conserver dans sa mémoire les moments de l’ouverture et de la fermeture de toutes les portes et fenêtres.
[71] Ensuite, quant à l’enquête policière, il y a absence d’expertise sur une empreinte de botte retrouvée dans la demeure et le policier chargé de prendre les photos de la scène de crime ne la photographie même pas, le tout sans explication. Cette empreinte est importante si l’on considère la thèse de la défense sur l’implication d’un tiers. Outre l’examen de la serrure, il n’y a aucune expertise sérieuse sur l’existence de traces d’effraction ou d’empreintes digitales ailleurs, comme sur les fenêtres de la maison ou sur la porte du garage. Aucune expertise n’a été effectuée sur la salive détectée sur l’oreiller de la chambre hyperbare sans que l’on sache pourquoi. S’il y a eu un examen sur le transfert de fibres à l’intérieur de la chambre hyperbare, il n’y en a eu aucune sur la partie extérieure.
[72] Encore une fois, l’exercice en appel ne cherche pas à reprocher quoi que ce soit. Il faut simplement tenir compte de la situation pour comprendre que la décision de permettre ou non à la défense de plaider l’implication du crime organisé dans les meurtres était une décision délicate et difficile, en raison de la nature même de la preuve et de la thèse de la poursuite quant à l’opportunité exclusive. Il ne fallait pas que cette thèse amène le jury à ne pas considérer les faiblesses de la preuve en raison du rejet de la demande de la défense (si celle-ci était raisonnable), étant entendu qu’un doute raisonnable peut émaner de faiblesses de la preuve : R. c. Villaroman,
[73] Dans sa décision de refuser à l’appelante le droit de plaider l’implication du crime organisé (plus précisément de la « mafia », comme ce sera précisé plus loin), parce qu’il s’agissait de simple spéculation, la juge souligne la difficulté qui se présente à elle :
[34] Encore une fois, compte tenu des faits particuliers de la présente affaire, la ligne ici est mince entre la conclusion raisonnable et la spéculation. L’analyse fort différente de la preuve et les inférences contraires que les parties en tirent démontrent à quel point cette ligne est difficile à tracer. […]
[74] Or, les particularités de la preuve, si elles doivent évidemment être considérées dans tous les cas, devaient ici mener la juge à permettre cet argument. Bien qu’il faille reconnaître la déférence qui est due à une telle décision en raison de la position privilégiée du juge du procès, il reste que la permission devait être accordée. Voici pourquoi.
[75] L’appelante faisait valoir les arguments suivants :
- Giuseppe De Vito est disparu la veille de la frappe policière visant à démanteler la mafia à Montréal. Il est en fuite de novembre 2006 à 2010, année où il est finalement arrêté. Une peine d’emprisonnement de 15 ans lui est imposée.
- Durant sa fuite, Giuseppe De Vito est resté en contact avec l’appelante. Ils communiquaient par messages textes cryptés et se sont vus à trois reprises, dont la dernière fois à Toronto en mars 2009, quelques semaines avant le meurtre des enfants.
- Il meurt en détention dans un pénitencier à sécurité maximale le 8 juillet 2013, empoisonné au cyanure.
- Alors qu’il résidait au domicile familial, il a fait installer des caméras de surveillance et un système d’alarme sophistiqué. Or, ce système a été désactivé le 26 mars 2009, soit moins de cinq jours avant le meurtre. Le module d’enregistrement des images a aussi été retiré peu de temps avant le 31 mars 2009, une déduction qu’il est possible de tirer selon un expert en raison des traces de poussière à l’endroit où se trouvait le module.
- Toujours le 31 mars 2009, six hommes d’origine italienne se présentent au cordon de sécurité installé autour de la résidence par les policiers. Pressés de s’identifier, ils deviennent agressifs et quittent les lieux.
- Le vol des seules motocyclettes appartenant aux deux jeunes filles au commerce de Giuseppe De Vito.
- Les craintes exprimées par Nicholas De Vito pour la sécurité de l’appelante et de ses enfants, durant la fuite de son frère.
[76] Par ailleurs, les corps des deux jeunes victimes étaient placés l’un à côté de l’autre dans une sorte de cérémonial où leurs mains étaient presque unies l’une à l’autre. Sans que ce soit déterminant, tout doit être pris en compte, incluant cet aspect fort singulier de la scène de crime.
[77] De l’avis de la juge, cette preuve n’était pas suffisante pour démontrer que les relations de Giuseppe De Vito avec le crime organisé avaient pu avoir un lien avec la mort des enfants.
[78] Voyons les motifs énoncés par la juge pour refuser la demande :
[19] Cette preuve s’inscrit plutôt dans le cadre de l’analyse de la preuve de l’opportunité exclusive. Il s’agit de déterminer, dans le cadre de l’ensemble de la preuve présentée dans ce procès et en tenant compte des thèses respectives des parties, s’il existe une preuve suffisante pour soutenir qu’il s’agit d’une conclusion raisonnable autre que seule Adèle Sorella avait l’opportunité, à l’exclusion de toute autre personne, de tuer ses enfants.
[20] Le Tribunal est d’avis que ce n’est pas le cas pour les raisons suivantes.
[21] Comme énoncée, la preuve de la participation d’Adèle Sorella à la mort de ses filles est entièrement circonstancielle.
[22] Comme le dit le juge Cromwell dans Villaroman, une lacune dans la preuve peut fonder d’autres inférences que la culpabilité, pourvu qu’elles soient raisonnables compte tenu d’une appréciation logique de la preuve, ou de l’absence de preuve, et suivant l’expérience humaine et le bon sens (para. 36).
[23] Encore une fois, une particularité de la présente affaire et que les autopsies n’ont pas permis de déterminer la cause de la mort des fillettes. Le jury pourrait déduire de cette preuve que pour que quelqu’un réussisse à causer la mort de non pas une, mais de 2 personnes, sans laisser aucune trace, il faut un certain degré de connaissances en la matière, et avoir élaboré un plan qui permette d’arriver à un tel résultat.
[24] Le jury pourrait conclure que rien dans la preuve n’indique qu’Adèle Sorella a ses connaissances ni qu’elle a cherché à les obtenir. Il pourrait conclure que la preuve démontre qu’Adèle Sorella souffre d’une dépression majeure depuis plusieurs années et qu’elle a besoin de l’aide de ses proches pour vaquer à ses activités quotidiennes.
[25] Le jury pourrait également conclure qu’il n’est pas en preuve qu’Adèle Sorella savait que la chambre hyperbare pouvait devenir un lieu clos pouvant causer une mort indétectable. Il pourrait également conclure à l’absence de preuve sur la façon dont Adèle Sorella aurait convaincu ses filles de prendre place dans la chambre hyperbare et comment elle les aurait par la suite descendues, inertes, dans la salle de jeu où elles ont été retrouvées.
