Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
_

TCA Québec et Scepter Aluminium Company

2008 QCCLP 3794

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Québec

3 juillet 2008

 

Région :

Saguenay-Lac-Saint-Jean

 

Dossiers :

298831-02-0609-R  304177-02-0611-R

 

Dossier CSST :

4058830

 

Commissaire :

Me Jean-François Clément, juge administratif

 

Membres :

Jacques G. Gauthier, associations d’employeurs

 

Germain Lavoie, associations syndicales

______________________________________________________________________

 

 

 

TCA Québec

 

Partie requérante

 

 

 

et

 

 

 

Scepter Aluminium Company

 

Partie intéressée

 

 

 

et

 

 

 

Commission de la santé

et de la sécurité du travail - Saguenay
Lac St-Jean

 

Partie intervenante

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION RELATIVE À UNE REQUÊTE EN RÉVISION OU EN RÉVOCATION

______________________________________________________________________

 

 

[1]                Le 15 octobre 2007, Scepter Aluminium Company (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête en révision ou révocation à l’encontre d’une décision rendue par ce tribunal le 14 septembre 2007.

[2]                Par cette décision, la Commission des lésions professionnelles, accueille les contestations déposées par monsieur Alain Barrieault les 14 septembre et 25 novembre 2006, infirme les décisions rendues par la CSST les 11 septembre et 14 novembre 2006 et rétablit les décisions rendues par les inspecteurs de la CSST dans leurs rapports d’intervention des 23 janvier 2006 et 27 février 2006.

[3]                Une audience est tenue à Saguenay le 9 mai 2008 en présence de la partie requérante, de l’employeur et de son procureur.

 

L’OBJET DE LA REQUÊTE

[4]                L’employeur demande de révoquer la décision rendue par le premier commissaire parce qu’elle serait atteinte d’un vice de fond. Il demande de retourner le dossier à la Commission des lésions professionnelles pour qu’une décision soit rendue sur le fond, à la suite d’une nouvelle audience, vu le caractère complexe de l’affaire.

 

L’AVIS DES MEMBRES

[5]                Le membre issu des associations d’employeurs estime que le premier commissaire a commis une erreur manifeste et déterminante équivalant à un vice de fond. Il ne pouvait donner un effet rétroactif aux normes réglementaires auxquelles réfère l’article 42 du Règlement sur la santé et la sécurité du travail[1]. Il y a donc lieu de révoquer la décision du premier commissaire et de retourner le dossier à la Commission des lésions professionnelles.

[6]                Le membre issu des associations syndicales estime plutôt qu’il est possible de conclure que le premier commissaire respecte le but et l’esprit de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2] (la loi) en choisissant une norme qui diminue les risques professionnels au minimum. Il n’y a pas matière à réviser ou révoquer sa décision.

 

LES FAITS ET LES MOTIFS

[7]                La Commission des lésions professionnelles doit décider s’il y a lieu de réviser ou révoquer la décision rendue par la Commission des lésions professionnelles en date du 14 septembre 2007.

[8]                Le législateur a voulu assurer la stabilité et la sécurité juridiques des parties en prévoyant à l’article 429.49 de la loi que la décision de la Commission des lésions professionnelles est finale et sans appel :

 

429.49. Le commissaire rend seul la décision de la Commission des lésions professionnelles dans chacune de ses divisions.

 

Lorsqu'une affaire est entendue par plus d'un commissaire, la décision est prise à la majorité des commissaires qui l'ont entendue.

 

La décision de la Commission des lésions professionnelles est finale et sans appel et toute personne visée doit s'y conformer sans délai.

__________

1997, c. 27, a. 24.

 

 

[9]                L’article 429.58 de la loi confère un caractère obligatoire aux décisions de la Commission des lésions professionnelles :

 

429.58. Une décision de la Commission des lésions professionnelles a un caractère obligatoire suivant les conditions et modalités qui y sont indiquées pourvu qu'elle ait été notifiée aux parties.

 

L'exécution forcée d'une telle décision se fait, par dépôt, au greffe de la Cour supérieure du district où le recours a été formé.

 

Sur ce dépôt, la décision de la Commission des lésions professionnelles devient exécutoire comme un jugement final et sans appel de la Cour supérieure et en a tous les effets.

__________

1997, c. 27, a. 24.

 

[10]           Toutefois, l’article 429.56 de la loi permet au tribunal de réviser une de ses décisions dans les circonstances qui y sont décrites :

 

429.56. La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu'elle a rendue :

 

1°   lorsqu'est découvert un fait nouveau qui, s'il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente;

 

2°   lorsqu'une partie n'a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre;

 

3°   lorsqu'un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.

Dans le cas visé au paragraphe 3°, la décision, l'ordre ou l'ordonnance ne peut être révisé ou révoqué par le commissaire qui l'a rendu.

__________

1997, c. 27, a. 24.

 

 

[11]           L’employeur invoque dans la présente instance que la décision rendue par la Commission des lésions professionnelles est entachée d’erreurs manifestes équivalant à un vice de fond au sens du troisième paragraphe de l’article 429.56 de la loi.

[12]           La jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles interprète la notion de vice de fond comme référant à une erreur manifeste de droit ou de fait ayant un effet déterminant sur l’issue du litige[3].

[13]           Le soussigné n’a pas à se demander s’il aurait rendu la même décision, mais doit se limiter à vérifier si la décision attaquée est entachée d’une erreur à ce point fondamentale, évidente et déterminante qu’elle doit entraîner sa nullité[4].

[14]           Dans l’affaire Bourassa c. CLP[5], la Cour d’appel du Québec a donné son aval à la jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles quant à la notion de vice de fond.

[15]           Elle a pris cependant la peine de rappeler que, sous prétexte d’un vice de fond, le recours en révision ne doit pas constituer un appel déguisé sur la base des mêmes faits ni une invitation faite à un commissaire de substituer son opinion et son appréciation de la preuve à celle de la première formation, ni une occasion aux parties d’ajouter de nouveaux arguments.

[16]           Dans d’autres arrêts[6], la Cour d’appel du Québec a plus récemment affirmé de nouveau qu’une décision attaquée pour vice de fond ne peut pas faire l’objet d’une révision interne à moins d’être entachée d’une erreur dont la gravité, l’évidence et le caractère déterminant sont démontrés par la partie qui demande la révision. La Cour d’appel affirme qu’on doit reconnaître la primauté ou l’autorité de la première décision de sorte que le commissaire siégeant en révision doit faire preuve d’une très grande retenue à l’égard de la décision contestée, notamment à cause de la finalité de la justice administrative.

