Décision

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COUR D’APPEL

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-011798-022

(500-05-059273-001)

 

DATE :

 13 mars 2003

 

 

CORAM:

LES HONORABLES

JACQUES DELISLE J.C.A.

ANDRÉ ROCHON J.C.A.

YVES-MARIE MORISSETTE J.C.A.

 

 

JUSTIN DESMARAIS

APPELANT (Défendeur)

c.

 

ARGIA MARIA ZIGGIOTTI

INTIMÉE (Demanderesse)

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                LA COUR; - Statuant sur l'appel d'un jugement rendu le 10 décembre 2001 par la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Anne-Marie Trahan), qui a révoqué la donation de 159 459,50$ faite par la demanderesse au défendeur pour cause d'ingratitude;

[2]                Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;

[3]                Pour les motifs du juge Rochon, auxquels souscrivent les juges Delisle et Morissette;

 

ACCUEILLE l'appel avec dépens;

 

CASSE le jugement entrepris;

 

REJETTE l'action de l'intimée avec dépens.

 

 

 

 

 

JACQUES DELISLE J.C.A.

 

 

 

 

 

ANDRÉ ROCHON J.C.A.

 

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE J.C.A.

 

Me Jérôme Houde

Avocat de l'appelant

 

Me Saul Handelman

HANDELMAN, HANDELMAN & SCHILLER

Avocat de l'intimée

 

Date d’audience :

 4 février 2003


 

 

MOTIFS DU JUGE ROCHON

 

 

[4]                Au printemps 1999, l'intimée fait donation à l'appelant de 159 459,50$.  Elle avait fait sa connaissance quelques semaines plus tôt.  Il est le fils de son amie de longue date.  L'intimée est âgée de 78 ans, quoique physiquement «elle en paraît à peine 60 ou 65» dit la juge de première instance.  L'appelant est âgé de 22 ans.

[5]                À Nice, dans la nuit du 12 août 1999, l'appelant a, selon la première juge, un comportement gravement répréhensible à l'égard de l'intimée.  En conséquence, la juge révoque les donations pour cause d'ingratitude.  L'appelant se pourvoit.

 

 

LES FAITS

 

 

[6]                L'intimée est née à Venise en 1921.  Elle se lie d'amitié avec la mère de l'appelant dans les années soixante-dix.  Elles travaillent alors toutes deux à la Banque mondiale à Washington.  En avril 1977 naît l'appelant.  Peu de temps après, sa mère et lui rentrent à Montréal pour y demeurer.  Malgré la distance qui les sépare, les deux amies restent en contact.  Après avoir pris sa retraite, l'intimée passe beaucoup de temps en Europe.  Elle a d'abord une résidence au Royaume-Uni.  Elle loue par la suite un appartement dans le Midi de la France à Nice, tout en conservant son appartement de Washington.

[7]                En avril 1999, l'intimée rend visite à son amie montréalaise.  Je ne saurais mieux résumer que la première juge ces premières rencontres entre l'appelant et l'intimée :

 

[8] En 1999, madame Ziggiotti décide de renouer contact de façon plus tangible avec madame Desmarais et vient lui rendre visite à Montréal. Elle habite chez celle-ci qui vit avec son fils, le défendeur. Ce dernier est musicien. Il poursuit ses études et joue de l'orgue dans une église à Montréal. Il a composé un oratorio qui a été présenté en juin 1999. Monsieur Desmarais est un jeune homme charmant qui se présente bien. Âgé de 24 ans, il a pris la peine de porter complet et cravate pour venir en cour. Il s'exprime bien, avec un souci évident d'utiliser le terme juste, vestige, sans doute, de ses études au Collège Stanislas. Sa mère l'a bien élevé et il a un certain sens du savoir-vivre : à deux reprises pendant le procès, il a parlé de ses obligations d'hôte : rares sont les jeunes gens qui connaissent ces notions aujourd'hui. C'est tout à son honneur et à celui de sa mère qui lui a inculqué de tels principes de comportement social civilisé.

[9] De son côté, madame Ziggiotti traverse une période difficile. Tel qu'elle le reconnaît elle-même dans sa déclaration, she needs warmth, companionship and esteem. On ne lui donne pas ses 80 ans. Physiquement, elle en paraît à peine 60 ou 65. Elle est vive et intelligente. À cause de ses origines italiennes, comme elle l'explique d'ailleurs elle-même, elle est extravertie et démonstrative. C'est une personne cultivée et passionnée. L'une de ses passions est la musique. De bébé qu'il était la dernière fois qu'elle l'a vu, elle découvre en monsieur Desmarais «a very charming young man with a prodigious musical talent, an organist and a composer co-joined, in her opinion, with spirituality and warmth.» These last two qualities are very important for madame Ziggiotti who is herself a devout and practicing catholic. She is a warm person. Furthermore, as indicated above, she recognizes, in her declaration that she needs warmth.

