Audet et Gestion GDG, s.e.n.c. |
2012 QCCLP 1467 |
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Dossier 341709-01C-0803
[1] Le 3 mars 2008, monsieur Guy Audet (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles (le tribunal) une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 21 février 2008 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 2 novembre 2007. Elle déclare que le travailleur n’a pas subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007. Le réviseur de la CSST qui rend la décision évoque quelques diagnostics en relatant les faits à l’origine de la réclamation, dont celui de pancytopénie.
Dossier 406532-01C-1003
[3] Le 26 mars 2010, le travailleur dépose au tribunal une requête par laquelle il conteste une décision de la CSST rendue le 18 mars 2010 à la suite d’une révision administrative.
[4] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 19 janvier 2010, donnant ainsi suite à l’avis du Comité spécial des maladies professionnelles pulmonaires (le comité des présidents). Elle déclare que le travailleur n’a pas subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007 sous forme maladie professionnelle pulmonaire.
[5] L’audience sur le fond du litige s’est tenue les 19 et 20 mai 2011 à New Richmond, en présence du travailleur, de son représentant et de la représentante de la CSST. Le dossier n’a toutefois été pris en délibéré que le 22 août 2011, au moment de la réception d’une réplique du représentant du travailleur à l’argumentation reçue de la représentante de la CSST.
L’OBJET DES LITIGES
Dossier 341709-01C-0803
[6] Le travailleur demande au tribunal de déclarer qu’il a subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007 dont le diagnostic est une pancytopénie par exposition à des produits cytotoxiques « avec les conséquences qui en ont découlé », soit un épisode de leucémie myéloïde aiguë, une pneumonie à mycoplasme, des hémorragies maculaires (rétines des yeux) multiples, une phlébite au membre inférieur droit, une hyperréactivité bronchique, une bronchectasie, une dorsalgie et une perte de capacité pulmonaire.
Dossier 406532-01C-1003
[7] Le travailleur demande au tribunal de déclarer qu’il a subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007 dont le diagnostic est un asthme professionnel.
L’AVIS DES MEMBRES
Dossier 341709-01C-080
[8] La membre issue des associations d’employeurs et le membre issu des associations syndicales sont tous deux d’avis que la requête du travailleur devrait être accueillie en partie. Ils estiment que le médicament Purinethol que le travailleur prenait pour traiter sa pathologie personnelle est en grande partie responsable des problèmes de santé diagnostiqués à compter de la fin janvier 2007. Par contre, ils considèrent que c’est l’accentuation de son exposition professionnelle aux médicaments cytotoxiques, à l’automne 2006 et au début de l’hiver 2007, qui a déclenché la pancytopénie constatée et les conséquences qui ont pu en découler. Par ailleurs, ils rappellent qu’il n’appartient pas au présent tribunal de statuer sur les conséquences de la pathologie principale à la source de la lésion professionnelle. De ce fait, ils sont d’avis qu’à l’exception de la pancytopénie, il n’y a pas lieu de disposer de chacun des diagnostics évoqués dans le présent dossier.
Dossier 406532-01C-1003
[9] La membre issue des associations d’employeurs est d’avis que la requête du travailleur devrait être rejetée. Elle constate que la preuve prépondérante ne démontre pas que ce dernier souffre d’asthme. Conséquemment, elle est d’accord avec les conclusions du comité des présidents.
[10] Le membre issu des associations syndicales est plutôt d’avis que la requête du travailleur devrait être accueillie. Sur ce, il s’en remet au rapport d’expertise du médecin du travailleur qui écrit « qu’il serait plus adéquat de conclure à un asthme professionnel idéalement bien contrôlé ».
LES FAITS ET LES MOTIFS
[11] Au départ, il paraît opportun de faire un historique des faits à l’origine du litige en tenant compte de la preuve documentaire au dossier et du témoignage rendu par le travailleur à l’audience.
[12] Le travailleur actuellement âgé de 41 ans exerce la profession de pharmacien depuis près d’une vingtaine d’années. Depuis 1996, il travaille pour Gestion GDG SNC (l’employeur). Cette entreprise opère deux pharmacies, une à Caplan et l’autre à New Richmond. Le travailleur a travaillé aux deux endroits, mais depuis plusieurs années, il ne travaille qu’à l’établissement de New Richmond, et ce, à temps plein. Une collègue pharmacienne travaille également à temps plein à la même pharmacie. Quatre autres pharmaciens, dont les deux propriétaires de l’entreprise, travaillent aux deux endroits.
[13] Dans le cadre de son emploi, le travailleur effectue les tâches habituelles d’un pharmacien, incluant la vérification des prescriptions et la préparation de certains médicaments, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas préparés par les assistantes-techniciennes en pharmacie.
[14] Depuis le début des années 2000, le travailleur est suivi par le docteur Pierre Carignan, interniste, en raison d’un problème intestinal de nature personnelle, en l’occurrence, une colite ulcéreuse. Cette pathologie n’a jamais nécessité d’arrêt de travail. Elle a été traitée au fil des ans au moyen de divers médicaments, notamment par la prise de Purinethol dont la dose quotidienne a d’abord été fixée à 75 mg au mois d’août 2005 et augmentée à 100 mg, probablement au mois de mai 2006[1].
[15] Au cours de l’automne 2006, le travailleur commence à ressentir certains malaises physiques, principalement sous forme de rhinorrhée, de toux et de dyspnée. Ces malaises sont moins intenses les jours où il ne travaille pas et ne sont pas suffisamment importants pour nécessiter une consultation médicale.
[16] À cette époque, à l’exception du problème de colite ulcéreuse, le travailleur ne souffre d’aucune pathologie significative[2] et n’est porteur d’aucune allergie médicamenteuse ou autre forme d’allergie connue.
[17] À compter de la mi-janvier 2007, le travailleur consulte son médecin de famille, le docteur Alain Papineau, en raison de ses problèmes respiratoires. Le médecin lui prescrit des médicaments (Ventolin, Flovent et ensuite Prednisone) qui n’améliorent que partiellement sa condition.
[18] À la fin du mois de janvier 2007, le travailleur passe des radiographies pulmonaires dont le compte rendu fait mention d’une pneumonie bilobaire compatible avec une atteinte infectieuse. À ce moment-là, le docteur Papineau confirme le diagnostic de pneumonie et prescrit des antibiotiques pour traiter cette pathologie.
[19] Le 14 février 2007, le docteur Papineau revoit le travailleur. Il note que sa condition pulmonaire s’améliore, mais indique qu’il y a « persistance de fatigue et sueurs » et présence de douleurs thoraciques.
[20] Entre-temps, le travailleur continue de travailler.
[21] Le 16 février 2007, le travailleur présente des symptômes d’une autre nature, à savoir des problèmes oculaires.
[22] Le 17 février 2007, le docteur Roger Morissette, ophtalmologiste, examine le travailleur et constate la présence de plusieurs hémorragies rétiniennes correspondant à des « Roth spots ». Peu après, le travailleur consulte un médecin dans un service d’urgence, en l’occurrence, le docteur Alain Laliberté. Ce dernier note qu’il est aux prises avec des symptômes de diverses natures. Il obtient des résultats de tests sanguins qui révèlent plusieurs anomalies.
[23] Le même jour, le travailleur est hospitalisé. Il le demeurera pour une période approximative de deux semaines. Lors de son admission, sa dose quotidienne de Purinethol est diminuée de moitié et quelques jours plus tard, il cesse définitivement de prendre ce médicament.
[24] En cours d’hospitalisation, le travailleur est examiné par divers médecins. Des prises de sang révèlent la présence d’une pancytopénie, c’est-à-dire une diminution de tous les éléments cellulaires du sang : globules blancs, globules rouges et plaquettes. Plusieurs diagnostics sont évoqués. Il est question, entre autres, d’un possible épisode de leucémie myéloïde aiguë, une biopsie de la moelle osseuse laissant suspecter une telle pathologie. En ce qui a trait aux problèmes pulmonaires, le docteur Steeve Goulet, pneumologue, diagnostique une pneumonie à mycoplasme en voie de résolution associée à une trachéobronchite inflammatoire. Il ajoute que la douleur thoracique est d’allure musculosquelettique et signale que les « Roth spots » pourraient être en relation avec ce problème. En cours d’hospitalisation, le travailleur est aussi traité pour une phlébite au membre inférieur droit apparue durant cette période.
[25] Au début mars 2007, le travailleur obtient son congé de l’hôpital.
[26] Dans les mois suivants, le travailleur est suivi par le docteur Carignan. Sa condition de santé s’améliore progressivement. Durant cette période, il demeure en arrêt de travail et continue de passer différents tests. Ainsi, après une seconde biopsie médullaire et révision du résultat de la biopsie initiale, le docteur Sylvain Mailhot, pathologiste, rédige un rapport dans lequel il écrit : « […] je note sur cette [première] biopsie plusieurs cellules immatures qui soulèvent en premier lieu la possibilité d’une leucémie aiguë. Toutefois, avec maintenant un mois de recul, il semble que ces cellules immatures correspondent à des précurseurs médullaires ». Ce pathologiste suggère alors de faire une étude génotypique du gène TPMT. Le résultat de cet examen, effectué en avril 2007, démontre que le travailleur est hétérozygote (l’incidence de ce résultat sera discuté ultérieurement).