[17]           Ceci étant dit, il s’agit d’un recours toujours inscrit dans la loi et il pourra être accueilli si les circonstances le justifient.

[18]           Le premier commissaire devait décider du bien-fondé de certaines décisions émises par un inspecteur de la CSST.

[19]           Il cerne ainsi l’objet des contestations :

« […]

 

[6]        Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles d’infirmer les décisions contestées et de réitérer les mesures d’intervention stipulées par l’inspecteur de la CSST, à ses rapports d’intervention, tout en reconnaissant que conformément aux nouvelles normes en vigueur, depuis 2007, en application de l’article 42 du Règlement sur la santé et la sécurité du travail1 (le Règlement) on doit reconnaître qu’il y a présence de béryllium dans l’entreprise de l’employeur, que toute exposition doit être réduite au minimum, même si elle demeure à l’intérieur des normes prévues à l’annexe du Règlement.

_______________________

1                     (2001) 133 G.O. II, 5020

 

 

[…] »

 

 

[20]           L’employeur traite les écumes des différentes usines de première et de deuxième fusions de l’aluminium. Certains travailleurs sont exposés au béryllium, élément présent dans des proportions variables dans certaines sources d’alumine ou de bauxite selon le cas. Il s’agit d’une substance cancérigène.

[21]           Le premier commissaire réfère à un rapport complété par des chimistes en juin 2002. Le commissaire poursuit :

«  […]

 

[18]      Quant aux références normatives, on précise :

 

« Les normes et la valeur guide utilisée dans ce rapport proviennent du Règlement sur la santé et la sécurité du travail et de la valeur guide Alcan concernant le béryllium. Le seuil d’action utilisé dans cette étude représente la demie de la norme ou de la valeur guide Alcan. »

 

[19]      Ces normes se transcrivent comme étant : normes RSST 10 mg/m3 en poussière totale alors que le seuil d’action pour les poussières totales est fixé à 5 mg/m3.

 

[20]      Quant au béryllium, la norme RSST retenue est de 2 µg/m3, alors que la valeur guide Alcan est de 0.2 µg/m3 et le seuil d’action est fixé à 0.1 µg/m3.

 

[21]      Aux sections 5.1, 5.2, 5.3 et 5.4, on donne les résultats.

[22]      Quant aux mesures d’exposition professionnelle pour les préposés à la réception de l’écume, les préposés au four ainsi que les préposés à l’ensachage, on constate que toutes les mesures sont conformes à la norme ainsi qu’à la valeur guide Alcan.

 

[23]      Quant aux mesures de concentration ambiante portant sur l’usine en général, à la salle de contrôle ainsi qu’à la salle à manger, on obtient des résultats démontrant le respect des normes ainsi que des valeurs guides et de seuil d’action si ce n’est à un seul endroit où on excède le seuil d’action d’Alcan béryllium, soit dans l’escalier de l’unité mobile du chargeur de four.

 

[24]      Pour les autres résultats, la Commission des lésions professionnelles réfère le lecteur à l’étude.

 

[25]      À cette étude, on conclut donc, quant à l’exposition professionnelle au béryllium, de la façon suivante :

 

« Il y a eu conformité à la valeur d’exposition admissible (VEA) et à la valeur guide Alcan inhérente au béryllium pour les occupations 3500 (Préposé à la réception de l’écume), 3500 (Préposé à l’ensachage). Pour la tâche 3500 (Préposés au four), il y a conformité à la VEA et à la valeur guide Alcan mais deux résultats sur six (6) dépassent la valeur seuil d’action au béryllium. Ces deux dépassements sont causés par des pontages (arroser l’Unité A avec de l’eau pour déprendre le Noval) qui occasionnent beaucoup de poussières aéroportées et par la ventilation de la hotte du Four B qui était défectueuse. »

 

 

[26]      Quant à la concentration ambiante de contaminants aéroportés on rapporte :

 

« Il y a eu conformité à la valeur d’exposition admissible (VEA) et à la valeur guide Alcan inhérente au béryllium pour les endroits mesurés soit, la salle à manger et la salle de contrôle. Les différents ambiants mesurés dans l’usine rencontrent la VEA et la valeur guide Alcan excepté pour le seul essai réalisé sur l’escalier de l’unité mobile du chargeur de fours où la valeur seuil d’action est dépassée. Celle-ci est expliquée par le fait qu’il y a eu deux pontages pendant la journée et que c’est tout de même un secteur où il y a présence de beaucoup de poussières aéroportées (chargement des fours avec la cuiller de chargement ainsi que le vidage à proximité). »

 

[27]      Finalement, comme recommandation, tenant compte des dépassements notés ainsi que du risque de la présence de béryllium, on énonce une série de recommandations qui, comme nous le verrons, se retrouveront dans les plans de prévention et de santé soumis ultérieurement par les autorités à l’employeur.

 

[28]      À ce stade, il est bon de retenir que l’usine est à aire ouverte, les secteurs d’activité n’étant pas compartimentés.

 

[29]      L’usine fut cédée au nouvel employeur, Scepter.

 

[…] »

 

 

[22]           Le premier commissaire rappelle ensuite l’existence d’un plan d’exécution provincial mené par la CSST :

« […]

 

[30]      Dans le cadre d’un plan d’intervention provinciale mené par la CSST et visant les entreprises où l’on peut retrouver la présence de béryllium, l’employeur fut soumis à une nouvelle étude, à l’automne 2004, sous l’autorité du C.L.S.C. Un rapport fut présenté par monsieur Réjean Tremblay.

 

[31]      En introduction à ce rapport, on précise que cette étude est réalisée afin d’élaborer un programme de santé spécifique à l’établissement de l’employeur. Ce rapport vise différents risques dont le béryllium sur lequel nous nous concentrons.

[32]      Quant aux normes et au seuil d’intervention retenus, on précise que pour le béryllium la norme est de 2 µg/m3 alors que le seuil d’intervention est fixé à .2 µg/m3. Il s’agit d’un produit classé C2RPEM au rapport d’intervention.

 

[33]      Plus spécifiquement, C2 signifie que ce produit a un effet cancérogène soupçonné chez l’humain, qu’il s’agit d’une substance dont la recirculation est prohibée et que l’exposition à cette substance doit être réduite au minimum en vertu du Règlement.