[10] À cause de leurs intérêts respectifs, une relation très particulière naît entre madame Ziggiotti et monsieur Desmarais. Elle va l'écouter jouer de l'orgue, à la tribune, à l'église, et ils ont, par la suite, des discussions où ils sont en véritable communion pour reprendre les mots de monsieur Desmarais. Ce dernier ajoute même qu'il n'a jamais rencontré personne avec qui il a pu avoir une communion (commune union) aussi intense au plan musical.

[11] Pour madame Ziggiotti, renouer avec madame Desmarais et rencontrer monsieur Desmarais lui apporte un bonheur immense et comble son besoin d'affection et de chaleur humaine tel qu'en font foi les lettres qu'elle écrit dans l'avion qui la ramène à Washington après ses voyages à Montréal au printemps 1999 (D-4, D-6, D-8 et D-9); la première est du 24 avril, les trois autres du 19 mai.

 

[8]                Au début du mois de mai, l'intimée effectue un second séjour à Montréal.  Survient un premier incident.  De nouveau, la première juge :

 

[32] Un jour, après ses cours, il rentre chez sa mère. Il est fatigué et se couche sur le divan dans le salon. Or, madame Ziggiotti occupe le salon pendant ses séjours à Montréal, car l'appartement ne comporte que deux chambres, une pour monsieur Desmarais, l'autre pour sa mère.

[33] Madame Ziggiotti explique qu'alors que monsieur Desmarais était assoupi, elle l'entend gémir comme un enfant qui veut se faire dorloter. Elle lui prend le visage et le caresse. Elle reconnaît avoir eu envie de l'embrasser mais dit s'être retenue de le faire. De son côté, monsieur Desmarais explique qu'elle l'a bel et bien embrassé et qu'il a senti sa langue dans sa bouche.

[34] Madame Ziggiotti reconnaît qu'elle a eu envie de poser un tel geste mais qu'elle ne l'a pas fait. Elle témoigne que, même si elle n'est pas passée aux actes, comme elle a eu envie de poser un geste qu'elle n'aurait pas dû poser, elle doit aller se confesser avant de pouvoir communier : l'intention est aussi grave que l'action.

[35] De son côté, tout en confirmant que madame Ziggiotti est allée se confesser, monsieur Desmarais explique qu'il discute de cet incident avec elle pendant trois ou quatre heures. Cette dernière ne veut pas en parler car elle a honte de ce qu'elle a fait, dit-il. Il ajoute qu'elle lui a dit qu'il s'agissait d'un amour impossible.

[36] Monsieur Desmarais témoigne qu'il lui explique qu'il faut en parler car il est important de tirer les choses au clair. Il comprend, lui dit-il, qu'elle a pu céder à ses pulsions mais qu'il n'est pas question d'une relation amoureuse entre eux à cause de la différence d'âge. Il témoigne que madame Ziggiotti lui dit qu'elle ne veut pas que sa mère soit au courant de ce qui vient de se passer. Elle lui répète qu'elle a honte. De son côté, il lui explique qu'il ne veut pas mettre fin à leur relation qui est trop importante à ses yeux, à cause de leur passion commune, la musique, pour la voir ternir par un tel incident. Lorsqu'elle revient le voir après être allé se confesser, elle lui dit qu'elle ne veut pas d'une relation amoureuse avec lui car ce n'est pas normal.

 

[9]                Le 17 et le 25 mai 1999, à l'occasion d'un troisième séjour à Montréal, l'intimée offre à l'appelant de lui acheter une voiture.  À cette fin, elle lui verse à ces dates des sommes qui totalisent 42 000$.  Le premier réflexe de l'appelant est de s'enquérir auprès de l'intimée d'un lien possible entre l'événement du baiser intervenu quelques semaines plus tôt et cette donation de 42 000$.  Il lui signifie expressément qu'il ne saurait être question «d'une relation amoureuse entre eux à cause de la différence d'âge».  Elle le rassure immédiatement.  Elle ne veut pas que ce moment de faiblesse passé ternisse leur amitié.  Rassuré, l'appelant accepte cette donation.

[10]           Pendant que l'intimée est à Washington, l'appelant consulte un préposé de sa Caisse populaire qui lui conseille d'investir les 42 000$ dans l'immobilier.  Surprise par cette nouvelle orientation, l'intimée visite quelques propriétés immobilières avec l'appelant lors de son séjour suivant à Montréal.

