Décision

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R. c. Dubé

2010 QCCA 1377

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-10-004454-094

(700-36-000713-080)

 

DATE :

Le 28 juillet 2010

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.A.

JACQUES A. LÉGER, J.C.A.

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

APPELANTE - Intimé

c.

 

NORMAND DUBÉ

INTIMÉ - Requérant

 

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           LA COUR; - Statuant sur le pourvoi de l'appelante contre une décision rendue le 2 septembre 2009 par la Cour supérieure du district de Terrebonne, Chambre criminelle et pénale (le juge Fraser Martin), qui rejette son opposition, fondée sur l'article 37 (1) de la Loi sur la preuve au Canada à la divulgation d'un rapport d'enquête de police qu'elle détient et lui ordonne d'en remettre une copie à l'intimé;

[2]           Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;

[3]           Pour les motifs du juge Léger, auxquels souscrivent les juges Dutil et Duval Hesler;

 

 

[4]           REJETTE le pourvoi avec dépens.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.A.

 

 

 

 

 

JACQUES A. LÉGER, J.C.A.

 

Me Érika Porter

Procureure aux poursuites criminelles et pénales

Pour l'appelante

 

Me Christian Desrosiers

Desrosiers Joncas Massicotte

Pour l'intimé

 

Date d’audience :

Le 17 juin 2010


 

 

MOTIFS DU JUGE LÉGER

 

 

[5]           Le ministère public appelle d'une décision du juge Fraser Martin qui a rejeté son opposition à la divulgation d'un rapport d'enquête et lui a ordonné d'en remettre une copie à l'intimé. La question au cœur de l'appel est celle de savoir si l'article 37 (1) de la Loi sur la preuve au Canada[1] « LPC » trouve application pour en empêcher la divulgation à l'intimé.

LE CONTEXTE

[6]           L'intimé se plaint d’avoir été victime d'une arrestation musclée le 10 mai 2006, par un policier de la municipalité de Terrebonne, qui aurait illégalement pénétré sur sa propriété privée. Le 20 octobre 2006, il a porté plainte contre ce policier, ce qui a donné lieu à une enquête par la Sûreté municipale de Saint-Jérôme. Après l'enquête, le ministère public a toutefois refusé de porter des accusations criminelles contre ce policier.

[7]           En revanche, des accusations pour conduite dangereuse, séquestration, entrave et voies de fait contre un agent de la paix ont été portées contre l'intimé. Au terme de son enquête préliminaire, il a été libéré de toutes ces accusations le 22 juin 2007 par le juge François Landry, de la Cour du Québec.

[8]           Fort de ce jugement et devant le refus persistant du ministère public de porter des accusations criminelles contre le policier, l'intimé a entrepris le 20 août 2008 une poursuite criminelle privée en vertu des articles 507 et 507.1 du Code criminel. Une préenquête a été tenue le 23 octobre 2008, mais a pris fin abruptement en raison d'un arrêt des procédures (nolle prosequi) déposé par le ministère public (article 579 C.cr.). L’intimé a alors déposé une requête en certiorari à l'encontre de l'arrêt des procédures et présenté une demande de communication de la preuve, en vertu                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      des articles 7 et 24 (2) de la Charte canadienne des droits et libertés[2] « Charte », pour obtenir la divulgation d’une copie du rapport d'enquête ainsi que des avis juridiques des avocats du ministère public concernant l'opportunité de déposer des accusations criminelles contre le policier.

[9]           Dans un premier jugement, rendu le 19 juin 2009, le juge Fraser Martin lui refuse la divulgation des avis juridiques, mais ordonne au ministère public de remettre à l’intimé une copie du rapport d'enquête policière.

[10]        Le 25 juin 2009, le ministère public revient à la charge en déposant à l'encontre de cette ordonnance une opposition à la divulgation pour des raisons d'intérêt public déterminées, telle que prévue à l'article 37 de la LPC. Le même juge a entendu cette requête qu’il rejette le 2 septembre 2009. C'est ce jugement qui fait l'objet de l'appel.