[26] Le jury pourrait également conclure que la preuve ne révèle pas de façon évidente qu’Adèle Sorella a quelque mobile que ce soit de tuer ses filles.
[27] Le jury pourra aussi tenir compte de toute autre preuve telle l’empreinte de bottes dans le bureau du rez-de-chaussée, du fait que le module d’enregistrement des caméras a été enlevé quelque temps auparavant, qu’il est possible de crocheter des serrures sans que cela laisse de trace, etc.
[28] Il ne s’agit là que d’exemples de lacune dans la preuve. Ce sera au jury d’analyser l’ensemble de la preuve
[29] Rappelons que la défense n’a pas à prouver qu’un tiers en particulier soit impliqué pour faire échec à la thèse de l’opportunité exclusive. Elle peut, face aux lacunes dans la preuve de la poursuite et le reste de la preuve, soumettre au jury que l’analyse de la preuve permet de tirer une conclusion raisonnable autre que celle que c’est Adèle Sorella qui a causé la mort de ses filles et ainsi soulever un doute raisonnable. De plus, même si le jury conclut qu’Adèle Sorella avait une opportunité exclusive de causer la mort de ses filles, il ne s’agit là que d’une inférence dont le jury peut tenir compte, elle n’entraîne pas automatiquement un verdict de culpabilité
[30] Il est vrai que la preuve révèle des liens entre Giuseppe DeVito et une organisation criminelle connue et notoire, soit la mafia.
[31] La preuve démontre que Giuseppe DeVito est mort empoisonné au cyanure le 8 juillet 2013, alors qu’il était sous garde dans un pénitencier à sécurité maximum. Le rapport n’indique cependant rien de plus quant aux circonstances du décès, mentionnant que ce sera à l’enquête policière de les établir. Là s’arrête la preuve sur les circonstances de ce décès. Le jury pourra inférer qu’il ne s’agit pas d’une mort accidentelle, et qu’en 2013 quelqu’un lui en veut suffisamment pour l’assassiner ou le faire assassiner, mais toute autre hypothèse quant aux circonstances ou l’auteur de ce décès demeure de la spéculation.
[32] Giuseppe DeVito décède plus de 4 ans après ses filles. Hormis la preuve de certains contacts avec sa famille, il n’y a aucune preuve de ses activités, criminelles ou autres, entre 2006 et 2010, année de son arrestation. Il n’y a aucune preuve qui permet de relier son décès à la mafia plutôt qu’à un autre groupe criminel, ou à un geste isolé, et s’il s’agit d’un homicide, la preuve est silencieuse quant au mobile de celui-ci.
[33] Il est vrai que le jury pourrait aussi conclure de la preuve du système de caméras et d’alarme installé par Giuseppe DeVito à sa résidence qu’il en éprouvait la nécessité tant pour se protéger que pour protéger sa famille. Mais cette installation date d’avant 2006 et il n’y a aucune preuve de menaces envers la famille à quelque moment que ce soit, aucune preuve que Giuseppe DeVito entretenait des craintes particulières pour sa famille, ou qu’il a avisé Adèle Sorella de dangers lors de leurs rencontres alors qu’il fuyait la police.
[34] Encore une fois, compte tenu des faits particuliers de la présente affaire, la ligne ici est mince entre la conclusion raisonnable et la spéculation. L’analyse fort différente de la preuve et les inférences contraires que les parties en tirent démontrent à quel point cette ligne est difficile à tracer. Cependant, face à cette preuve, le Tribunal conclut que la thèse que la mafia soit possiblement liée au décès des fillettes repose sur de la spéculation.
[35] La défense ne pourra donc pas soumettre au jury qu’une autre conclusion raisonnable qu’il peut tirer de la preuve relativement à l’implication de Giuseppe DeVito dans la mafia est que quelqu’un d’autre, lié à la mafia, pourrait avoir causé la mort d’Amanda et Sabrina DeVito.
[Transcription intégrale]
[79] En somme, la défense pourra plaider les lacunes de la preuve pour susciter un doute raisonnable sur l’opportunité exclusive ou même évoquer l’intervention d’une tierce personne, mais ne pourra soulever directement la possibilité de la participation du crime organisé dans les meurtres. Le jury pourra se demander si un tiers s’est introduit dans la maison pour commettre les meurtres, mais il ne pourra le faire si l’argument relie ce tiers au crime organisé, même si cette dernière thèse est plus raisonnable que la première.
[80] La mince ligne décrite avec justesse par la juge aurait dû être franchie, l’intervention du crime organisé étant certes vraisemblable. À cet égard, dans R. c. Grant,
[81] La juge tient compte des circonstances troublantes du décès de M. De Vito, mais estime qu’elles ne suffisent pas. À cet égard, elle mentionne le délai de plus de quatre ans entre son décès et celui des jeunes filles. Pourtant, un tel délai n’est pas significatif. On parle ici d’un décès par cyanure survenu dans un centre de détention à sécurité maximale. Qu’il s’agisse d’un meurtre ou d’un suicide par exemple (un accident paraît peu probable), cela requiert du temps et une bonne préparation, de sorte que le délai de plus de quatre ans ne constitue pas un argument de poids, d’autant qu’il n’est survenu que deux mois après que M. De Vito eut témoigné au premier procès de l’appelante.
[82] Quant à l’absence de preuve des activités de M. De Vito durant sa fuite, dont la juge fait état, elle ne saurait surprendre. Par définition, la fuite permettait à M. De Vito de se cacher et donc de garder le secret sur ses activités. Rien de plus normal. La réponse est la même en ce qui a trait à ses craintes. Qu’il n’ait pas manifesté de craintes pendant sa fuite ne surprend pas davantage. Sa décision d’installer un système de surveillance complexe et sophistiqué pour surveiller la maison familiale juste avant de s’enfuir est plus révélatrice. Dans ce contexte, on ne peut affirmer, comme le fait la juge, qu’il « n’y a aucune preuve de menaces envers la famille à quelque moment que ce soit, […] ».
[83] On peut aussi croire, uniquement aux fins de déterminer la recevabilité de l’argument et non pour en tirer l’inférence, que sa fuite n’est pas totalement étrangère à ses craintes. On sait qu’il a été un membre important du crime organisé et il est connu que le crime organisé est violent et pardonne peu. L’évaluation des circonstances de son décès au pénitencier, toujours pour les fins de la décision à rendre sur l’admissibilité de la preuve, ne peut faire abstraction de la violence du crime organisé. D’ailleurs, le frère de M. De Vito, Nicholas, fait bien ressortir dans son témoignage les craintes légitimes que la famille pouvait entretenir en raison de ses accointances :
A. I was fearing for my brother's safety.
Q. Okay. And when you're talking about your brother's safety, what do you mean?
A. Well, we were pretty much in the dark. We just wanted to be sure that he was alive or you know there was so many rumours out there. […] Myself and Adele were always kept in the dark. […]
Q. When you were fearing for your brother's safety, would it be fair to say that you were not only fearing for your brother's safety because of the police but because of others?