 

[34]      Par la suite, à l’étude, on décrit tous les résultats obtenus dans les différents tests effectués démontrant la présence de béryllium dans l’entreprise, une concentration de béryllium supérieure aux critères de 10 ppm quant à la poussière déposée.

 

[35]      Sur ce sujet, aux conclusions de l’étude on rapporte :

 

« […]

L’échantillonnage de poussières déposées nous montrent des concentrations de béryllium supérieures aux critères de 10 ppm définis par le Comité provincial béryllium (comme indice servant à définir les entreprises assujetties par le projet).

Nos mesures nous montrent que l’exposition moyenne pondérée a été supérieure au seuil d’action pour 2 journées consécutives. Seul le poste de préposé au chargement est surexposé.

 

La contamination des lieux communs (cuisine, douche) est inférieure aux critères de 3 µg/100cm2 ce qui implique que l’entretien ménager est efficace afin de prévenir la contamination des surfaces.  »

 

[36]      À la section « Recommandations », quant au béryllium, on énonce toute une série de recommandations visant les méthodes de travail et le nettoyage, les mesures de décontamination, fourniture de vêtements propres, équipement de protection ainsi que l’aménagement des lieux.

 

[…] »

 

 

[23]           À la suite de cette étude, un programme de santé fut préparé par l’employeur.

[24]           Le premier commissaire poursuit :

« […]

 

[38]      Le 12 juillet 2005, le rapport d’intervention est complété par monsieur Frédéric Potvin. À ce rapport d’intervention, on rappelle les objectifs visés, particulièrement quant à la présence de béryllium. Aucun avis de correction n’est émis, un plan d’action à être préparé par l’employeur.

 

[39]      L’employeur demande à la firme Santinel de procéder à une nouvelle évaluation du béryllium pour les fonctions de préposés aux chargements, en octobre 2005.

 

[40]      L’évaluation s’est déroulée sur le terrain les 16, 17 et 18 août 2005.

 

[41]      Au rapport, on retrouve, en premier lieu, une critique au rapport d’hygiène industrielle préparé par le C.L.S.C.

 

[42]      En conclusion, on rapporte :

 

« L’ensemble des résultats de béryllium à la fonction de préposé au chargement est détectable mais sous le niveau d’action de la norme légale. Il présente donc un risque d’exposition non significatif si les moyens de protection2 sont utilisés en autres si les systèmes d’extraction observés sont fonctionnels et les équipements de protection individuels disponibles ainsi que les bonnes pratiques de travail implantées. Leurs utilisations limitent la propagation des poussières dans l’usine et les bureaux administratifs.

 

La plus forte exposition de béryllium a été mesurée lors d’une production optimum soit trois (3) coulées et trois (3) chargements pour une exposition de 0.127 µg/m3 sur la période de travail de deux (2) heures, de 10 :00 h à 12 :00h, le 18 août 2005. Cette exposition reportée sur la période de travail complète est de quinze (15) fois inférieures à la norme légale (2 µg/m3) et près de deux (2) fois inférieur au niveau d’action (0.2 µg/m3). »

_______________

2                      Voir annexe 5 - Améliorations ou modifications réalisées et procédure d’opération #9 -                nettoyage de l’usine pour une liste complète.

 

[43]      Finalement, l’employeur obtient un deuxième rapport d’échantillonnage de béryllium, soit les poussières déposées, du Groupe Conseil Filion, le 7 décembre 2005.

 

[44]      Quant aux poussières déposées, on rappelle que la norme retenue comme critère de positivité par le Comité provincial sur le béryllium est fixée à 10 ppm.

 

[45]      Ce critère définit l’entreprise assujettie au programme.

 

[46]      Quant aux endroits évalués, les résultats démontrent que les concentrations de poussières déposées sont à l’intérieur du critère de positivité établi par le Comité provincial de béryllium, c’est-à-dire inférieures à 10 ppm.

 

[…] »

 

 

[25]           Il est ensuite question d’un nouveau rapport d’intervention :

« […]

 

[47]      Monsieur Frédéric Potvin complète un nouveau rapport d’intervention, le 20 décembre 2005.

 

[48]      À ce rapport, il souligne que l’employeur, fort des deux évaluations obtenues, soutient qu’il ne reconnaît pas la présence de béryllium dans son établissement, le tout dans des concentrations signifiant la nécessité d’appliquer le programme béryllium à son entreprise.

 

[49]      Malgré cette position de l’employeur, l’inspecteur de la CSST, se basant sur les résultats d’échantillonnage du C.L.S.C., déclare l’entreprise comme étant assujettie au programme de prévention et énonce un premier avis de correction dans lequel on précise que l’employeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique de ses travailleurs.

 

[50]      Rappelons que ce rapport d’intervention réfère à une rencontre du 16 décembre 2005.

 

[51]      Le 6 janvier 2006, monsieur Lucien Girard, dans le cadre de la rencontre du 16 décembre 2005, transmet à monsieur Frédéric Potvin un plan d’action comprenant toutes les mesures que l’entreprise entend prendre pour réduire l’exposition au béryllium dans le milieu de travail.

 

[52]      La Commission des lésions professionnelles réfère le lecteur à ce plan d’action.

 

[53]      Le 31 janvier 2006, monsieur Girard s’adresse au C.L.S.C. pour obtenir une proposition sur l’aspect portant sur la formation des travailleurs.

 

[54]      Le 1er mars 2006, monsieur Girard transmet à monsieur Frédéric Potvin l’état d’avancement de l’implantation du plan d’action concernant le béryllium.

 

[55]      Notons qu’à cette étape du développement des procédures, aucune contestation du rapport d’intervention du 20 décembre 2005 ne fut retrouvée au dossier soumis à la Commission des lésions professionnelles.

 

[56]      Suite à une intervention de monsieur Frédéric Potvin, le 17 janvier 2006, il rédige un rapport d’intervention en date du 23 janvier de la même année.

 

[57]      On note à ce rapport que le plan d’action a été déposé dans le délai demandé suite à l’avis de correction émis le 16 décembre 2005.

 

[58]      À ce rapport d’intervention, au niveau des mesures de contrôle technique, on indique :

 

« -  Au niveau des systèmes de dépoussiérage, l’employeur dispose d’équipements spécialisés; toutefois, je demande de mettre en place un registre d’entretien du système de dépoussiérage contenant une liste des éléments inspectés, et par le fait même, prévoir un calendrier d’entretien afin de s’assurer d’une optimisation des performances.