[11]           Le 2 juin 1999, de retour à Washington, l'intimée transfère à l'appelant 117 000$ afin qu'il achète un condominium situé sur la rue des Sœurs Grises à Montréal.  Le lendemain, l'appelant se rend à Washington au chevet de l'intimée qui doit subir une intervention chirurgicale mineure.  Le 5 juin, l'appelant est de retour à Montréal.  Le 12 juin, il signe l'offre d'achat pour l'acquisition du condominium.  Il avait visité cette propriété en compagnie de l'intimée.

[12]           À l'invitation de celle-ci, l'appelant se rend à Nice au début août 1999.  L'intimée lui a payé le billet d'avion.  L'appelant est accompagné d'un ami.  La première juge décrit les faits qui ont précédé l'événement marquant de la nuit du 12 août :

 

[50] Monsieur Nimeh arrive le 3 août. Monsieur Desmarais le 4. Madame Ziggiotti va les chercher à l'aéroport. Évidemment, au lieu de prendre soin d'elle, les deux jeunes hommes vont à la plage tous les jours et ne rentrent qu'aux petites heures du matin. Elle est frustrée car c'est elle qui tient maison pour eux et prépare les repas alors qu'elle aurait voulu que monsieur Desmarais s'occupât d'elle puisqu'elle était en convalescence.

[51] Monsieur Desmarais explique qu'il est dans une situation embarrassante car il est l'invité de madame Ziggiotti, mais aussi, en un sens, l'hôte de monsieur Nimeh.

[52] Monsieur Nimeh témoigne qu'il est témoin à quelques reprises de ce qu'il considère un comportement de nature sexuelle de la part de madame Ziggiotti envers son ami. Elle le regarde de façon prolongée et elle laisse sa main glisser sur ses fesses quand elle lui prend la taille. Monsieur Desmarais témoigne au même effet et ajoute qu'il arrivait même que madame Ziggiotti lui prît l'épaule puis qu'elle laissait tomber sa main jusqu'à son aine. Il raconte aussi que madame Ziggiotti lui a mis la langue dans l'oreille, soit disant pour voir si cela goûtait salé après qu'il fût rentré de la plage. Madame Ziggiotti nie avoir jamais posé un tel geste. Elle attribue les autres gestes à ses origines italiennes : elle est démonstrative et aime toucher les gens.

[53] L'attitude de madame Ziggiotti à son endroit met monsieur Desmarais mal à l'aise. C'est pourquoi, le 12 août, lorsqu'elle lui propose d'aller marcher après le repas du soir (qui se prend tard, à la mode méditerranéenne), il refuse. D'abord, parce que la marche de la veille avait été un peu trop «romantique» à son goût malgré la présence de monsieur Nimeh. Il prétexte donc qu'il est fatigué et qu'il a des ampoules aux pieds pour refuser de sortir et indiquer qu'il veut aller dormir. Malheureusement, ce pieux mensonge ne le tire pas du pétrin. En effet, et c'est la deuxième raison pour laquelle il ne veut pas aller marcher avec madame Ziggiotti, monsieur Nimeh et lui ont donné rendez-vous à des jeunes filles à la fin de la soirée. Il ne veut donc pas manquer à cette promesse. C'est pourquoi il doit avouer à madame Ziggiotti qu'il veut sortir sans elle ce soir là! La «crise de jalousie» qu'il veut éviter se produit donc. En fait, elle est accrue par le mensonge, si pieux ait-il été, qu'il lui a raconté avant de lui dire la vérité.

[54] Madame Ziggiotti passe donc la soirée seule. Furieuse, elle ronge son frein et cela accroît et la jalousie et la colère qu'elle ressent.

 

[13]           À son retour à l'appartement vers 3h00 le matin, l'appelant est interpellé par l'intimée qui, sous prétexte d'une émission de télévision, lui demande de passer au salon là où elle dort puisque les deux jeunes hommes occupent les chambres.

[14]           La première juge décrit en ces termes le geste d'ingratitude de l'appelant :

 

[56] La discussion tourne rapidement au vinaigre. Monsieur Desmarais perd toute contenance et tout contrôle. He bends over madame Ziggiotti who was on the sofa which served as her bed and forced his tongue in her unwilling mouth and endeavoured to touch her rear end while he shouted "Is that what you want?" Madame Ziggiotti pushes him away with all her strength and hears him and add "Maybe you want also to grab my crotch? You better grab the opportunity! I can still give you plenty of joy!"

[57] Madame Ziggiotti explique que ces gestes et ces paroles ont eu lieu après qu'elle lui eut demandé pourquoi il lui avait menti.

