Charbonneau Daneau c. Bell Canada |
2015 QCCS 151 |
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JB3984 (Chambre civile) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-06-000572-111 |
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DATE : |
20 janvier 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
GUYLÈNE BEAUGÉ, J.C.S. |
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HUGUETTE CHARBONNEAU DANEAU |
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-et- |
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ALINE PERRON |
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Requérantes |
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c. |
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BELL CANADA |
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BELL EXPRESSVU SOCIÉTÉ EN COMMANDITE |
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-et- |
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BELL MOBILITÉ INC. |
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Intimées |
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JUGEMENT sur une requête des intimées en rétractation de jugement et sur une requête des requérantes pour attribuer le statut de représentant à un membre et pour confirmer le statut de représentante |
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CONTEXTE ET QUESTIONS EN LITIGE
[1] Le 29 juin 2011, trois requérants demandent l'autorisation d'exercer un recours collectif contre trois intimées; ils amendent leur requête le 13 décembre 2013.
[2] Le 9 juin 2014, le Tribunal accueille en partie la requête amendée. Il autorise l'exercice du recours collectif sous la forme d'une requête introductive d'instance en dommages et intérêts, et attribue à la seule requérante Huguette Charbonneau Daneau le statut de représentante aux fins d'exercer le recours collectif contre deux des intimées pour le compte des personnes membres du groupe suivant :
Toute personne physique qui était abonnée aux services de téléphonie filaire, aux services Internet, aux services de télévision et/ou aux services sans fil (les « Services ») de l'Intimée Bell Canada et/ou de l'Intimée Bell ExpressVu société en commandite (les « Intimées ») et qui s'est vue facturer par les Intimées des frais obligatoires supplémentaires comme des frais Touch-Tone, de location de modem Internet, MSN Premium Service, d'accès au réseau, de service numérique, de location de récepteur HD pour la Télé Fibe RVP et/ou de connexion de réseau interurbain ou qui s'est vue facturer à des tarifs supérieurs à ceux qui lui avaient été indiqués par les Intimées pour les Services n'importe quand entre le 1er décembre 2007 et le 29 juin 2011 inclusivement, au Canada.
[3] En outre, le Tribunal définit comme suit les principales questions de faits et de droit qui seront traitées collectivement :
a) Le membre du Groupe a-t-il contracté un service de téléphonie résidentielle, Internet et/ou de télévision n'importe quand entre le 1er décembre 2007 et le 29 juin 2011 inclusivement?
b) Les Intimées ont-elles commis une ou des fautes génératrices de responsabilité?
c) Les agissements reprochés aux Intimées ont-ils causé des dommages aux membres du Groupe?
d) Les Intimées sont-elles responsables des dommages subis par les membres du Groupe en vertu de la Loi sur la protection du consommateur ou de toute autre loi provinciale similaire applicable?
6) Les Intimées sont-elles responsables des préjudices subis par les membres du Groupe en vertu de la Loi sur la concurrence?
7) La requérante et les membres du Groupe ont-ils droit à des dommages punitifs?
[4] Quant aux conclusions recherchées qui s'y rattachent, le Tribunal les identifie comme suit :
- ACCUEILLIR la requête de la requérante;
- ACCUEILLIR le recours collectif pour tous les membres du Groupe;
- CONDAMNER les Intimées Bell Canada et Bell ExpressVu société en commandite à payer à la requérante ainsi qu'à chaque membre du Groupe un dollar, sauf à parfaire, à titre de dommages-intérêts pour les sommes payées en trop, avec intérêts et l'indemnité additionnelle à compter de la date du paiement de ces sommes, et ORDONNER le recouvrement collectif de ces sommes;
- CONDAMNER les Intimées Bell Canada et Bell ExpressVu société en commandite à payer à la requérante ainsi qu'à chaque membre du Groupe cent dollars à titre de dommages-intérêts pour troubles et inconvénients, avec intérêts et l'indemnité additionnelle à compter de l'institution du présent recours, et ORDONNER le recouvrement collectif de ces sommes;
- CONDAMNER les Intimées Bell Canada et Bell ExpressVu société en commandite à payer à la requérante ainsi qu'à chaque membre du Groupe mille dollars à titre de dommages exemplaires, avec intérêts et l'indemnité additionnelle à compter du jugement à être prononcé, et ORDONNER le recouvrement collectif de ces sommes;
- AVEC DÉPENS, y compris les frais d'expertise et les frais de publication des avis aux membres.