 

           Au niveau de la délimitation des zones où l’on retrouve du Be, l’employeur devra considérer l’ensemble de la surface de production comme étant potentiellement contaminé au Be et non pas limiter cette zone au poste de chargeur. Considérant qu’il n’existe aucune barrière physique entre les différentes zones de travail et que, durant la saison chaude, les travailleurs peuvent être amenés à changer de poste de travail durant un quart de travail, il y a lieu de considérer toute la zone de production comme potentiellement contaminée. De plus, cette façon de faire facilitera la gestion de ce dossier.

 

           Afin de réduire l’exposition, l’employeur devra également s’assurer de mettre en place un calendrier (et un registre) d’entretien afin d’aspirer les poussières déposées sur les poutres et dans les zones non visées lors de l’entretien quotidien.

 

La fréquence d’échantillonnage devra être discutée avec les responsables du service de santé au travail du CLSC.  »

 

[59]      D’autre part, l’inspecteur émet un avis de correction contenant neuf mesures.

 

[60]      Le 31 janvier 2006, par ses représentants légaux, l’employeur conteste le rapport d’intervention du 23 janvier 2006.

 

[61]      L’inspecteur de la CSST, procède à une nouvelle intervention le 22 février 2006, et rédige un rapport daté du 27 février 2006.

 

[62]      À ce rapport, il décrit les mesures prises par l’employeur et l’état d’avancement de réalisation et corrections effectuées.

 

[63]      Les représentants légaux de l’employeur contestent ce nouveau rapport d’intervention, le 7 mars 2006.

 

[64]      Un nouveau suivi sera effectué par monsieur Frédéric Potvin, le 13 mars 2006, avec rédaction d’un rapport d’intervention en date du 14 mars 2006.

 

[65]      À l’avis de correction, on peut noter que les dérogations 3, 4 et 7 ont été effectuées alors que les dérogations 8 et 9 sont en cours de réalisation.

 

[66]      Finalement, le 11 septembre 2006, le bureau de révision rend la décision contestée.

 

[67]      Soulignons que cette décision de l’agent réviseur ignore totalement le rapport d’intervention du 20 décembre 2005 ainsi que l’avis de correction numéro 1, rapport non contesté.

 

[68]      En second lieu, il retient uniquement les résultats obtenus des évaluations demandées par l’employeur pour conclure à l’annulation de la dérogation 3 stipulée en vertu de l’article 42 du Règlement.

 

[…] »

 

[26]           Un nouveau rapport d’intervention est produit par l’inspecteur Frédéric Potvin en date du 26 septembre 2006 : 

« […]

 

[70]      À son rapport d’intervention, il note que celui-ci se fait dans cadre du suivi du plan d’action de l’employeur, le tout suite à la décision rendue par la CSST, le 11 septembre 2006. On y indique que seul le poste de chargeur sera considéré comme une zone contaminée, modifiant ainsi le plan d’action, surtout au niveau des protections respiratoires ainsi que du port du survêtement pour les travailleurs non exposés.

 

[71]      On ajoute que l’employeur pourra, de plus, s’il le désire, modifier les conditions actuelles de port d’équipements de protection individuelle pour les postes de travail qui ne sont plus considérés comme étant dans la zone contaminée.

 

[72]      On note que tous les avis de corrections ont été effectués.

 

[73]      Ce nouveau rapport d’intervention sera contesté, le 6 octobre 2006, par l’employeur au motif qu’aucune zone ne peut être considérée, dans l’entreprise, comme étant contaminée au béryllium.

 

[74]      La révision administrative rendra sa décision en date du 14 novembre 2006, infirmant la décision de l’inspecteur en regard de l’existence d’une zone contaminée au poste de chargeur.

 

[75]      À l’audience, les parties ont admis réciproquement le contenu des différentes évaluations ainsi que la conformité des résultats.

 

[…] »

 

[27]           Dans le cadre de ses motifs, le premier commissaire rappelle initialement certaines dispositions législatives :

« […]

 

[78]      À l’article 2 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail2 (la LSST), le législateur québécois a défini le champ d’application de cette législation de la façon suivante :

 

CHAMP D'APPLICATION

 

Objet de la loi.

 

2.  La présente loi a pour objet l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs.

 

 

Participation du travailleur et des employeurs.

 

Elle établit les mécanismes de participation des travailleurs et de leurs associations, ainsi que des employeurs et de leurs associations à la réalisation de cet objet.

 

1979, c. 63, a. 2.

 

 

[79]      La LSST étant une loi à caractère sociale, elle doit être interprétée de façon à permettre la réalisation des objectifs recherchés par le législateur, c’est-à-dire d’une façon large et libérale3 :

 

Objet présumé.

 

41.  Toute disposition d'une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d'imposer des obligations ou de favoriser l'exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.

 

Interprétation libérale.

 

Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l'accomplissement de son objet et l'exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.

 

S. R. 1964, c. 1, a. 41; 1992, c. 57, a. 602.

 

 

[80]      Ainsi donc, cette loi définit de nouveaux rapports existant entre les travailleurs et l’employeur afin de procéder à l’élimination à la source de tout danger pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique du personnel de l’entreprise.

 

[81]      Cette législation fait partie du contrat socio-économique régissant les individus, communautés, collectivités partageant le territoire québécois.

 

[82]      D’autre part, cette loi prévoit des mesures de mise en application et de réalisation de ces objectifs.

 

[83]      Cette loi est complétée par une réglementation constituant donc une législation, dont le Règlement sur la santé et la sécurité du travail4.

 

[84]      Cette réglementation évolue dans le temps pour tenir compte de l’évolution des connaissances scientifiques pouvant avoir un impact sur la santé et la sécurité des travailleurs.

 

[85]      Ainsi, à l’article 42 du Règlement, il est stipulé :

 

42.   Substances cancérogènes et isocyanates : Lorsqu'un travailleur est exposé à une substance identifiée à l'annexe I comme ayant un effet cancérogène démontré ou soupçonné chez l'humain ou comme étant un diisocyanate ou des oligomères d'isocyanate, une telle exposition doit être réduite au minimum, même lorsqu'elle demeure à l'intérieur des normes prévues à cette annexe.

