Fédération de la santé et des services sociaux - CSN c. Ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine | 2022 QCTAT 3712 |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL | |||
(Division des relations du travail) | |||
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Québec | |||
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Dossier : | 1264450-31-2202 | ||
Dossier employeur : | 781953 | ||
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Québec, | le 9 août 2022 | ||
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Myriam Bédard | |||
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Fédération de la santé et des services sociaux - CSN | |||
STT Les p'tits coquillages - CSN | |||
Syndicat des employées des Centres de la petite enfance de la MRC de Rivière-du-Loup (CSN) | |||
Syndicat des employés-es du Centre de la Petite Enfance chez ma Tante - CSN | |||
Syndicat des travailleurs en CPE de Montréal-Laval | |||
Syndicat des travailleurs et travailleuses du C.P.E. Pouce-Pousse inc. de New-Richmond | |||
Syndicat des travailleurs(euses) des centres de la petite enfance de la MRC de la Mitis (CSN) | |||
Syndicat des travailleurs(euses) en Centre de la petite enfance de l'Outaouais S.T.C.P.E.O. - CSN | |||
Syndicat des travailleuses de CPE de la MRC de Bonaventure - CSN | |||
Syndicat des travailleuses de La Marée Montante de Ste-Anne-des-Monts (CSN) | |||
Syndicat des travailleuses des Centres de la petite enfance de la MRC Rimouski-Neigette CSN | |||
Syndicat des travailleuses des centres de la petite enfance et des bureaux coordonnateurs du Saguenay - Lac-Saint-Jean - FSSS-CSN | |||
Syndicat des travailleuses du C.P.E. Le Voyage de mon Enfance (CSN) | |||
Syndicat des travailleuses du CPE La Marinière-CSN | |||
Syndicat des travailleuses du CPE Les P'tits Flots (CSN) | |||
Syndicat des travailleuses en CPE région Laurentides (CSN) | |||
Syndicat des travailleuses en service de garde de Lanaudière - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre de la petite enfance Cannelle et Pruneau-CSN | |||
Syndicat des travailleuses et des travailleurs de CPE de Sept-Îles - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et des travailleurs du CPE La baleine bricoleuse - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et des travailleurs du Centre de la petite enfance La Ramée-CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre de la petite enfance Les petits chatons-CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs de CPE de la MRC du Témiscouata-CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs des CPE de la Manicouagan - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs des Centres de la petite enfance de la MRC Rouyn-Noranda - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs des Centres de la petite enfance du secteur Ville-Marie - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs des centres de la petite enfance de Québec Chaudière-Appalaches (CSN) | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs des services de garde L'Enfant Joue - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du CPE Le Mur-Mûr - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du CPE Pidaban - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du CPE Vallée des loupiots - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du CPE des Butineurs - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre de la petite enfance des p'tits maringouins - CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs du centre de la petite enfance Bambin et Câlin-CSN | |||
Syndicat des travailleuses et travailleurs en petite enfance de la Montérégie - CSN | |||
Syndicat des travailleuses(eurs) des centres de la petite enfance de l'Estrie (CSN) | |||
Syndicat du personnel en service de garde de la région de Matane - CSN | |||
Syndicat régional des travailleuses des centres de la petite enfance de la MRC Matapédia (CSN) | |||
Syndicat régional des travailleuses et travailleurs en CPE du Coeur du Québec (CSN) | |||
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c. |
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Ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine | |||
Partie défenderesse |
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et |
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Procureur Général du Québec |
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Partie mise en cause |
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[1] Le 16 février 2022, la Fédération de la santé et des services sociaux - CSN et 38 syndicats affiliés (les syndicats CSN) en place dans autant de centres de la petite enfance (CPE) déposent une plainte fondée sur les articles 12 et 111.33 du Code du travail, RLRQ, c. C-27. Ils reprochent au ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine (le Ministère) d’avoir entravé leurs activités syndicales en adoptant une série de mesures, notamment le paiement de primes à certains salariés, visant l’attraction et la rétention de main-d’œuvre, dont certaines modifient les conditions de travail, et ce, sans aucune négociation ou discussion avec la partie syndicale.
[2] Le Procureur général du Québec est mis en cause.
[3] Environ 400 CPE sont visés par les accréditations des syndicats CSN qui représentent à travers elles plus de 10 000 travailleurs occupant tout type d’emploi. Ces 400 accréditations sont réparties entre 38 syndicats régionaux ou locaux. Treize de ces syndicats regroupent environ 90 % des accréditations.
[4] Dans ce contexte, les syndicats CSN ont développé une structure qui permet de négocier directement avec le Ministère à une table nationale. Les salaires, les primes, les congés, la probation, l’arbitrage et la durée de la convention relèvent notamment de ce forum. D’autres conditions sont discutées au niveau régional comme l’ancienneté et l’affichage de postes. Finalement, les questions touchant les horaires, les pauses ou le choix des vacances relèvent de la négociation locale.
[5] Certains employeurs sont aussi regroupés au sein d’associations régionales. Environ 150 d’entre eux acceptent ainsi de négocier au niveau national. Les 250 autres ne sont pas liés par les ententes qui y sont conclues, mais une centaine choisit quand même d’y adhérer. Les 150 qui restent négocient sur une base régionale.
[6] Le protocole de négociation nationale prévoit que les regroupements patronaux et les syndicats CSN reconnaissent le Ministère « comme étant une partie visée par la négociation nationale ».
[7] La convention collective intervenue en 2017 échoit le 31 mars 2020. Il est prévu que les négociations en vue de son renouvellement commencent en avril 2020.
[8] Or, le 13 mars 2020, l’état d’urgence sanitaire est déclaré, les regroupements sont interdits et les CPE ferment, comme la majorité des entreprises au Québec.