[5] Entre-temps, le 12 mai 2014, Mme Charbonneau Daneau fait cession de ses biens, ce dont elle informe ses avocats le 29 août qui le 2 septembre en avisent à leur tour le Tribunal et les avocats des intimées.
[6] Le 17 septembre, les intimées signifient une requête en rétractation de jugement. Pour l'essentiel, elles demandent au Tribunal de rendre le jugement qu'il aurait prononcé s'il avait eu connaissance de la cession de biens de Mme Charbonneau Daneau et de sa non-libération. Elles soutiennent que celle-ci ayant perdu l'intérêt et la capacité d'ester en justice en raison de sa faillite, le Tribunal aurait conclu qu'elle n'a pas l'intérêt juridique requis pour agir comme représentante dans un recours collectif. Et puisque le Tribunal a également écarté le requérant Michael Hornbrook, il aurait rejeté la requête pour autorisation. Ainsi, le jugement du 9 juin se trouverait vicié, d'où la nécessité de le rétracter.
[7] Le 21 novembre, Mme Charbonneau Daneau et Mme Aline Perron signifient leur requête. Elles recherchent la confirmation du statut de représentante de la première, et subsidiairement, l'attribution de ce rôle à la seconde. En substance, elles font valoir que malgré la saisine du syndic, Mme Charbonneau Daneau n'a perdu ni ses droits patrimoniaux (droit d'action pour sommes payées en trop) ni ses droits extrapatrimoniaux (dommages-intérêts pour troubles et inconvénients de 100 $ et punitifs de 1 000 $), non plus que la capacité de les exercer. Quant à Mme Perron, les requérantes plaident que si nécessaire elle peut s'adjoindre comme représentante puisqu'elle satisfait aux critères d'attribution de ce statut.
[8] Mesdames Charbonneau Daneau et Perron ne contestent pas la conclusion de la requête des intimées visant la rétractation du jugement du 9 juin 2014, s'en remettant à la décision du Tribunal. Cependant, elles s'opposent au rejet de la requête en autorisation d'exercer un recours collectif.
[9] Le 10 décembre, Raymond Chabot inc. nommé syndic à l'actif de Mme Charbonneau Daneau déclare son désintéressement dans la réclamation faisant l'objet du recours collectif, et confirme que le 13 février 2015 constitue la date de la libération éventuelle de la faillie :
« (…) La libération de la débitrice est prévue pour le 13 février et le syndic devrait de son côté obtenir sa libération 30 à 60 jours après la libération de la débitrice.
Après avoir été informé du recours collectif déposé pour lequel (sic) la débitrice fait partie, nous désirons vous confirmer par la présente que le syndic n'a pas l'intention de s'impliquer dans la procédure celle-ci n'étant nullement à l'avantage de la masse des créanciers.
En effet, en vertu de l'article
Ainsi, la faillie pourra récupérer, par voie de rétrocession, ses droits dès que le syndic aura obtenu sa libération dans le présent dossier. »
ANALYSE
[10] Les arguments au soutien des deux requêtes se chevauchant, le Tribunal les analysera globalement, la question centrale s'avérant celle de l'intérêt et de la capacité d'ester en justice de Mme Charbonneau Daneau depuis la cession de ses biens. Il conviendra d'en décider dans un premier temps, car selon la conclusion du Tribunal, l'analyse du remède recherché pourrait devenir superflue.
[
[41] Le mot « biens » est défini à
l'art.
[42] Dès qu'une ordonnance de séquestre est
rendue ou qu'une cession de biens est produite, le par.
... un failli cesse d'être habile à céder ou autrement aliéner ses biens qui doivent, sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des droits des créanciers garantis, immédiatement passer et être dévolus au syndic nommé dans l'ordonnance de séquestre ou dans la cession…
[43] Le libellé de la Loi indique clairement que, lors de la cession des biens, le failli renonce à la capacité d'aliéner tant les biens existants que les biens acquis après la cession, qui sont tous dévolus au syndic de faillite. Vu que la Loi définit les biens comme comprenant les droits incorporels, il appert que le failli non libéré est incapable d'intenter une action pour rupture de contrat. (…)
[12] Ainsi, en raison de son état de faillie non libérée, Mme Charbonneau Daneau perd toute habilité à initier ou continuer des procédures relativement à des biens assujettis à la saisine du syndic. D'ailleurs, celle-ci admet ce principe en regard de sa réclamation d’un dollar pour les sommes payées en trop.
[13] Toutefois, elle rétorque que ses demandes de 100 $ à titre de dommages-intérêts pour troubles et inconvénients ainsi que de 1 000 $ pour dommages exemplaires constituent des réclamations extrapatrimoniales soustraites à la saisine du syndic.