 

D. 885-2001, a. 42.

 

[86]      Cet article prévoit spécifiquement que lorsqu’un travailleur est exposé à un produit ou substance ayant un effet cancérogène démontré ou soupçonné chez l’humain, une telle exposition doit être réduite au minimum même lorsqu’elle demeure à l’intérieur des normes prévues à cette annexe.

 

[87]      Conformément à l’annexe de ce règlement et de la preuve offerte, il est bien établi que le béryllium est une substance visée par l’article 42, sa classification ayant évolué au niveau de l’annexe du règlement précité, particulièrement en 2007.

 

[88]      Ainsi, conformément à l’extrait du répertoire toxicologique de la CSST5 produit sous la cote T-3, le béryllium est classifié comme étant un produit, une substance ayant un effet cancérogène démontré chez l’humain, par rapport aussi bien aux évaluations RSST, que celle du C.I.R.C., de l’ACGIH et du N.T.P.

 

[89]      D’autre part, la norme réglementaire fut abaissée en 2007 de telle façon que l’on définit le VEMP actuel à 0.00015 mg/m3, le niveau d’action étant fixé à 0.0001 mg/m3.

 

[90]      À ce répertoire, on rappelle que le béryllium pur se retrouve dans la nature et qu’il s’agit d’une substance qui est dure et très légère.

________________________

2                     L.R.Q., c. S-2.1

3                     Loi d’interprétation, L.R.Q., c. I-16

4                     Voir note 1 précitée

5                     CSST - Répertoire toxicologique - béryllium, [en ligne], http://www.reptox.csst.qc.ca/produit (Page consultée le 10 avril 2007)

[…] »

 

[28]           Le premier commissaire rappelle ensuite que le béryllium se retrouve dans l’environnement en très faible concentration. Il poursuit :

« […]

 

[92]      En milieu industriel, on rappelle qu’il est possible d’atteindre et de dépasser le VEMP si les particules de matériaux contenant du béryllium sont émises dans l’air, même si la teneur en béryllium du matériau où le taux d’émission des particule est faible.

 

[93]      De telles émissions de particules dans l’air sont possibles lorsqu’en métallurgie des matériaux qui contiennent du béryllium sont fondus ou coulés et lors de la manipulation des scories et de l’écume.

 

[94]      De plus, on retrouve des émissions lors de l’entretien, du nettoyage ou de la réparation d’équipement contaminé, tels que les fours, cuves ou chaudières.

 

[95]      Au niveau de la prévention, toujours à la fiche signalétique, on rappelle que la Loi sur la santé et la sécurité du travail vise l’élimination du danger à la source. Ainsi donc, lorsque les mesures d’ingénierie, les modifications des méthodes de travail ne suffisent pas à réduire l’exposition à cette substance, le port d’équipement de protection individuelle peut s’avérer nécessaire. Ces équipements de protection doivent être conformes à la réglementation.

 

[96]      Ajoutons que l’exposition à cette substance doit être réduite au minimum (em), il s’agit d’une substance dont la recirculation est prohibée (rp) et, finalement, que l’exposition à cette substance peut provoquer une sensibilisation (s).

 

[97]      D’ailleurs, on souligne que pour protéger les travailleurs, un niveau d’action de 0.1 µg/m3 a été établi comme valeur d’exposition à ne pas dépasser.

 

[98]      Voilà donc les éléments essentiels législatifs et techniques portant sur le béryllium dont la Commission des lésions professionnelles doit tenir compte.

 

[…] »

 

[29]           Le premier commissaire constate que toutes les études réalisées au dossier le furent avant la modification de la norme réglementaire intervenue en 2007. Il poursuit :

« […]

 

[101]    Ces études ont révélé que l’établissement de l’employeur était affecté par la présence de cette substance. Il s’agit d’un secteur d’activité industrielle où l’on procède à la récupération et au traitement des écumes (scories) résultant de la production de l’aluminium.

 

[102]    En application de l’article 42 du Règlement, il faut donc appliquer un niveau d’action à 0.1 µg/m3  ou si l’on préfère à 0.0001 mg/m3 malgré que la norme soit de 0.15 µg/m3.

 

[103]    Plusieurs études consultées démontrent que l’on atteint ou dépasse ce seuil d’action, même à l’étude réalisée par Santinel, le 29 octobre 2005, où on note une exposition de 0.127 µg/m3. À l’étude de 2002, on notait un dépassement au poste de préposé aux fours avec un dépassement au niveau de la concentration ambiante aéroportée à l’escalier de l’unité mobile du chargeur de fours. Finalement, l’étude du C.L.S.C. parle d’elle-même comme noté à la section « Les faits ».

 

[104]    D’autre part, la Commission des lésions professionnelles a pris bonne note que toutes les mesures du plan de prévention soumis à l’employeur semblent avoir été effectuées, de telle façon que les parties, devant la Commission des lésions professionnelles, s’entendent pour souligner que la présente démarche vise principalement le maintien de ces mesures.

 

[105]    En conséquence, la Commission des lésions professionnelles conclut que les contestations déposées par monsieur Alain Barriault sont bien fondées en faits et en droit, les décisions rendues par les services de révision administrative de la CSST, le 11 septembre 2006 et le 14 novembre 2006, devant être infirmées.

 

[…] »

 

[30]           Le premier commissaire termine ensuite la section des motifs de la façon suivante :

« […]

 

[106]    La Commission des lésions professionnelles ajoute qu’en vertu de l’article 191.1 de la LSST, on énonce :

 

191.1.  Une personne qui se croit lésée par un ordre ou une décision d'un inspecteur peut, dans les 10 jours de sa notification, en demander la révision par la Commission conformément aux articles 358.1 à 358.5 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ( chapitre A-3.001).

1985, c. 6, a. 545; 1997, c. 27, a. 43.

 

[107]    Une demande de révision est traitée conformément aux articles 358.1 à 358.5 de la loi.

 

[108]    D’autre part, la décision d’un inspecteur ou de la Commission a un effet immédiat malgré les contestations.

 

[109]    Or, comme noté, le rapport d’intervention avec avis de correction du 20 décembre 2005 n’a jamais été contesté par l’employeur.

 

[110]    Pourtant, ce rapport avec son avis de correction énonçait clairement que l’employeur était un employeur soumis au programme de prévention due à la présence de béryllium dans son établissement.

 

[111]    À notre humble avis, l’employeur était forclos de pouvoir contester la présence de béryllium dans son établissement.