A. That's correct. Never the police. I don't know. Why would you say police?
Q. Maybe your brother was not interested in being arrested, for example?
A. Okay. (Inaudible). I'm saying yes, we were scared about people around him, yes. But not the police.
Q. So you felt... yes, and that's quite proper, so you felt this guy's safety was at a peril, was in danger by people around him that might be looking for him to assault him, to kill him or whatever?
A. Yes, that's the impression we got.
[…]
Q. You also mentioned that you were fearing for your brother's safety and the family. Would it be fair to say that you were not the only one fearing for Mr. De Vito's safety? Your parents were afraid. Sorella, Luigi was afraid. Enzo was afraid. Madam Di Cesare, Mr. Enrico Sorella, all of these people linked to Mr. Giovanni... Giuseppe De Vito were afraid for his safety, correct?
A. Yes. […]
[84] Il y avait donc une preuve de craintes sérieuses envers le crime organisé, à tout le moins dans la famille de M. De Vito, et l’on ne peut conclure, comme la juge, qu’« [i]l n’y a aucune preuve qui permet de relier son décès à la mafia plutôt qu’à un autre groupe criminel, ou à un geste isolé, […] ».
[85] Pour se répéter, le but de l’exercice n’est pas de savoir si le crime organisé a assassiné les deux jeunes filles, mais de décider s’il fallait permettre à la défense de soulever l'argument.
[86] La juge a été trop exigeante. Les circonstances très particulières de l’espèce requéraient d’accueillir la demande de l’appelante. Le lien entre le crime organisé et M. De Vito ainsi que la nature même du crime organisé suffisaient pour rendre vraisemblable, et non uniquement spéculatif, l’argument proposé par l’appelante. Le lien logique dont il est question dans R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, précité, était établi. En présence d'une ligne « difficile à tracer », il fallait permettre à l’appelante de le plaider parce qu’il était vraisemblable. D’ailleurs, dans R. c. Cairney,
[22] Lorsque la défense est vraisemblable, le juge doit laisser au jury le soin de l’examiner. Il doit s’assurer qu’elle a un fondement probant, mais s’il a un doute sur le respect du critère de la vraisemblance, il doit trancher ce doute en faveur de la présentation du moyen de défense au jury.
[87] La Cour résume ainsi de manière judicieuse la jurisprudence pertinente à ce sujet dans R. c. Lefebvre,
[27] De plus, deux facteurs cruciaux encadrent la décision du juge au sujet de l’application du critère de la vraisemblance d’une défense : 1) l’interprétation de la preuve la plus favorable à l’accusé doit être adoptée [R. c. Cinous,
[88] La juge de première instance avait manifestement un tel doute en parlant à plusieurs reprises de ligne « fine » ou « mince ».
[89] Ajoutons un fait qui a une certaine importance. C’est la présence de six hommes « d’origine italienne » (en fait, selon le policier Couture, il s’agissait d’hommes « aux accents italiens ») près du cordon de sécurité le soir même des événements. Cet incident importe et, sans évidemment porter quelque jugement, il s’inscrit dans l’argument de l’implication de la « mafia » soutenu par l’appelante.
[90] Dans R. c. Villaroman, précité, le juge Cromwell écrit, au nom de la Cour, aux paragr. 37 et 50 :
[37] Lorsqu’il apprécie des éléments de preuve circonstancielle, le juge des faits doit considérer [traduction] « [d’]autre[s] thèse[s] plausible[s] » et d’« autres possibilités raisonnables » qui ne sont pas compatibles avec la culpabilité : R. c. Comba, [1938] O.R. 200 (C.A.), p. 205 et 211, le juge Middleton, conf. par [1938] R.C.S. 396; R. c. Baigent,
[50] Lorsqu’il a examiné la thèse de la défense, le juge a selon moi énoncé correctement le droit. Il a à juste titre souligné que [traduction] « l’accusé ne peut demander au tribunal de s’appuyer sur une supposition ou conjecture découlant d’un récit purement hypothétique pour conclure que le ministère public n’a pas prouvé qu’il est coupable des infractions qu’on lui reproche » : par. 47. Le passage de l’arrêt McIver cité par le juge vise à établir le même point, à savoir qu’un doute raisonnable ne peut découler d’une conjecture ou d’une hypothèse. C’est tout à fait exact. Comme l’a dit notre Cour dans Lifchus, « un doute raisonnable ne doit pas être imaginaire ou frivole » […].
[Soulignements ajoutés]
[91] Il s’agissait ici plus que d’une conjecture « découlant d’un récit purement hypothétique » et l’argument ne menait pas à un doute « imaginaire ou frivole ». L’argument ne s’apparentait pas à la catégorie des moyens de défense « farfelus ou tirés par les cheveux » qui doivent être soustraits de l’appréciation du jury : Grant, précité, paragr. 90. En réalité, c’est l’intervention d’un tiers inconnu qui s’apparente davantage à cette catégorie, hypothèse que la juge estime pourtant raisonnable dans sa décision. D’ailleurs, la juge n’écrit pas que l’argument de la mafia se fonde sur un récit purement hypothétique lorsqu’elle mentionne que la ligne est mince entre l’inférence et la spéculation. La ligne mince, en soi, ne répondait pas à la question.
[92] Ajoutons que la participation du crime organisé, avec toutes ses connaissances et sa maîtrise du crime, permettrait d’expliquer plusieurs aspects nébuleux de la preuve ou, à tout le moins, permettrait de les voir sous un autre angle.
[93] En somme, cet argument était admissible en raison des liens étroits unissant M. De Vito au crime organisé (il en était l’une des têtes dirigeantes), en raison des événements survenus au cours des dernières années de sa vie, en raison des circonstances troublantes des meurtres et de leur complexité et donc, en raison de sa pertinence. Rappelons que la pertinence repose sur la logique et l’expérience humaine, en ce qu’« elle tend […] à rendre la proposition qu’elle appuie plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans elle » : D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (1996), à la p. 19, cité dans R. c. J.‑L.J.,
[94] Par ailleurs, la juge ne s’est pas limitée à refuser à l’appelante de soumettre l’argument au jury; elle a précisément interdit à celui-ci de conclure de la sorte dans les termes suivants, qui ne laissent place à aucune interprétation :
Vous avez entendu pendant le procès de la preuve quant aux liens qu’entretenait Giuseppe DeVito avec la mafia. Cette preuve est pertinente. Elle fait partie de la trame narrative de la vie d’Adèle Sorella qui peut vous permettre de comprendre son état mental.
