Droit de la famille — 162708 |
2016 QCCA 1816 |
COUR D'APPEL
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
No: |
500-09-026341-164 |
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(500-12-325549-156) |
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PROCÈS-VERBAL D'AUDIENCE |
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DATE : |
Le 25 octobre 2016 |
L’HONORABLE MARIE-France BICH, J.C.A. |
REQUÉRANT |
AVOCATE |
A... A... |
Me NATHALIE BOYCE (Rousseau Boyce s.a.)
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INTIMÉE |
AVOCAT |
M... K... |
Me FAREED HALABI (Me Fareed Halabi)
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DESCRIPTION : |
Requête pour permission d’appeler d’un jugement rendu en cours d’instance le 19 août 2016 par l’honorable Donald Bisson de la Cour supérieure, district de Montréal (art. 31, 357 et 660 C.p.c.) |
Greffière d'audience : Annabel David |
SALLE : RC-18 |
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AUDITION |
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14 h 00 |
Suite de l’audition du 24 octobre 2016. |
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(s) Annabel David |
Greffière d'audience |
PAR LA JUGE
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JUGEMENT |
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[1] Les parties, séparées depuis 2009, se sont partagé la garde de leur enfant, aujourd’hui âgée de 9 ans, et ce, de 2010 à 2015. Après l’introduction des procédures de divorce, en 2015, elles ont de nouveau convenu, provisoirement, d’une garde partagée, entérinée par jugement. Par la suite, craignant le développement d’une situation d’aliénation parentale (situation évoquée dans le rapport de l’expert commun désigné en cours d’instance), le requérant demande que, par ordonnance de sauvegarde, la garde exclusive de l’enfant lui soit accordée, avec droits d’accès à l’intimée. Celle-ci conteste la demande et réclame par ailleurs une contre-expertise.
[2] Par jugement prononcé séance tenante le 19 août 2016, la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Donald Bisson), rejette la demande de sauvegarde du requérant, ordonne à l’expert commun de procéder à un complément d’expertise, permet la contre-expertise réclamée par l’intimée, ordonne la production de cette contre-expertise au plus tard le 18 novembre 2016 et suspend entre-temps la mise en état du dossier.
[3] Le requérant demande la permission d’appeler de ce jugement, tant en ce qui concerne la garde de l’enfant que la contre-expertise autorisée par le juge de première instance. Il demande aussi la suspension des ordonnances relatives aux expertises.
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[4] La demande de l’appelant est régie par les règles du Code de procédure civile, applicables en vertu du paragraphe 21(6) de la Loi sur le divorce[1]. En ce qui concerne la garde de l’enfant, la requête tombe donc sous le coup de l’article 31 C.p.c., et plus précisément du deuxième alinéa de cette disposition :
31. Le jugement de la Cour supérieure ou de la Cour du Québec rendu en cours d’instance, y compris pendant l’instruction, peut faire l’objet d’un appel de plein droit s’il rejette une objection à la preuve fondée sur le devoir de discrétion du fonctionnaire de l’État ou sur le respect du secret professionnel. |
31. A judgment of the Superior Court or the Court of Québec rendered in the course of a proceeding, including during a trial, is appealable as of right if it disallows an objection to evidence based on the duty of discretion of public servants or on professional secrecy. |
Il peut également faire l’objet d’un appel sur permission d’un juge de la Cour d’appel, si ce dernier estime que ce jugement décide en partie du litige ou cause un préjudice irrémédiable à une partie, y compris s’il accueille une objection à la preuve. |
Such a judgment may be appealed with leave of a judge of the Court of Appeal if the judge considers that it determines part of the dispute or causes irremediable prejudice to a party, including if it allows an objection to evidence. |
Le jugement doit être porté en appel sans délai. L’appel ne suspend pas l’instance à moins qu’un juge d’appel ne l’ordonne; cependant, si le jugement est rendu en cours d’instruction, l’appel ne suspend pas celle-ci; le jugement au fond ne peut toutefois être rendu ou, le cas échéant, la preuve concernée entendue avant la décision de la cour. |