[27] Le 4 juin 2007, le travailleur dépose une réclamation à la CSST dans laquelle il allègue avoir subi une lésion professionnelle au mois de janvier 2007. Dans la section Description de l’événement, il écrit : « Pneumonie double en janvier suivie de problèmes visuels (Hémorragies rétiniennes), anémie, pancytopénie, bronchectasie. Présentement j’ai des problèmes d’asthme […] ». Il indique que les hémorragies sont probablement dues à la pneumonie et signale que d’autres employés de la pharmacie ont « des problèmes d’infection des voies respiratoires supérieures, fatigue ++ ». Il joint à sa réclamation une attestation médicale initiale du docteur Papineau qui, dans la section Diagnostic, écrit : « Pneumonie double en janvier suivie de problèmes visuels, anémie, pancytopénie. Nous nous posons des [questions] sur la qualité de l’air en milieu de travail ».
[28] À la même époque, une technicienne en hygiène industrielle du CLSC de Caplan effectue une évaluation de la qualité de l’air à l’intérieur de la pharmacie de l’employeur à New Richmond. Elle rédige ensuite un rapport écrit. Elle conclut que la concentration de bioxyde de carbone dans l’espace occupé par le laboratoire est légèrement trop élevée, que le taux d’humidité est parfois au-dessus de la zone de confort et que le milieu de travail « peut être considéré comme assez poussiéreux ». À cet égard, elle indique que la concentration moyenne de particules (c’est-à-dire des poussières) varie de 50 à 60 ug/m3 tout en soulignant : « on ne peut passer sous silence la nature des produits manipulés soit des médicaments potentiellement dangereux ». Elle fait plusieurs recommandations générales et d’autres portant spécifiquement sur la manipulation des médicaments potentiellement dangereux.
[29] Par la suite, les docteurs Papineau et Carignan, parfois également les docteurs Goulet et Morissette, transmettent plusieurs documents médicaux à la CSST. Voici ce qui ressort de certains :
- dans un rapport du 15 août 2007, le docteur Goulet suspecte une rhinite allergique et un asthme professionnel;
- dans un rapport du 21 août 2007, le docteur Carignan fait état de rhinite allergique et d’hémorragies rétiniennes; il ajoute qu’un asthme professionnel n’est pas exclu; de plus, il fait mention de douleurs musculosquelettiques secondaires à la toux;
- dans une lettre transmise le même jour à une agente d’indemnisation de la CSST, le docteur Carignan rapporte ce qui suit :
Comme vous le savez, M. Audet a souffert de problème respiratoire et ophtalmologique depuis le mois de février. Nous avons l’impression qu’il a peut-être souffert d’une pneumonie à mycoplasme avec séquelles d’une toux et d’une hémorragie rétinienne secondaire. Parallèlement, M. Audet a développé des bronchiectasies et une hyperréactivité bronchique qui m’apparaissent non idéalement contrôlées. Il m’a fait part à plusieurs reprises qu’il pouvait être exposé à un air parfois vicié ou du moins à des odeurs de médicaments pour lesquelles je ne puis me convaincre qu’il n’y a pas de lien avec la détérioration respiratoire qu’il présente.
Par ailleurs, M. Audet a revu le pneumologue, le Dr Steve Goulet qui nous dit qu’il ne peut être certain qu’il y a un asthme professionnel mais il pense que ça vaut la peine d’aller tout de même vérifier le poste de travail de M. Audet. Je me permets donc de réitérer notre demande d’évaluation de l’environnement de travail de M. Audet quant à la qualité de l’air, à l’exposition à des poussières de médicaments et même de chimiothérapie, le tout dans un environnement qui ne compte pas de hotte. [Sic]
- dans un rapport du 27 août 2007, le docteur Morissette fait état d’une maculopathie post-hémorragies rétiniennes;
- dans un rapport du 20 novembre 2007, le docteur Carignan inscrit un diagnostic de pneumonie à mycoplasme « probable » avec bronchiectasies et maculopathie secondaires et une cytopénie dans un contexte d’immunosuppression;
- dans quelques rapports médicaux, le docteur Papineau fait état dans la section Diagnostic de problèmes respiratoires sporadiques « en pharmacie ».
[30] Entre-temps, au mois de septembre 2007, le travailleur recommence à travailler.
[31] Le 4 octobre 2007, le docteur Paul Asselin, médecin régional de la CSST, analyse la réclamation du travailleur et émet l’opinion suivante :
Les diagnostics à étudier en relation possible avec le travail sont rhinite allergique et asthme professionnel. Il y a suggestion dans le dossier, sans que l’on fasse mention sur les attestations médicales, d’infection par mycoplasme et autres choses du même type.
Les contaminants possibles évoqués sont la mauvaise qualité de l’air et/ou les médicaments dangereux. Ces contaminants ne figurent pas à l’Annexe 1.
Tous les examens sur prélèvements se sont avérés négatifs pour quelque moisissure, champignon ou levure que ce soit sauf du Candida albicans qui n’a aucune relation avec l’environnement de travail.
Les versions du T et de l’E diffèrent passablement sur l’entretien des lieux. Le rapport d’hygiène dénote une possibilité d’amélioration de l’apport frais, mais rien de vraiment spécifique […]. En rapport avec la possibilité de contamination de l’air et des lieux en général par des médicaments possiblement dangereux, le rapport n’en fait aucune mention sauf pour y introduire des éléments de prévention.
Le travailleur ne présente pas de signes ou symptômes en relation avec la manipulation ou la préparation de médicaments antinéoplasiques ou autres médicaments potentiellement dangereux : aucun problème cutané, leucémie ou autre type de cancer éliminé.
Le T a une lourde condition personnelle et les symptômes et signes actuels me semblent tous reliés de près ou de loin avec sa condition personnelle et avec sa médication qui contient des immunosuppresseurs. Aucune preuve n’a été faite d’origine allergique de la rhinite ni d’asthme professionnel, et l’infection par moisissures, champignons ou levures a été éliminée.
Les diagnostics évoqués ne sont donc pas admissibles dans l’état actuel du dossier.
[32] Le 2 novembre 2007, la CSST rend une décision par laquelle elle donne suite à l’opinion du docteur Asselin. Cette décision est ultérieurement confirmée à la suite d’une révision administrative, d’où le litige dans le dossier 341709-01C-0803.
[33] Le 5 décembre 2007, un inspecteur de la CSST rédige un rapport d’intervention après avoir effectué une visite da la pharmacie. Son intervention vise à vérifier la qualité de l’air à l’intérieur des locaux. Il constate que les bouches de ventilation sont relativement propres. Il fait cependant quelques suggestions. Par exemple, il signale qu’il serait préférable d’enlever les tapis, expliquant que ce type de couvre-sol est une importante source de captation des poussières et rappelle que les travailleurs doivent porter des gants lors de la manipulation de médicaments dangereux.
[34] Le 30 mars 2008, le docteur Carignan indique dans un document qu’il est clair que le travailleur « avait une fragilité à prendre du Purinethol ». Il souligne cependant qu’il avait « toujours bien toléré » la prise de ce médicament auparavant. Il ajoute qu’il « na jamais été clair » si l’exposition à d’autres immunosuppresseurs dans le cadre de son travail a pu augmenter « la toxicité médullaire de son Purinethol ». Il écrit ensuite : « Il semble donc y avoir séquelles de sa pneumonie dont la cause est mixte, en partie l’immunosuppression au Purinethol dont il a réagi fortement, et également, possible exposition à des immunosuppresseurs ».
[35] Le 29 septembre 2008, le docteur Carignan rédige un autre document dans lequel il précise son opinion. Il mentionne que la dose de Purinethol quotidienne du travailleur a été augmentée de 75 mg à 100 mg et que dans les six à huit mois suivants, il a présenté une pneumonie sur fond de pancytopénie. Il souligne que l’investigation a démontré qu’il était plus sensible à l’action du Purinethol (« TPMT hétérozygote »). Il écrit ensuite : « […] étant donné qu’il avait toujours bien répondu à la médication, et même s’il avait une prédisposition, je crois qu’il est plausible à plus de 50 % + 1 que l’exposition à d’autres immunosuppresseurs ait entraîné son immunosuppression ».
[36] Le 11 décembre 2008, le docteur John W. Osterman rédige un rapport d’expertise après avoir examiné le travailleur à la demande de l’employeur. Il conclut que les problèmes de santé constatés ne sont pas en lien avec l’exercice de son emploi, mais plutôt causés par la prise du Purinethol. Voici des extraits de son rapport :
En janvier 2007, monsieur Audet est devenu gravement malade avec une double pneumonie. Quoique la cause de cette pneumonie n’ait jamais été identifiée, son pneumologue soupçonne la possibilité d’une infection par mycoplasme.
Au moment de sa maladie, monsieur Audet prenait comme médicament du Purinethol à raison de 100 mg par jour afin de contrôler un trouble de colite ulcéreuse […].
Le Purinethol est bien connu pour causer une suppression de la moelle osseuse et par le fait même, une anémie, une leucopénie, une thrombocytopénie ou n’importe quelle combinaison de ces trois conditions.