[9] Les consultations auprès des membres ne sont donc entreprises qu’en septembre.
[10] Le protocole de négociation de la convention nationale à intervenir est signé en avril 2021.
[11] Parallèlement, les demandes syndicales sont déposées le 1er février 2021. Les réponses et propositions patronales arrivent en juillet et les pourparlers reprennent plus intensivement en septembre 2021.
[12] La négociation s’articule autour de la question de la rareté de la main-d’œuvre accentuée par le départ d’éducatrices vers le réseau scolaire à la suite de la création des maternelles pour les enfants de quatre ans. Le réseau offre en effet de meilleures conditions de travail que les CPE. C’est donc à cette réalité que l’on s’attaque, cherchant à la contrer par l’adoption de différentes mesures. En ce sens, les syndicats CSN réclament, pour tous les types d’emplois, une amélioration importante des conditions salariales et des congés ainsi qu’un allégement de la charge de travail en abaissant les ratios d’enfants par éducatrice, tenant compte, entre autres, des enfants à besoins particuliers et de périodes de planification pédagogique.
[13] Au fil de la négociation, les positions des parties évoluent. À un moment, des sommes forfaitaires dites de reconnaissance sont accordées pour les heures travaillées en période de pandémie (du 1er avril 2020 au 31 mars 2021).
[14] Évidemment, les éducatrices sont au centre des discussions. Les syndicats CSN rappellent toutefois que, dans les services de garde, ils représentent d’autres types d’employés qui ont droit à des conditions s’inscrivant dans une structure salariale que l’on veut cohérente et équilibrée. D’ailleurs, au cours de cette négociation, la solidarité entre tous les types d’employés se révèle sans équivoque.
[15] Les syndicats CSN obtiennent le mandat de tenir 10 jours de grève. Une première journée a lieu à la fin du mois de septembre 2021. Les 14 et 15 octobre, le droit de grève est à nouveau exercé.
[16] Ce 14 octobre, alors même que les syndicats sont en grève, les représentants gouvernementaux tiennent une conférence de presse. Ils annoncent, pour les éducatrices seulement, une proposition d’augmentation de salaire importante, en plus de primes pour celles qui acceptent de travailler 40 heures hebdomadairement plutôt que la semaine normale prévue aux conventions qui varient de 32 à 34 heures et souvent sur quatre jours plutôt que cinq. Selon les syndicats CSN, ces conditions avaient été proposées en juillet et refusées, notamment parce qu’elles n’étaient offertes qu’aux éducatrices. Par ailleurs, les syndicats CSN ne favorisent pas la semaine de 40 heures, incompatible avec la semaine de quatre jours qui avait constitué un gain historique lorsqu’elle a été obtenue.
[17] Malgré cet affront qui place les associations en situation défensive et leur attribue le « mauvais rôle » en les forçant à expliquer publiquement leur insatisfaction à l’égard de ces offres qui ont été refusées, ils choisissent de ne pas exercer de recours préférant concentrer leurs efforts sur la négociation. Ils dénoncent cependant, auprès des interlocuteurs patronaux, ce comportement qu’ils considèrent comme inacceptable. Ce geste du gouvernement est en effet perçu comme une tentative de casser la mobilisation des membres, en divisant l’opinion publique et celle des salariés.
[18] De nouvelles offres bonifiées sont présentées le 22 octobre 2021. Elles ne visent, encore une fois, que les éducatrices.
[19] À la fin du mois d’octobre, les salariés font la grève pendant trois jours.
[20] La négociation s’intensifie sérieusement en novembre. Quatre autres jours de grève sont tenus, malgré le fait que les conditions salariales offertes aux éducatrices apparaissent acceptables. Les revendications concernent principalement les autres employés qui sont toujours désavantagés dans la structure salariale proposée. C’est donc sur ce front que se portent alors les discussions.
[21] Le 1er décembre, les syndicats CSN déclenchent une grève générale d’une durée illimitée.
[22] Une entente de principe est conclue le 8 décembre 2021. Elle s’appliquera du 1er avril 2020 au 31 mars 2023.
[23] La plainte des syndicats CSN, dont le Tribunal est ici saisi, indique que les mesures suivantes font l’objet de l’entente :
[24] La prime liée à la semaine de 40 heures, annoncée le jour de la grève du 14 octobre, a été abandonnée.
[25] Le travail de rédaction des textes de la convention, ce que certains qualifient de deuxième négociation, est alors entrepris et se poursuivra jusqu’en mars.
[26] Entretemps, le ministre de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine tient une conférence de presse le 17 janvier 2022. Les syndicats CSN apprennent à ce moment que les éducatrices retraitées qui reviendront au travail à compter du 25 novembre 2021 pourront bénéficier d’une prime salariale de 6,6 % et qu’une douzaine de journées de libération seront accordées aux éducatrices non qualifiées qui effectueront une démarche en vue de la reconnaissance des acquis.
[27] Le même jour, un communiqué est publié par le cabinet du ministre de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine en collaboration avec celui du ministre du Travail, de l'Emploi et de la Solidarité sociale et ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration. On y annonce notamment ce qui suit :
Les mesures annoncées aujourd'hui visent à recruter 18 000 nouvelles éducatrices et nouveaux éducateurs, en plus d'en qualifier 7 000 autres déjà en poste dans le réseau actuel d'ici 2026. Cette opération touchera notamment la formation, la qualification, la valorisation de la profession, l'immigration et le retour à l'emploi d'éducatrices et d'éducateurs retraités.
Les mesures annoncées représentent un investissement de près de 300 millions de dollars. Le gouvernement du Québec confirme une fois de plus toute l'importance qu'il accorde au réseau de la petite enfance et sa volonté de le compléter pour que chaque enfant puisse avoir une place et développer son plein potentiel auprès d'un personnel qualifié.