 

JUGEMENT DONT APPEL

[11]        Le ministère public prétendait que la divulgation d'un rapport d'enquête de police, en soi, est contraire à l'intérêt public lorsqu'on cherche à contrôler la décision du ministère public d'ordonner un arrêt des procédures. Le juge a conclu qu'aucune raison d'intérêt public déterminée n’avait été mise en preuve autre que le fait de la divulgation elle-même. Selon lui, le ministère public aurait dû normalement produire une déclaration sous serment identifiant les raisons d'intérêt public déterminées contenues au rapport d'enquête[3], ajoutant qu’il n’en avait lui-même identifié aucune dans le rapport en question qu’il avait pris soin d’examiner.

[12]        Le juge de première instance souligne que l'opposition par le ministère public à la divulgation, sans motifs particuliers « d'intérêt public déterminé », a toutes les apparences d'un appel déguisé de sa première décision du 19 juin 2009.

[13]        Il précise que la requête en divulgation de preuve par l’intimé est un cas d'espèce, puisque la bonne foi du Directeur des poursuites criminelles et pénales « DPCP » est en cause et qu’en conséquence, l’intimé a droit aux fruits de l’enquête policière tout comme il y aurait eu droit si les accusations contre lui avaient abouti à procès. Il ajoute :

[12]      There may be authority for the proposition that the Director, in certain circumstances may have an interest pursuant to art. 37. The specified public interest as you have both outlined this morning may concern a number of things. It could include police informer privilege, police investigative matters questions of informer privilege, or any of the matters set out in section 187(4) of the Criminal Code. Examples might be the identity of a confidential informant, or the issue of an ongoing investigation, to simply mention a few.

[…]

[15]      […] I sympathize to some degree with the Director but I think he is reading to much into the decision itself. I think the decision is particular to the circumstances which are before the Court in the Petition in Certiorari filed by Mr. Dubé. I would certainly anticipate that it would be applied very restrictedly in any other set of circumstances.

[14]        Le juge de première instance rejette en conséquence la requête en opposition et ordonne la divulgation à l’intimé du rapport d'enquête détenu par le ministère public, dans un délai de sept (7) jours, à moins qu'une ordonnance de sursis ne soit accordée par la Cour d'appel.

 

MOYENS D'APPEL

[15]        Le ministère public invoque les moyens d'appel suivants :

 

1. Le juge a-t-il erré en droit en concluant à l'absence d'une raison d'intérêt public déterminée ?

 

2. Le juge a-t-il erré en droit en concluant que l'opposition en vertu de l'article 37 LPC aurait dû être formulée en même temps que la requête de l'intimé en communication de la preuve ?

 

3. Le juge a-t-il erré en droit en concluant que le sujet de la présente affaire ne concernait nullement le domaine fédéral de quelque façon que ce soit (« anything in the case at bar that can be argued as having any federal dimension whatsoever attached to it ») ?

 

4. Le juge a-t-il erré en droit en considérant que l'article 37 LPC ne peut généralement être invoqué par un procureur provincial ?

 

5. Le juge a-t-il erré en droit soulignant l'absence d'un affidavit, laissant ainsi entendre que la formulation de l'opposition en vertu de l'article 37 LPC en requérait la production ?

 

6. Le juge a-t-il erré en droit en décrétant que le ministère public devait obtenir une ordonnance de sursis auprès de la Cour d'appel pour éviter d'avoir à se conformer à l'ordonnance de divulgation ?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

Loi sur la preuve au Canada

37. (1) [Opposition à la divulgation] Sous réserve des articles 38 à 38.16, tout ministre fédéral ou tout fonctionnaire peut s'opposer à la divulgation de renseignements auprès d'un tribunal, d'un organisme ou d'une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements, en attestant verbalement ou par écrit devant eux que, pour des raisons d'intérêt public déterminées, ces renseignements ne devraient pas être divulgués.

[…]

(4.1) [Ordonnance de divulgation] Le tribunal saisi peut rendre une ordonnance autorisant la divulgation des renseignements qui ont fait l’objet d’une opposition au titre du paragraphe (1), sauf s’il conclut que leur divulgation est préjudiciable au regard des raisons d’intérêt public déterminées.

(5) [Divulgation modifiée] Si le tribunal saisi conclut que la divulgation des renseignements qui ont fait l’objet d’une opposition au titre du paragraphe (1) est préjudiciable au regard des raisons d’intérêt public déterminées, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public déterminées, il peut par ordonnance, compte tenu des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ainsi que de la forme et des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice au regard des raisons d’intérêt public déterminées, autoriser, sous réserve des conditions qu’il estime indiquées, la divulgation de tout ou partie des renseignements, d’un résumé de ceux-ci ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés.