[14] Qu'à cela ne tienne, les intimées maintiennent que seules les demandes exclusivement et véritablement rattachées à la personne se voient soustraites de la saisine du syndic. Citant l'arrêt de la Cour d'appel dans Malenfant c. Samson Bélair/Deloitte & Touche inc.[4], elles classent dans cette catégorie les réclamations pour blessures corporelles, atteinte à la réputation, partage du patrimoine familial, etc. Invoquant également le jugement de la Cour suprême de Terre-Neuve et du Labrador dans Rice[5], jugement portant sur une requête pour autorisation d'exercer un recours collectif, les intimées ajoutent que les dommages-intérêts moraux et punitifs ici recherchés tombent sous la saisine du syndic parce qu'accessoires à la réclamation pécuniaire de Mme Charbonneau Daneau qui constituerait sa demande principale.
[15] Le Tribunal rejette cet argument.
[16] L'arrêt Malenfant n'exclut pas les réclamations pour préjudice moral ou dommages-intérêts punitifs de la catégorie de celles intimement liées à la personne d'un failli. Il semble plutôt que la Cour d'appel, ayant à l'esprit l'alors très récent arrêt de la Cour suprême dans Wallace[6] et traitant des droits « trop intimement liés à la personne ou au statut personnel de l'individu pour que la loi en dépouille le débiteur failli », invite plutôt à une interprétation contemporaine de cet « ensemble disparate de droits subjectifs qui, sans être ontologiquement extrapatrimoniaux, ont une certaine coloration morale ou intime, et dont le titulaire ou le créancier doit rester le seul maître et le seul évaluateur de la pertinence de leur exercice »[7].
[17]
L'exception visant l'exclusion de la saisine du syndic des droits
extrapatrimoniaux d'un failli ne se trouve pas expressément à la LFI,
résultant plutôt de l'interprétation donnée par la jurisprudence au mot « biens
» des articles
[18] Alors que la compensation financière s'avère encore le remède le plus éloquent pour les parties, on ne se surprend pas qu'une personne qui s'estime brimée dépose une réclamation pécuniaire contre celle qu'elle tient responsable. Cependant, cela ne permet pas de dénaturer son recours.
[19] Au-delà de la somme de 1 101 $, que recherche Mme Charbonneau Daneau? Dans sa requête amendée pour autorisation d'exercer un recours collectif, elle allègue sa constatation du prix facturé dérogatoire à celui convenu, ainsi que ses démarches pour le dénoncer. Elle souhaite exercer le rôle social[8] de représenter tous les consommateurs qui déclarent souffrir comme elle d'un préjudice moral résultant prétendument de la « tromperie », des « impressions fausses », des comportements de nature à « induire en erreur », etc. des intimées.
[20] Ainsi, ce n'est pas l'atteinte à son patrimoine qui motive son recours, mais plutôt la recherche pour les consommateurs lésés d'un « moyen d'atteindre le double objectif de la dissuasion et de l'indemnisation des victimes[9] ». On ne peut donc qualifier d'accessoires les dommages-intérêts pour préjudice moral non plus que les dommages punitifs réclamés en l'instance : ils constituent plutôt une réclamation autonome, voire le fondement même du recours.
[21] En outre, dans Wallace, arrêt qui dispose d'une action pour congédiement injustifié intentée par un failli non libéré, la Cour suprême distingue les réclamations pour préjudice pécuniaire (traitement, salaire et autre rémunération) de celles visant une compensation pour souffrances morales ou recherchant l'attribution de dommages-intérêts punitifs. Elle conclut que le failli non libéré peut ester en justice pour recouvrer cette dernière forme de compensation :
[38] Les parties ont convenu que la demande de dommages-intérêts pour souffrances morales et perte de réputation ainsi que de dommages-intérêts punitifs est de nature personnelle. Une telle cause d'action n'est pas dévolue au syndic de faillite et peut donc être exercée par Wallace de son propre chef (…).[10]
[22] Certes, dans cet arrêt les parties ne contestaient pas le droit du failli non libéré de maintenir sa réclamation pour préjudice moral et dommages-intérêts punitifs. Il n'en demeure pas moins que la Cour suprême a estimé utile de bien camper ce principe. Le jugement Rice précité[11] qu'opposent les intimées conclut pourtant dans le même sens :
[37] An undischarged bankrupt is able to maintain an action if it is personal in nature assault, malicious prosecution, slander or personal injury.
