Décision

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Khuong c. Asselin

2015 QCCS 3937

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

 

PROVINCE DE QUÉBEC

 

DISTRICT DE

QUÉBEC

 

 

N° :

200-05-020080-151

 

 

 

DATE :

28 août 2015

 

______________________________________________________________________

 

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

MICHEL BEAUPRÉ, J.C.S.

 

______________________________________________________________________

 

 

 

Mme LA BÂTONNIÈRE LU CHAN KHUONG, Ad. E. avocate

 

 

            Demanderesse

 

c.

 

 

Me LOUIS-FRANÇOIS ASSELIN

Me ANTOINE AYLWIN

Me MARYSE DUBÉ

 

Me PIERRE LÉVESQUE

 

Me THOMAS R.M. DAVIS

 

Me CHRISTIAN TANGUAY

 

Me NATHALIE VAILLANT

 

Me ROBERT POITRAS

 

Me JAMILLA LEBOEUF

 

M. SYLVAIN BLANCHETTE

 

Mme LOUISE LAFRENIÈRE

 

Mme RENÉE PIETTE

 

M. LOUIS ROY

 

Me SYLVIE CHAMPAGNE

 

Me LISE TREMBLAY

 

BARREAU DU QUÉBEC

 

 

            Défendeurs

 

et

 

 

CONSEIL D’ADMINISTRATION DU BARREAU DU QUÉBEC

 

L’OFFICE DES PROFESSIONS DU QUÉBEC

 

 

            Mis en cause

 

 

 

____________________________________________________________________

 

 

 

JUGEMENT

(sur requête pour ordonnances de sauvegarde)

 

______________________________________________________________________

 

 

 

Commentaires préliminaires

[1]       Aux fins de la tâche spécifique qui lui revient en l’espèce, le Tribunal doit exercer sa discrétion et rendre jugement dans le cadre des règles de droit applicables en ignorant la fumée et les impressions, pour se concentrer sur le tison et la preuve sommaire dont il dispose.

[2]       Les faits ne sont pas vraiment compliqués et les critères juridiques que le Tribunal doit analyser au stade d’une demande de sauvegarde sont connus.

[3]       C’est au juge saisi du fond, si les parties n’en arrivent pas auparavant à une solution négociée souhaitable, qu’il appartiendra de trancher les questions de fond, avec le bénéfice des plaidoiries plus élaborées que les parties lui soumettront, sur la base d’une preuve complète.

1-      Les faits

[4]       Bien qu’en matière d’ordonnance de sauvegarde la tâche du Tribunal est de procéder à un « examen préliminaire et rapide des bases légales et factuelles du dossier »[1], l’ampleur du dossier que les parties peuvent juger opportun de lui soumettre peut varier. En l’espèce, la déclaration solennelle de la bâtonnière Khuong au soutien de sa demande compte 196 paragraphes et 20 pièces, et les huit déclarations solennelles et « affidavit supplémentaire » produits par les défendeurs totalisent quant à eux 236 paragraphes et sous-paragraphes, sans compter les 35 pièces qui y sont annexées. Les deux plans d’argumentation totalisent 133 pages, les recueils d’autorités jurisprudentielles et doctrinales comportent 142 onglets et le cahier de lois et règlements en compte huit.

[5]       L’inflation n’est pas un concept propre qu’aux sciences économiques et celui de proportionnalité doit être approfondi.

[6]       Après analyse, une quantité non négligeable de faits allégués et d’arguments plaidés sont soit non pertinents, soit relèvent du fond et doivent donc être mis de côté à ce stade des procédures.

[7]       Les faits pertinents que le Tribunal retient compte tenu des critères utiles aux fins de la décision à rendre en l’espèce sont les suivants.

[8]       Le Barreau du Québec (« le Barreau ») compte environ 24 000 membres et est administré par un conseil d’administration (« le C.A.») dont le bâtonnier, ou la bâtonnière, du Québec est l’un(e) des 16 membres.[2] Le bâtonnier, ou la bâtonnière, agit comme président(e) du C.A. et est le (la) seul(e) membre élu(e) au suffrage universel.[3]

[9]       Le 4 juin 2014, la demanderesse, Me Khuong signe à titre de vice-présidente du Barreau l’Annexe B, « Attestation relative à l’éthique et à la déontologie », du Code d’éthique et de déontologie des membres du Conseil d’administration et des comités du Barreau (le « Code d’éthique »).[4] Par sa signature, elle reconnaît avoir pris connaissance du Code d’éthique et s’engage à en respecter le contenu.[5]