[58] De son côté, monsieur Desmarais explique qu'il voulait mettre la situation au clair avec madame Ziggiotti. Il explique à cette dernière que, depuis son arrivée, elle «le touche partout,» ce qu'elle nie. Elle lui dit qu'il fabule et qu'il a pris trop de soleil. Il la confronte alors et lui demande si elle lui a déjà mis la langue dans l'oreille et si elle l'a déjà embrassé. Elle nie.

[59] Il admet avoir posé les gestes décrits plus haut mais explique qu'il était excédé parce que madame Ziggiotti niait ce qui, pour lui, était la réalité : le baiser du mois de mai, la langue dans l'oreille et les touchers fréquents depuis son arrivée à Nice.

[60] Il ajoute qu'il l'a embrassée dans le but de lui faire avouer qu'elle l'avait embrassé. Il regrette son geste. Aujourd'hui, avec le recul, il ajoute qu'il ne s'en serait pas cru capable.

[61] As for madame Ziggiotti, she does not know how to react. For her, it is a tragedy : the end of the relationship.

 

[15]           À la suite de cet événement, l'appelant et l'intimée continuent leur discussion jusqu'à 6 heures.  Dans les jours qui suivent, les parties visitent Cannes et Monaco.  Nonobstant ces faits, il semble bien que la relation entre les parties s'est dégradée.  L'appelant rentre à Montréal quelques jours plus tôt que prévu.

[16]           Le 31 août 1999, l'intimée écrit à l'appelant.  Elle lui recommande, entre autres, de ne pas acheter une table de verre pour son appartement et de conserver le reste de son argent pour acheter une voiture et elle termine : «Love you both, Argia».  Aucune référence n'est faite à l'incident du 12 août.  La première juge conclut tout de même :

 

[64] Le ton de cette lettre est différent de celles qu'elle écrivait en mai et en juin : la flamme et la passion en sont absentes.

 

 

LE DROIT

 

 

[17]           Au Code civil du Québec le contrat de donation acquiert une indépendance nouvelle.  Sevré des liens qui le liait dans le droit ancien aux successions, le contrat de donation et les règles qui le régissent sont énoncées au chapitre deuxième des contrats nommés (1836 et ss. C.c.Q.).  En principe, la donation entre vifs est irrévocable.  En aucun cas la donation entre vifs ne peut être soumise à une condition potestative.  Dans ce contexte, la révocation pour cause d'ingratitude constitue une exception légale au principe de l'irrévocabilité des donations entre vifs.  L'article 1836 C.c.Q. se lit :

 

Toute donation entre vifs peut être révoquée pour cause d'ingratitude.

Il y a cause d'ingratitude lorsque le donataire a eu envers le donateur un comportement gravement répréhensible, eu égard à la nature de la donation, aux facultés des parties et aux circonstances.

 

[18]           Sous prétexte de simplifier la formulation[1] le droit nouveau rompt avec la tradition civiliste qui énumérait, par une liste exhaustive, les cas précis d'ingratitude limitant ainsi la portée de l'exception[2].  La formulation nouvelle procède par l'énoncé d'une règle générale : le comportement gravement répréhensible est cause d'ingratitude.  Elle englobe certes le cas de «sévices, délits ou injures graves» du droit ancien.  À cet égard, les règles prétoriennes et doctrinales élaborées sous l'empire de l'article 813 C.c.B.-C. demeurent valables.

[19]           Dans la conception classique, on définit l'ingratitude comme un manquement grave au devoir de reconnaissance d'un donataire envers celui qui l'a gratifié pouvant entraîner la révocation de la donation[3].  La révocation pour cause d'ingratitude ne relève pas de la volonté du donateur, mais de la loi seule.  La révocation pour cause d'ingratitude a un caractère pénal[4].  Elle est, par son résultat (restitution du bien), une «peine privée prononcée contre le donataire».  Le donataire n'a pas une obligation de faire.  Il doit uniquement s'abstenir d'avoir un comportement gravement répréhensible à l'égard du donateur.  Le tout sera apprécié en fonction des balises énoncées à l'article 1836 : la nature de la donation, les facultés des parties et les circonstances de l'affaire.

[20]           L'ingratitude sanctionnée par la loi ne résulte pas du simple défaut de reconnaissance.  Pour un exemple donné, l'amitié qui se tarit, l'affection qui se perd ne seront pas sanctionnées même si cette amitié ou cette affection sont à l'origine du don.  L'ingratitude de l'article 1836 C.c.Q. n'est punissable que si elle découle de faits positifs qui révèlent l'existence d'un comportement gravement répréhensible dirigé contre le donateur par le donataire.  L'action de l'ingrat sera grave et réfléchie.  Règle générale, il doit y avoir une intention malveillante.  Il y a lieu d'examiner de près le mobile à la base de l'action coupable pour identifier la nature plus ou moins perverse de l'acte répréhensible[5].