Cependant, je vous dis qu’en droit, vous ne pouvez pas conclure de cette preuve qu’une autre possibilité raisonnable à la participation d’Adèle Sorella à la mort de ses filles soit que la mort aurait été causée par un tiers lié aux relations de Giuseppe DeVito avec la mafia. Bien que ça pourrait être tentant, j’ai conclu qu’il n’y a pas assez de preuve pour permettre l’inférence que la mafia puisse être impliquée dans la mort des filles et qu’il ne s’agit que de spéculation. Vous ne pouvez donc pas en tenir compte de l’implication de la mafia au titre d’autre possibilité raisonnable lorsque vous évaluerez la preuve d’opportunité exclusive.
[95] Ainsi, selon la juge, la preuve des activités criminelles de Giuseppe De Vito était pertinente, mais uniquement en rapport avec l’état mental de l’appelante. Pourtant, l’ensemble de la preuve permettait d’y voir la possibilité raisonnable d’un lien entre ses activités criminelles et le meurtre des jeunes filles.
[96] En réalité, dans les circonstances, cette directive a complètement fermé la porte à la seule possibilité que le jury entretienne un doute raisonnable que quelqu’un d’autre que l’appelante ait causé la mort des enfants, alors que la juge admettait qu’un tel doute pouvait être légitime. En effet, en écartant la thèse d’une riposte du crime organisé, l’implication d’une tierce personne devient une hypothèse invraisemblable : comment croire qu’une personne inconnue ait pu agir de la sorte sans raison, tout en planifiant le crime quasi parfait dont seule l’appelante pouvait être reconnue coupable?
[97] De plus, les effets de cette erreur de la juge sont amplifiés par une autre décision qu’elle a rendue.
[98] On a vu qu’il n’y a eu aucun transfert de fibres entre les vêtements des jeunes filles et le drap contour du matelas de la chambre hyperbare, ce qui rend moins vraisemblable l’hypothèse de l’utilisation de cette chambre. Pour pallier cet état de fait et pour soutenir sa thèse, la poursuite a plaidé que l’appelante avait utilisé un drap pour servir de rempart entre leurs vêtements et le drap contour. Voici comment la juge résume le point de vue de la poursuite :
[30] La thèse de la poursuite est qu’Adèle Sorella a tué ses filles en les mettant dans la chambre hyperbare trouvée au second étage pour ensuite les descendre et les coucher côte à côte dans la salle de jeu.
[31] Cependant la preuve révèle, par le témoignage d’un expert chimiste en fibres, qu’il n’y a eu aucun contact primaire entre les vêtements portés par les fillettes lorsqu’elles sont découvertes et le drap contour trouvé sur le matelas dans la chambre hyperbare.
[32] Selon cet expert, vu l’exclusion du contact primaire, si les filles ont séjourné dans la chambre hyperbare, soit elles étaient nues, soit il y avait un autre tissu, drap ou autre, qui empêchait le contact entre leurs vêtements et le drap contour.
[33] Cette expertise signifie que, tel que filles sont trouvées, elles n’ont pas séjourné dans la chambre hyperbare telle que trouvée.
[34] La poursuite soutient cependant que la preuve suivante est une preuve suffisante pour soutenir l’inférence que la mort résulte du passage des fillettes dans la chambre hyperbare, et qu’Adèle Sorella a utilisé un drap pour empêcher le contact de leurs vêtements avec le drap contour :
1. La mort par déprivation d’oxygène est une mort qui ne laisse pas de trace détectable à l’autopsie.
2. La chambre hyperbare est un endroit clos.
3. Teresa Di Cesare, la grand-mère qui vivait avec Adèle Sorella et ses filles depuis la disparition du mari d’Adèle Sorella en novembre 2006 a témoigné que la chambre hyperbare n’a jamais servie, que les enfants ne touchaient pas à la chambre hyperbare, Teresa Di Cesare mentionne qu’elle n’a jamais ouvert la machine et qu’elle ne l’a jamais vue ouverte non plus.
4. Adèle Sorella a témoigné qu’elle n’a jamais utilisé cette machine, ni pour elle ni pour Sabrina dont l’arthrite juvénile ne nécessitait plus de traitements en chambre hyperbare.
5. La chambre hyperbare est grande ouverte le 31-03-2009.
6. Les expertises biologiques démontrent 2 cheveux d’Amanda à l’extérieur de la chambre hyperbare, dont l’un sur la fermeture éclair fermée et un tégument pileux semblable aux cheveux de Sabrina.
7. Il y a de la salive sur l’oreiller de la chambre hyperbare.
8. Gianni Gallo témoigne avoir montré à Adèle Sorella comment la chambre hyperbare fonctionne.
9. L’expert chimiste en chambre hyperbare établit que la chambre hyperbare lorsque fermée est un vase-clos, que le corps humain produisant de la chaleur, plus il y restera longtemps, plus il y fera chaud.
10. La pathologiste Tanguay a témoigné de la présence d'autolyse dans les cavités corporelles à l’autopsie ce qui pourrait s’expliquer par une exposition à la chaleur dans la chambre hyperbare. La preuve ne révèle aucune autre source de chaleur à laquelle les fillettes auraient pu être exposées.
11. Sur la photo 98 de la salle de jeu où sont retrouvés les corps des fillettes, on voit, sur le divan, une couverture pliée.
[99] Bref, une série d’arguments permettant de plaider que la chambre hyperbare a pu servir à priver d’oxygène les jeunes filles (la décision de la juge de permettre cet argument n’est pas remise en question par l’appelante), mais aucun argument sur l’utilisation d’un drap pour éviter un transfert de fibres ou d’ADN, si ce n’est une pure hypothèse. La juge a pourtant permis à la poursuite de soulever au jury l’argument de l’utilisation d’un drap alors que l’argument de l’appelante sur l’intervention du crime organisé n’était pas plus spéculatif. Il est vrai que la juge a mis en garde le jury :
Je dois vous faire ici un commentaire sur l’inférence que la Poursuite vous demande de tirer de cette preuve, à savoir qu’Adèle Sorella aurait utilisé un drap dans la chambre hyperbare et que c’est pour cette raison qu’il n’y a pas de trace des filles.
Vous avez ici un exemple de la fine ligne entre l’inférence et la spéculation et une démonstration de combien il faut être prudent avant de tirer une inférence, surtout lorsque d’une inférence découle une preuve importante.
Ici, vous n’avez aucune preuve tendant à démontrer qu’un drap a été utilisé. On ne trouve pas de drap dans la chambre K, pas de drap autour des filles dans la salle de jeu, dans la laveuse ou la sécheuse, ou dans l’auto d’Adèle Sorella par exemple. Vous n’avez aucune preuve directe que les filles sont allées dans la chambre hyperbare.