[28] Des bourses pour les étudiants en technique d’éducation à l’enfance, des libérations subventionnées pour favoriser les démarches de reconnaissance des acquis pour les éducateurs non qualifiés qui travaillent déjà dans un service de garde sans détenir les attestations afférentes, des formations accélérées menant à la qualification recherchée et une campagne de recrutement et de valorisation de la profession sont ainsi annoncées.
[29] À ces mesures s’ajoutent des primes salariales pour le retour à l’emploi du personnel éducateur retraité. Le gouvernement accordera donc, temporairement du 25 novembre 2021 jusqu’au 31 mars 2023, une prime de 6,6 % du salaire aux retraités du réseau qui reviennent au travail.
[30] Dans le document intitulé « Foire aux questions » portant sur cette nouvelle mesure du retour au travail des personnes retraitées, le gouvernement répond aux questions qu’elle soulève soit : les personnes visées, les moyens de la mettre en œuvre, la durée et le lieu du travail, les impacts financiers, l’ancienneté, le salaire, les vacances, les avantages sociaux et les autres conditions qui en découlent. Il est aussi précisé que la « personne retraitée qui réintègre un SGEE [service de garde éducatif à l’enfance] où le personnel est syndiqué sera également syndiquée ». Les personnes visées sont les suivantes :
La Mesure s’adresse au personnel éducateur retraité des SGEE qualifié ou non qualifié qui revient ou qui est revenu au travail dans un CPE ou une GS depuis l’annonce de la Mesure, soit le 25 novembre 2021. La mesure ne s’adresse pas à la personne retraitée d’un autre secteur que celui des SGEE.
[31] Or, les syndicats CSN, qui n’ont pas été consultés, se trouvent dans l’impossibilité d’informer les salariés qu’ils représentent des modalités liées à cette mesure, qui ne fait pas partie de la convention collective en vigueur ni de celle à venir. Ils ignorent même s’ils pourront les représenter dans le cadre d’un litige relatif à son application.
[32] Alors qu’ils viennent tout juste de conclure une entente et que les parties sont en pleine rédaction des textes de la nouvelle convention collective, les syndicats CSN sont outrés de voir les conditions durement négociées modifiées sans autre avis. Au surplus, ces ajouts décidés unilatéralement ne visent, encore une fois, que les éducatrices.
[33] Cette situation crée un déséquilibre, non seulement entre les différents types de salariés, mais aussi entre les éducatrices en ce que les « retraités de retour au travail » bénéficient de conditions plus avantageuses que celles de leurs collègues, sans que les associations détenant le monopole de représentation n’y puissent quoi que ce soit.
[34] Les syndicats CSN soulignent que cet événement survient à un moment où ils sont particulièrement vulnérables puisque la période de maraudage est ouverte.
[35] Le lendemain de cette conférence de presse, les représentants syndicaux expriment leur mécontentement à ceux du Ministère, précisant que c’est la deuxième fois au cours de cette négociation que la partie patronale annonce publiquement des conditions de travail qui n’ont pas été négociées.
[36] Le représentant patronal répond qu’il s’agit d’une simple mesure administrative puisque cette somme équivalente à 6,6 % du salaire correspond à la part employeur des cotisations au régime de retraite. Malgré un retour au travail du salarié retraité, il ne cotise plus à ce régime. Ainsi, plutôt que de verser cette somme au régime pour que le salarié en bénéficie plus tard, au moment de sa retraite, elle est versée directement au salarié dont le revenu n’est donc pas augmenté, est-il expliqué.
[37] En ce qui concerne le choix de la date du 25 novembre 2021 comme date d’entrée en vigueur, il s’agit du jour de l’annonce de la mesure qui aurait été faite dans le cadre d’une mise à jour économique ou d’un budget.
[38] Le représentant patronal affirme avoir été informé de cette mesure en novembre dans un des « grands comités » dont il fait partie, mais n’en avoir jamais parlé à la table de négociation puisqu’il ne s’agit pas, selon lui, d’une condition de travail. D’ailleurs, précise-t-il, cette « mesure administrative » s’applique aussi aux salariés qui ne sont pas syndiqués.
[39] Plus tard, dans le cadre des discussions concernant la teneur des textes de la convention collective, il est convenu, à la suggestion des représentants du Ministère, d’insérer dans une lettre d’entente les mesures relatives à la reconnaissance des acquis, aussi annoncée le 17 janvier 2022. Il s’agit de la « Lettre d’entente concernant l’octroi de mesures exceptionnelles visant à favoriser et valoriser la qualification des éducatrices ».
[40] Elle prévoit une prime de 450 $ pour chaque tranche de 15 crédits obtenue en cours d’emploi, par une éducatrice non qualifiée, dans le cadre d’un programme d’études identifié et une somme forfaitaire correspondant à 2 % du salaire pour celle qui obtient ainsi un diplôme identifié. Une libération du travail jusqu’à concurrence de 12 jours est aussi prévue pour participer à des activités liées à la démarche de reconnaissance des acquis.
[41] Considérant la date d’entrée en vigueur de la mesure, les syndicats CSN ont pu convaincre le Ministère de prolonger la durée prévue de la mesure jusqu’en 2024 plutôt qu’en mars 2023 afin d’en permettre plus réalistement l’application.
[42] Cette lettre d’entente, paraphée le 8 mars 2022 en même temps que les textes de la nouvelle convention collective, est donc postérieure au dépôt de la plainte, est-il souligné. Quoi qu’il en soit, pour le Ministère, la portion de la plainte portant sur cette question est devenue sans objet. Il plaide que le sujet est clos.
