Bouchard c. Ikea Canada |
2018 QCCS 2690 |
COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-099980-172 |
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DATE : |
13 juin 2018 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
DENIS JACQUES, j.c.s. |
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CLAUDE BOUCHARD |
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Demanderesse |
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c.
IKEA CANADA LIMITED PARTNERSHIP et INTER IKEA SYSTEMS B.V. et FONDS DES NATIONS UNIES POUR L’ENFANCE
Défenderesses et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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Intervenant |
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JUGEMENT sur demande en exception déclinatoire du Procureur général du Canada |
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[1] La demanderesse réclame de la défenderesse Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF)[1] un montant de plus de 20 millions de dollars pour violation de ses droits d’auteure. [2] Elle soutient que Ikea a commercialisé des jouets ayant les mêmes caractéristiques que ceux qu’elle a créés, et ce, de concert avec l’UNICEF avec qui elle avait déjà entretenu des relations d’affaires. [3] De façon plus particulière, la demanderesse expose dans ses procédures les liens de l’UNICEF avec Ikea Canada et le Groupe Ikea en ces termes : « 54. Depuis 2003, l’UNICEF et le GROUPE IKEA travaillent donc en étroite collaboration pour la production et la vente de peluches dans le cadre du programme « Des peluches pour l’éducation »; 55. L’UNICEF, comme il est dit plus haut, connaît les jouets de la demanderesse et ce, depuis au moins 1993; 56. La mission de l’UNICEF qui est de fournir le plus d’aide possible aux enfants l’amène à vouloir que soient vendus le plus grand nombre possible de jouets ou autres afin d’amasser des sommes qui lui permet [sic] d’accomplir sa mission; 57. L’UNICEF par plusieurs de ses officiers connaît intimement les peluches à partir de dessins d’enfants commercialisés par la demanderesse; 58. Pour en avoir vendu elle-même à sa boutique de Montréal, l’UNICEF sait depuis longtemps qu’elles sont très populaires et se vendent très facilement; 59. La collection de jouets à partir de dessins d’enfants offerte par le GROUPE IKEA ne pouvait ostensiblement être créée sans l’aide de l’UNICEF et les connaissances privilégiées qu’elle possédait sur les peluches à partir de dessins d’enfants de la demanderesse grâce aux liens d’affaires étroits qui ont existé entre UNICEF et la demanderesse et dont L’UNICEF a fait profiter le GROUPE IKEA et IKEA CANADA; » (nos soulignements) [4] La demanderesse allègue que Ikea Canada, en collaboration avec l’UNICEF a notamment lancé la campagne « Des peluches pour l’éducation » en 2007, et qu’elle a vendu à travers le monde ces peluches pour lesquelles elle fait valoir des droits d’auteure. Pour chacune des ventes, Ikea a versé un montant de 1,44 $ à l’UNICEF. [5] La demanderesse réclame donc de l’UNICEF l’ensemble des montants qu’elle a reçus entre 2003 et 2016, et qu’elle estime à vingt millions neuf cent cinquante-deux mille dollars (20 952 000 $). [6] Par lettre du 2 novembre 2017, le Département des affaires juridiques de l’ONU requiert expressément du Gouvernement du Canada de prendre les mesures afin de faire valoir les privilèges et immunités dont jouit l’Organisation, incluant l’UNICEF (Pièce PG-2) [7] Le Procureur général du Canada intervient donc au présent débat afin de faire valoir l’immunité absolue contre toute poursuite dont doit bénéficier l’UNICEF, comme organisme subsidiaire de l’Organisation des Nations Unies (ONU). [8] La demande du Procureur général du Canada d’intervenir dans le présent débat n’est pas contestée. [9] Dans ce contexte, le Procureur général du Canada a déposé une demande d’exception déclinatoire qu’il y a lieu pour le tribunal de trancher. [10] La seule question soulevée par le moyen déclinatoire est donc la suivante : est-ce que l’UNICEF bénéficie d’une immunité à l’encontre du recours de la demanderesse? ANALYSE ET DÉCISION [11] L’ONU est une organisation internationale dont la Charte a été adoptée à San Francisco en 1945 par les pays membres, dont le Canada. [12]
Les buts de l’ONU sont développés à l’article « Les Buts des Nations Unies sont les suivants : 1. Maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix; 2. Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde; 3. Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion; 4. Être un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes. » [13]
Selon l’article « 1. Il est créé comme organes principaux de l’Organisation des Nations Unies : une Assemblée Générale, un Conseil de Sécurité, un Conseil Économique et Social, un Conseil de Tutelle, une Cour Internationale de Justice et un Secrétariat. 2. Les organes subsidiaires qui se révéleraient nécessaires pourront être créés conformément à la présente Charte. » [14] C’est dans ce contexte que, le 11 décembre 1946, fut créé le Fonds international de secours à l’enfance (UNICEF), par résolution de l’Assemblée générale des membres : « 57 (1). Création d’un Fonds International de secours à l’enfance I.