[…]

(7) [Prise d’effet de la décision] L’ordonnance de divulgation prend effet après l’expiration du délai prévu ou accordé pour en appeler ou, en cas d’appel, après sa confirmation et l’épuisement des recours en appel.

[…]

37.1 (1) [Appels devant les tribunaux d'appel] L'appel d'une décision rendue en vertu des paragraphes 37(4.1) à (6) se fait :

[…]

b) devant la cour d'appel d'une province, s'agissant d'une décision de la division ou du tribunal de première instance d'une cour supérieure d'une province.

(2) [Délai d'appel] Le délai dans lequel l'appel prévu au paragraphe (1) peut être interjeté est de dix jours suivant la date de la décision frappée d'appel, mais le tribunal d'appel peut le proroger s'il l'estime indiqué dans les circonstances.

ANALYSE

 

1. Le juge a-t-il erré en droit en concluant à l'absence d'une raison d'intérêt public déterminée ?

 

[16]        Le juge de première instance ayant refusé la divulgation des avis juridiques, comme le demandait l’intimé, seule la question de la divulgation du rapport d’enquête de police que détient le ministère public doit être tranchée en regard du présent appel. Il pourrait y avoir lieu de procéder avec pondération et de ne permettre qu’une divulgation restreinte, selon les termes de l’article 37 (5) de la LPC.

[17]        Pour l’essentiel, le ministère public soutient que le juge de première instance a erré en droit en refusant de reconnaître que le rapport d’enquête de police constitue en soi un document visé par une raison d’intérêt public et en concluant à l'absence d'intérêt public déterminé pour en empêcher la divulgation à l’intimé au sens de l’article 37 de la LPC.

[18]        Selon le ministère public, cette divulgation serait une atteinte à son indépendance et à son impartialité, de même qu'à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire de porter ou non des accusations criminelles ou d'ordonner un arrêt des procédures. Enfin, il fait valoir qu’il n’existe en l’espèce aucune raison d’intérêt public favorisant la divulgation du rapport en question qui l’emporterait sur la raison d’intérêt public déterminée de ne pas le divulguer.

[19]        Avec égards, je ne puis accepter cette position. Comme l’a bien expliqué le juge de première instance, il n’existe en l’espèce aucune raison d'intérêt public déterminée qui permette de soutenir une immunité de divulgation au sens de l'article 37 de la LPC.

[20]        D’une part, le ministère public paraît confondre la notion de la raison d’intérêt public déterminé et l’existence du pouvoir discrétionnaire du DPCP de contrôler les poursuites criminelles, dont l'arrêt des procédures, dans l’intérêt public. Un tel pouvoir discrétionnaire ne saurait créer, dans tous les cas, une catégorie de privilège d’immunité de divulgation sur les renseignements qui soutiennent la décision du ministère public.

[21]        D’autre part, il faut s'attarder au sens à donner aux termes choisis par le législateur dans cette loi particulière. Sous la rubrique « renseignements d’intérêt public », le législateur a choisi à l’art. 37 d’utiliser le terme « renseignement », plutôt que « document », pour décrire ce à quoi il peut y avoir opposition à divulgation. Or, un document réfère au support qui contient l'information, alors qu’un renseignement réfère au contenu, à savoir les éléments de connaissance visant une personne ou un évènement.

[22]        Certes, en maintes circonstances, des raisons d’intérêt public déterminées pourront justifier l’opposition à la divulgation de divers types de renseignements. Mais le ministère public nous demande d’aller plus loin en statuant que l’exercice de son pouvoir discrétionnaire constitue en soi un intérêt public déterminé protégeant la confidentialité de cet exercice. Lui donner raison ferait en sorte que l'on ne pourrait jamais scruter la décision de ne pas divulguer un renseignement, ce qui ne saurait constituer l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire en toutes circonstances.