Au moment de son hospitalisation, monsieur Audet avait effectivement une anémie et une leucopénie. Les investigations génétiques subséquentes ont démontré que monsieur Audet avait une condition génétique de susceptibilité à cet effet du Purinethol et donc, la prise de ce médicament a été cessée de manière définitive.
Monsieur Audet a également développé une condition d’hémorragie rétinale avec des taches de Roth […] possiblement secondaire à sa condition infectieuse (septicémie) et/ou une dysfonction plaquettaire causée par le Purinethol. […]
[…] monsieur Audet a déposé une réclamation auprès de la CSST alléguant une exposition à des médicaments cytotoxiques, exposition qui, selon lui, aurait aggravé sa susceptibilité aux effets secondaires du Purinethol et aurait ainsi provoqué sa leucopénie et son infection pulmonaire.
Après avoir pris connaissance de tout le dossier […] et après avoir effectué une revue de littérature par Medline, je ne peux pas retenir cette hypothèse.
D’abord, l’étude en hygiène industrielle a noté la présence de poussière de l’ordre de 50 à 60 µg/m2. […] si on prend la plus grande de ces mesures, c’est-à-dire 60 µg/m3, on peut calculer que pendant 8 heures de travail une personne normale aura respiré environ 0.2 mg au total de cette poussière (voir tableau ci-bas). Évidemment, 0.2 mg ne présente qu’une infime fraction de la quantité de Purinethol que monsieur Audet prenait au moment de sa maladie.
TABLEAU DE CALCUL :
FACTEUR |
QUANTITÉ |
Poussière respirable : |
60 µg/m3 |
Volume de respiration au repos : |
500 ml |
Nombre de respirations par minute : |
15 - 18 par minute |
Nombre d’heures travaillées : |
8 |
Nombre de litre par m2 : |
1000 |
Volume de poussière respirée pendant 8 heures : |
0.20 - 0.24 mg |
Évidemment, ce n’est pas toute la poussière dans la pharmacie qui est composée de médicaments antinéoplasiques. […] le taux de poussière dans la partie du magasin de la pharmacie s’élevait à 50 µg/m3 ce qui correspond à un niveau typique pour un milieu intérieur, selon ASHRAF. Le taux de poussière au niveau du laboratoire de la pharmacie n’était que légèrement plus élevé (60 µg/m3).
Monsieur Audet mentionne à plusieurs reprises des odeurs. Il va de soi, que les médicaments sous forme de pilule sont très peu volatiles, car sinon ils ne pourraient être dispensés dans ce format.
Il est vrai que les médicaments antinéoplasiques peuvent être fortement dangereux pour l’être humain. On sait que la prise de ces médicaments peut causer le cancer, des malformations congénitales, ainsi que des effets toxiques à d’autres organes. On pourrait donc soupçonner qu’une exposition en milieu de travail puisse causer les mêmes effets toxiques. Toutefois, comme tout toxique, il faut que ce soit une exposition à dose assez importante pour provoquer un effet.
Actuellement, il n’y a aucune preuve épidémiologique dans la littérature scientifique que la manipulation de médicaments antinéoplasiques soit associée à des effets toxiques chez le personnel œuvrant dans le laboratoire de la pharmacie.
[37] Le 9 octobre 2009, les membres du comité des maladies professionnelles pulmonaires examinent le dossier du travailleur afin de statuer sur la possibilité de reconnaître l’existence d’un asthme professionnel. Ils concluent que l’investigation ne contient aucun élément supportant une telle hypothèse. Ils spécifient que le résultat des examens ne supporte pas le diagnostic d’asthme et qu’il n’y a aucune indication qu’une substance particulière puisse être à l’origine d’une sensibilisation de l’arbre respiratoire. Voici certains extraits du rapport rédigé par les membres de ce comité :
À la fin-janvier 2007, Monsieur Audet a fait une pneumonie pour laquelle il a été hospitalisé pendant 2 semaines. Il est retourné au travail au début septembre 2007. À ce moment, il n’avait plus de symptômes et, après le retour au travail, il a recommencé à avoir des problèmes de rhinorrhée, de la toux et de la dyspnée, mais d’importance moindre qu’en janvier 2007. Ces symptômes sont quand même améliorés la fin de semaine et sont pires en semaine. Monsieur travaille 5 jours/semaine. Il a une intolérance à certains produits en particulier, comme l’acide salicylique. Il nous dit également avoir de l’intolérance à d’autres produits, comme par exemple les odeurs de parfum qui sont vendues à cette pharmacie. Monsieur Audet nous fait remarquer que l’endroit où il prépare les médicaments n’est pas du tout ou très peu ventilé puisque le système de ventilation a été en partie obstrué à cause d’un problème de froid l’hiver.
[…]
Notre Comité est d’avis toutefois qu’il n’a aucune évidence solide supportant le diagnostic d’asthme. Les mesures de fonction respiratoire qui ont été faites en 2007, ainsi que celles de 2009 sont toutes dans les limites de la normale. Les tests de réactivité bronchique à la Méthacholine sont négatifs. Le patient n’est pas capable d’identifier un produit qui serait particulièrement nocif et responsable de ses problèmes. Il s’agirait donc d’un ensemble de substances et il nous apparaît improbable que l’on puisse raisonnablement inférer une sensibilisation spécifique dans un tel contexte. À la lumière de ces données, notre Comité est d’avis qu’il n’a aucun élément lui permettant de supporter le diagnostic d’asthme professionnel. [Sic]
[38] Le 12 novembre 2009, les membres du comité des présidents se réunissent et entérinent les conclusions du comité des maladies professionnelles pulmonaires.
[39] Le 19 janvier 2010, la CSST rend une décision par laquelle elle donne suite à l’avis du comité des présidents. Elle déclare donc que le travailleur n’est pas atteint d’une maladie professionnelle pulmonaire. Cette décision est ultérieurement confirmée à la suite d’une révision administrative, d’où le litige dans le dossier 406532-01C-1003.
[40] Le 19 août 2010, le docteur Carignan rédige deux opinions médicales motivées, l’une portant sur le diagnostic de pancytopénie, l’autre sur celui d’asthme. Au regard de la pancytopénie, il écrit, entre autres, ce qui suit :
À la révision du dossier, vous trouverez au tableau no. 1 l’évolution des neutrophiles qui démontrent une nette diminution graduelle depuis l’automne 2006. Il faut se rappeler que M. Audet est un patient qui prenait du Purinéthol pour une maladie inflammatoire de l’intestin. Sa dose de Purinéthol était stable depuis mai 2006. Le Purinéthol avait été débuté en août 2005. Il faut remarquer la chute progressive des globules blancs malgré un état stable du Purinéthol et un état stable de sa maladie inflammatoire et l’absence de l’association d’autres thérapies qui auraient pu expliquer une neutropénie évolutive. Les autres thérapies à ce moment étaient l’Acutane prise 40 die depuis un peu plus de 2005, et Salofalk 500mg. Pour la suite, vous pouvez vous référer au tableau no. 2. Il faut noter à l’analyse de ce tableau que toute la médication avec un potentiel neutropéniant était stable depuis mai 2006.
[…]
En introduction de conclusion, je vous réfère à l’annexe 10 qui concerne les normes de travail actuelles reconnues par l’Ordre des pharmaciens en 2010 dont vous trouverez le document ci-joint. En résumé, ces nouvelles normes confirment l’espace de travail complètement inadéquat à l’automne 2006 et à l’hiver 2007.
Vous trouverez ci-joint la nouvelle classification de la médication officielle du groupe Jean Coutu soit les médicaments cytotoxiques et les mises en garde associés à l’annexe 11 en prenant en considération les éléments suivants :
En considérant l’exposition professionnelle significative à différents agents cytotoxiques et pouvant créer une agranulocytose;
En considérant l’absence de protection directe dont M. Audet aurait pu bénéficier;
En considérant la mauvaise qualité du poste de travail au niveau de sa ventilation, de son exposition à la poussière et d’une humidité élevée;
En considérant un entreposage complètement inadéquat des médicaments globaux, y compris cytotoxiques, dans des conditions de ventilation, d’humidité et de poussière inacceptables;
En considérant un effet cumulatif dans le temps des expositions transcutanées par inhalation et par ingestion d’une multitude de substances cytotoxiques ou pouvant créer une agranulocytose;
En considérant la forte probabilité de réactions cytotoxiques des substances entreposées de façon inadéquate pouvant causer un problème d’ingestion, d’inhalation et d’exposition transcutanée, soit par inhalation directe, soit par inhalation et la poussière;
En considérant la très forte probabilité d’interactions médicamenteuses multiples et complexes de par l’intensité d’exposition de substances cytotoxiques et d’agranulocytose au niveau du poste de travail et ce, de façon chronique et récurrente;
J’en conclus à une très forte probabilité que la pancytopénie de février 2007, ainsi que sa complication d’une pneumonie à mycoplasme et ses multiples autres complications, sont associés aux expositions de tous les médicaments cytotoxiques et causant une agranulocytose.