 

[…] »

 

[31]           Il appert également du dossier que, malgré que l’employeur ait logé des contestations, il a tout de même mis en place plusieurs des recommandations de la CSST.

[32]           Il ressort également du dossier que l’employeur avait limité le débat à l’étape de la révision administrative. Il précisait alors qu’il ne contestait que la dérogation 3 du rapport d’intervention 0239311 du 23 janvier 2006 libellée comme suit :

« […]

 

Dérogation 3 en vertu de l’article 42 du RSST : « L’employeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique du travailleur. notamment en ne s’assurant pas que lorsqu’un travailleur est exposé à une substance identifiée à l’annexe I comme ayant un effet cancérogène démontré ou soupçonné chez l’humain ou comme étant un diisocyanate ou des oligomères d’isocyanate, une telle exposition doit être réduite au minimum, même lorsqu’elle demeure à l’intérieur des normes prévues à cette annexe (limiter les lieux où l’on retrouve du béryllium). »

 

            […] »

 

[33]           Dans le cadre de la deuxième décision rendue à la suite d’une révision administrative le 14 novembre 2006, l’employeur limite le débat comme suit :

« […]

 

Dans la lettre de demande de révision, le représentant de l’employeur indique que le motif de la demande de révision est à l’effet que les conclusions du rapport auraient dû indiquer qu’à la suite de la décision de la Révision administrative du 11 septembre 2006, il n’y a aucune aire de travail qui devait être considérée comme étant contaminée au Béryllium et qu’en conséquence, l’employeur doit avoir la possibilité de modifier les conditions actuelles du port d’équipements de protection individuelle partout dans l’aire de travail.

 

[...] »

 

[34]           Le tribunal estime que le premier commissaire a bel et bien commis une erreur manifeste et déterminante équivalant à un vice de fond au sens de la jurisprudence.

[35]           Les faits en litige qui sont visés par les différents avis de correction contestés sont tous antérieurs à l’ultime rapport d’intervention du 26 septembre 2006. En conséquence, le premier commissaire devait appliquer les normes réglementaires prévalant à cette époque, sans tenir compte des modifications ultérieures.

[36]           Or, il est manifeste à la lecture des motifs de sa décision qu’il s’est basé sur les  normes réglementaires adoptées en 2007 qui étaient donc nouvellement en vigueur au moment de l’audience devant lui. C’est ce qu’il décrit au paragraphe 89 de sa décision.

[37]           Il est manifeste à la lecture du paragraphe 102 de sa décision qu’il applique bel et bien les nouvelles dispositions réglementaires à une situation qui existait avant leur entrée en vigueur.

[38]           Ce faisant, le premier commissaire accorde un effet rétroactif à un règlement, allant ainsi à l’encontre des principes d’interprétation des lois et règlements et de la jurisprudence. Il transgresse une règle de droit claire.

[39]           Dans l’ouvrage Rédaction et interprétation des lois[7], l’auteur s’exprime comme suit :

« […]

 

Autre principe d’interprétation, un des plus importants et aussi un des plus compliqués : c’est la présomption que la loi n’a pas d’effet rétroactif, à moins que le contraire ne soit exprimé ou à moins qu’il ne s’agisse simplement de procédure. Tout d’abord, au sujet de cette présomption, il faut faire une observation très importante. Ce n’est qu’une présomption quand on l’applique à l’interprétation d’une loi. Mais, à l’égard d’un règlement, ce n’est plus une présomption, c’est une restriction juridique. Par conséquent, tout pouvoir de faire des règlements doit être interprété de façon à comporter que le règlement ne peut pas avoir d’effet rétroactif. J’insiste sur ce point parce que j’ai été réellement étonné de voir le nombre immense de règlements dans lesquels on trouve des dispositions par lesquelles on prétend donner l’effet rétroactif. Or, s’il y a une chose qui est certaine, c’est qu’à moins qu’un texte ne le permette expressément, celui qui a le pouvoir de faire un règlement ne peut pas rendre ce règlement rétroactif. En d’autres termes, ce qui vis-à-vis de la loi n’est qu’une présomption, vis-à-vis d’un règlement est une limitation, une restriction juridique et une restriction juridique dont la violation entraîne l’illégalité.

 

[…] »  (le tribunal souligne)

 

 

 

[40]           L’auteur Pierre-André Côté s’exprime quant à lui comme suit[8] :

« […]

 

La loi rétroactive doit en effet rester exceptionnelle. Le besoin de sécurité dans la vie juridique s’oppose à ce que des actes accomplis sous l’empire d’une loi soient, après coup, appréciés par rapport à des règles qui n’existaient pas jusqu’alors. « Il ne faut point exiger que les hommes soient avant la loi ce qu’ils ne doivent devenir que par elle » 132.

 

Si la loi est muette sur le principe général de non-rétroactivité, ses affirmations jurisprudentielles sont, elles, fort nombreuses, sinon toujours heureusement formulées, comme on le verra. Le dictum du juge Wright dans l’arrêt Re Athlumney est souvent cité à ce sujet :

 

« Il se peut qu’aucune règle d’interprétation ne soit plus solidement établie que celle-ci : un effet rétroactif ne doit pas être donné à une loi de manière à altérer un droit ou une obligation existants, sauf en matière de procédure, à moins que ce résultat ne puisse pas être évité sans faire violence au texte. Si la rédaction du texte peut donner lieu à plusieurs interprétations, on doit l’interpréter comme devant prendre effet pour l’avenir seulement. » 133

 

[…]

 

La loi, en droit public, s’interprète de manière à éviter la remise en cause des faits accomplis. L’application dans le temps de la Charte canadienne des droits et libertés a donné l’occasion aux tribunaux de réaffirmer fréquemment ce principe fondamental206. Le droit fiscal en fournit aussi de nombreux exemples d’application207.

 

On a également interprété des lois de manière à écarter toute rétroactivité en matière de libertés publiques208, de responsabilité publique209, de droit du travail210, d’accidents du travail211, de régime retraite212, d’expropriation213 ainsi qu’à l’égard d’une loi concernant la moralité des Administrations locales214. Les règlements, autant que les lois, doivent s’interpréter de manière à éviter leur effet dans le passé215.