The judgment must be appealed without delay. The appeal does not stay the proceeding unless a judge of the Court of Appeal so orders. If the judgment was rendered in the course of the trial, the appeal does not stay the trial; however, judgment on the merits cannot be rendered nor, if applicable, the evidence concerned heard until the decision on the appeal is rendered. |
Tout autre jugement rendu en cours d’instruction, à l’exception de celui qui accueille une objection à la preuve, ne peut être mis en question que sur l’appel du jugement au fond. |
Any other judgment rendered in the course of a trial, except one that allows an objection to evidence, may only be challenged on an appeal against the judgment on the merits. |
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[Soulignement ajouté] |
[5] En ce qui concerne l’expertise, c’est plutôt l’article 32 C.p.c. qui s’applique à la requête :
32. Ne peuvent faire l’objet d’un appel les mesures de gestion relatives au déroulement de l’instance et les décisions sur les incidents concernant la reprise d’instance, la jonction ou la disjonction des instances, la suspension de l’instruction ou la scission d’une instance ou encore la constitution préalable de la preuve. Toutefois, si la mesure ou la décision paraît déraisonnable au regard des principes directeurs de la procédure, un juge de la Cour d’appel peut accorder la permission d’en appeler. |
32. Case management measures relating to the conduct of a proceeding and rulings on incidental applications concerning the continuance of a proceeding, the joinder or severance of proceedings, the stay of a trial, the splitting of a proceeding or pre-trial discovery cannot be appealed. However, if a measure or a ruling appears unreasonable in light of the guiding principles of procedure, a judge of the Court of Appeal may grant leave to appeal. |
[6] En effet, les mesures de gestion dont il est question dans cette disposition incluent certainement celles qu’énumère l’article 158 C.p.c., dont le paragraphe 2 vise l’expertise :
158. À tout moment de l’instance, le tribunal peut, à titre de mesures de gestion, prendre, d’office ou sur demande, l’une ou l’autre des décisions suivantes : |
158. For case management purposes, at any stage of a proceeding, the court may decide, on its own initiative or on request, to |
[…] |
(…) |
2° évaluer l’objet et la pertinence de l’expertise, qu’elle soit commune ou non, en établir les modalités ainsi que les coûts anticipés et fixer un délai pour la remise du rapport; si les parties n’ont pu convenir d’une expertise commune, apprécier le bien-fondé de leurs motifs et imposer, le cas échéant, l’expertise commune, si le respect du principe de proportionnalité l’impose et que cette mesure, tenant compte des démarches déjà faites, permet de résoudre efficacement le litige sans pour autant mettre en péril le droit des parties à faire valoir leurs prétentions; |
(2) assess the purpose and usefulness of seeking expert opinion, whether joint or not, determine the mechanics of that process as well as the anticipated costs, and set a time limit for submission of the expert report; if the parties failed to agree on joint expert evidence, assess the merits of their reasons and impose joint expert evidence if it is necessary to do so to uphold the principle of proportionality and if, in light of the steps already taken, doing so is conducive to the efficient resolution of the dispute without, however, jeopardizing the parties’ right to assert their contentions; |
[7] Cela étant, y a-t-il lieu de faire droit à la requête pour permission d’appeler?
[8] Sauvegarde et garde de l’enfant. Peu importe le domaine, la permission d’appeler d’un jugement ordonnant ou rejetant une mesure de sauvegarde n’est accordée que de façon parcimonieuse, voire rarissime. Un tel jugement, en effet, peut être révisé en cours d’instance, si un changement de circonstances le justifie, et il ne lie par ailleurs pas le juge du fond. Cela fait en sorte qu’on ne peut guère y voir un jugement qui « décide en partie du litige ou cause un préjudice irrémédiable à une partie » au sens du deuxième alinéa de l’article 31 C.p.c. Ce ne sera donc que de manière exceptionnelle qu’une partie pourra être autorisée à interjeter appel d’un jugement de ce genre.