Le raisonnement qui vous est ici proposé est que vous pouvez inférer qu’Adèle Sorella a installé les filles dans la chambre hyperbare avec un drap et que cela explique qu’il n’y ait pas de trace. Comme toute inférence, si vous la tirez, elle devient de la preuve, une preuve importance. Je vous suggère que plus l’inférence que l’on vous demande de tirer est importante, plus grand est le soin que vous devez apporter à l’analyse de la preuve avant de la tirer.
Cette inférence repose non pas sur une absence de preuve quant aux traces qu’auraient laissés les filles, mais sur une preuve qui établit qu’il n’y a pas eu de contact entre leurs vêtements et le drap de la chambre hyperbare, ce qui, selon l’expert Tremblay, peut arriver si un drap a été utilisé pour empêcher tout contact entre elles et la chambre hyperbare, ou si elles étaient nues. C’est comme ne pas avoir une preuve de mobile, mais avoir une preuve d’absence de mobile.
[100] Malgré cette mise en garde, il reste que la juge a permis l’argument, malgré qu’il n’y avait « aucune preuve tendant à démontrer qu’un drap a été utilisé », selon ses propres termes. On y dénote un déséquilibre avec sa décision sur le crime organisé alors que, dans les deux cas, la ligne est « mince » entre l’inférence et la spéculation.
[101] Autrement dit, et selon toute vraisemblance, les deux parties n’ont pas été traitées sur le même pied et, en l’absence de la possibilité pour la défense de soulever la participation du crime organisé, l’implication d’un tiers devenait quasi invraisemblable.
[102] Tout compte fait, la juge a commis une erreur de droit en refusant la demande de l’appelante, ce qui empêchait cette dernière de soulever une possibilité raisonnable qui, au surplus, était la seule autre thèse raisonnable puisque l’intervention inopinée d’un tiers n’était pas une avenue soutenable. De plus, l’on ne peut conclure que cette erreur n’a causé aucun tort important, pour reprendre les termes énoncés par le paragr. 686(1)b) (iii) C.cr.
[103] D’ailleurs, en ce qui a trait aux conséquences de l’erreur, on verra plus loin qu’un autre incident la rend encore plus dommageable.
[104] On sait que l’infraction de meurtre au deuxième degré requiert la preuve de l’intention de tuer, et pas seulement la preuve que l’accusé savait ou connaissait les conséquences de ses gestes. C’est exactement ce que la juge a dit. En voici un exemple, tiré de ses directives :
TROISIÈME QUESTION : ADÈLE SORELLA AVAIT-ELLE L’INTENTION DE CAUSER LA MORT DE SES FILLES ?
Afin d’établir qu’ADÈLE SORELLA avait formé l’intention requise pour qu’il y ait meurtre, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable qu’ADÈLE SORELLA avait l’intention de causer la mort de ses filles;
En d’autres mots, vous devez décider si la Couronne a prouvé hors de tout doute raisonnable que ADÈLE SORELLA avait l’intention de tuer ses filles.
Afin de décider si la Couronne a prouvé que ADÈLE SORELLA avait l’intention de tuer ses filles, vous devez examiner tous les éléments de preuve, ainsi que toute parole prononcée ou tout geste posé dans les circonstances de l’espèce, ainsi que l’état mental d’Adèle Sorella.
Je viens de vous dire que vous devez considérer l’état mental d’Adèle Sorella pour décider si la Poursuite vous a convaincu hors de tout doute raisonnable qu’elle avait l’intention de tuer ses filles.
[105] L’appelante prétend que la juge a erré en refusant de préciser que « l’intention de causer la mort, c’est quelque chose d’autre de plus que la conscience, que c’est un processus complexe qui peut être affecté par l’état mental ». Pour l’appelante, cette omission est importante dans les circonstances. En présentant une preuve de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, il existait une possibilité de conscience diminuée la privant de la capacité de former l’intention. En conséquence, selon l’appelante, il devenait nécessaire d’expliquer que la simple conscience est insuffisante et l’absence d’une telle directive pouvait amener le jury à confondre la conscience de ses actes (intention générale) avec l’intention spécifique requise pour le meurtre.
[106] Or, la juge explique avec soin quel est l’état d’esprit requis et insiste sur l’importance de prendre en compte tous les éléments de preuve, y compris l’état mental, pour déterminer si l’intention était prouvée :
Si vous examinez la question de l’intention, c’est que la Défense ne vous a pas convaincu, selon la balance des probabilités, qu’Adèle Sorella souffrait de troubles mentaux de nature à l’empêcher de juger de la qualité de ses actes. Mais ici, lorsque vous examinez la question de l’intention, c’est à la Poursuite de vous convaincre hors de tout doute raisonnable qu’Adèle Sorella avait l’intention de tuer ses filles.
L’intention est l’élément mental de l’infraction, il est donc normal que vous teniez compte de toute preuve pertinente à cet élément, y compris la preuve de l’état mental d’Adèle Sorella.
Comme le fardeau revient ici sur les épaules de la Poursuite, la preuve de l’état mental d’Adèle Sorella n’a qu’à soulever un doute raisonnable dans votre esprit qu’Adèle Sorella avait l’intention de tuer ses filles. Pour décider si Adèle Sorella avait l’intention de tuer ses filles, vous devez tenir compte de la preuve touchant à son état mental.
Il n’y a rien de contradictoire à ce que cette preuve ne soit pas suffisante pour un verdict de non-responsabilité pour troubles mentaux, mais que par ailleurs, elle soulève un doute raisonnable sur l’intention qu’avait Adèle Sorella au moment de tuer ses filles.
[107] Les directives portaient sur la question fondamentale de l’intention véritable et il n’y avait alors aucune nécessité d’expliquer au jury la différence entre la capacité de former l’intention et le fait de l’avoir réellement formée ou pas, ou encore de distinguer davantage la mens rea générale de la mens rea spécifique nécessaire pour le meurtre. Les directives permettaient au jury de comprendre quelle était l’intention requise et l’état d’esprit décrit par la juge rejetait la possibilité que la simple conscience de poser un geste suffise. Les jurés voyaient bien la complexité de l’intention de tuer et ne pouvaient conclure que la simple connaissance suffisait.
[108] Par ailleurs, la juge indique aussi que, même en rejetant un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, le jury pouvait tenir compte des troubles mentaux pour entretenir un doute raisonnable sur l’intention de tuer. L’état mental de l’appelante pouvait certes mener à une conclusion de responsabilité diminuée.
[109] En ce qui concerne la conduite postérieure à l’infraction, l’appelante reconnaît dans son exposé écrit « que les divers éléments de comportement après les faits énumérés ci-dessus étaient pertinents pour déterminer si elle avait causé la mort de ses filles par un acte illégal et qu’ils l’étaient également pour évaluer sa défense de non-responsabilité criminelle ». Elle estime toutefois que ces éléments de preuve étaient inadmissibles, parce que non probants, « pour démontrer l’intention spécifique de tuer et, bien entendu, la préméditation et le propos délibéré ».