[21]           À l'opposé, les tribunaux excusent le geste spontané mû bien souvent par la colère et qui ne témoigne pas d'une volonté marquée de manquer à son devoir de reconnaissance.  De même, il sera tenu compte de tout élément provocateur attribuable au donateur.  Je ne saurais trop insister également sur la gravité du comportement.  À cet égard Demolombe écrit :

 

Il est évident d’ailleurs que cette gravité doit être appréciée par les magistrats d’après toutes les circonstances, si diverses et surtout si relatives de chaque espèce.  Ils auront donc à considérer les personnes, leur éducation, leur état, leur âge, leur sexe, les lieux, le temps, la publicité plus ou moins grande, que l’injure aurait reçue, les causes qui l’ont amenée, et si elle n’aurait pas été provoquée elle-même par quelque violente injustice, ou quelque procédé grossier, etc.  Ils verront s’il s’agit d’une de ces injures vagues et banales, qui font peu d’impression, disait Pothier, ou de faits positifs et circonstanciés, qui entament nécessairement la réputation du donateur!

 

Surtout, ils rechercheront l’intention, la volonté, si l’injure n’a pas été l’effet d’un mouvement presque involontaire de colère, ou si elle a été commise froidement et avec préméditation; car c’est là qu’est principalement la noirceur de l’âme et l’ingratitude![6]  [je souligne]

 

[22]           La «gravité» du comportement répréhensible est le facteur dominant énoncé à l'article 1836 C.c.Q.  Il marque la volonté législative de faire de la révocation pour cause d'ingratitude une mesure législative d'exception au principe de l'irrévocabilité des donations entre vifs.  Ce facteur reprend l'approche traditionnelle qui exige que les injures, les sévices et les délits présentent un caractère certain de gravité[7].

[23]           La formulation de l'article 1836 C.c.Q. confère au juge du fond le pouvoir d'apprécier souverainement les faits relatifs à l'ingratitude.  Le juge évaluera la gravité et l'imputabilité du comportement répréhensible en fonction de critères qui renforcent ses pouvoirs importants d'appréciation : la nature de la donation, les facultés des parties et l'ensemble des circonstances.  Par «facultés des parties» le Code réfère nécessairement aux moyens financiers des parties.  L'expression se retrouve à deux autres endroits dans le Code : 587 et 2629 C.c.Q.  Dans ces deux derniers cas l'acception financière des termes s'impose.  Ne serait-ce que par cohérence législative, il y a lieu de retenir la même signification pour l'interprétation de l'article 1836 C.c.Q.[8].  Selon le Grand Robert, cette acception est d'ailleurs celle retenue en droit :  «biens, ressources dont quelqu'un peut disposer»[9].

 

 

ANALYSE

 

 

[24]           Le pourvoi pose essentiellement une question de qualification juridique :  est-ce que les faits retenus par la première juge lui permettaient de conclure à l'existence d'une cause juridique de révocation pour cause d'ingratitude aux termes de l'article 1836 C.c.Q. ?  À une ou deux exceptions près, je ne remets pas en cause l'énoncé des faits de la première juge ni les inférences factuelles qu'elle en tire.  Malgré deux imprécisions sur lesquelles je reviendrai, l'exposé factuel de la première juge est soigné.

[25]           Il faut cependant distinguer les inférences de fait des inférences juridiques.  Ces dernières constituent des questions mixtes de fait et de droit susceptibles d'être révisées en appel suivant la norme de la décision correcte.  Dans St-Jean c. Mercier, la Cour suprême écrit :

 

La question qui consiste «à déterminer si les faits satisfont au critère juridique» est une question mixte de droit et de fait ou en d'autres termes, «la question de savoir si le défendeur a respecté la norme de diligence appropriée est une question de droit et de fait» (Southam, par. 35).

 

Une fois les faits établis sans erreur manifeste et dominante, une telle question doit généralement être révisée suivant la norme de la décision correcte puisque la norme de diligence est normative et constitue une question de droit qui relève de la compétence habituelle des tribunaux de première instance et d'appel.[10] [je souligne]

 

[26]           Dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, la majorité nuance davantage cette proposition :

 

En résumé, la conclusion de négligence que tire le juge de première instance suppose l'application d'une norme juridique à un ensemble de faits et constitue donc une question mixte de fait et de droit. Les questions mixtes de fait et de droit s'étalent le long d'un spectre. Lorsque, par exemple, la conclusion de négligence est entachée d'une erreur imputable à l'application d'une norme incorrecte, à l'omission de tenir compte d'un élément essentiel d'un critère juridique ou à une autre erreur de principe semblable, une telle erreur peut être qualifiée d'erreur de droit et elle est contrôlée suivant la norme de la décision correcte. [11]  [je souligne]

 

[27]           Soit dit avec beaucoup d'égards, je suis d'avis que le jugement entrepris pèche sous deux aspects :  la première juge ne tient pas suffisamment compte de l'approche restrictive qui s'impose en matière de révocation pour cause d'ingratitude, de même, elle erre dans l'appréciation d'un élément essentiel de la norme juridique applicable :  la gravité du comportement répréhensible susceptible d'emporter révocation.  Le large pouvoir d'appréciation laissé au juge des faits, aux termes de l'articles 1836 C.c.Q., ne l'autorise pas à modifier la norme juridique applicable ou à ignorer les éléments essentiels qui la composent.