En résumé, je conclus que M. Audet a présenté les diagnostics suivants :
Du côté hématologique, une pancytopénie ayant résulté à un phénomène de leucémie intramédullaire transitoire avec objectivation de groupes cellulaires monoclonaux auto-résolutifs. [Sic]
[41] En ce qui a trait au diagnostic d’asthme, le docteur Carignan relate ce qui suit :
En ce qui a trait au diagnostic d’asthme professionnel, nous sommes d’accord qu’en octobre 2009, le patient n’avait aucune évidence d’asthme cependant l’analyse détaillé des tests de fonction respiratoire entre février 2007 et octobre 2009 note un gain de 15 % du VEMS et plus de 550 cc, ce qui, selon le dernier consensus concernant l’asthme de 2009, serait compatible avec un asthme étant donné qu’on a eu plus de 12 % de variation du VEMS dans le temps et une variation de plus de 200 cc dans le temps. Cependant, étant donné que la Méthacholine était normale en octobre 2009, nous sommes d’accord qu’il s’agirait probablement d’un asthme idéalement bien contrôlé. Il faut noter que le patient a pris des stéroïdes inhalés de façon quasi constante entre février 2007 et octobre 2009.
Nous pensons qu’il serait plus adéquat de conclure à un asthme professionnel idéalement bien contrôlé pour lequel le patient actuellement a cessé ses stéroïdes inhalés et l’état respiratoire se maintient.
[42] Le 10 mars 2011, le docteur Osterman rédige deux opinions médicales complémentaires dans lesquelles il commente les opinions du docteur Carignan. Au sujet de la pancytopénie, il réitère le contenu de son rapport d’expertise du mois de décembre 2008, tout en précisant ce qui suit au sujet du phénomène d’agranulocytose :
[…] un pharmacien ne doit jamais toucher avec ses mains nues une pilule ou un autre produit qui est destiné à être consommé par son client. À tout le moins, il manipule les pilules avec une spatule en métal. De plus, aujourd’hui les pilules sont souvent disponibles enveloppés individuellement sous plastique. Et encore, une pilule est typiquement enrobée par un scellant, une capsule ou autre produit semblable afin de s’assurer que chaque comprimé reste intact et que la teneur de chaque pilule soit pareille.
Il est donc complètement faux de prétendre que monsieur Audet est exposé au médicament par voie cutanée. L’argumentation est totalement farfelue.
De plus, il ne présente aucune argumentation concernant une exposition par ingestion.
Le docteur Carignan mentionne également que le phénomène d’agranulocytose s’explique la plupart du temps en pharmacothérapie par une réaction idiosyncrasique. Toutefois, chez monsieur Audet, on n’a pas une réaction idiosyncrasique, on a plutôt une condition génétique qui le rend susceptible aux effets secondaires du Purinethol dont l’agranulocytose (ce pourquoi, il a cessé définitivement la prise de ce médicament).
[43] Pour ce qui est du diagnostic d’asthme, le docteur Osterman écrit :
À la fin janvier 2007, monsieur Audet a été victime d’une infection pulmonaire sous forme d’une pneumonie à mycoplasme.
[…]
Durant les deux années qui ont suivi, les tests de fonction pulmonaire et la condition pulmonaire de monsieur Audet se sont améliorés. Notamment, on a observé une amélioration de 250 ml de son VEMS, de 550 ml de son CVF et un retour à la normale de tous ses volumes pulmonaires y inclus le CVF, le VEMF, la capacité pulmonaire totale et le volume résiduel. À noter que les tests de réactivité bronchitique étaient négatifs lors des deux tests de fonction pulmonaire. En effet, en octobre 2009, les tests de fonction pulmonaire étaient entièrement normaux.
Par rapport à l’interprétation de ces résultats, je suis totalement en désaccord avec l’opinion donnée par le docteur Pierre Carignan dans son rapport médical daté du 19 août 2010.
[…]
À noter que la valeur prédictive négative est très élevée pour ce qui est du test de provocation par métacholine. Or, si ce test est négatif, il est presque certain que le sujet ne souffre pas d’asthme de quelque origine que ce soit.
[…]
Le dossiers médical permet de conclure sans équivoque qu’en février 2007, monsieur Audet a fait une infection pulmonaire à Mycoplasma pneumoniae. Cette infection explique tous les problèmes pulmonaires et oculaires que monsieur Audet a vécus par après. Par la suite, il a guéri de son infection et de toutes les séquelles pulmonaires. En 2009, les radiographies pulmonaires et la fonction pulmonaire étaient strictement normales.
[44] Cet historique étant présenté, il convient d’apporter les précisions suivantes avant de poursuivre l’analyse plus détaillée du dossier :
1° Essentiellement, le travailleur invoque que les diverses pathologies diagnostiquées au début de l’année 2007 sont en relation avec une exposition professionnelle à des produits cytotoxiques ou autres produits pharmaceutiques potentiellement dangereux. Il sépare ces pathologies en deux catégories : une pancytopénie avec les diverses conséquences qui en ont résulté et un asthme professionnel;
2° Le tribunal signale n'avoir relevé aucun motif de douter de la sincérité du travailleur. Il a eu un comportement irréprochable tout au long de son témoignage qui s’est tenu sur une période d’une journée et demie. Il a répondu aux questions posées sans réticence apparente et sans chercher non plus à exagérer la portée de ses propos. Les rares inexactitudes relevées en cours de témoignage ne paraissent pas relever d’un manque d’honnêteté, mais plutôt être la conséquence sur la mémoire du temps écoulé.
[45] Examinons maintenant le cadre légal permettant de disposer des requêtes du travailleur.
[46] La lésion professionnelle est définie de la façon suivante à l’article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[3] (la loi) :
« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;
__________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1; 2009, c. 24, a. 72.
[47] Vu le contexte de la présente affaire et l’argumentation des parties, la preuve sera analysée en fonction de la notion de maladie professionnelle. Cette notion est également définie à l’article 2 de la loi dans les termes suivants :
« maladie professionnelle » : une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail;
__________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1; 2009, c. 24, a. 72.
[48] À partir d’ici, nous traiterons séparément les deux requêtes déposées.
Dossier 341709-01C-080
[49] Dans ce dossier, le travailleur demande au tribunal de déclarer qu’il a subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007 dont le diagnostic est une pancytopénie par exposition à des produits toxiques « avec les conséquences qui en ont découlé », soit un épisode de leucémie myéloïde aiguë, une pneumonie à mycoplasme, des hémorragies maculaires multiples, une phlébite au membre inférieur droit, une hyperréactivité bronchique, une bronchectasie, une dorsalgie et une perte de capacité pulmonaire.
[50] Dès à présent, le tribunal souligne que son rôle consiste, à ce stade-ci, à déterminer si le travailleur a subi une lésion professionnelle, non à statuer de façon définitive sur les conséquences de celle-ci. Il faut aussi rappeler que si la lésion professionnelle est reconnue, la CSST et l’employeur pourraient éventuellement initier une procédure de contestation médicale à l’égard de l’un ou l’autre des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l’article 212 de la loi, ce qui inclut la question du diagnostic.
[51] Le tribunal doit néanmoins retenir un diagnostic pour procéder à l’analyse de la preuve. Aux fins du dossier, il retient celui de pancytopénie, puisqu’il est indéniable que le travailleur a effectivement présenté une diminution de tous les éléments cellulaires de son sang à l’époque de la lésion professionnelle alléguée.
[52] Cela étant dit, l’article 29 de la loi établit une présomption de maladie professionnelle dans certaines circonstances, et ce, dans les termes suivants :
29. Les maladies énumérées dans l'annexe I sont caractéristiques du travail correspondant à chacune de ces maladies d'après cette annexe et sont reliées directement aux risques particuliers de ce travail.
Le travailleur atteint d'une maladie visée dans cette annexe est présumé atteint d'une maladie professionnelle s'il a exercé un travail correspondant à cette maladie d'après l'annexe.
________
1985, c. 6, a. 29.
[53] L’annexe I à laquelle réfère l’article 29 énumère plusieurs maladies. Cependant, la pancytopénie (ni d’ailleurs aucune autre pathologie évoquée dans le dossier 341709-01C-080) n’est visée par cette disposition.
[54] La présomption de l’article 29 n’est donc pas applicable en l’instance.
[55] À défaut de pouvoir bénéficier de cette présomption, le travailleur doit établir que la pathologie dont il a souffert est une maladie professionnelle au sens de l’article 30 de la loi. Cet article énonce ce qui suit :
30. Le travailleur atteint d'une maladie non prévue par l'annexe I, contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui ne résulte pas d'un accident du travail ni d'une blessure ou d'une maladie causée par un tel accident est considéré atteint d'une maladie professionnelle s'il démontre à la Commission que sa maladie est caractéristique d'un travail qu'il a exercé ou qu'elle est reliée directement aux risques particuliers de ce travail.
__________
1985, c. 6, a. 30.
[56] En vertu de cet article, pour réussir à faire reconnaître la pancytopénie diagnostiquée comme une maladie professionnelle, le travailleur doit démontrer qu’il s’agit d’une maladie caractéristique du travail qu’il a exercé ou que cette maladie est directement reliée aux risques particuliers de ce travail. Dans un cas comme dans l’autre, il doit établir une relation entre la pathologie diagnostiquée et l'emploi exercé.