[23]        Par ailleurs, je souligne qu'en l’occurrence, ce n’est pas l’exercice de ce pouvoir qui est en cause : cette question devra être tranchée sur le fond de la requête en certiorari. Le jugement dont appel ne porte que sur un moyen préliminaire par lequel l’intimé cherche à obtenir la divulgation du rapport d’enquête sur sa propre plainte contre un policier dans le but d’établir le caractère abusif du nolle prosequi dont il se plaint.

[24]        Dès lors, la discrétion que devait exercer le juge de première instance ne portait que sur la nature des renseignements demandés. En somme, il lui fallait déterminer s’il y avait, dans les documents dont la divulgation était demandée, des renseignements tels que des raisons d’intérêt public déterminées justifiant leur non-divulgation, comme l’identité d’un informateur, des méthodes d’enquête policière ou encore d’autres informations sensibles pour la sécurité. Bref, des renseignements méritant d’être protégés pour des motifs valables, dont la démonstration incombe au ministère public.

[25]         D’ailleurs, la jurisprudence pertinente a généralement considéré qu'un rapport d'enquête n'est pas en soi un document dont la confidentialité relève de l'intérêt public. Ainsi, sur la question de la divulgation d'un rapport de police, la Cour d'appel d'Ontario a écrit ce qui suit[4] :

19     Cromarty J. held that the statements given to the police were entitled to the protection of "class" privilege to prevent the prosecution of criminal offences from being compromised by premature disclosure. This being so, he felt relieved of any obligation to peruse the statements in order to determine whether any or all of them should be excluded. In my respectful opinion he erred in concluding that the statements were privileged from production as a "class" and in failing to consider whether the "contents" of all or part of the statements might be admissible.

20     The authorities establish that statements given to the police have never been regarded as falling within the class of documents automatically privileged for production. There is, of course, an obvious reason for caution in disclosing the contents of any document in the possession of police but this has never been accepted as a reason for excluding such documents as a class, as Lord Upjohn explained in Conway v. Rimmer at p. 995:

Here let me turn to police reports which play some part in the last document before your Lordships for which privilege is claimed. No one can doubt that a police report dealing with a suspected crime or with matters which might be of conceivable use to the underworld must be privileged, but for my part I think privilege should be claimed under the "contents" side if in fact the documents could be of the slightest use to the underworld. No one would want to hamper the police in any way but I cannot see what harm can be done to them by disclosing a document which either does not or no longer assists in the apprehension of a wrongdoer and does not disclose any relevant police information, procedures or activities of interest to the underworld.

So I think that if privilege is claimed for a document upon the ground of "class," the judge, if he feels any doubt about the reason for its inclusion as a class document, should not hesitate to call for its production for his private inspection, and to order its production if he thinks fit.

21     Lord Reid in Conway v. Rimmer dealt more specifically with the privilege to be accorded to documents which "might be material in a pending prosecution" in the following passage at pp. 953-4:

The police are carrying on an unending war with criminals many of whom are today highly intelligent. So it is essential that there should be no disclosure of anything which might give any useful information to those who organize criminal activities. And it would generally be wrong to require disclosure in a civil case of anything which might be material in a pending prosecution: but after a verdict has been given or it has been decided to take no proceedings there is not the same need for secrecy.

(Emphasis added.)

22     It seems to me that in this passage Lord Reid has merely made the sensible observation that even greater caution must be used in deciding whether to disclose documents material to a pending prosecution. This, as he points out, is a sound general rule but its application in any case must depend upon the proper exercise of the discretion of the Judge. There is no established rule of law which accords automatic protection from production as a "class" to the statements given to the police in issue in this case.

[26]        D'autre part, la Cour suprême du Canada a déjà reconnu que « les chances sont minces qu'on puisse prétendre avec succès qu'un document ne devrait pas être communiqué en raison de la catégorie à laquelle il appartient »[5].

[27]        C'est le contenu du document qui commande la confidentialité sous l'article 37 de la LPC, et non le document lui-même. C'est donc avec raison que le juge de première instance a souligné qu'en l'espèce le ministère public ne lui avait fait valoir aucun argument relativement au contenu du rapport d'enquête.

[28]        Avec insistance, le ministère public soutient que la décision dont appel constitue un « dangereux précédent », ajoutant craindre que les rapports d'enquête deviennent trop aisément communicables à des tiers. Mais là n’est pas le problème. Pour qu'une opposition à la divulgation puisse être retenue, encore faudra-t-il que la personne qui fait la demande ait droit à la communication du document, que ce soit en vertu de la Charte ou de la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels[6].