[10]    Les « MÉCANISMES D’APPLICATION » de sanctions prévus aux articles 28, 29 et 30 du Code d’éthique prévoient ce qui suit :

CHAPITRE III

Mécanismes d’application

28.        S’il constate ou s’il est informé d’un manquement par un membre à une obligation prévue au Code, le président du Comité de gouvernance et d’éthique fait part sans délai, après analyse, de sa recommandation au Bâtonnier ou si le manquement vise ce dernier, au Vice-président.

29.        Le Bâtonnier ou le Vice-président, après consultation du Conseil d’administration, doit alors faire part sans délai au Membre visé du manquement reproché ainsi que de l’action corrective exigée ou de la sanction projetée et l’informer qu’il peut, dans les sept jours, lui fournir ses observation et, s’il le demande, être entendu à ce sujet par (sic) Conseil d’administration.

Le premier alinéa ne s’applique pas si l’information transmise au Président du Comité de gouvernance et d’éthique lui apparaît frivole ou manifestement mal fondée et s’il estime, à sa face même qu’il n’y a pas lieu d’y donner suite. Il en informe toutefois le membre visé, ainsi que le Bâtonnier.

30.        Le Conseil d’administration, selon les pouvoirs dont il dispose, peut imposer, en vertu du Code, une sanction pouvant aller de la simple réprimande à la destitution. Une telle sanction n’empêche pas l’imposition de toute autre sanction par une autre autorité compétente, le cas échéant, notamment par le Syndic du Barreau du Québec.»

[11]    Le 22 mai 2015, la demanderesse est élue au poste de bâtonnière du Québec à la suite des élections générales organisées par le Barreau.

[12]    Selon la compilation des votes supervisée par la firme Raymond Chabot Grant Thornton[6], la bâtonnière Khuong l’a emporté avec une forte majorité, soit 62,91 % des votes, tout près de deux fois plus que son adversaire.

[13]    Le 11 juin 2015, elle est assermentée dans ses nouvelles fonctions.

[14]    Le 16 juin 2015, elle signe à nouveau l’Annexe B du Code, cette fois à titre de bâtonnière[7].

[15]    Le 18 juin 2015, la Bâtonnière préside sa première séance du C.A. Cette séance s’est très bien déroulée et le climat était excellent[8].

[16]    Le 30 juin 2015 en fin d’avant-midi, dans le cadre d’une entrevue téléphonique avec un journaliste du quotidien La Presse, laquelle devait porter sur les orientations et priorités de son mandat, le journaliste aborde rapidement avec la Bâtonnière sa participation à un programme du ministère de la Justice concernant le traitement non judiciaire de certaines infractions criminelles. Seule la coordonnatrice des communications du Barreau assiste à l’entrevue téléphonique. Le journaliste ajoute quelques minutes plus tard qu’« on parlerait d’un vol à l’étalage »[9]. La Bâtonnière nie tout vol et toute accusation criminelle.[10]

[17]    Après un bref échange à ce sujet entre la Bâtonnière et le journaliste, la coordonnatrice des communications invite ce dernier à poursuivre sur les sujets qu’il avait annoncés lorsqu’il avait sollicité l’entrevue, ce qu’il accepte[11]. L’entrevue se termine vers midi.

[18]    Ce même 30 juin 2015, convoquée d’urgence par la directrice générale du Barreau à une rencontre du C.A. à 16h, la bâtonnière Khuong confirme aux membres présents sa participation au Programme de traitement non judiciaire de certaines infractions criminelles commises par les adultes (le « Programme »), et ce, en lien avec un événement survenu dans un magasin de vêtements en février ou mars 2014, dit-elle alors, soit avant qu’elle pose sa candidature à la vice-présidence du Barreau[12].

[19]    Elle confirmera plus tard que cet événement est survenu le 17 avril 2014, soit 17 jours après son élection par acclamation à ce poste[13].