[57] Pour établir qu'une maladie est « caractéristique » d'un travail, un travailleur doit démontrer qu'un nombre significatif de personnes travaillant dans des conditions semblables aux siennes en sont également affectées ou que la maladie est plus présente chez ce type de travailleur que dans la population en général ou dans un groupe témoin. En somme, il s'agit de démontrer que le type de travail effectué a cette particularité que la maladie évoquée s'y trouvera présente plus fréquemment qu'ailleurs. Cette preuve peut être faite de plusieurs façons, notamment par des études statistiques et épidémiologiques, mais elle doit nécessairement porter sur un nombre significatif de personnes tendant ainsi à éliminer une simple association fortuite[4].
[58] En l’espèce, la preuve présentée - de nature épidémiologique ou autre - ne démontre pas que la pancytopénie est caractéristique du travail exercé par le travailleur. Le travailleur n’a d’ailleurs soumis aucun argument à cet égard.
[59] Il nous faut donc, à partir d’ici, répondre à la question suivante : la preuve prépondérante démontre-t-elle que la pancytopénie ayant affecté le travailleur au début de l’année 2007 est reliée directement aux risques particuliers de son travail ?
[60] Il faut souligner que selon ce qui ressort de plusieurs documents mis en preuve[5], il est incontestable que de nombreux médicaments, surtout des antinéoplasiques et des immunosuppresseurs, sont réputés dangereux. Parmi les dangers répertoriés, on fait mention de pancytopénie, d’anémie, de leucopénie, d’agranulocytose, de neutropénie et de thrombocytopénie, bref d’atteintes de toutes les lignées sanguines émanant de la moelle osseuse[6].
[61] Le travailleur signale que son exposition aux médicaments cytotoxiques s’est accrue de manière significative dans les mois précédant son hospitalisation.
[62] Cet aspect de son témoignage est corroboré par une compilation des médicaments servis sous sa responsabilité en cours d’année 2006. La liste de ces médicaments a été produite au dossier du tribunal par l’employeur. Comme ce dernier le souligne, les médicaments n’ont pas nécessairement été manipulés directement par le travailleur. Quoi qu’il en soit, la compilation effectuée confirme une augmentation substantielle du nombre de comprimés de produits cytotoxiques servis sous la responsabilité du travailleur durant cette période. Ainsi, on passe de 9880 comprimés pour les quatre premiers mois de l’année à 11935 pour les quatre derniers (2055 de plus), ce qui représente une augmentation de plus de 20 %.
[63] Le travailleur explique cette augmentation par la conjonction de trois facteurs survenus durant cette période : l’ouverture de plusieurs foyers pour personnes âgées dans la région desservie par la pharmacie de New Richmond et, à la suite d’initiatives gouvernementales, le transfert de la distribution des médicaments cytotoxiques des pharmacies d’hôpitaux vers les pharmacies communautaires et le retour en pharmacie des médicaments périmés.
[64] À propos du retour des médicaments périmés[7], le travailleur mentionne que leur entreposage s’effectuait dans des conditions déficientes à la pharmacie de New Richmond. Selon ce qu’il relate, les médicaments, incluant des produits cytotoxiques, étaient d’abord jetés dans une petite poubelle de carton et ensuite transvidés dans une plus grosse poubelle de même type sans couvercle. Celle-ci demeurait dans le laboratoire pendant plusieurs mois avant d’être ramassée par une compagnie spécialisée qui en faisait l’incinération. Il s’en dégageait une odeur nauséabonde.
[65] La version du travailleur à cet égard est corroborée par un document signé en novembre 2007 par plusieurs de ses collègues, à savoir quatre techniciennes en laboratoire et la pharmacienne qui travaille à temps plein avec lui à la pharmacie de New Richmond. Ceux-ci relatent ce qui suit : « Les médicaments périmés sont jetés dans une boîte en carton sans couvercle (médicaments cytotoxiques inclus) et souvent, il s’en dégage une mauvaise odeur » et ils ajoutent : « Les contenants vides des médicaments cytotoxiques étaient jetés ouverts dans les poubelles usuelles de la pharmacie ».
[66] En ce qui a trait à la manipulation des produits cytotoxiques, le travailleur fait état de nombreux accrocs aux normes de sécurité maintenant reconnues. Il indique que lui et ses collègues n’étaient pas bien formés en 2006 pour manipuler sécuritairement ces produits. Il mentionne, entre autres, ce qui suit :
- les médicaments cytotoxiques n’étaient pas toujours séparés des autres médicaments;
- ils étaient parfois coupés en pharmacie;
- ils étaient manipulés sans gants;
- ils étaient mis dans des piluliers avec d’autres genres de médicaments et étaient brassés à l’intérieur des piluliers (avec des pinces);
- les poussières des coupes pilules et des pots de médicaments étaient jetées sur le tapis recouvrant le plancher du laboratoire;
- le comptoir du laboratoire où s’effectuait le décompte des médicaments cytotoxiques était utilisé par le personnel lors de la prise des collations;
- ces médicaments étaient parfois entreposés dans le réfrigérateur qui contenait également les collations des employés;
- le sarrau qu’il portait par-dessus ses vêtements civils n’était pas lavés souvent.
[67] Par ailleurs, le travailleur mentionne avoir préparé au cours de l’année 2006 de nombreuses magistrales (mixture de deux produits sous forme d’onguent ou de crème) avec des produits cytotoxiques (il fait spécifiquement mention de Fluorouracil). Le tout est corroboré par un document (intitulé Rapport des magistrales) déposé par l’employeur. Il relate également avoir préparé à la fin de 2006 et au début de 2007 des seringues de Méthotrexate. L’employeur note dans le document Rapport des magistrales que ces « seringues sont préparées par un laboratoire indépendant ». Sans nier cette information, le travailleur réitère avoir cependant lui-même préparé ponctuellement de telles seringues. Son témoignage sous ce dernier aspect est corroboré par des déclarations écrites des deux clients de la pharmacie.
[68] Le travailleur explique que la préparation de ces médicaments (magistrales de Fluorouracil et seringues de Méthotrexate) ne s’effectuait pas, à cette époque, dans un environnement sécuritaire, entre autres, en raison de l’absence d’une hotte de type biologique au laboratoire de la pharmacie.
[69] Le travailleur spécifie durant son témoignage avoir été exposé à un déversement accidentel de Méthotrexate lors de la préparation de l’une de ces seringues. Il signale que cet événement s’est produit en présence de l’un des pharmaciens-propriétaires.
[70] Le témoignage du travailleur au regard de la manipulation des produits cytotoxiques est en bonne partie corroboré par le document signé en novembre 2007 par certains de ses collègues. Voici des extraits de ce document :
À la pharmacie Gagnon et Desjardins située au 145 chemin Cyr à New Richmond
Nous avons mis des médicaments cytotoxiques (méthotrexate, purinéthol, tamoxifen, arimidex, ect.) dans des dispills avec d’autres médicaments. Ces médicaments étaient en contact avec l’air ambiant pendant 2 à 3 jours avant que le pharmacien vérifie le dispill.
Nous avons coupé des médicaments cytotoxiques sans protection (gants, lunette, sac de plastique).
[…]
Les seringues de méthotrexate usées des patients étaient retournées à la pharmacie.
Des contenants d’effudex (5fu) ont été ouverts dans le laboratoire.
Les normes entourant les produits cytotoxiques n’étaient pas établies par nos patrons.
Nous avons travaillé avec des produits dangereux sans mesures de sécurité. [Sic]
[71] Pour étayer ses prétentions quant aux lacunes alléguées au regard des normes de sécurité associées à la manipulation des produits cytotoxiques, le travailleur a déposé plusieurs documents de références[8]. Les normes de sécurité recommandées sont essentiellement les mêmes d’un document à l’autre. Par exemple, voici ce qui est écrit sur le sujet dans un Bulletin d’informations professionnelles[9] émanant de l’Ordre des pharmaciens du Québec intitulé « La manipulation des médicaments dangereux en pharmacie », dont voici certains extraits :
Compte tenu du risque potentiel sur la santé lié à une exposition aux médicaments dangereux, principalement aux antinéoplasiques, la manipulation des médicaments dangereux doit s’effectuer en assurant la sécurité du personnel exposé.
[…]
Avant tout, il est important d’établir une liste des médicaments dangereux servis à la pharmacie. Ensuite, ils doivent être regroupés et rangés séparément des autres médicaments
[…]
Le personnel professionnel et technique doit, au minimum, porter une paire de gants non poudrés (approuvés pour les manipulations d’antinéoplasiques) pour effectuer le décompte des médicaments et pour manipuler les déchets dangereux5.
[…]
Le matériel utilisé pour la préparation des médicaments et produits dangereux (balance, compte-pilules, spatules, etc.) ne doit pas servir à la préparation d’autres médicaments.
[…]
Préparer des ordonnances magistrales pour des crèmes, onguents, solutions orales ou toute autre forme de préparation ainsi qu’écraser des comprimés ou ouvrir des capsules de médicaments dangereux exige des conditions particulières. Selon le médicament à préparer, les préparations doivent être effectuées dans un environnement protégé, c’est-à-dire sous une enceinte de sécurité biologique (hotte à flux laminaire vertical, avec vitre de protection avant et évaluation de l’air vers l’extérieur) ou une hotte chimique avec évacuation d’air vers l’extérieur. Les préparations doivent se faire dans une salle à gradient de pression négatif pour éviter la contamination de l’entourage.