[29]        Dans bien des cas, le justiciable n'aura tout simplement pas droit à la communication du rapport d'enquête et la question de la raison d'« intérêt public déterminée » pour justifier une opposition à la divulgation ne se posera pas. L’appréhension d’un dangereux précédent n’est ici aucunement justifiée eu égard à l’objectif visé par l’article 37 LPC.

[30]        Ce qui est particulier à la présente affaire, c’est que la communication demandée initialement par l’intimé, en vertu des articles 7 et 24 (2) de la Charte, a été ordonnée par le premier jugement du 19 juin du juge Martin, lequel ne fait pas l'objet du présent appel.

[31]        Une autre particularité du présent cas, c’est que le ministère public demande la confidentialité d'un document dont le contenu aurait pourtant pu être intégralement communiqué lors du procès de l'intimé et qui pourrait vraisemblablement l'être dans le cadre du recours civil de l'intimé, entrepris le 23 octobre 2006 et toujours pendant.

[32]        Il est acquis que le ministère public possède le pouvoir discrétionnaire de porter des accusations ou d'ordonner un arrêt des procédures, mais comme le fait valoir à bon droit l'intimé, ce pouvoir n'est ni absolu ni à l'abri du contrôle judiciaire. Il est difficile d'imaginer comment le tribunal saisi de la requête en certiorari pourra déterminer le caractère abusif de l’exercice de la discrétion du ministère public, si les renseignements contenus au rapport d'enquête sur lequel il a fondé sa décision ne sont pas divulgués. À juste titre, l'intimé rappelle que les fruits de l'enquête policière n'appartiennent pas à la poursuite[7].

[33]        C'est à bon droit que le juge de première instance a conclu à l'absence d'une raison d'intérêt public déterminée qui protégerait la confidentialité du rapport d'enquête de police et a rejeté la requête en opposition du ministère public. En conséquence, le premier moyen d’appel est rejeté.

[34]        Le ministère public ayant concédé qu’advenant que le droit à la divulgation soit confirmé dans ce dossier, il n’y a pas lieu de procéder à une pondération, exception faite des informations nominatives concernant certains témoins, il n’est ni nécessaire ni utile de passer à l’étape suivante sous l’article 37 (5).

[35]        La lecture des notes sténographiques de l'audition tenue le 2 septembre 2009 permet de constater que le ministère public a surtout plaidé pour se faire reconnaître une raison d'intérêt public déterminée quant à la confidentialité d'un rapport d'enquête en l'absence d’accusations. Il lui importait aussi de préserver le caractère privé des informations concernant le policier, une fois la décision prise de ne pas le poursuivre. En revanche, le ministère public reconnaissait que cette raison d'intérêt public déterminée entrait en conflit avec d'autres raisons d'intérêt public déterminées favorisant la divulgation, dont la nécessité de fournir au juge toute l’information requise pour décider du sort de la requête en certiorari. C'est dans cette optique qu'il a demandé au juge de première instance d’imposer certaines conditions à la divulgation :

[…] accepter ces représentations que je vous fais ce matin qui sont, en fait, de reconnaître la nécessité d'accueillir l'opposition tout en prévoyant une façon de pouvoir communiquer le rapport dans ce dossier-ci et dans la perspective où cette communication est ordonnée, considérant la situation fort particulière du requérant.

Je crois que ainsi canevassé, si on veut, la décision aura l'heur de satisfaire le requérant tout en n'ayant pas de conséquence future à l'égard du droit à la communication de preuve.

Alors, c'est ce que je vous demande, monsieur le juge, ce matin, puis c'est ce que je vous avais… j'avais pour vous; alors je vais … je suis à votre disposition[8].

[36]        Cette proposition a été réitérée à l’audience en appel. Bien que théoriquement attrayante, elle ne peut être accueillie. En effet, comment déterminer si les raisons d'intérêt public favorables à la divulgation de renseignements l'emportent sur celles favorables à la confidentialité, conformément à l'article 37 (5) LPC, si le ministère public refuse d'identifier au préalable les renseignements concernés ?