[110] Il va de soi que toute erreur ne portant que sur les accusations de meurtre au premier degré, dont la question de « la préméditation » et du « propos délibéré », n’est pas d’intérêt ici vu les acquittements prononcés sur ces deux accusations.
[111] Il ne reste donc que l’admissibilité de cette preuve au regard de l’intention de tuer.
[112] Voici ce qu’en dit la juge :
Sachez que la preuve d’un comportement après le fait n’a qu’une incidence indirecte sur la question de la culpabilité d’ADÈLE SORELLA. Soyez prudent avant de tirer une inférence de culpabilité de cette preuve, parce que le comportement pourrait s’expliquer autrement. Vous ne pouvez utiliser la preuve du comportement après le fait pour soutenir une inférence de culpabilité que si vous avez rejeté toute autre explication de ce comportement.
Au moment d’examiner s’il y a lieu de tirer une inférence de cette preuve de comportement après le fait, n’oubliez pas qu’il arrive parfois aux gens d’avoir certains comportements pour des raisons parfaitement innocentes.
[…]
Vous pourrez utiliser la preuve que vous avez entendue au sujet du comportement qu’ADÈLE SORELLA aurait eu après le fait quand vous examinerez la défense de non-responsabilité pour cause de troubles mentaux, en vous rappelant qu’il lui appartient alors de vous convaincre selon la balance des probabilités qu’elle souffrait de dissociation pathologique au moment de poser ces gestes.
Je vous rappelle que vous pourrez également considérer ce comportement lorsque vous examinerez la preuve de la participation d’Adèle Sorella à la mort de ses filles, celle de l’intention de tuer et celle de la planification et du propos délibéré. Rappelez-vous que lors de cette évaluation, Adèle Sorella n’a qu’à soulever un doute dans votre esprit.
[113] Ces éléments de preuve pouvaient aussi s’expliquer par la perpétration d’un homicide involontaire coupable et il fallait donc être prudent en les livrant au jury.
[114] D’une part, au moment des directives, ces éléments étaient manifestement pertinents sur la question des troubles mentaux, ce qui impliquait leur pertinence sur l’intention de tuer vu la possibilité d’une responsabilité diminuée. On ne peut donc prétendre qu’ils n’avaient aucune valeur probante en ce qui a trait à l’intention. D’autre part, les avocats de l’appelante ne se sont pas opposés à la directive. Évidemment, ceci n’autorise pas une injustice, mais constitue un facteur à prendre en compte pour déterminer la valeur de l’argument en appel, comme le souligne la Cour suprême dans R. c. Daley,
[…] En outre, on attend des avocats qu’ils assistent le juge du procès, en relevant les aspects des directives au jury qu’ils estiment problématiques. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission d’un avocat de formuler une objection est prise en compte en appel. L’absence de plainte contre l’aspect de l’exposé invoqué plus tard comme moyen d’appel peut être significative quant à la gravité de l’irrégularité reprochée. Voir Jacquard, par. 38 : « À mon avis, l’omission de l’avocat de la défense de s’opposer à l’exposé est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée. »
[115] Par ailleurs, outre leur impact et leur pertinence sur la notion de responsabilité diminuée (et donc sur la question de l’intention), ces éléments de preuve pouvaient aussi être pris en compte sur la question de l’intention pour d’autres motifs ou, encore, pour démontrer l’identité du meurtrier. Voyons pourquoi.
[116] Ainsi, l’appel de 13 h 22 à Mme Di Cesare pour annuler le rendez-vous chez le gynécologue était pertinent sur son intention de tuer, vu qu’il pouvait faire partie du stratagème de l’appelante pour couvrir les meurtres. Il pouvait aussi confirmer la thèse de l’opportunité exclusive puisque l’appel provenait du domicile de l’appelante, la tour cellulaire qui a pris le relais étant celle située près de ce domicile. Les appels à son frère et à son beau-frère sont de nature à confirmer l’existence de l’appel à sa mère et des mensonges du matin, ce que l’appelante contestait. La tentative de suicide (si le jury retient cette hypothèse, même si elle est peu vraisemblable selon l'expert en reconstruction d'accident) pouvait démontrer la tentative de suicide élargi évoqué par la preuve par experts et plaidé par la poursuite. Le retrait de la pile du portable pouvait démontrer établir son intention de ne pas être repérée, ce qui s’intégrait dans l’argument de la capacité de former l’intention et de l’existence d’un plan, etc.
[117] Pour ces raisons, l’appelante ne convainc pas la Cour de la valeur de cet argument.
[118] L’analyse des directives se fait selon une approche fonctionnelle, c’est-à-dire en considérant « l’erreur alléguée dans le contexte de l’ensemble de l’exposé au jury et du déroulement général du procès » : R. c. Jaw,
[119] En se penchant sur la suffisance des directives, la Cour doit se demander si le juge a donné des directives permettant au jury d’avoir une compréhension adéquate des questions de droit et des faits qui y sont reliés : R. c. Jacquard,
[120] L’appelante cite les extraits suivants des directives pour plaider que la juge n’a pas expliqué adéquatement au jury que le doute raisonnable peut émaner d’une absence de preuve :
Je dois vous dire qu’une inférence est un niveau de preuve beaucoup plus élevé que de la spéculation. Une inférence doit logiquement découler de la preuve qui vous est présentée. Si elle ne trouve pas sa source dans la preuve, il s’agit de spéculation, et de la spéculation, ce n’est pas de la preuve.
Dans certains cas, la ligne peut être mince entre l’inférence et la spéculation et il faut être prudent et ne pas tirer d’inférence si la preuve ne la supporte pas. Ce sera à vous d’en décider.
En l’espèce la preuve quant à l’acte illégal ayant causé la mort et l’identité, soit ceux de la première question, est entièrement circonstancielle.
Avant de conclure qu’Adèle Sorella a illégalement causé la mort de ses filles, vous serez amené à tirer une série d’inférences de la preuve présentée. Dans certains cas, l’inférence qu’on vous demande de tirer repose elle-même sur une inférence que vous aurez préalablement tirée. Chacune d’elle doit donc être analysée avec attention.
Car lorsque la preuve d’un élément essentiel repose entièrement ou en grande partie sur une preuve circonstancielle, avant d’en arriver à un verdict de culpabilité, vous devrez être convaincu hors de tout doute raisonnable que la culpabilité est la seule conclusion raisonnable que vous pouvez tirer de l’ensemble de la preuve.
[121] Plus loin, la juge ajoute :
Je vous rappelle ce que je vous ai dit quant à la différence entre une inférence et de la spéculation.