______________________

132             PORTALIS, cité par P. ROUBIER, op. cit., note 62, p. 90.

133             Re Athlumney, [1898] 2 Q.B. 547, 551 et 552 (traduction puisée en partie à [1970] R.C.S. 667).

 

(…)

 

206         Pour ne citer que des arrêts de la Cour suprême : R.c. Edwards Books, [1986] 2 R.C.S.               713 ; R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669; R. c. Stevens, précité, note 153; Reference Re             Workers Compensation Act, 1983 (T.N.), [1989] 1 R.C.S. 922. La Cour suprême a      cependant jugé la Charte applicable : 1) à l’égard de faits durables ayant commencé avant           la Charte et s’étant poursuivis après (le fait continu de la détention : R. c. Gamble, précité,        note 158; et à l’égard du fait continu d’être en attente de jugement : Mills c. La Reine,    notes du juge Lamer, précité, note 169) et 2) à l’égard de faits successifs s’étant produits             les uns avant et les autres après l’entrée en vigueur (Dubois c. La Reine, précité, note             169; Corporation professionnelle des médecins du Québec c. Thibeault, précité, note               169).

207         Anderson Logging Co. c. The King, [1925] R.C.S. 45; Minister of National Revenue c.    Molson, [1938] R.C.S. 213; Fasken c. Minister of National Revenue, [1948] R.C. de l’É. 580; Minister of National Revenue c. Massiwippi Valley Railway Co., [1961] R.C. de l’É.                 191; Agnew c. La Reine, [1978] 2 C.F. 776 (C.A.). En matière de fiscalité locale : Cité de            Montréal c. Laberge, (1922) 33 B.R. 189; Corporation de la Paroisse St-Raphaël de l’île                 Bizard c. Immeubles Îles Bizard Ltée [1971] C.A. 719; Montreal Protestant Central School           Board c. Town of Montréal East, (1931) 69 C.S. 286; Vancouver c. B.C. Telephone Co.,     [1950] 1 D.L.R. 207 (B.C.C.A.)

208         Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687 (C.A.); Nova           Scotia (Workers’ Compensation Board) c. O,Quinn, (1997) 143 D.L.R. (4th) 259     (N.S.C.A.); Gale c. Hominick, (1997) 147 D.L.R. (4th) 53 (Man.C.A.).

209         R. c. Martin, [1892) 20 R.C.S. 240

210         Re F.W. Woolworth Co., [1948] 4 D.L.R. 872 (B.C.S.C.); Re Canadian Association of      Industrial, Mechanical and Allied Workers and Director, Employment Standards Branch,               (1993) 103 D.L.R. (4th) 146 (B.C.C.A.)

211         Martin c. Cape, (1916) 27 D.L.R. 113 (C.Rev.Qué.).

212         Re MarcKenzie and Commissioner of Teachers’Pensions, précité, note 22.

213         The Queen in right of Manitoba c. Gillis Quarries Ltd., (1996) 136 D.L.R. (4th) 266 (Man.                 C.A.)

214         Seale c. Forget, (1940) 69 B.R. 384.

215         Gagnon c. Cité de Chicoutimi, [1974] C.S. 187 ; R. c. Henderson, précité, note 125

 

[…] »   (le tribunal souligne)

 

 

[41]           Il est impossible que l’employeur puisse respecter avant septembre 2006 une norme réglementaire qui n’a été adoptée qu’en 2007.

[42]           La Cour suprême du Canada s’est prononcée sur le sujet, notamment dans l’affaire Gustavson Drilling (1964) ltd et  Ministre du Revenu national[9] :

« […]

 

Premièrement, la rétroactivité. Selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation. Une disposition modificatrice peut prévoir qu’elle est censée être entrée en vigueur à une date antérieure à son adoption, ou qu’elle porte uniquement sur les transactions conclues avant son adoption. Dans ces deux cas, elle a un effet rétroactif.

 

[…] »

 

[43]           Le tribunal estime en l’espèce que rien n’indique expressément ou implicitement que les nouvelles dispositions de 2007 doivent recevoir une portée rétroactive.

[44]           Le premier commissaire a donc omis d’appliquer une règle de droit claire, celle de la non-rétroactivité d’une norme réglementaire. Il s’agit là d’un motif d’intervention en révision ou révocation[10].

[45]           Selon la jurisprudence, le défaut d’appliquer une disposition législative ou réglementaire pertinente équivaut à méconnaître une règle de droit et constitue une erreur de droit manifeste ayant un effet déterminant sur le sort du litige.[11]

[46]           En l’espèce, le premier commissaire a omis d’appliquer le texte réglementaire en vigueur lors de la survenance des événements pour plutôt appliquer celui en vigueur lors de l’audience ce qui équivaut à vice de fond. Il a omis de tenir compte de la règle de droit établissant qu’un texte réglementaire n’a pas de portée rétroactive.

[47]           Il est clair de plus que cette erreur est déterminante quant au sort du litige puisque le premier commissaire a apprécié la situation à l’aide de dispositions inapplicables.

[48]           Le tribunal note par ailleurs qu’une question similaire a déjà été tranchée par la Commission des lésions professionnelles dans le dossier Nova PB inc. et Syndicat des travailleurs Nova PB[12]. Dans cette affaire, le commissaire rappelle la modification réglementaire intervenue en 2007 :

[161]    Le 4 janvier 2007, une modification au règlement diminuait la VEMP du béryllium à 0,00015 mg/m3 (0,15 µg/m3), déterminait que cette substance a un effet cancérogène démontré chez l’humain ainsi qu’un effet sensibilisant, i.e. que son exposition répétée peut provoquer une sensibilisation, c'est-à-dire une réaction de l’organisme, sous forme de réponse allergique (immunologique) de l’arbre respiratoire, des muqueuses, des conjonctives ou de la peau.

 

[162]    Lors de leur argumentation, les représentants des travailleurs et de la CSST demandent au tribunal d’appliquer les nouvelles normes réglementaires en vigueur depuis le 4 janvier 2007. À l’appui de cette demande, ils soulèvent la cause Domtar11. La Commission des lésions professionnelles estime que ce dernier jugement n’est d’aucune utilité à la résolution du présent cas puisqu’il s’agissait alors de déterminer si l’inspecteur avait juridiction pour émettre un avis de correction obligeant un employeur à munir ses chariots élévateurs d’un moyen de retenue qui n’est pas prévu par la loi. Or, dans le cas en l’espèce, le règlement prévoit déjà des dispositions en vue de circonscrire les concentrations de béryllium permises dans la zone respiratoire. La Commission des lésions professionnelles ne peut alors aller au-delà des vœux du législateur qui a bien encadré les concentrations de ce contaminant qu’on pouvait retrouver dans un milieu de travail à l’époque de la décision contestée par l’employeur. Cette situation est différente de celle décrite à la cause Domtar précitée.