L’Assemblée générale, ayant étudié la résolution adoptée, au cours de
sa troisième session, par le Conseil économique et social et qui recommande
la création d’un Fonds international de secours à l’enfance destiné aux
enfants et aux adolescents des pays victimes d’agression, et estimant qu’il
est opportun de créer ce Fonds conformément à l’Article 1. Un Fonds international de secours à l’enfance sera créé et, dans la mesure où ses ressources le lui permettront, sera utilisé et géré en vue : a) De porter secours aux enfants et aux adolescents des pays victimes d’agression et afin d’assurer leur rééducation; b) De porter secours aux enfants et aux adolescents des pays bénéficiant jusqu’ici des secours de l’UNRRA; c) D’assurer l’hygiène de l’enfance en général en accordant la priorité aux enfants des pays victimes d’agression.
************* [15]
L’article « 1. L’Organisation jouit, sur le territoire de chacun de ses Membres, des privilèges et immunités qui lui sont nécessaires pour atteindre ses buts. 2. Les représentations des Membres des Nations Unies et les fonctionnaires de l’Organisation jouissent également des privilèges et immunités qui leur sont nécessaires pour exercer en toute indépendance leurs fonctions en rapport avec l’Organisation. 3. L’Assemblée Générale peut faire des recommandations en vue de fixer les détails d’application des paragraphes 1 et 2 du présent article ou proposer aux Membres des Nations Unies des conventions à cet effet. » [16] Le 13 février 1946, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la « Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies » comportant le préambule suivant : « CONSIDÉRANT que l’Article CONSIDÉRANT que l’Article EN CONSÉQUENCE, par une résolution adoptée le 13 février 1946, l’Assemblée générale a approuvé la convention suivante et l’a proposée à l’adhésion de chacun des Membres des Nations Unies. » [17] L’article 2 de cette convention prévoit une immunité de juridiction complète et absolue en ces termes : « SECTION 2. L’Organisation des Nations Unies, ses biens et avoirs, quels que soient leur siège et leur détenteur, jouissent de l’immunité de juridiction, sauf dans la mesure où l’Organisation y a expressément renoncé, dans un cas particulier. Il est toutefois entendu que la renonciation ne peut s’étendre à des mesures d’exécution. SECTION 3. Les locaux de l’Organisation sont inviolables. Ses biens et avoirs, où qu’ils se trouvent et quel que soit leur détenteur, sont exempts de perquisition, réquisition, confiscation, expropriation ou de toute autre forme de contrainte exécutive, administrative, judiciaire ou législative. » (nos soulignements) [18] En vertu de l’article 34 de la même convention, chaque pays membre de l’Organisation des Nations Unies a l’obligation de voir à l’application des règles applicables sur son territoire et selon son système de droit : « SECTION 34. Il est entendu que, lorsqu’un instrument d’adhésion est déposé par un Membre quelconque, celui-ci doit être en mesure d’appliquer, en vertu de son propre droit, les dispositions de la présente convention. » [19] Pour assurer l’application sur son territoire de ses obligations en vertu de traités et de conventions internationales, le Parlement canadien a donc adopté la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales (MEOI)[2] en 1991. [20] L’article 5 de la Loi (MEOI) stipule ce qui suit : « 5. (1) Le gouverneur en conseil peut, par décret, disposer : a) Qu’une organisation internationale possède la capacité juridique d’une personne morale; b) Qu’une organisation internationale bénéficie, dans la mesure spécifiée, des privilèges et immunités énoncés aux articles II et III de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies reproduite à l’annexe III. » [21] Conformément à