[43] Rien n’est cependant inclus dans la convention collective concernant le retour au travail des retraités, mesure considérée par le Ministère comme « administrative ». Il refuse catégoriquement d’en discuter dans le cadre des négociations, malgré les demandes en ce sens.
[44] Il explique que cette mesure a été adoptée à la suite des travaux du Groupe d’intervention en rareté de main-d’œuvre (le GIRMO) créé en 2019. Ce groupe de travail, chapeauté par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, est composé de représentants de différents ministères dont celui de la Famille. Aucun représentant syndical n’en fait toutefois partie. Ce groupe a pour mandat d’identifier les secteurs d’activités et les professions « rares » puis de développer des actions pour agir sur cette situation.
[45] Les travaux du GIRMO ont été suspendus en raison de la pandémie, mais ont repris au printemps 2021. Sur 500 professions répertoriées, plus de 100 se retrouvent en situation de rareté. Devant cette ampleur, il a été décidé de prioriser six secteurs : trois secteurs de services considérés comme essentiels, c’est-à-dire la santé, l’éducation et les services de garde éducatifs à l’enfance et trois autres secteurs économiques, soit les technologies de l’information, le génie et la construction.
[46] L’objectif est d’attirer, de former ou de requalifier 170 000 travailleurs dans ces six secteurs d’ici 2026. Pour y arriver, il est prévu d’investir 3,9 milliards de dollars sur cinq ans.
[47] En ce qui concerne les services de garde, l’objectif est de créer 37 000 places subventionnées supplémentaires d’ici 2024-2025. Pour ce faire, 25 000 éducatrices devraient s’ajouter selon l’évaluation qui en est faite. On recherche donc 18 000 éducatrices supplémentaires et la qualification de 7 000 personnes œuvrant déjà dans le réseau.
[48] Le 30 novembre 2021, le gouvernement publie un document intitulé « Opération main-d’œuvre, mesures ciblées pour des secteurs prioritaires ». Des mesures globales concernant plusieurs secteurs sont énoncées et constituent le premier axe. Le second est consacré à des mesures spécifiques à certains services publics essentiels et le troisième axe est relatif aux secteurs économiques identifiés.
[49] La qualification et le soutien à la formation se retrouvent, comme le retour à l’emploi des retraités, dans la section dite des mesures globales.
[50] Dans la section portant sur les questions spécifiques aux services de garde éducatifs à l’enfance, on réitère les compensations financières reliées à la qualification et la formation des éducatrices qui sont essentiellement les mêmes que l’on retrouve dans la lettre d’entente « concernant l’octroi de mesures exceptionnelles visant à favoriser et valoriser la qualification des éducatrices ». Cette section se termine avec un encart intitulé « les actions en cours dans le réseau des services de garde éducatifs à l’enfance » :
Le gouvernement reconnaît la contribution essentielle des éducatrices dans le développement des jeunes enfants et de leur réussite éducative, ainsi que l’urgence d’agir pour améliorer leurs conditions de travail.
L’offre d’une bonification salariale
Une bonification salariale importante leur a ainsi été offerte. L’adoption de mesures temporaires bonifiant les paramètres salariaux1 et la poursuite des négociations avec les représentants syndicaux permettront de reconnaître l’apport des éducatrices, de susciter l’intérêt à l’égard de l’emploi et de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée suffisante. Ces avancées assureront la qualité des services offerts et répondront aux besoins des familles.
[…]
(1) Québec annonce une bonification salariale pour les éducatrices et éducateurs en centres de la petite enfance, 14 octobre 2021.
[51] Faut-il rappeler que cette annonce du 14 octobre à laquelle on réfère est celle faite lors d’une journée de grève.
[52] Ainsi, le Ministère plaide que « le rôle des ministères est purement administratif et opérationnel, car les paramètres (par exemple : la valeur de la prime pour le retour au travail des retraitées) ont été déterminés par le GIRMO ». Lorsque le Ministère met en œuvre ces différentes mesures, « [i]l remplit alors une fonction administrative et d’application de la Loi sur le ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine ». Ainsi, « aucune de ses [sic] mesures n’a à faire l’objet de négociation avec les différentes associations, puisqu’il s’agit de mesures administratives ». De plus, ces mesures s’appliquent à différents secteurs et pas seulement aux CPE (voir paragraphes 18, 38 et 41 de l’argumentation).
[53] Pour le Ministère, les différentes mesures mises en place par le GIRMO soit la formation, l’intégration en emploi des personnes sans emploi et l’immigration constituent des mesures administratives qui n’ont pas à faire l’objet de négociations avec les associations.
[54] Pourtant, les mesures concernant la qualification, aussi déterminées par le GIRMO, ont été insérées dans la convention collective nationale qui a été conclue le 8 mars 2022, et ce, à la demande du Ministère. Une négociation a même porté sur la durée de la mesure qui prendra fin en mars 2024 plutôt qu’en 2023.
[55] En plus de son allégation voulant qu’il n’avait pas à négocier ces mesures qu’il qualifie d’administratives, le Ministère plaide qu’il n’est pas l’employeur ou une personne agissant pour lui au sens de l’article 12 du Code du travail.
[56] Pour les syndicats CSN, en annonçant le 17 janvier 2022 les mesures contestées, soit les avantages liés à la qualification et formation et la prime pour les retraités qui reviennent au travail, sans aucune négociation préalable, le Ministère entrave les activités syndicales et entache sa crédibilité à titre de détenteur du monopole de représentation des salariés que lui octroie le Code du travail.