[28]           Il importe de replacer l'incident du 12 août 1999 dans sa juste perspective.  Reprenant la preuve retenue par la première juge, l'on constate rapidement que les relations entre les parties s'inscrivent dans une dynamique particulière.

[29]           Il peut paraître surprenant à première vue qu'une personne fasse un don important à un individu rencontré quelques semaines auparavant.  Certes, l'importance du don s'apprécie en fonction des moyens financiers de la donatrice.  En l'espèce, la preuve ne permet pas de se faire une idée précise sur le sujet.  On connaît peu la valeur financière de l'intimée et, en conséquence, ses «moyens».  Elle habite un certain temps le Royaume-Uni.  Elle y vend son appartement pour en louer un dans le Sud de la France.  Elle conserve entre-temps son appartement de Washington.  Elle circule régulièrement entre ces différents endroits.  Elle a un compte bancaire «offshore» (Iles Anglo-Normandes).  À part ces indices, la preuve ne nous fournit pas d'autres éléments pour évaluer les moyens financiers de l'intimée.  Quant à l'appelant, la preuve révèle qu'il est sans-le-sou.  Il termine ses études au conservatoire et rêve de faire carrière.

[30]           Suivant les termes utilisés par la première juge, la première donation de 42 000$ fut effectuée peu de temps après le baiser du 1er mai, par une femme amoureuse qui écrit à l'appelant une lettre «brûlante d'amour à son endroit».  Comme je l'ai déjà souligné, l'appelant a accepté cette donation après avoir reçu l'assurance de l'intimée qu'il ne s'agissait pas d'une manœuvre pour l'amadouer et l'amener graduellement vers une relation amoureuse.  En termes explicites et en tout temps, il a exprimé son opposition à une telle relation.

[31]           À l'évidence, malgré les assurances données et les mois écoulés, les sentiments de l'intimée envers l'appelant sont demeurés inchangés.  La première juge retient non seulement qu'elle est toujours amoureuse, mais que le 12 août 1999 elle fait une «crise de jalousie» en apprenant que les deux jeunes hommes préfèrent sortir en soirée avec des jeunes femmes de leur âge.  La première juge décrit l'état d'esprit de l'intimée à ce moment :

 

[54] Madame Ziggiotti passe donc la soirée seule. Furieuse, elle ronge son frein et cela accroît et la jalousie et la colère qu'elle ressent.

 

[32]           La situation devient rapidement intenable pour les deux parties : d'une part une dame jalouse et furieuse de l'affront qu'on s'apprête à lui infliger (la sortie avec les jeunes femmes), d'autre part un jeune homme qui constate que les assurances reçues en mai ne valent plus et qui se sent entraîné dans un type de relation qu'il ne désire pas et qu'il a constamment et clairement dénoncé.  La première juge n'a pas tenu suffisamment compte de ce manquement à la promesse faite par l'intimée lors de la donation de juin 1999 quant à ses réels sentiments envers l'appelant.  Elle fera porter le poids de la responsabilité des événements qui vont suivre sur les épaules de l'appelant «qui a été incapable de se retenir» et sur la mère de ce dernier qui, connaissant son amie, aurait dû intervenir plus tôt pour éviter à son fils un tel «maelstrom».

[33]           Dans la nuit du 12 août 1999 à trois heures du matin, l'intimée attend le retour de l'appelant.  À son arrivée, elle le confronte.  L'appelant revient sur la séance de frotti-frotta non sollicitée de la veille.  Elle en nie la portée.  Elle l'explique par ses origines italiennes.  L'appelant perd alors tout contrôle.  Selon la première juge, il commet un geste «impulsif» provoqué en partie par «l'attitude de madame Ziggiotti», dans le but de lui faire avouer son attirance sexuelle envers lui.

[34]           Analysé dans cette perspective, le geste demeure maladroit, malheureux et inconvenant, mais il ne constitue pas une cause d'ingratitude au sens de l'article 1836 C.c.Q.  Il n'y a pas ce caractère de gravité qui témoignerait de la noirceur de l'âme de l'ingrat, pour reprendre une expression chère à Demolombe.  Faire comprendre à quelqu'un, même par une grossière incongruité, qu'on ne se laissera plus amadouer (pour dire le moins) ne m'apparaît pas être la même chose que de l'ingratitude.