la Loi (MEOI), le gouvernement canadien a adopté le décret concernant l’adhésion à la convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies, qui prévoit que l’ONU possède les immunités suivantes : « 3. L’Organisation des Nations Unies possède, au Canada, les immunités et privilèges énoncés aux sections 2, 3, 4, 5, 7 et 9 de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies, ci-après désignée la « Convention ». » [22] Par ailleurs, l’article 11 de la Loi (MEOI) établit que le ministre des Affaires étrangères peut délivrer un certificat attestant de l’assujettissement d’une organisation à un décret : « 11. Le certificat qui, paraissant délivré sous l’autorité du ministre des Affaires étrangères, atteste les faits en cause fait foi de son contenu, sans qu’il soit nécessaire de prouver l’authenticité de la signature qui y est apposée ou la qualité officielle du signataire, dans toute procédure où se pose la question de savoir si, selon le cas : a) […] b) une organisation ou une conférence est assujettie à un décret pris en vertu de l’article 5; » [23] Or, un tel certificat a été délivré par le ministère des Affaires étrangères (Affaires mondiales), le 22 janvier 2018, reconnaissant que l’UNICEF est bel et bien sujet au décret et à la même immunité que celle dévolue à l’ONU : « In accordance with the
autority that has been delegated to me by the Minister of Foreign Affairs and
pursuant to subsections 11 (b) and (nos soulignements) [24] De ce qui précède, il est manifeste que la défenderesse UNICEF bénéficie d’une immunité empêchant tout recours à son égard, immunité à laquelle elle n’a pas ici renoncé. [25] Par ailleurs, rappelons-le, l’immunité de l’UNICEF est absolue, d’autant plus que la réclamation de la demanderesse est en lien direct avec la mission de l’organisme. [26] Dans l’arrêt AMARATUNGA, la Cour suprême du Canada compare l’immunité de l’Organisation des pêches de l’Atlantique nord-ouest à celle de l’Organisation des Nations Unies pour conclure à l’immunité absolue de cette dernière en ces termes : « [49] En limitant ces immunités et ces privilèges à ceux qu’exigent les fonctions de l’OPANO, le gouverneur en conseil n’a pas accordé à l’OPANO l’immunité absolue conférée aux Nations Unies par la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies : P. Sands et P. Klein, Bowett’s Law of International Institutions (6e éd. 2009), p. 494. Il lui a plutôt accordé l’immunité fonctionnelle, c’est-à-dire l’immunité dont elle a besoin pour être en mesure d’exercer ses fonctions sans ingérence injustifiée. »[3] [27] À l’audience, la demanderesse soutient que l’ONU a manqué à son obligation de mettre sur pied un mode de règlement approprié pour les différends, et ce, contrairement à son obligation prévue à la section 29 de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies qui se lit comme suit : « SECTION 29. L’Organisation des Nations Unies devra prévoir des modes de règlement appropriés pour : a) Les différends en matière de contrats ou autres différends de droit privé dans lesquels l’Organisation serait partie; b) Les différends dans lesquels serait impliqué un fonctionnaire de l’Organisation qui, du fait de sa situation officielle, jouit de l’immunité, si cette immunité n’a pas été levée par le Secrétaire général. » [28] En raison de cette omission, la demanderesse soutient que son droit d’action doit être maintenu devant la Cour supérieure. [29] Or, le défaut de mettre sur pied un mécanisme de règlement des différends n’a pas pour effet de lever l’immunité absolue et de conférer compétence à la Cour. L’existence de l’immunité n’est pas liée à la mise en place d’un recours. [30] À cet égard, rappelons les propos de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Amaratunga (précité) : « [45] Il