[57] Les syndicats CSN soulignent enfin que l’article 33.2 de la convention collective nationale 2017-2020, toujours en vigueur au moment du dépôt de la plainte, prévoit ce qui suit :
Les parties reconnaissent qu’avant de conclure toute entente ayant pour effet de modifier une matière négociée à la table nationale, elles doivent obtenir l’autorisation écrite d’un représentant du ministère de la Famille, du représentant désigné des employeurs signataires de l’entente de principe et de la FSSS-CSN.
[58] Les primes salariales constituent une matière négociée à la table nationale de négociation et sont visées par cette disposition, est-il plaidé.
L’ANALYSE ET LES MOTIFS
[59] La plainte est déposée le 16 février 2022 en vertu de l’article 12 du Code du travail :
12. Aucun employeur, ni aucune personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs, ne cherchera d’aucune manière à dominer, entraver ou financer la formation ou les activités d’une association de salariés, ni à y participer.
Aucune association de salariés, ni aucune personne agissant pour le compte d’une telle organisation n’adhérera à une association d’employeurs, ni ne cherchera à dominer, entraver ou financer la formation ou les activités d’une telle association ni à y participer.
[60] Les syndicats CSN demandent au Tribunal de constater l’entrave et d’ordonner qu’elle cesse. Ils réclament aussi la suspension de ces mesures annoncées et une ordonnance de négocier toute mesure que le Ministère souhaite implanter.
[61] Yann BERNARD, André SASSEVILLE et Bernard CLICHE (dir.), dans Robert P. GAGNON, Le droit du travail du Québec, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 434, traitent de la raison d’être de cette disposition :
478 - Absence d’entrave et d’ingérence – L’autonomie syndicale suppose à la fois l’absence d’entrave à l’action collective légitime et celle d’une ingérence indue dans cette action. Le groupement syndical qu’est l’association de salariés doit ainsi pouvoir se former, s’organiser et s’administrer sans obstacle ni ingérence de la part de l’employeur, sous le seul contrôle et par la seule volonté des salariés dont il est destiné à défendre les intérêts. C’est cette dimension proprement collective du droit d’association que le législateur avait en vue, en édictant l’article 12, al. 1 C.t. Ce dernier interdit en effet à l’employeur et à toute personne agissant pour lui de chercher, de quelque manière, à entraver, dominer ou financer la formation ou les activités d’une association de salariés, ou à y participer.
[Notes omises]
[62] Le rôle de l’association de salariés est expressément défini à l’article 1 a) du Code du travail :
1. Dans le présent code, à moins que le contexte ne s’y oppose, les termes suivants signifient:
a) «association de salariés» : un groupement de salariés constitué en syndicat professionnel, union, fraternité ou autrement et ayant pour buts l’étude, la sauvegarde et le développement des intérêts économiques, sociaux et éducatifs de ses membres et particulièrement la négociation et l’application de conventions collectives;
[63] La négociation collective des intérêts économiques des membres est donc au cœur de la mission de l’association qui, dans l’exercice de son rôle, doit être protégée à l’encontre de toute entrave ou tentative d’entrave.
[64] C’est ce que rappelle la Commission des relations du travail dans Syndicat de la santé et des services sociaux d’Arthabaska-Érable (CSN) c. Centre de santé et des services sociaux d’Arthabaska-Érable, 2006 QCCRT 0276 :
[45] Nous rappelant que le requérant est le seul représentant de l'ensemble des salariés qu'il regroupe, toute atteinte, même mineure, à ce statut du syndicat, à ses rôles et à celui de représentativité en particulier, qui constitue sa raison d'être, doit être sanctionnée. Pour entraver, il n'est pas indispensable de négocier ouvertement, ni de menacer ou d'intimider; il peut suffire de créer des contraintes, de semer des obstacles, comme ici.
[65] Par ailleurs, l’association accréditée est un interlocuteur obligé dans le cadre de cette négociation collective. Elle agit au lieu et place des salariés qu’elle représente. La Commission des relations du travail l’exprime ainsi dans Syndicat des professionnel-le-s en soins infirmiers et cardio respiratoires de Drummondville (FIQ) c. Centre de santé et de services sociaux Drummond, 2010 QCCRT 613 :
[30] […] L’association de salariés accréditée, ici le Syndicat, n’est pas seulement le mandataire d’un regroupement de salariés. L’effet de l’accréditation fait en sorte que l’association de salariés devient un acteur autonome, un interlocuteur obligé avec qui l’employeur doit traiter. Cela est vrai pour la négociation, cela l’est également pour les griefs.
[66] L’entrave aux activités d’une telle association n’est pas définie au Code du travail.
[146] L’entrave est l’une des façons précisée au Code de contrevenir à l’exigence de non-ingérence, règle qui a pour but d’assurer, aux deux parties à la négociation collective, le respect l’une envers l’autre de son autonomie d’action.
[…]
[149] Fondamentalement, l’entrave exercée par un employeur ou un de ses agents vise à déstabiliser et à affaiblir le syndicat et ses dirigeants ou représentants, à les discréditer auprès des membres et même du public en général.
[150] L’employeur ou son agent ne peuvent utiliser leur liberté d’expression en poursuivant de tels objectifs ou encore en tenant des propos qui comportent directement ou indirectement une menace, ne sont pas défendables quant à leur véracité, ne respectent pas le rôle et la légitimité du syndicat et de ses dirigeants ou encore lorsqu’ils visent à susciter le mépris envers les salariés.
[151] Dans l’analyse concrète d’une situation, il faut détecter ce qui se dégage du comportement des parties en appréciant à la fois le but poursuivi et l’effet que de telles actions ont eu ou peuvent avoir sur la cohésion syndicale, notamment alors que la vulnérabilité du syndicat est plus grande comme au moment de l’organisation préalable à l’accréditation ou dans un contexte de négociation ardue pour le renouvellement de la convention collective alors qu’une grève ou un lock-out en ponctue le processus. Dans ce dernier cas, il y a lieu de l’apprécier concurremment avec l’obligation faite aux parties d’entreprendre et de poursuivre la négociation avec diligence et bonne foi (article 53, alinéa 2).