 

[163]    C’est en ce sens que la Commission des lésions professionnelles utilisera, aux fins de la présente, le règlement applicable au moment où l’inspecteur a rendu son ordonnance, soit la valeur de 2 µg/m3. S’inspirant des rapports des hygiénistes industriels qui se retrouvent au dossier et tenant compte des quarts de travail chez l’employeur qui sont d’une durée de 12 heures mais varient d’une semaine à l’autre, le tribunal établit la VEMP à 1,9 µg/m3.

 

[164]    Quoi qu’il en est, le béryllium constitue un élément qui, selon le règlement, requiert une attention spéciale et ce, même si les concentrations définies à l’annexe I sont respectées. La Commission des lésions professionnelles estime que ces dispositions doivent être appliquées avec rigueur, de façon à s’assurer que la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs sont préservées.

 

[165]    On constate donc que le procédé de récupération des brasques ne doit pas exposer les travailleurs à une VEMP de béryllium supérieures à 1,9 µg/m3. Même lorsque cette norme est respectée, l’exposition au béryllium doit être réduite au minimum. Les actions entreprises par l'employeur ne doivent donc pas seulement viser à respecter la norme de 1,9 µg/m3, mais à réduire la concentration de béryllium au minimum. Le tribunal ne retient donc pas le témoignage des témoins de l’employeur lorsqu’ils mentionnent qu’il y aura toujours du béryllium dans l’air puisque la matière première en contient. Retenir une telle argumentation irait à l’encontre de la loi et de ses règlements en acceptant que des travailleurs soient exposés au béryllium.

 

[…]

 

[184]    Au troisième motif identifié, l’inspecteur mentionne que la concentration de béryllium à compter de laquelle la CSST intervient est de 0,2 µg/m3. On l’a vu, le règlement qui était en vigueur au moment où l’inspecteur rend sa décision parle plutôt une VEMP de 2,0 µg/m3, laquelle est recalculée à 1,9 µg/m3. La Commission des lésions professionnelles doit alors écarter ce motif exprimé par l’inspecteur.

 

[…]

 

[199]    Tenant compte de ce qui précède, afin de permettre que les travaux puissent reprendre, la Commission des lésions professionnelles détermine que l’employeur devra s’assurer que la zone respiratoire des travailleurs ne soit pas soumise à une VEMP supérieure à celle qui est décrite au règlement. Rappelons qu’au moment où l’inspecteur rend sa décision, cette valeur était de 1,9 µg/m3. C’est en fonction de celle-ci que la présente décision est rendue. Toutefois, lors de la prise en délibéré, cette norme a été abaissée à 0,15 µg/m3. Il convient ici de retenir cette nouvelle valeur afin de refléter les obligations actuelles imposées par le législateur et imposer des corrections en conséquence. Toute autre conclusion constituerait un jugement déclaratoire ayant un effet théorique plutôt que pratique, la norme de 2,0 µg/m3 n’ayant plus d’application réelle.

_______________________

11          Précitée, note 10

 

 

[49]           Le premier commissaire aurait dû rendre une décision dans le même sens afin de respecter le caractère non rétroactif d’un règlement.

[50]           Il va sans dire que l’adoption d’une nouvelle norme peut permettre à un commissaire de rendre une ordonnance qui, pour l’avenir, tient compte de cette nouvelle disposition. Cependant, on ne peut pas conclure à la contravention à une date donnée à un règlement qui n’est pas en vigueur.

[51]           Vu ce qui précède, il n’est pas utile d’étudier les autres moyens présentés par l’employeur.

[52]           Le fait que le rapport d’intervention du 20 décembre 2005 n’ait jamais été contesté par l’employeur ne change rien au présent débat qui vise d’autres avis de correction. L’employeur ne nie pas qu’il y ait du béryllium sur les lieux du travail et il a soumis un programme en conséquence. Les avis de correction contestés ne concernent pas le même objet et s’attaquent plutôt à la quantité de béryllium contenue sur les lieux du travail.

[53]           Vu la complexité du dossier et la demande formulée par l’employeur sans objection de l’autre partie, le tribunal estime que les fins de la justice seront mieux servies si une nouvelle audience a lieu.

 

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

 

ACCUEILLE la requête en révision ou révocation déposée par Scepter Aluminium Company , l’employeur;

RÉVOQUE la décision rendue par la Commission des lésions professionnelles le 14 septembre 2007;

DEMANDE au maître des rôles de reconvoquer les parties pour qu’une nouvelle audience quant au mérite des contestations logées par l’employeur soit tenue.

 

 

 

 

__________________________________

 

Me Jean-François Clément

 

Commissaire et juge administratif

 

 

 


 

 

Me Raymond Gouge

CAIN, LAMARRE ASS

Procureur de Scepter Aluminium Company

 

 

Me Anne Vézina

PANNETON LESSARD

Procureure de la partie intervenante

 



[1]           (2001) 133 G.O. II, 5020

[2]           L.R.Q. c. A-3.001

[3]           Produits forestiers Donohue et Villeneuve, [1998] CLP 733 ; Franchellini et Sousa, [1998] CLP 783 .

[4]           CSST et Jean-Guy Simard & Fils inc., C.A.L.P. 85891-02-9702, 21 janvier 1999, J.-L. Rivard.

[5]           [2003] CLP 601 (C.A.), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée le 22 janvier 2004  (30009).

[6]           CSST c. Fontaine, [2005] CLP 626 (C.A.); CSST c. Touloumi, Cour d’appel 500-09-015132-046, 6 octobre 2005, jj. Robert, Morissette et Bich (05 LP-159).

[7]           Publications du Québec, Louis-Philippe Pigeon, 1986, 3e édition

[8]           Interprétation des lois, 3e édition, P.-A. Côté, éditions Thémis, 1999, Montréal

[9]           [1977] 1 RCS

[10]         Côté et Interballast inc., [2000] CLP 1125 ; Terrassements Lavoie ltée. et Conseils Conjoints (FTQ), [2004] CLP 194

[11]         Construction PLL et CSST, [2002] CLP 900

[12]         267362-62-0507-2, 21 septembre 2007, R. Langlois

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.