[9] Pareillement, vu le vaste pouvoir discrétionnaire dont jouit le juge de première instance et la norme fort exigeante qui régit l’intervention de la Cour en cette matière, c’est avec la même parcimonie que sera accordée la permission d’appeler d’une mesure interlocutoire concernant la garde d’un enfant : là encore, seules des circonstances exceptionnelles justifieront une telle autorisation. La jurisprudence à ce sujet, tant avant que depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile[2], est limpide[3].
[10] En l’occurrence, les deux règles se superposant, s’agissant d’une demande de sauvegarde en matière de garde d’enfant, le fardeau du requérant est très lourd. Non seulement lui faut-il établir que les conditions de l’article 31, 2e al. C.p.c. sont satisfaites, mais encore faut-il que la permission d’appeler soit dans l’intérêt de la justice (art. 9, 3e al. C.p.c.), serve les fins de celle-ci et respecte les principes directeurs de la procédure (art. 17 et s. C.p.c.).
[11] Soit dit en tout respect, le requérant ne se décharge pas de ce fardeau.
[12] Le jugement de première instance, assurément, ne décide pas du litige : il ne lie pas le juge du fond et peut même être révisé en cours d’instance si des faits nouveaux l’exigent. Il ne cause pas non plus un préjudice irréparable à l’instance, ni au requérant (supposant que cela puisse être considéré[4]), ni surtout, élément crucial dont il faut tenir compte vu l’article 33 C.c.Q., à l’enfant dont l’intérêt est au cœur du litige opposant les parties. Du moins le requérant ne fait-il pas la démonstration d’un tel préjudice. Enfin, il n’établit pas non plus les circonstances exceptionnelles qui justifieraient que soit accordée la permission d’appeler.
[13] Le juge rend ici une décision essentiellement fondée sur les faits qui ont été établis devant lui dans le cadre d’une preuve somme toute limitée. Il a, temporairement, maintenu la garde partagée plutôt que d’accorder la garde exclusive de l’enfant au requérant : rien dans la requête ou les explications supplémentaires fournies à l’audience ne montre ce en quoi cette conclusion ou le raisonnement qui y mène seraient entachés d’une erreur révisable ou mériteraient que la Cour se penche sur le dossier alors que l’instance de divorce en est encore à un stade relativement préliminaire.
[14] Contre-expertise. Même si les mots « mesures de gestion » ne paraissent pas avoir été prononcés en première instance, il reste que la décision qu’a prise le juge d’ordonner un complément d’expertise et une contre-expertise s’inscrit dans le cadre de l’article 158, paragr. 2 C.p.c. Ce jugement, qui tombe dès lors sous le coup de l’article 32 C.p.c., n’est pas susceptible d’appel, à moins que la mesure ne paraisse déraisonnable au regard des principes directeurs de la procédure, principes qu’énoncent, rappelons-le, les articles 17 et s. C.p.c. Là encore, le seuil est élevé, car rares seront les jugements qui paraissent déraisonnables en ces matières, alors que le juge de première instance jouit d’un pouvoir discrétionnaire appréciable dans l’exercice duquel la Cour d’appel se gardera le plus souvent de s’immiscer[5].
[15] Or, dans les circonstances et vu le cheminement de l’instance devant la Cour supérieure, alors qu’il est question d’aliénation parentale, sujet d’une grande importance, le jugement ne paraît aucunement déraisonnable, que ce soit sous l’angle de la proportionnalité et de la bonne administration de la justice (art. 18 C.p.c.), de la saine gestion de l’instance et de son bon déroulement (art. 19 C.p.c.), de la coopération entre les parties (art. 20 C.p.c.), du respect de la règle du débat contradictoire (art. 17 C.p.c.) ou sous quelqu’autre angle que ce soit. Les articles 232, 2e al., 234 ou 244, 2e al. C.p.c. (cette dernière disposition étant applicable aux expertises psychosociales en matière familiale) permettaient d’ailleurs au juge de statuer comme il l’a fait en ordonnant un complément d’expertise et une contre-expertise. Les motifs de sa décision sont exposés de manière tout aussi rationnelle qu’intelligible et sa conclusion est une issue légitime, appropriée à l’espèce. Le juge s’est également assuré que la contre-expertise procède diligemment et ne retarde donc pas indûment le cheminement de l’instance.