[152] Dans tous les cas, il faut voir si l’employeur ou son agent font fi du monopole de représentation du syndicat qui est l’assise même de notre régime de négociation collective, en tentant de s’ingérer dans la gestion syndicale de la négociation.
[68] Puis, les auteurs Bernard, Sasseville et Cliche précités précisent ce qui suit :
479 – […]
L’infraction d’entrave ou de tentative d’entrave requiert une intention coupable, dont la présence peut toutefois se trouver tout autant dans un acte d’imprudence grave que dans un geste délibéré, dès lors qu’un employeur raisonnable ne pouvait en ignorer les conséquences. L’interdiction ne rejoint pas la simple maladresse commise par des représentants de l’employeur sans la connaissance de ce dernier. Il n’est pas nécessaire que l’intervention fautive ait été fructueuse; il suffit qu’il y ait eu tentative d’entrave.
[69] Dans le présent cas, c’est la négociation collective qui est en cause et il est maintenant reconnu qu’elle est une composante essentielle du droit d’association. L’entrave à une telle négociation collective, au cœur du rôle de l’association, empêche donc le plein exercice du droit d’association. La Commission des relations du travail dans Association des pompiers professionnels de Québec inc. c. Ville de Québec, 2015 QCCRT 0341, l’exprimait en ces termes :
[260] Le droit à la négociation collective est maintenant reconnu comme une composante essentielle de l’exercice du droit d’association, lequel a rang de droit constitutionnel. Voir les arrêts Dunmore c. Ontario (Procureur général) 2001 CSC 94 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 1016 et Health Service and Support - Facilities Subsector Bargaining ASSN c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27 (CanLII), [2007] 2 R.C.S. 391.
[261] Les situations d’entrave ou d’ingérence mettent directement en cause la mise en œuvre du droit d’association. De ce fait, elles constituent aussi une atteinte à un droit fondamental de portée quasi-constitutionnelle au sens de l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[70] La Cour suprême reconnaît en effet la protection accordée au droit de négocier collectivement dans Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1 :
[67] Après avoir appliqué l’approche téléologique que nous venons d’examiner au contexte des relations du travail, nous reconnaissons que l’al. 2d) garantit le droit des employés de véritablement s’associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs aux conditions de travail. Ce constat confirme les conclusions fondamentales tirées dans les arrêts Health Services et Fraser. Cette protection inclut un droit de négocier collectivement. Ce droit garantit toutefois un processus plutôt qu’un résultat ou que l’accès à un modèle particulier de relations de travail.
[71] La Cour supérieure dans Ville de Québec c. Commission des relations du travail, 2015 QCCS 4450 (requête pour permission d’appeler rejetée, 2016 QCCA 272) - une affaire d’entrave où le maire avait négocié sur la place publique et discrédité l’association représentative - traite de ce droit de bénéficier d’un processus véritable de négociation reconnu par la Cour suprême :
[84] Comme l’écrivent la Juge en chef McLachlin et le juge Lebel pour la majorité dans cette dernière affaire, l’article 2 d) de la Charte protège le droit des employés de s’associer et de bénéficier d’un processus véritable de négociations collectives, lequel inclut leur liberté de choisir, de façon indépendante, les intérêts collectifs qu’ils veulent prioriser, la façon de les réaliser et la personne ou l’association ou les représentants indépendants de l’employeur à qui ils confieront la tâche de les représenter et de négocier38. La Cour suprême souligne aussi que la négociation collective représente un aspect fondamental de la société canadienne39 et que son objectif consiste à protéger l’autonomie collective des employés contre le pouvoir supérieur de l’administration et à maintenir un équilibre entre les parties40. Encore plus à propos dans notre affaire, la Cour ajoute que cet objectif de la négociation collective et cet équilibre entre les parties ne seront pas atteints si le processus qui entoure la négociation « entrave le droit des employés de choisir ce qui est dans leurs intérêts et comment ils devraient défendre ces derniers »41, ou encore « si l’employeur domine ou influence le processus » qui entoure la négociation collective42.
[Notes omises]
[72] Ainsi, le droit à la négociation collective consacré par le Code du travail jouit d’une protection constitutionnelle comme partie essentielle du droit d’association. Le Ministère ne peut l’écarter du revers de la main sous le seul prétexte de la qualification administrative qu’il accole à la mesure qu’il s’autorise unilatéralement à exclure du champ de la négociation.
[73] Une prime de 6,6 % s’ajoutant au salaire d’un salarié constitue bel et bien une condition de travail; l’une des plus importantes, pourrait-on ajouter. Le Ministère a beau dire qu’il ne fait que la verser au salarié directement plutôt que dans le régime de retraite, il n’en demeure pas moins qu’en d’autres temps, un retraité de retour au travail n’y aurait pas droit, pas plus d’ailleurs qu’un retraité de retour au travail qui serait issu d’un autre secteur que celui des services de garde éducatifs à l’enfance (que le Ministère a exclu de son application). De plus, le traitement fiscal de ce qui devient une prime salariale diffère considérablement de ce qu’il serait si cette somme était versée dans un régime de retraite.
[74] Par ailleurs, il est allégué que le rôle du Ministère à l’égard des mesures décidées par le GIRMO est purement administratif et opérationnel, et qu’en conséquence, il ne peut s’agir d’ingérence de sa part dans les activités syndicales.