Une inférence est un fait que vous pouvez tirer logiquement de la preuve qui est devant vous. Une fois tirée, une inférence devient de la preuve, comme les faits sur lesquels elle s’appuie. Et vous pouvez vous appuyer sur cette inférence comme sur toute autre preuve pour en arriver à un verdict.
Une spéculation c’est beaucoup moins fort qu’une inférence. Bien que l’on puisse spéculer à partir de la preuve, ou d’absence de preuve, le lien avec la preuve est beaucoup plus ténu.
Parfois la ligne entre l’inférence est la spéculation est mince. Pour reprendre des expressions populaires, « me semble », « j’pense bien », ressemblent beaucoup plus à de la spéculation qu’à de l’inférence. Examinez bien l’ensemble de la preuve avant de tirer une inférence, posez-vous des questions. Examinez toujours toute inférence qu’on vous propose à la lumière de l’ensemble de la preuve.
[122] Il est vrai que, dans ces extraits, la juge ne dit pas explicitement qu’un doute raisonnable ne doit pas nécessairement être fondé sur la preuve, mais qu’il peut aussi être causé par une absence de preuve ou par une faiblesse ou une lacune de la preuve susceptible de « fonder d’autres inférences que la culpabilité » si elle est raisonnable : Villaroman, précité, paragr. 36.
[123] La distinction fondamentale repose sur l’exigence que les inférences menant à la culpabilité proviennent de faits établis alors que celles en faveur de l’acquittement peuvent émaner de l’absence de preuve ou de ses lacunes. En l’espèce, l’explication comme telle de la différence entre la spéculation et l’inférence ne pose aucun problème.
[124] Il faut situer ces deux extraits des directives dans leur contexte. Le premier se situe dans une section intitulée Inférence vs spéculation, qui est elle-même dans le chapitre Types de preuve. La description du droit est exacte et ne porte pas à confusion : il est exact que l’inférence est différente de la spéculation et qu’une distinction s’impose, d’autant que la section se termine par un rappel de l’importance du doute raisonnable et de la nécessité que la seule conclusion raisonnable soit la culpabilité selon l’ensemble de la preuve pour en arriver à un tel verdict. Rien ne dit que le doute raisonnable ne peut tirer sa source que de la preuve.
[125] Le second se trouve dans le chapitre portant sur la première question à trancher : l’appelante a-t-elle illégalement causé la mort de ses filles et suit les mots « Un tel verdict [non-culpabilité] n’est pas un échec, pour qui que ce soit. Ce n’est pas un cadeau non plus. De telles considérations ne doivent pas traverser votre esprit, elles n’ont aucune pertinence pour décider de cette affaire. Votre verdict, peu importe lequel ne sera que le reflet de la preuve qui vous a été présentée ».
[126] En d’autres mots, si on lit les extraits dans leur contexte, pour déclarer l’appelante coupable, plus particulièrement pour conclure qu’elle a causé illégalement la mort de ses filles, le jury ne pourra se fonder que sur des inférences basées sur la preuve. Il n’est évidemment pas erroné d’insister d’une telle manière sur la notion d’inférence si celle-ci porte sur l’obligation de la poursuite de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable : Villaroman, paragr. 49.
[127] La juge est aussi explicite sur l’obligation de ne conclure à la culpabilité que s’il s’agit de la seule conclusion raisonnable. Dans ces circonstances, cette directive amène le jury « à éviter de “combler les vides” en écartant trop rapidement d’autres inférences raisonnables » : Villaroman, paragr. 30.
[128] Par ailleurs, la juge parsème ses directives d’exemples de lacunes dans la preuve susceptibles de générer un doute raisonnable ou de thèses pouvant y mener, comme la cause accidentelle des décès.
[129] En outre, elle rappelle fréquemment aux jurés, ailleurs dans ses directives, que le doute peut provenir de l’absence de preuve :
Que signifie l’expression « hors de tout doute raisonnable »? Un doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il n’est pas fondé sur un élan de sympathie ou un préjugé à l’égard d’une personne visée par les procédures. Au contraire, il est fondé sur la raison et le bon sens. Il découle logiquement de la preuve ou d’une absence de preuve.
[…]
Si la preuve, l’absence de preuve, la fiabilité ou la crédibilité d’un ou plusieurs témoins soulèvent dans votre esprit un doute raisonnable sur la culpabilité d’ADÈLE SORELLA, vous devez déclarer ADÈLE SORELLA non coupable.
[…]
Si, après avoir examiné la thèse de l’opportunité exclusive avec l’ensemble de la preuve, par exemple les circonstances particulières de la présente affaire, les autopsies blanches, l’absence de preuve directe reliant Adèle Sorella aux décès, vous avez un doute raisonnable qu’Adèle Sorella a illégalement tué ses filles, vous devez la déclarer non coupable.
[130] De surcroît, elle explique au jury les conséquences de l’absence de certaines preuves sur l’analyse qu’il doit faire, comme l’absence de traces d’ADN, de transfert de fibres, de marques sur le corps des victimes, de substances biologiques sur les vêtements que portait l’appelante, etc.
[131] En somme, quoique la juge aurait pu être plus précise dans les extraits cités par l’appelante, il n’y a pas de risque véritable que le jury n’ait pas compris que l’absence de preuve ou ses lacunes pouvaient entraîner un doute raisonnable.
[132] En réalité, ce n’est pas là que le bât blesse et pour comprendre ce qui suivra, il faut savoir que la juge, après avoir livré verbalement ses directives, en a remis une copie écrite aux jurés. Il s’agit d’une pratique louable à encourager qui a de nombreux avantages, ne serait-ce que pour permettre aux jurés de s’y référer sans entrave pendant leurs délibérations et éviter ainsi une incompréhension du droit, particulièrement à la suite d’un long procès truffé de délicates questions de droit : R. v. Poitras, (2002) 1 C.R. (6th) 366, paragr. 47.
[133] Cet avantage n’existe toutefois que si les deux versions sont semblables. Or, en l’espèce, la version écrite est différente de la version orale sur un point important au sujet de l’opportunité exclusive. Selon la version orale, l’absence de preuve directe reliant l’appelante au crime « ou toute autre absence de preuve pourraient » mener à un doute raisonnable alors que, selon la version écrite, seule l’absence de preuve directe pouvait soulever un doute raisonnable :
Version orale : Si après avoir examiné la thèse de l'opportunité exclusive, avec l'ensemble de la preuve, vous avez un doute raisonnable qu'Adèle Sorella a illégalement tué ses filles, vous la déclarer non coupable. Par exemple, les circonstances, l'ensemble des circonstances particulières, l'autopsie blanche, l'absence de preuve directe reliant Adèle Sorella ou toute autre absence de preuve, pourraient vous amener à conclure à doute raisonnable.