[37]        Le rejet de ce premier moyen d'appel fait en sorte qu'il n'est pas nécessaire ni utile de se prononcer sur les autres moyens d'appel, qui n'ont pas été réellement débattus en première instance ni en appel.

 

*   *   *   *   *

[38]        J'ouvre ici une parenthèse pour traiter d'une décision de la Cour suprême prononcée le jour de l'audition en appel. Il s'agit de l'affaire Ontario c. Criminal Lawyers'Association[9], portant sur la divulgation d'un rapport d'enquête policière et d'avis juridiques. Chacune des parties a fait parvenir à la Cour une note complémentaire à ce sujet.

[39]        Cette décision de la Cour suprême fait suite à un arrêt des procédures dans un procès pour meurtre, dans lequel un juge avait noté divers abus policiers. Une enquête policière avait ensuite été demandée, pour finalement conclure à l'absence de reproche contre les policiers. La Criminal Lawyers'Association « CLA » était préoccupée par cette conclusion non motivée et demandait donc la communication du rapport d'enquête en vertu de la Loi sur l'accès à l'information et la protection de la vie privée[10] « LAIPVP » de l'Ontario. Cette loi prévoit la possibilité de refuser la divulgation d'un « rapport dressé au cours de l'exécution d'une loi, de l'inspection ou de l'enquête menée par un organisme chargé d'assurer et de réglementer l'observation de la loi »[11], sans toutefois prévoir l'obligation de vérifier si l'intérêt public rattaché à la divulgation l'emportait sur les fins commandant la confidentialité. La Cour suprême devait déterminer si l'article 2 b) de la Charte[12] était violé (liberté d'expression).

[40]        Elle a répondu par la négative, statuant que la décision du législateur ontarien de soustraire les documents visés par les articles 14 et 19 de la LAIPVP à l’application de la primauté de l’intérêt public, consacré à l’article 23 de cette même loi, ne portait pas atteinte à la liberté d’expression garantie par la Charte.

[41]        La question en litige ici est différente. Le présent appel concerne uniquement l'opposition du ministère public à la divulgation de « renseignements »[13] qui sont par leur nature confidentiels pour des raisons « d'intérêt public déterminées ». Le juge de première instance a conclu qu’il n’en existait aucune.

[42]        De plus, personne n'a soulevé devant la Cour le droit à la liberté d'expression et, comme déjà mentionné, le premier jugement ordonnant la communication du rapport d'enquête n'a pas été porté en appel.

[43]        Enfin, dans l'affaire Ontario, le requérant était un tiers étranger au litige. Ici, au contraire, l'intimé est directement concerné.

[44]        Il convient de préciser qu'aux termes de la LAIPVP, la décision ministérielle de non-divulgation peut être révisée par le commissaire, dont la décision est assujettie au contrôle des tribunaux supérieurs[14], ce qui explique pourquoi la Cour suprême a retourné l'affaire au commissaire pour réexamen.

[45]        Je propose donc le rejet de l'appel avec dépens.

 

 

 

JACQUES A. LÉGER, J.C.A.

 



[1]     L.R.C., 1985, c. C-5.

[2]     Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982 sur le Canada (R.-U.), constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

[3]     Voir l'article 37 de la Loi sur la preuve au Canada.

[4]     Smerchanski v. Lewis; Smerchanski v. Asta Securities Corp., [1981] O.J. No. 2906 (Ontario C.A.); voir aussi : Alan W. Bryant, Sidney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 3e éd., Markham, LexisNexis, 2009, p. 1075.

[5]     Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637 , p. 655.

[6]     L.R.Q., c. A-2.1.

[7]     R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326 , p. 333 : « J'ajouterais que les fruits de l'enquête qui se trouvent en la possession du substitut du procureur général n'appartiennent pas au ministère public pour qu'il s'en serve afin d'obtenir une déclaration de culpabilité, mais sont plutôt la propriété du public qui doit être utilisée de manière à s'assurer que justice soit rendue ».

[8]     M.A., vol. 3, p. 703.

[9]     Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers'Association, 2010 CSC 232010 CSC 23.

[10]    L.R.O. 1990, c. F-31.

[11]    Supra, note 10, paragr. 22.

[12]    Voir supra note 2.

[13]    Voir article 37 LPC.

[14].   Voir paragr. 66, 68 et 70, de l'arrêt Ontario, supra, note 9.

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