[16] L’avocate du requérant, à l’audience, a beaucoup insisté sur certaines inexactitudes du jugement ou sur des incohérences, voire des contradictions, entre les propos tenus par le juge lors de l’audience et ses motifs écrits. Avec égard, les imperfections et les écarts ainsi relevés n’en sont pas ou alors n’ont pas l’importance qu’on cherche ici à leur donner et ne sont ni significatifs ni déterminants.
[17] Précisons au passage que, à supposer qu’on soit tenté d’appliquer ici l’article 31 C.p.c., le jugement de première instance ne répondrait pas davantage aux conditions du deuxième alinéa de cette disposition et ne serait pas susceptible d’appel.
* *
[18] Bref, le jugement n’étant appelable ni en vertu de l’article 31 ni de l’article 32 C.p.c., il n’y a pas lieu de faire droit à la requête.
* *
[19] Je me permets par ailleurs de rappeler aux parties qu’il est rarement opportun de tenter d’interjeter appel d’un jugement rendu dans le cours d’une instance familiale, démarche souvent vouée à l’échec (ainsi que le montrent les statistiques jurisprudentielles) et qui a généralement pour effet de nuire au bon déroulement de l’instance (sans parler des coûts qu’elle engendre). Plutôt que de solliciter l’intervention de la Cour d’appel et de faire dériver le débat vers des questions accessoires, il est préférable que les parties s’emploient à faire cheminer l’instance pendante devant la Cour supérieure et prennent toutes les mesures qui en favoriseront le cours.
[20] L’on peut certainement comprendre, en l’espèce, les inquiétudes paternelles du requérant, mais ce n’est pas un appel, à ce stade, qui pourrait les résoudre.
[21] Dans un autre ordre d’idées, je note que, malgré l’animosité que les parties semblent maintenant entretenir l’une envers l’autre, elles ont déjà su s’entendre, ce qui ne peut qu’être bénéfique : l’enfant n’a pas à être tiraillée entre son père et sa mère et ceux-ci, l’un autant que l’autre, doivent se comporter en conséquence. Cela dit, les parties auraient peut-être intérêt à recourir ici à un mode de résolution amiable du litige. Plusieurs voies s’offrent à elles, dont la conciliation judiciaire prévue par les articles 161 et s. C.p.c. (voir aussi l’art. 148, 1er al., paragr. 2 C.p.c.), les modes privés n’étant pas exclus (voir notamment l’art. 19, 3e al. C.p.c.).
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[22] POUR CES MOTIFS, la requête EST REJETÉE, sans frais de justice.
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MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
[1] L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.). Voir à ce sujet : Droit de la famille — 121718, 2012 QCCA 1229.
[2] RLRQ, c. C-25.01.
[3] Voir par ex. : Droit de la famille — 162579, 2016 QCCA 1687, paragr. 8 et 9; Droit de la famille — 162548, 2016 QCCA 1680, paragr. 3; Droit de la famille — 161362, 2016 QCCA 1009, paragr. 5 et 6; Droit de la famille — 152117, 2015 QCCA 1381, paragr. 21-24; Droit de la famille — 142705, 2014 QCCA 2021, paragr. 11.
[4] Voir à ce sujet, en vertu de l’art. 29 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25, l’arrêt Elitis Pharma inc. c. RX Job inc., 2012 QCCA 1348, demande de permission d’appeler à la Cour suprême rejetée, 14 février 2013, 35012.
[5] Sur les conditions de l’appel visé par l’art. 32 C.p.c., voir par ex. : Google Canada Corporation c. Elkoby, 2016 QCCA 1171, paragr. 11.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.