Version écrite : Si, après avoir examiné la thèse de l’opportunité exclusive avec l’ensemble de la preuve, par exemple les circonstances particulières de la présente affaire, les autopsies blanches, l’absence de preuve directe reliant Adèle Sorella aux décès, vous avez un doute raisonnable qu’Adèle Sorella a illégalement tué ses filles, vous devez la déclarer non coupable.
[Soulignements ajoutés]
[134] En d’autres termes, en ce qui a trait à l’opportunité exclusive, la mention « ou toute autre absence de preuve » ne se retrouve pas dans le texte remis aux jurés.
[135] Cela signifie que la description du droit à laquelle les jurés avaient accès pendant leurs délibérations était au désavantage de l’appelante, en ce que seule l’absence de preuve directe est en cause alors que d’autres aspects de la preuve pouvaient être déficients et mener au doute raisonnable.
[136] Il n’est pas démontré qu’à elle seule cette différence serait déterminante puisque la juge précise, à un autre endroit, que le doute raisonnable « découle logiquement de la preuve ou d’une absence de preuve ». Néanmoins, cette différence entre les deux versions prend de l’importance lorsque l’on tient compte de la décision de la juge de ne pas permettre l’argument du crime organisé en rapport avec l’opportunité exclusive.
[137] En effet, non seulement l’appelante était-elle privée de l’argument qui visait à contrer la thèse de l’opportunité exclusive, mais, en plus, les jurés pouvaient ne pas réaliser que le doute raisonnable pouvait être fondé sur les lacunes ou l’absence de preuve quant à cette thèse, outre l’absence de preuve directe impliquant l’appelante.
[138] Comme cela a été mentionné précédemment, même si ce seul constat ne justifierait probablement pas l’intervention de la Cour, il doit être pris en compte sur les conséquences de l’erreur de la juge de ne pas permettre à l’appelante de plaider la participation du crime organisé.
[139] Vu la preuve, notamment les appels téléphoniques dont certains provenaient de son domicile, il est possible qu’un jury retienne l’argument de l’opportunité exclusive malgré tous les handicaps dont souffre l’appelante, d’autant que, les jeunes filles n’étant jamais laissées seules, l’appelante était vraisemblablement avec elles jusqu’à leur décès puisqu’elles ne se sont pas présentées à l’école et que leurs boîtes à lunch ont été retrouvées sur le comptoir de la cuisine. Si la thèse de l’opportunité exclusive est retenue, la culpabilité est un verdict raisonnable parce que cette thèse peut raisonnablement exclure la possibilité qu’une autre personne ait perpétré les meurtres, quelles que soient les lacunes dans la preuve.
[140] De toute façon, un fait demeure : si un jury retient la déclaration de Mme Di Cesare, l’appelante a menti à cette dernière à deux reprises le 31 mars 2009, ce qui pourrait être de nature à le convaincre que l’appelante a agi de la sorte pour faciliter l’atteinte de son projet ou pour le couvrir. Cette conclusion donnerait d’ailleurs une plus grande force probante aux autres éléments de conduite postérieure à l’infraction, toujours dans le but de voir si le verdict est raisonnable au regard de la preuve : « [u]n verdict est déraisonnable s’il ne peut s’appuyer sur une évaluation pondérée et soigneuse de l’ensemble des éléments de preuve ou s’il se fonde sur un raisonnement illogique » (Dubourg c. R.,
[141] Comme le rappelle cette Cour dans cet arrêt Dubourg, au paragr. 20 :
[20] […], pour déterminer si un verdict fondé sur de la preuve strictement circonstancielle est raisonnable, il faut se demander si une appréciation raisonnable de toute la preuve peut mener à la conclusion que la seule inférence raisonnable mène à la culpabilité de l’accusé. En résumé, les conclusions tirées de la preuve par le juge des faits et la conclusion que la seule inférence raisonnable est celle de la culpabilité sont-elles raisonnables?
[Renvoi omis]
[142] Pour les motifs exprimés précédemment, le jury pouvait conclure en tenant compte de toute la preuve, incluant ses lacunes, que, dans un projet de suicide élargi, l’appelante a menti à certaines personnes pour ce faire, a commis les meurtres avec l’intention requise en utilisant la chambre hyperbare (il faut rappeler qu’elle était ouverte à l’arrivée des policiers, ce qui peut laisser croire qu’elle a été utilisée ce jour-là), a camouflé son crime, a tenté de se suicider et, accablée par l’horreur de ses actes, les a totalement oubliés dans un état d’amnésie dissociative. On ne peut évidemment affirmer qu’il s’agissait de la seule conclusion à laquelle pouvait en arriver le jury, mais on peut conclure qu’elle refléterait un verdict raisonnable, fondé sur une preuve circonstancielle en raison de l’opportunité exclusive et la conduite post-infractionnelle.
[143] Pour reprendre l’arrêt Dubourg, « la conclusion que la seule inférence raisonnable est celle de la culpabilité » est elle-même raisonnable.
[144] Il restera à voir si un nouveau jury en viendra au même verdict en ayant la possibilité de tenir compte de l’argument de la participation du crime organisé.
[145] En résumé, la juge a commis une erreur en refusant à l’appelante le droit de plaider la thèse de l’implication du crime organisé dans le meurtre des jeunes victimes. On ne peut prétendre que cette erreur est anodine, d’autant que les directives écrites ont pu ici exacerber son impact. Ceci amène la Cour à accueillir l’appel, sans toutefois ordonner un verdict d’acquittement comme le voudrait l’appelante, vu que le verdict n’est pas déraisonnable. Par ailleurs, comme l’appelante a été acquittée de meurtre au premier degré et qu’il n’y a pas eu appel sur cette question, il y a chose jugée et la Cour ne peut donc ordonner un nouveau procès sur des accusations de meurtre au premier degré.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[146] ACCUEILLE l’appel;
[147] INFIRME les verdicts de culpabilité aux accusations de meurtre au deuxième degré;
[148] ORDONNE un nouveau procès sur les deux accusations de meurtre au deuxième degré.
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| FRANÇOIS DOYON, J.C.A. | |
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| JEAN BOUCHARD, J.C.A. | |
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| CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A. | |
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Me Pierre Poupart Mme Alexandra Boulanger, stagiaire en droit | ||
LES AVOCATS POUPART, TOUMA | ||
Me Ronald Prégent | ||
BATTISTA TURCOT ISRAEL | ||
Pour l’appelante | ||
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Me Alexis Marcotte Bélanger | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimée | ||
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Dates d’audience : | 29 et 30 novembre 2021 | |
[1] À noter que l’appelante a été déclarée coupable de meurtres au premier degré lors d’un premier procès, le 14 juin 2013. À la suite de l’appel de ce verdict, la Cour a ordonné la tenue d’un nouveau procès : Sorella c. R.,
AVIS :
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