Le préparateur doit porter les vêtements de protection individuelle appropriés, notamment deux paires de gants (approuvés pour chimiothérapie), une blouse jetable, un masque, des lunettes de protection ou une protection faciale, des couvre-chaussures. Il doit se laver les mains avec de l’eau et du savon avant et après le port de l’équipement de protection personnelle.
[…]
Présentement, dans la littérature, rien n’indique que des comprimés de médicaments dangereux puissent être coupés en toute sécurité pour le manipulateur. Aussi, par précaution et afin de protéger le manipulateur, il est recommandé de ne pas couper les médicaments dangereux
[…]
Les distributeurs automatisés ne doivent pas être utilisés pour compter les comprimés ou capsules de médicaments dangereux
[…]
Les compte-pilules utilisés pour le décompte des formes orales solides de médicaments dangereux doivent être décontaminés et donc être nettoyés après chaque utilisation
[…]
La mise en seringue des médicaments antinéoplasiques exige des manipulations en environnement protégé, tel que nous l’avons décrit à la question 2 de la section IV.
[72] De ce qui précède, le tribunal considère que le travailleur a effectivement prouvé que :
- son exposition aux médicaments cytotoxiques s’est accrue de manière significative dans les mois précédant son hospitalisation;
- cette exposition s’est effectuée dans des conditions ne tenant pas compte des normes de sécurité actuellement reconnues.
[73] Il reste à déterminer si la pancytopénie diagnostiquée est en lien avec cette exposition accrue aux médicaments cytotoxiques.
[74] Les docteurs Asselin et Osterman ont tous deux écarté cette hypothèse. Ils ont plutôt associé la pancytopénie à la prise du Purinethol. Essentiellement, voici comment ils motivent leur opinion sur le sujet :
- le docteur Asselin écrit que le travailleur « a une lourde condition personnelle » et ajoute que les symptômes et signes constatés « semblent tous reliés de près ou de loin avec sa condition personnelle et avec sa médication qui contient des immunosuppresseurs »;
- le docteur Osterman rappelle que le Purinethol est bien connu pour causer une suppression de la moelle osseuse et par le fait même, une anémie, une leucopénie, une thrombocytopénie ou n’importe quelle combinaison de ces trois conditions (ce qui inclut une pancytopénie). Partant du résultat de l’étude en hygiène industrielle effectuée en 2007, il signale ensuite que même si toute la poussière dans la pharmacie était « composée de médicaments antinéoplasiques » ― ce qui n’est manifestement pas le cas ― une personne normale respirerait environ 0,2 mg au total de cette poussière par période de huit heures, ce qui ne présente « qu’une infime fraction de la quantité de Purinethol » que le travailleur prenait à l’époque.
[75] À l’instar de ces deux médecins, le tribunal estime que la prise par le travailleur de Purinethol a certainement joué un rôle non négligeable dans l’apparition de la pancytopénie constatée au début de l’année 2007. D’ailleurs, le médecin du travailleur, le docteur Carignan, ne nie pas cette possibilité. Ainsi, dans un document rédigé en septembre 2008, il souligne que l’investigation a démontré que le travailleur était plus sensible à l’action du Purinethol (« TPMT hétérozygote »).
[76] Par contre, pour les motifs ci-après énoncés, le tribunal considère que l’exposition professionnelle accrue du travailleur à des produits cytotoxiques à l’automne 2006 et au début de l’année 2007 a probablement été l’élément déclencheur de la pancytopénie diagnostiquée au début de l’année 2007.
[77] À cet égard, le docteur Osterman traite de l’exposition aux médicaments cytotoxiques en ne faisant référence qu’au risque associé à l’inhalation des poussières. Il affirme dans son opinion complémentaire du 10 mars 2011 portant sur la pancytopénie qu’il est « complètement faux de prétendre que monsieur Audet est exposé au médicament par voie cutanée » et il semble aussi remettre en question la possibilité d’une exposition par ingestion.
[78] Or, comme il est indiqué dans l’extrait suivant de l’article intitulé Manipulation des produits potentiellement dangereux en pharmacie communautaire[10], l’inhalation n’est pas la seule source d’absorption par l’organisme de ces produits :
Les dangers potentiels de ces médicaments font référence à un risque d’absorption du médicament lors de la manipulation, que ce soit par absorption cutanée, par inhalation de particules, par ingestion suite à une contamination des mains ou par consommation d’aliments mis en contact avec ces substances. Le personnel le plus susceptible d’être mis en contact avec ces substances regroupe les pharmaciens, les assistants techniques et le personnel affecté à la réception des médicaments. Comme plusieurs des médicaments impliqués ici sont potentiellement cytotoxiques, cancérigènes ou tératogènes; et qu’on ignore la portée du risque réellement encouru suite à une exposition, leur manipulation doit tout de même s’effectuer en assurant la sécurité du personnel qui est exposé.
[79] Il est même spécifié dans l’extrait suivant d’un Bulletin d’informations professionnelles[11] émanant de l’Ordre des pharmaciens du Québec que l’inhalation n’est pas la principale source d’absorption par l’organisme de ce genre de produits :
Les médicaments dangereux peuvent pénétrer dans l’organisme par absorption cutanée, par ingestion, par injection accidentelle (piqûre d’aiguille) ou par inhalation.
Selon certaines études, l’absorption cutanée serait la principale voie de pénétration connue.
« Elle se fait par contact direct avec des surfaces ou des objets contaminés. L’ingestion peut se faire en mangeant des aliments qui auraient été contaminés ou par le fait de porter ses mains ou des objets contaminés, les crayons notamment à sa bouche3». L’inhalation des médicaments sous forme de vapeur pourrait également être une source de contamination4.
Quels sont les membres du personnel d’une pharmacie les plus susceptibles d’être exposés aux médicaments dangereux?
Les pharmaciens, le personnel technique, le personnel affecté à la réception et au transport de ces médicaments et celui affecté à l’élimination des déchets (entretien ménager) sont, à divers degrés, susceptibles d’être mis en contact avec des médicaments dangereux.
[…]
Comment? En voici quelques exemples :
La création d’aérosols lors de la préparation ou de l’administration de médicaments dangereux,
Les fuites ou déversements lors du transport ou de manipulation de ces produits,
Le contact avec des surfaces ou des objets contaminés;
Le contact avec les déchets ou les liquides biologiques des patients.
_________________
3, 4, [Références omises]
[80] De plus, concrètement, les commentaires du docteur Osterman sur le sujet ne sont pas supportés par la preuve présentée. Ainsi, au-delà des articles dont il est fait mention aux paragraphes 78 et 79 (et des autres de même nature déposés par le travailleur au dossier du tribunal), le tribunal ne relève aucun motif permettant de douter des allégations du travailleur sur les sources possibles d’exposition, surtout que sa version — reçue lors de son témoignage sous serment — est en bonne partie corroborée par le document signé en novembre 2007 par plusieurs de ses collègues.
[81] Par ailleurs, le docteur Osterman reconnaît que « les médicaments antinéoplasiques peuvent être fortement dangereux pour l’être humain » et il n’écarte pas « qu’une exposition en milieu de travail puisse causer les mêmes effets toxiques », mais ajoute : « Toutefois, comme tout toxique, il faut que ce soit une exposition à dose assez importante pour provoquer un effet ».
[82] Le docteur Osterman semble toutefois faire abstraction de l’interaction des divers médicaments les uns avec les autres.
[83] Pour sa part, le docteur Carignan souligne dans son opinion médicale du mois d’août 2010 portant sur la pancytopénie qu’il y a une « très forte probabilité d’interactions médicamenteuses multiples et complexes de par l’intensité d’exposition de substances cytotoxiques et d’agranulocytose au niveau du poste de travail, et ce, de façon chronique et récurrente ». Il écrit également ce qui suit :
Selon le tableau no. 7 qui fournit un estimé de l’exposition professionnelle aux médicaments ayant démontré des réactions d’agranulocytose selon le tableau de Mme Geneviève Létourneau, du groupe Jean Coutu, M. Audet a été exposé à une moyenne de 1059 comprimés par jour. Il faut se rappeler que le phénomène d’agranulocytose s’explique en pharmacothérapie par une réaction idiosyncrasique la plupart du temps, ce qui signifie que ne n’est pas la quantité de médicaments reçus qui donne l’agranulocytose mais de son exposition qui déclenche des réactions inappropriées au niveau de la production de la moelle hématologique. [Sic]
[84] Le docteur Osterman commente ce passage en mentionnant que dans le cas du travailleur, « on n’a pas une réaction idiosyncrasique, on a plutôt une condition génétique qui le rend susceptible aux effets secondaires du Purinethol dont l’agranulocytose (ce pourquoi, il a cessé définitivement la prise de ce médicament) ».
[85] Le tribunal accorde une plus grande valeur à l’opinion du docteur Carignan sur le sujet, notamment parce que le docteur Osterman n’explique pas pourquoi il ne pourrait s’agir d’une réaction idiosyncrasique dans le cas du travailleur.