[35]           La première juge a cru déceler dans le geste de l'appelant une agression sexuelle au sens du Code criminel.  Sans doute avait-elle à l'esprit le test élevé du droit ancien concernant les délits majeurs ou crimes dans la version anglaise du C.c.B.-C. pour révoquer la donation.  Soit dit avec égards, cette conclusion repose sur une prémisse factuelle en partie erronée et sur une erreur de droit.  La première juge affirme que l'appelant a «pris les fesses» de l'intimée.  Il n'y a aucune preuve à cet effet.  L'intimée ne l'a jamais prétendu.  D'ailleurs le premier juge prend le soin de préciser que l'appelant : «endeavoured to touch her rear end».   Cela n'excuse nullement les autres gestes de l'appelant, mais dans le contexte d'une accusation criminelle la précision s'impose.

[36]           En tenant pour acquis tous les autres éléments factuels retenus par la première juge de l'événement de la nuit du 12 août, il appert que les éléments constitutifs de l'infraction ne sont pas ici présents.  La Cour suprême, dans l'arrêt R. c. Ewanchuk[12], définit l'actus reus comme comprenant les attouchements, la nature sexuelle des contacts et l'absence de consentement ;  et la mens rea comme l'intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de l'absence de consentement, l'insouciance ou l'aveuglement volontaire.  Si l'on tient compte de l'impulsivité du geste, de l'état de panique de l'appelant, de son état d'esprit, des gestes de nature sexuelle posés la veille par l'intimée elle-même depuis son arrivée à Nice, selon les termes mêmes de la première juge, il est plus que douteux que nous sommes en présence d'un acte criminel.

[37]           La suite des événements confirme la véritable portée de l'incident du 12 août.  Certes les relations sont refroidies, mais les parties visitent le lendemain Cannes puis Monaco.  Le 31 août, l'intimée écrit à l'appelant et à sa mère.  Elle prodigue ses conseils sur la meilleure façon d'utiliser l'argent reçu.  Elle conclut : «love you both, Argia».  Plus remarquable encore, la lettre de mise en demeure du 10 avril 2000, lue par l'intimée avant son envoi : aucune mention de l'incident du 12 août ne s'y retrouve.  L'intimée allègue plutôt que la donation était à charge de l'héberger lors de ses séjours à Montréal ou encore que son consentement au contrat de donation fut vicié par «error, fear, lesion and reprehensible acts».  Ces dernières prétentions ne sont pas reprises lors du procès.

[38]           Dans son jugement, la première juge avait énoncé la question qui lui était soumise en ces termes :

 

Les faits, dans leur ensemble, ne sont pas contestés. Le Tribunal doit décider si un événement survenu dans la nuit du 12 au 13 août 1999 constitue un comportement gravement répréhensible, eu égard à la nature de la donation, aux facultés des parties et aux circonstances.

 

[39]           À la fin de son jugement, elle aborde l'échange épistolaire de l'automne de 1999 entre l'intimée et la mère de l'appelant.  A priori, elle concède que l'appelant n'est pas l'auteur de ces lettres et qu'il ne partage pas les idées de sa mère.  Toutefois, elle ajoute que l'appelant n'a rien fait pour s'en dissocier et «il est donc responsable des gestes qu'elle (sa mère) a posés et qu'il a ratifiés par son silence».

[40]           La première juge résume les lettres de la mère :

 

[97] Dans la lettre P-6 (celle qu'elle adresse à madame Ziggiotti, le 11 novembre 1999), madame Desmarais écrit :

«I have spent 22 years of my life providing a loving, healthy and stable environment for Justin, entirely devoid of such influences.»

[98] Elle réfère à l'attitude de madame Ziggiotti à son endroit. Elle estime que son fils :

«was being subjected to a barrage of emotional and psychological experiences far beyond his grasp and way out of his depth. In a word, he was under duress. Continue to be very worried about him as a result of all this. Such circumstances hardly are conducive to producing the peace of mind required for the hard work and creativity which are vital to short and long-term success.»

[99] Madame Desmarais impute à madame Ziggiotti ce qui s'est passé à Nice. Et elle décrit ainsi madame Ziggiotti :

«You have succeeded over the years in creating an ongoing hell for yourself and the others. I refuse your hell, Argia, and I will not allow you do drag Justin into it.»