[…]
[68] (…) That is not the case we have here where the substitution is not allowed before certification and the representative Greg Rice has no personal cause of action against the defendant, ALC.
[23] Dans les circonstances, l'action de Mme Charbonneau Daneau ne saurait s'inscrire dans la catégorie des droits patrimoniaux dont le syndic doit avoir la saisine.
[24] Mais, il y a plus.
[25]
Les auteurs Houlden, Morawitz et Sarra affirment que malgré la
largeur de sa définition, le terme « biens » employé à
l'article
Property is not intended to describe anything other than an existing item. It does not include something which has no existence at the date of bankruptcy but may possibly come into existence on the occurrence of some uncertain event in the future. At the date of the bankruptcy, where the bankrupt had merely a prospect of a criminal injuries award, such a prospect did not vest in the trustee in bankruptcy: Re Campbell, [1996] 2 All E.R. 537 (Ch. D.) Similarly, in Re Parkinson (1998), 9 C.B.R. (4 th) 61, 135 Man. R. (2d) 155 (Q.B.), it was held that a pay equity award given after bankruptcy and which was under appeal was not ‘property’, since the trustee could not at the date of bankruptcy or thereafter have sustained an action for recovery of the award[12].
[26] Dans l'affaire Campbell citée par ces auteurs, la débitrice, une victime d'acte criminel, avait logé une demande d'indemnisation quelques années avant sa faillite. Deux ans après la cession de ses biens, elle avait reçu une compensation substantielle pour préjudice corporel, ainsi qu'une indemnité pour perte de revenus passés et futurs. La Cour conclut que cette indemnité n'entre pas dans la définition de « biens » sous la LFI parce qu'à la date de la faillite, elle ne constituait pas un droit d'action, mais une chose qui pouvait ou non se réaliser. Ainsi, à la date de la faillite, la débitrice ne profitait que d'une perspective dont le syndic ne pouvait avoir la saisine.
[27] Une analogie avec l'exercice d'un recours collectif s'impose. Un tel recours ne peut s'entreprendre que sur autorisation préalable de la Cour[13]. Ainsi, avant que sa requête pour autorisation ne soit accueillie, un requérant ne dispose pas dans son patrimoine d'un actif susceptible de tomber sous la saisine d'un syndic. Ce n'est qu'une fois l'autorisation accordée que cette perspective se concrétise en un bien au sens de la LFI. En l'instance, à la date de sa faillite, la requête pour autorisation de Mme Charbonneau Daneau est en délibéré et le recours collectif ne constitue alors qu'une simple perspective. Le syndic n'a pu en avoir la saisine.
[28] À la lumière de tout ce qui précède, Mme Charbonneau Daneau n'a pas perdu et conserve l'intérêt ainsi que la capacité d'agir en l'instance.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[29] REJETTE la requête en rétractation de jugement des intimées, FRAIS À SUIVRE;
[30] DÉCLARE SANS OBJET la requête des requérantes pour obtenir l'autorisation du Tribunal d'attribuer le statut de représentant à un membre et confirmer le statut de représentant de la présente requérante.
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__________________________________ GUYLÈNE BEAUGÉ, j.c.s. |
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Me Guy Paquette |
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Me Soraya Mostefai |
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Me John Gadler |
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Mme Elaine Yi, stagiaire |
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PAQUETTE GADLER INC. |
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Avocats des requérantes |
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Me Philippe Dufort-Langlois |
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Me Emmanuelle Poupart |
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McCARTHY TÉTRAULT, s.e.n.c.r.l., s.r.l. |
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Avocats des intimées |
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Dates d’audience: |
16 et 17 décembre 2014 |
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[1] Article
[2] Article
[3] Wallace c. United Grain Growers Ltd,
[4] 1997 CanLII 10201 (QCCA)
[5] Rice v. Atlantic Lottery Corporation inc., 2012 NLTD (G) 58, 2012 CanLII 17561 (NLSCTD).
[6] Voir le commentaire de la Cour d'appel à la page 21.
[7] Malenfant c. Samson Bélair / Deloitte & Touche inc., précité à la note 4, p. 11.
[8] Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton,
[9]
Infineon Technologies AG c. Option consommateurs,
[10] Wallace c. United Grain Growers Ltd, précité à la note 3.
[11] À la note 5.
[12] Lloyd W. HOULDEN, Geoffrey B. MORAWETZ & Janis P. SARRA, The 2014-2015 Annotated Bankruptcy and Insolvency Act, Carswell, p. 324.
[13]
Article
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.