[86] Sous ce dernier aspect, il est utile de rappeler que selon la jurisprudence, le fait qu’une pathologie soit multifactorielle n’empêche pas sa reconnaissance à titre de maladie professionnelle. Voici comment ce principe est réitéré dans l’affaire Tremblay (Succession de) et Alcan inc.[12] :
[107] Le tribunal analysera donc la preuve pour déterminer si le cancer pulmonaire de chaque travailleur est relié aux risques particuliers des tâches exercées chez l’employeur.
[108] Pour satisfaire ce critère, l’existence d’un risque professionnel doit être établie par une preuve prépondérante. […]
[…]
[110] Il n’a pas à en être l’unique ni même la principale cause. Même lorsque certaines conditions sous-jacentes prédisposent à la maladie ou que d’autres causes agissent en parallèle, le caractère professionnel d’une maladie peut être reconnu dans la mesure où la contribution du risque particulier du travail est significative23.
[111] Le fait qu’une maladie soit multifactorielle n’empêche pas sa reconnaissance en tant que maladie professionnelle.
__________
23 [Référence omise]
[87] Dans son opinion du mois de décembre 2008, le docteur Osterman indique qu’il n’y a « actuellement » aucune preuve épidémiologique dans la littérature scientifique prouvant « que la manipulation de médicaments antinéoplasiques soit associée à des effets toxiques chez le personnel œuvrant dans le laboratoire de la pharmacie ».
[88] Le tribunal ne considère pas que ce dernier argument est déterminant.
[89] D’une part, plusieurs documents mis en preuve suggèrent que la manipulation de tels médicaments puisse représenter un risque potentiel sur la santé du personnel des pharmacies. Qu’il suffise ici de rappeler l’extrait suivant du Bulletin d’informations professionnelles[13] : « Compte tenu du risque potentiel sur la santé lié à une exposition aux médicaments dangereux, principalement aux antinéoplasiques, la manipulation des médicaments dangereux doit s’effectuer en assurant la sécurité du personnel exposé ».
[90] D’autre part, c'est sur la base de la prépondérance de preuve que le tribunal doit déterminer si l'existence d'un lien de causalité a été établie entre la lésion diagnostiquée et les tâches de l’emploi du travailleur. Comme le souligne la Cour d’appel dans l’affaire Société de l’assurance automobile du Québec c. Viger[14], un tel degré de preuve n’exige pas nécessairement une certitude scientifique. Ce principe avait précédemment été énoncé par le juge Gonthier de la Cour Suprême du Canada dans l’affaire Laferrière c. Lawson[15], dans les termes suivants :
[...] un juge sera influencé par les avis d’experts scientifiques exprimés sous forme de probabilités statistiques ou d’échantillonnages, mais il n’est pas lié par ce genre de preuve. Les conclusions scientifiques ne sont pas identiques aux conclusions juridiques. Récemment, notre Cour a dit clairement dans l’arrêt Snell c. Farrell [1990] 2 R.C.S. 311 , que « la causalité n’a pas à être déterminée avec une précision scientifique » (p. 328) et qu’« il n’est pas essentiel que les experts médicaux donnent un avis ferme à l’appui de la théorie de la causalité du demandeur » (p. 330) [...].
[91] Dans le même ordre d’idée, le tribunal ne peut passer sous silence l'existence d'une remarquable concomitance entre l’accentuation de l’exposition professionnelle aux médicaments cytotoxiques, à l’automne 2006 et au début de l’hiver 2007, et l'apparition des symptômes pouvant être associés à la pancytopénie diagnostiquée. Sachant que la prise du Purinethol était alors stable depuis plusieurs mois, cette concomitance est trop importante pour n'être que le fruit du hasard.
[92] Vu ce qui précède, au plan médical, le tribunal retient l’opinion du docteur Carignan, qui écrit : « […] étant donné qu’il [le travailleur] avait toujours bien répondu à la médication [Purinethol], et même s’il avait une prédisposition, je crois qu’il est plausible à plus de 50 % + 1 que l’exposition à d’autres immunosuppresseurs ait entraîné son immunosuppression ».
[93] Au plan jurisprudentiel, un parallèle peut être fait entre le présent dossier et les affaires Morency et Fruits de mer St-Paul ltée[16] et Liquidation Choc et Côté[17].
[94] Dans le dossier Morency[18], le travailleur avait été longuement exposé à des solvants, peinture et poussière lors de travaux de réparations d’un navire. Entre-temps, il avait noté l’apparition de divers symptômes. Peu après, un diagnostic de syndrome de Churg-Strauss est posé. Le tribunal conclut comme suit :
[78] Le fait que les conditions personnelles du travailleur l’aient prédisposé à devenir porteur d’un syndrome de Churg-Strauss ne peut pas occulter l’évidence qu’il a été exposé à des conditions de travail très particulières qui ont joué un rôle significatif de déclencheur et sans lesquelles le diagnostic de syndrome de Churg-Strauss ne serait probablement pas apparu.
[95] Dans le dossier Liquidation Choc et Côté[19], une commis-caissière affectée à un travail physiquement exigeant pour les membres supérieurs présente une réclamation pour lésion professionnelle sous forme de tendinite de la coiffe des rotateurs. Le tribunal spécifie que : « L’évaluation des risques particuliers associés à un travail doit tenir compte de la vulnérabilité plus grande que peut présenter un travailleur […] ». Il conclut que le travail a été un facteur causal déterminant, associé à une condition personnelle prédisposante qui ne s'était jamais manifestée avant l'événement.
[96] Dans une autre affaire[20], le caractère professionnel d’un cancer du larynx a été reconnu chez un travailleur de l’amiante, par ailleurs fumeur. Dans sa décision, le tribunal conclut que le risque relié aux habitudes personnelles du travailleur n’exclut pas l’effet du risque particulier du travail que représente l’exposition à l’amiante :
[50] En second lieu, il est établi que le travailleur consommait peu d’alcool. Quant à la preuve sur le tabagisme, de façon non contredite, les déclarations du travailleur situent cette consommation [quotidienne] de 15 à 20 cigarettes sur une période de 24 ans. Cette consommation est suffisante pour constituer un risque en soi-même mais n’exclut pas le risque entraîné par la présence de la fibre d’amiante. Que l’on parle d’effet multiplicateur ou contributoire il n’en demeure que le travailleur, eu égard à l’exercice de sa profession est demeuré exposé à un produit cancérigène.
[97] Les principes qui se dégagent de ces décisions peuvent trouver application en l’espèce.
[98] Somme toute, en tenant compte des circonstances très particulières de la présente affaire, le tribunal constate que le travailleur a prouvé que son exposition professionnelle accrue à des produits cytotoxiques à l’automne 2006 et au début de l’année 2007 a probablement été l’élément déclencheur de la pancytopénie diagnostiquée au début de l’année 2007.
[99] Par conséquent, le tribunal conclut que le travailleur a subi une lésion professionnelle au début de l’année 2007 sous forme de pancytopénie.
[100] Le travailleur demande en outre au tribunal de statuer sur les conséquences qui, selon ses prétentions, ont découlé de la pancytopénie. Il fait plus spécifiquement référence aux pathologies suivantes : un épisode de leucémie myéloïde aiguë, une pneumonie à mycoplasme, des hémorragies maculaires multiples, une phlébite au membre inférieur droit, une hyperréactivité bronchique, une bronchectasie, une dorsalgie et une perte de capacité pulmonaire.
[101] Or, comme mentionné au paragraphe 50, le rôle du tribunal ne consiste, à ce stade-ci, qu’à déterminer si le travailleur a subi une lésion professionnelle, non à statuer de façon définitive sur les conséquences de celle-ci.
[102] Ainsi, puisque le tribunal ne statuera pas sur les autres diagnostics invoqués par le travailleur dans le présent dossier, sa requête n’est accueillie qu’en partie seulement.
[103] Évidemment, cette dernière remarque ne signifie pas que les prétentions du travailleur ne sont pas bien fondées, mais plutôt que ce n’est pas le moment de statuer sur le sujet.
Dossier 406532-01C-1003
[104] Dans ce dossier, le travailleur demande au tribunal de déclarer qu’il a subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007 dont le diagnostic est un asthme professionnel.
[105] Essentiellement, voici ce que le travailleur avance à ce sujet en cours de témoignage :
- comme mentionné précédemment, il n’a jamais souffert d’asthme dans le passé;
- ses problèmes respiratoires ont débuté dans la même période que sa pancytopénie;
- ses symptômes s’intensifiaient lors de l’exposition au travail à divers produits, notamment en présence d’acide salicylique et de parfums;
- il a eu une bonne réponse thérapeutique avec les stéroïdes inhalés;
- l’amélioration constante de sa condition coïncide avec les améliorations environnementales effectuées à la pharmacie;
- il a quand même présenté après 2007 des exacerbations de sa condition qui ont nécessité la prise occasionnelle de stéroïdes inhalés.
[106] Le travailleur et son représentant remettent en cause les conclusions des membres des deux comités spécialisés ayant donné un avis sur sa condition pulmonaire à l’automne 2009. Ils soulignent, entre autres, ce qui suit :
- lors de l’examen effectué par les membres du comité des maladies professionnelles pulmonaires, il prenait des stéroïdes inhalés;
- le délai entre l’exposition aux agents causals et l’examen fut trop long;
- ce délai est imputable aux erreurs de cheminement du dossier de la CSST.