 

[41]           La juge conclut par un reproche à la mère de ne pas avoir agi plus tôt :

 

[100] Malheureusement, madame Desmarais, pose ce geste trop tard. Elle aurait dû agir plus tôt pour éviter que Justin ne soit emporté dans un tel maelström. Elle connaît madame Ziggiotti depuis longtemps. Elle n'est pas sans savoir que madame Ziggiotti "creates hell for herself and others". Pourquoi l'a-t-elle laissée entrer dans sa vie et celle de son fils de façon aussi intense et intrusive dès avril? En mère attentive, les lettres D-6, D-8 et D-9 auraient dû lui mettre la puce à l'oreille. Comme la lettre D-10 ne lui est pas adressée, le Tribunal ne sait pas si elle l'a lue.  [je souligne]

 

[42]           Il est exact que l'appelant a pris connaissance de ces lettres après leur envoi.  Dès qu'elles sont portées à son attention, il tente d'entrer en contact téléphonique avec l'intimée d'abord à Nice puis à Washington.  Il produit ses relevés téléphoniques pour le prouver.  L'intimée reconnaît avoir reçu les appels téléphoniques de l'appelant.  Elle affirme avoir raccroché le combiné à chaque occasion sans laisser le temps à l'appelant de s'expliquer.  Ce dernier voulait lui indiquer qu'il désapprouvait le contenu de ces lettres, qu'il souhaitait la revoir à Montréal et surtout tenter de rétablir une relation saine qui ne reposerait que sur l'amitié.  Devant le refus de l'intimée de lui parler, l'appelant tente d'entrer en contact avec elle par l'intermédiaire de sa fille et d'une amie commune Angela Mattocks.  Il téléphone à Falls Church en Virginie puis à Newport Beach, sans succès.  L'intimée refuse toujours ses appels.

[43]           Devant cette preuve, je m'explique mal la conclusion de la première juge qui reproche à l'appelant de ne pas avoir téléphoné à l'intimée pour se dissocier des propos de sa mère ou encore de ne pas avoir écrit.  C'est l'intimée qui refuse tout contact.  Comment peut-on blâmer l'appelant dans ces circonstances ?  Comment conclure de surcroît qu'il s'agit là d'une cause d'ingratitude du donataire envers la donatrice ?  Le ton et le contenu des lettres ont certes porté un coup fatal à la longue amitié qui unissait les deux femmes.  La blessure fut d'autant plus sévère qu'elle fut infligée par la meilleure amie de l'intimée.  L'on peut comprendre la fermeture et le repli de l'intimée envers la mère de l'appelant et par voie d'association envers son fils.  Toutefois l'on ne saurait imputer à l'appelant la rupture dans les communications entre les parties.  Cette rupture est le résultat d'une décision réfléchie et arrêtée qui appartient à l'intimée.

[44]           Pour ces motifs, je propose de faire droit à l'appel avec dépens, de casser le jugement entrepris et de rejeter l'action de l'intimée avec dépens.

 

 

 

 

ANDRÉ ROCHON J.C.A.

 



[1]     Commentaires du ministre de la Justice, Tome II, p. 1152.

[2]     Code de Justinien (art. 10); Code Napoléon (art. 955); C.c.B.-C. (art. 813)

[3]     Le Grand Robert de la langue française, Paris, 2001; p. 13. MIGNAULT, Le droit civil canadien, tome 4;  Hervé ROCH, Traité de droit civil du Québec, tome 5, p. 207.

[4]     Éditions du Juris-Classeur - 2001, Donations et testaments;  J. Émile BILLETTE, Traité théorique et pratique de droit civil canadien, tome 1, Montréal, 1933.

[5]     Marcel PLANIOL et Georges RIPERT, Traité pratique de droit civil français, 2e éd., Tome V - Donations et testaments, Paris, 1957, #504, p. 639; C. DEMOLOMBE, Traité des donations entre-vifs et des testaments, Tome 3e, Paris, 1878, #631-632, pp. 557-558; G. BAUDRY-LACANTINERIE et Maurice COLIN, Traité théorique et pratique de droit civil, Des donations entre vifs et des testaments, Tome 1er, 3e Éd., Paris, 1905, #1604, p. 704.

[6]     C. DEMOLOMBE, Traité des donations entre-vifs et des testaments, Tome 3e, Paris, 1878, #637, p. 562.

[7]     Georges RIPERT et Jean BOULANGER, Traité de droit civil, Tome IV, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1959.

[8]     Pierre-André CÔTÉ, Interprétation des lois, 3e éd., Montréal, Les Édition Thémis, 1999, p. 419.

[9]     Le Grand Robert de la langue française, éd., 2001.

[10]    2002 C.S.C. 15 , par. 48-49.

[11]    2002 C.S.C. 33 , par. 36.

[12]    [1999] 1 R.C.S. 330 .

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