convient ici de répéter que l’immunité est essentielle au fonctionnement efficace des organisations internationales. En son absence, rien n’empêcherait l’État d’accueil et ses tribunaux de s’ingérer dans leurs opérations et leur programme. Voir W.M. Berenson. « Squaring the Concept of Immunity with the Fundamental Right to a Fair Trial : The Case of the OAS », dans H. Cissé, D.D. Bradlow et B. Kingsbury, dir., The World Bank Legal Review (2012), vol. 3, 133. Voir aussi L. Preuss, « The International Organizations Immunities Act » (1946), 40 Am. J. Int’l L. 332, p. 345. […] [60] L’absence d’un mécanisme de règlement des différends ou d’un processus interne d’examen n’est pas en soi déterminante pour décider si l’OPANO bénéficie de l’immunité. Comme nous l’avons vu précédemment, il faut considérer la relation d’emploi dans sa globalité et en tenant compte du contexte. En outre, la jurisprudence européenne sur laquelle se fonde l’intervenante a été établie dans un contexte juridique différent, soit celui de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221. […] [63] Il est regrettable que l’appelant ne puisse pas faire valoir ses moyens devant un tribunal et demander réparation. Cependant, la nature même de l’immunité de juridiction soustrait certaines affaires de la compétence des tribunaux de l’État d’accueil. Comme l’a affirmé le juge La Forest dans Re Code canadien du travail, le fait que certaines parties se trouveront dépourvues de tout recours judiciaire est le résultat « inévitabl[e] » de l’octroi de l’immunité de juridiction et constitue un « choix de principe implicite » dans la loi : p. 91. Il en est de même en l’espèce. » [31] Eu égard à ce qui précède, en raison de l’immunité absolue dont elle bénéficie, le moyen déclinatoire soulevé par le Procureur général du Canada doit être accueilli et la réclamation de la demanderesse rejetée à l’encontre de la défenderesse Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF). [32] Le Procureur général du Canada a invité promptement la demanderesse à se désister de son recours, par lettre datée du 11 décembre 2017, ce que cette dernière a refusé de faire. Dans les circonstances, en raison de sa contestation, le recours de la demanderesse contre le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) sera rejeté, avec frais de justice. POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL : [33] ACCUEILLE la demande du Procureur général du Canada; [34] REJETTE la réclamation de la demanderesse à l’encontre du Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF); [35] Avec frais de justice. |
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__________________________________ DENIS JACQUES, j.c.s. |
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Me JEAN ROBERT LETTE & ASSOCIÉS 630, boul. René-Lévesque Ouest, bur. 2800 Montréal (Québec) H3B 1S6 Procureurs de la demanderesse |
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Me NORMAND TAMARO MANNELLA GAUTHIER TAMARO 3055, boul. de l’Assomption Montréal (Québec) H1N 2H1 Avocats conseil de la demanderesse |
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Me MATHIEU PICHÉ-MESSIER Me AMÉLIE GOUIN BORDEN LADNER GERVAIS 1000, rue de la Gauchetière Ouest, bur. 900 Montréal (Québec) H3B 5H4 Procureurs des défenderesses Ikea Canada Limited Partnership Et Inter Ikea Systems B.V. |
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Me BERNARD LETARTE Me LINDY ROUILLARD-LABBÉ MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA Tour St-Andrew, 275, rue Sparks Ottawa (Ontario) K1A 0H8 Procureurs de l’intervenant |
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Date d'audience : 7 juin 2018 |
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AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.