[107] Cela étant dit, dans le contexte du présent dossier, la demande du travailleur ne doit être analysée qu’en fonction de la notion de maladie professionnelle.
[108] À ce stade-ci, rappelons que l’article 29 de la loi établit une présomption de maladie professionnelle dans certaines circonstances et à l’égard de certaines maladies.
[109] L’annexe I à laquelle réfère l’article 29 prévoit ce qui suit à la section V :
MALADIES PULMONAIRES CAUSÉES PAR DES POUSSIÈRES ORGANIQUES ET INORGANIQUES
MALADIES |
GENRES DE TRAVAIL |
[…] |
|
8. Asthme bronchique: |
Un travail impliquant une exposition à un agent spécifique sensibilisant. |
[110] Comme mentionné précédemment, un travailleur qui ne réussit pas à bénéficier de cette présomption peut établir que la pathologie dont il souffre est une maladie professionnelle au sens de l’article 30 de la loi.
[111] Pour obtenir gain de cause en vertu de l’un ou l’autre de ces articles, un travailleur doit d’abord prouver qu’il présente une condition asthmatique.
[112] Or, en l’espèce, le travailleur n’a pas fait cette démonstration.
[113] Il est vrai, comme le signale le représentant du travailleur dans son argumentation, que les docteurs Goulet, Carignan et Papineau ont évoqué un diagnostic d’asthme[21].
[114] En revanche, le tribunal estime qu’il s’agit d’une hypothèse diagnostique qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été démontrée de façon probante. C’est ce qui ressort du cumul des éléments de preuve suivants :
- à diverses reprises, le docteur Goulet fait état d’une hyperréactivité bronchique, qu’il traite au moyen d’aérosols doseurs de façon intermittente; il suspecte une condition asthmatique; ainsi, dans ses notes du 5 juin 2007, il écrit : « Il pourrait aussi y avoir un asthme sous-jacent » et dans son rapport médical du 15 août 2007, il écrit : « Asthme professionnel ?? »; cependant, dans un document signé le 19 mai 2009, il reconnaît lui-même n’avoir retrouvé aucune « preuve objective » de condition asthmatique;
- le docteur Papineau est un omnipraticien et il a évoqué une multitude de diagnostics sans étayer son point de vue au regard du diagnostic d’asthme;
- dans son rapport d’expertise portant sur le sujet, le docteur Carignan reconnaît qu’en octobre 2009, le travailleur « n’avait aucune évidence d’asthme »; il note ensuite que « l’analyse détaillée des tests de fonction respiratoire entre février 2007 et octobre 2009 […] serait compatible avec un asthme étant donné qu’on a eu plus de 12 % de variation du VEMS dans le temps et une variation de plus de 200 cc dans le temps »; il semble toutefois nuancer sa position en ajoutant : « Cependant, étant donné que la Méthacholine était normale en octobre 2009, nous sommes d’accord qu’il s’agirait probablement d’un asthme idéalement bien contrôlé »;
- selon l’information émanant de son curriculum vitae, le docteur Carignan est interniste et il n’a pas développé une expertise pointue dans le domaine de la pneumologie; voici ce qu’il écrit dans la section champ de pratique : « Médecine interne générale et techniques d’endoscopie digestive haute et basse, de même que d’échographie cardiaque »;
- en comparaison, les membres du comité des maladies professionnelles pulmonaires et du comité des présidents sont tous spécialisés en pneumologie;
- le comité des maladies professionnelles pulmonaires conclut comme suit :
Notre Comité est d’avis toutefois qu’il n’a aucune évidence solide supportant le diagnostic d’asthme. Les mesures de fonction respiratoire qui ont été faites en 2007, ainsi que celles de 2009 sont toutes dans les limites de la normale. Les tests de réactivité bronchique à la Méthacholine sont négatifs;
- le comité des présidents en vient à la même conclusion : « L’investigation n’a fourni aucun élément objectif supportant l’hypothèse d’un asthme professionnel. Aucune des mesures objectives non plus ne supporte le diagnostic présomptif d’asthme »;
- pour sa part, le docteur Osterman, même s’il n’est pas spécialiste dans le domaine, explique dans des termes clairs pourquoi il ne faut pas accorder d’importance à la fluctuation des volumes pulmonaires constatée entre 2007 et 2009 en rappelant que lors des premiers tests, le travailleur était atteint d’une maladie pulmonaire aiguë; de plus, il signale que lorsque le résultat du test à la Métacholine est négatif, « il est presque certain que le sujet ne souffre pas d’asthme de quelque origine que ce soit ».
[115] Somme toute, la preuve prépondérante ne permet pas de conclure que le travailleur présentait une condition asthmatique, que ce soit en 2007 ou en 2009. Sa réclamation pour asthme professionnel ne peut donc être acceptée.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
Dossier 341709-01C-080
ACCUEILLE en partie la requête de monsieur Guy Audet, le travailleur;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 21 février 2008 à la suite d'une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur a subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007 sous forme de pancytopénie.
Dossier 406532-01C-1003
REJETTE la requête du travailleur;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 18 mars 2010 à la suite d'une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur n’a pas subi une lésion professionnelle le 30 janvier 2007 sous forme d’asthme professionnel.
[1] Dans un document rédigé en septembre 2008, le docteur Carignan indique que c’est à l’été 2006 que la dose a été augmentée à 100 mg. Il indique ensuite dans le même document que le travailleur a présenté une pneumonie « dans les 6 à 8 mois qui ont suivi ». Il est en preuve que c’est à la fin janvier 2007 que la pneumonie a été diagnostiquée. Partant de ces prémisses, la modification de la posologie devrait se situer, dans le temps, entre la fin mai et la fin juillet 2006. Par contre, dans une opinion médicale rédigée en mars 2010, le même médecin spécifie à deux reprises que c’est en mai 2006 que la posologie du médicament a été augmentée. Dans ce contexte, le tribunal considère que cette dernière information est probablement la bonne.
[2] Dans une demande de consultation du 27 février 2007, le docteur Alain Laliberté fait référence à un problème d’asthme présent depuis quelques années. Par contre, le travailleur affirme que cette information est inexacte et sa version est corroborée par son médecin de famille. En effet, dans un document signé le 1er avril 2009, ce dernier écrit : « Suite à la révision du dossier de monsieur Guy Audet, pour la période allant de 1999 à 2007, il n’est fait mention en aucun temps, d’asthme ou de rhinite ou même de possibilité de ces deux diagnostics ».
[3] L.R.Q., c. A-3.001.
[4] Entreprises d'émondage LDL inc. et Rousseau, C.L.P. 214662-04-0308, 4 avril 2005, J.-F. Clément; Hébert et SNOC (1992) inc., C.L.P. 397532-62B-0911, 4 août 2010, M. Watkins.
[5] Voir à titre d’illustration l’article intitulé « Manipulation des produits potentiellement dangereux en pharmacie communautaire », écrit par Line Lafontaine, pharmacienne et inspecteure-conseillère professionnelle et publié dans la revue Informations professionnelles, Numéro 138, mai 2003.
[6] Voir, à titre d’illustration, les nombreuses fiches de médicaments reproduites à l’annexe I du cartable intitulé « Pancytopénie ».
[7] Évidemment, le retour de ces médicaments n’a rien à voir avec la compilation des médicaments servis par le travailleur.
[8] Il serait fastidieux de dresser une liste détaillée de ces documents. Mentionnant cependant que cette liste comprend un exemplaire sur support informatique du « Guide de prévention - Manipulation sécuritaire des médicaments dangereux », ASSTSAS, janvier 2008. Certains documents remontent aux années 90 (voir, par exemple, l’article paru dans Québec Pharmacie, volume 37, Juillet-Août 1990, intitulé « Les antinéoplasiques pour administration orales sont-ils dangereux ? ») et au début des années 2000 (voir, par exemple, l’article de la pharmacienne et inspecteure-conseillère professionnelle Line Fontaine, précitée, note 5).
[9] Numéro 169, Ordre des pharmaciens du Québec, mai 2010.
[10] Précitée, note 5.
[11] Précitée, note 9.
[12] [2007] C.L.P. 577 (formation de trois juges administratifs); voir aussi Roy et Komatsu international Canada inc., [2001] C.L.P. 244 ; Pelletier et Reboitech inc., [2001] C.L.P. 423 .
[13] Précitée, note 9.
[14] C.A. Montréal, 500-09-008169-997, 18 août 2000, jj. Michaud, Robert, Forget.
[15] [1991] 1 R.C.S. 541 .
[16] C.L.P. 282356-09-0602, 20 juillet 2007, J.-F. Clément, (07LP-87).
[17] C.L.P. 144097-32-0007, 17 avril 2001, M.-A. Jobidon.
[18] Précitée, note 16.
[19] Précitée, note 17.
[20] Houle et Construction L & M Bouchard inc., [1999] C.L.P. 288.
[21] Dans le cas du docteur Papineau, il fait mention de problèmes respiratoires en pharmacie, ce qui peut être compatible avec un tel diagnostic.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.