[75] Pourtant, quand il est question des mesures liées à la qualification des éducatrices, aussi décidées par le GIRMO, il accepte qu’elles soient incluses dans la convention collective par le biais d’une lettre d’entente. Il en est tout autrement à l’égard des primes liées au retour au travail des retraités, à propos duquel le Ministère se refuse à toute négociation. Cette mesure, plaide-t-il, ne vise qu’à pallier temporairement le manque d’éducatrice jusqu’à ce que les programmes de formation et qualification produisent leurs effets.
[76] Il faut toutefois souligner qu’elle est applicable pour la même durée que la convention collective, soit jusqu’au 31 mars 2023 et que, par ailleurs, plusieurs autres primes ont été négociées dans le cadre de cette convention.
[77] Aussi, dans le document « Opération main-d’œuvre, mesures ciblées pour des secteurs prioritaires », il est mentionné en page 14 que la portion employeur du financement du régime de retraite constitue « en quelque sorte » un « salaire différé ». Puis, on ajoute ce qui suit :
Cependant, les retraités revenant travailler ne peuvent pas recommencer à cotiser à leur régime de retraite. Par le fait même, ils ne peuvent plus accumuler de nouveaux droit ni bénéficier de la contribution financière de l’employeur à leur régime. Cette contribution fait pourtant partie intégrante de la rémunération globale des employés.
[78] Il faut donc comprendre que les conditions de travail des personnes visées par cette mesure – on peut même parler de la plus significative de ces conditions, c’est‑à‑dire le salaire – sont modifiées considérablement et modulées par l’employeur qui accorde à certains salariés une prime salariale de 6,6 %, et ce, sans discussion ni négociation.
[79] Dans le même document, on reconnaît un peu plus loin en page 33, référant spécifiquement à l’annonce faite en conférence de presse lors d’une journée de grève, qu’une « bonification salariale importante leur a ainsi été offerte ». Puis, est-il ajouté, « [l’]adoption de mesures temporaires bonifiant les paramètres salariaux [il faut ici comprendre qu’il est question de la prime de 6,6 %] et la poursuite des négociations avec les représentants syndicaux permettront de reconnaître l’apport des éducatrices, de susciter l’intérêt à l’égard de l’emploi et de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée suffisante ».
[80] Donc, les conditions négociées avec les représentants syndicaux s’ajouteront à celles déjà décidées unilatéralement par l’employeur.
[81] Des situations présentant certaines similarités ont déjà été portées devant le Tribunal.
[82] En 2019, dans FIQ – Syndicat des professionnelles en soins de Montérégie-Ouest c. Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest, 2019 QCTAT 4009, le syndicat reprochait au CISSS dans une plainte fondée sur l’article 12 d’avoir décidé unilatéralement du report de l’entrée en vigueur de nouvelles dispositions de la convention collective :
[42] En indiquant aux salariés, membres du syndicat, que la date officielle retenue est le 10 novembre sans négociation, l’employeur se trouve à imposer une condition de travail au syndicat qui doit être négociée. Ce dernier se retrouve devant un fait accompli, alors que son rôle est d’agir comme agent négociateur et représentant des salariés visés par son accréditation. En décidant unilatéralement de la date officielle retenue pour la mise en application des ententes locales, l’employeur s’immisce dans le monopole de représentation syndicale qui implique la négociation des conditions de travail. Il se trouve à intervenir entre le syndicat et les salariés dans l’aire du négociable, ce qu’il ne peut pas faire légalement.
[...]
[44] Si l’employeur se trouve dans l’incapacité de respecter une proposition qui a été acceptée par le syndicat, il doit alors s’asseoir et négocier avec lui. Le droit protège le processus de négociation6.
[…]
[47] L’entrée en vigueur d’une convention collective fait partie des conditions de travail négociables. L’employeur a consulté tout son personnel responsable des ressources humaines, mais il n’a pas fait le même exercice avec le syndicat avant de retenir et annoncer la date officielle du 10 novembre 2019. Il a seulement informé le syndicat de sa décision le 16 juillet 2019. L’annonce aux salariés par la note de service du 18 juillet 2019 et, incidemment, celle du 3 septembre 2019, sans négociation avec le syndicat, est une entrave au sens de l’article 12 du Code.
[Note omise]
[83] Dans Syndicat des employés du CISSSMO — SCFP 3247 c. Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest, 2020 QCTAT 3056, il a décidé que l’employeur a entravé les activités syndicales en attribuant des quarts de travail à ses salariés par sa page Facebook, alors que cette matière doit être négociée collectivement. Avec la mise en place de ce système, il a cherché à contourner l'application de la convention collective en créant unilatéralement de nouvelles conditions de travail tout en faisant fi du monopole de représentation.
[84] Plus récemment dans Regroupement des syndicats SCFP, section locale 899 et section locale 1226 (FTQ) c. Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux (CPNSSS), 2021 QCTAT 1358, il a été décidé qu’en créant et en implantant unilatéralement un programme temporaire de rémunération additionnelle (prime) pour certaines catégories de personnel, le Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux a contrevenu à l’article 12 du Code du travail. En l'absence de négociation avec les syndicats, il les a placés devant le fait accompli et a fait fi de leur monopole de représentation :
[73] Les actions positives43 du CPNSSS prises unilatéralement ont mis les Syndicats devant un fait accompli, alors que son monopole de représentation a été contourné. De telles actions rompent directement et inévitablement le rapport de force. Dans les faits, il n’y aurait pas eu de syndicats que le CPNSSS aurait agi exactement de la même façon.
[74] En somme, à quoi bon les rapports collectifs de travail? Cet aspect collectif est pourtant l’essence même du droit d’association.
[Note omise]
[85] Dans le présent cas, faut-il le rappeler, la mesure relative au retour au travail des retraités s’applique tant aux salariés syndiqués qu’à ceux qui ne le sont pas.
[86] Le fait pour un employeur de décider unilatéralement de conditions de travail de salariés syndiqués, de les annoncer publiquement, sans négociation et sans même en aviser l’association accréditée constitue de l’entrave au sens de l’article 12. Le Ministère ne pouvait ignorer les conséquences de son action sur la crédibilité syndicale.
[87] Le Ministère plaide aussi qu’il ne peut avoir entravé l’action syndicale au sens de l’article 12 puisqu’il n’est pas l’employeur des salariés représentés par les syndicats CSN ni une personne agissant pour lui.
[88] L’article 12 du Code du travail interdit à un employeur et à une personne agissant pour l’employeur d’entraver l’action syndicale. La Cour supérieure dans Ville de Québec c. Commission des relations du travail, 2015 QCCS 4450 (requête pour permission d’appeler rejetée, 206 QCCA 272), une affaire où il fallait déterminer si le maire de la ville représentait l’employeur ou était une personne agissant pour lui, écrivait ce qui suit :
[107] Premièrement, la locution « personne agissant pour un employeur » à l’article 12 du Code est large. Le législateur n’a pas jugé opportun de la limiter, par exemple, à une « personne agissant dans l’exécution de ses fonctions pour un employeur », ou à un « mandataire de l’employeur » ou encore à « un représentant dûment autorisé » ou à un « officier » de l’employeur. En cela, l’usage de l’expression « personne agissant pour un employeur » dénote une intention du législateur de laisser le soin au décideur spécialisé qu’est la CRT de tracer les contours de cette expression utilisée dans sa loi constitutive, et ce, selon les circonstances propres à chaque cas. À titre d’exemple de la marge de manœuvre interprétative que procure l’expression choisie par le législateur, on peut noter que dans l’affaire Schnaiberg précitée54 monsieur le juge Baudouin, parlant pour la Cour d’appel, précisément de l’article 12 du Code, mentionne ce qui suit :
« Les mots « a aidé un employeur » me paraissent équivalents, ou au moins analogues à l’expression « agir pour un employeur ». « Agir » veut dire se conduire, ou se comporter dans l’action de telle ou telle façon. »55
[Notes omises]
[89] Cette expression doit donc recevoir une interprétation large assurant l’accomplissement de l’objet de l’article 12 qui est de maintenir l’équilibre des forces de négociation.
[90] Dans la présente affaire, il suffit de rappeler que le Ministère est partie au protocole de négociation nationale intervenu en avril 2021 prévoyant que les regroupements patronaux et la CSN « reconnaissent le ministère de la Famille comme étant une partie visée par la négociation nationale ». Le Ministère est partie prenante à la table de négociation et l’entente portant sur les clauses nationales des centres de la petite enfance pour la période du 1er avril 2020 au 31 mars 2023 intervient « entre d’une part : le Secrétariat du conseil du trésor et Le ministère de la Famille et Les regroupements patronaux et d’autre part : La Fédération de la Santé et des services sociaux (CSN) ».
[91] Le Ministère, à l’évidence, agit pour l’employeur au sens de l’article 12 du Code du travail.
[92] Les syndicats CSN demandent de déclarer que le Ministère a entravé leurs activités en implantant unilatéralement les mesures annoncées le 17 janvier 2022 en conférence de presse et d’ordonner la suspension de ces mesures.
[93] Deux conditions de travail sont ici en cause : les libérations liées à la formation en vue de la qualification et la prime au personnel retraité de retour au travail.
[94] En ce qui concerne la formation, des dispositions ont été intégrées à la convention collective par le biais d’une lettre d’entente. Même s’il faut conclure que l’annonce de cette mesure dans les circonstances décrites constituait une entrave à l’activité syndicale, le fait qu’on en ait ensuite négocié certains termes fait en sorte qu’elle est dorénavant partie des conditions de travail prévues dans la convention collective et est applicable à ce titre.
[95] Le Tribunal se limitera donc à constater l’entrave.
[96] Pour ce qui est de la prime pour le personnel retraité de retour au travail, il en va autrement. Malgré le défaut d’entente, cette mesure est en application et doit continuer de l’être jusqu’au 31 mars 2023, selon ce qui est prévu. Il reste donc quelques mois à son application.
[97] La Cour suprême, au paragraphe 31 de l’arrêt Plourde c. Compagnie Wal‑Mart du Canada Inc., 2009 CSC 54, aborde la question des mesures de réparation dans le cadre d’une plainte fondée sur l’article 12 du Code du travail. Elle rappelle les larges pouvoirs du Tribunal et l’invite à faire preuve « d’audace » dans la détermination de la réparation à accorder.
[98] En conséquence, considérant ces larges pouvoirs attribués au Tribunal, afin de donner pleinement effet aux dispositions du Code du travail et d’en respecter les objectifs il y a lieu, comme dans Société des ingénieurs professionnels et associés c. Énergie atomique du Canada Limitée, C.C.R.I, 23666-C, 22 septembre 2005, P. Lordon, de permettre aux syndicats CSN de remplir leur rôle « d’interlocuteur obligé avec qui l’employeur doit traiter ».
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la plainte;
CONSTATE que le ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine a entravé les activités syndicales en faisant fi des agents négociateurs;
ORDONNE au ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine de s’engager dans un véritable processus de négociation collective à l’égard de la mesure relative au paiement de la prime de 6,6 % aux salariés retraités qui reviennent au travail, et ce, dans un délai de 30 jours de la présente décision.
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| Myriam Bédard |
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Me Ioanna Egarhos | |
LAROCHE MARTIN (SERVICE JURIDIQUE DE LA CSN) | |
Pour les parties demanderesses | |
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Mes Nathalie Fiset et Isabelle Brunet | |
BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC) | |
Pour la partie mise en cause | |
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/mpl |
AVIS :
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