[20]    L’identité des participants au Programme mis sur pied dans l’intérêt d’une saine et efficiente administration de la justice est confidentielle. Cette confidentialité contribue d’ailleurs aux finalités et à l’efficacité du Programme. Il n’est pas contesté que la participation d’une personne n’implique aucunement l’admission des faits qui lui sont reprochés, et qu’elle ne fait suite et ne donne lieu à aucune accusation criminelle et donc à aucun procès, ni à aucun verdict. En principe, seuls les procureurs aux poursuites criminelles et pénales, les gestionnaires concernés et le personnel du Directeur des poursuites criminelles et pénales ont accès au fichier confidentiel des participants au Programme, et ce, pour les seules fins d’exercice de leurs fonctions[14].

[21]    Le lendemain 1er juillet 2015, le journaliste qui a réalisé l’entrevue du 30 juin signe un article dans La Presse concernant la participation de la bâtonnière Khuong au Programme et les événements qui y ont donné lieu.[15]

[22]    Le matin même, au terme d’une réunion tenue à compter de 10 h 15, et au début de laquelle la bâtonnière participe par voie téléphonique, le C.A. du Barreau adopte une résolution requérant qu’elle démissionne de son poste[16].

[23]        Plus tard en après-midi ce même 1er juillet 2015, lors d’une deuxième séance du C.A., la bâtonnière Khuong confirme aux membres qu’elle refuse de démissionner. Après qu’elle eut quitté la réunion pour permettre aux membres présents de délibérer, le C.A. adopte la résolution P-16. Par cette résolution qui constitue le cœur du litige, le C.A. décide :

§  de suspendre la bâtonnière Khuong de son poste avec traitement et avantages sociaux, « jusqu’à nouvel ordre »; et,

§  de lui « interdire les accès physiques et informatiques au Barreau du Québec »; et,

§  que ces décisions « ont un effet immédiat ».

[24]    Malgré ses 15 « CONSIDÉRANT » la résolution révèle essentiellement trois motifs au soutien de la suspension de la Bâtonnière :

§  les événements rapportés, bien qu’antérieurs à la présentation de son bulletin de candidature et à son élection, sont incompatibles avec la fonction de Bâtonnier.

§  la Bâtonnière aurait dû dénoncer les événements au moment de la campagne électorale compte tenu de leur incidence sur l’exécution des fonctions de Bâtonnier; et,

§  certaines citations attribuées à la Bâtonnière dans l’article du 1er juillet 2015 sur le fonctionnement du système de justice sont préoccupantes pour les citoyens, les avocats et le Barreau.

[25]        Le même 1er juillet 2015, le Barreau émet un communiqué de presse annonçant notamment que « […] le Conseil d’administration a décidé à l’unanimité de suspendre immédiatement la bâtonnière Lu Chan Khuong de l’exercice de ses fonctions jusqu’à nouvel ordre.»[17]

[26]    Le lendemain 2 juillet 2015, le C.A. adopte une résolution créant le Comité de la gouvernance et d’éthique du Barreau (« le Comité de gouvernance »), y nomme quatre membres, soit trois membres du C.A. ainsi que la secrétaire et Directrice du contentieux du Barreau, et leur confie le mandat suivant :

«  […] d’analyser la situation révélée par l’article du 1er juillet 2015 de La Presse + et des (sic) commentaires publics et privés de Me Khuong à l’égard de cette situation en vertu de l’article 28 du Code d’éthique et de déontologie des membres du Conseil d’administration et des comités du Barreau du Québec; »[18]

[27]    Par cette même résolution du 2 juillet 2015, le C.A. décide aussi « DE REQUÉRIR un rapport complet du Comité d’éthique et de gouvernance dans les meilleurs délais ».

[28]    Le 7 juillet 2015, le président du Comité de gouvernance nommé le 2 juillet précédent par le C.A. informe le vice-président que les quatre membres ont unanimement conclu que « dans les circonstances particulières de cette affaire, il serait préférable que ce mandat soit confié à un comité ad hoc[19]

[29]    Le 9 juillet 2015, les quatre membres du Comité de gouvernance se récusent en bloc et le C.A., par sa résolution P-20, nomme trois membres du Barreau qui n’ont pas été impliqués dans les décisions antérieures, et ce, à titre de membres ad hoc du Comité. Le C.A. précise qu’ils devront « Faire Rapport de leur analyse, de leurs motifs et de leurs recommandations, le cas échéant, au vice-président […]» du C.A., le défendeur Asselin. Ce dernier devra « […] en informer le Conseil d’administration et la bâtonnière.»

[30]    Ce même 9 juillet 2015, le procureur de la Bâtonnière fait signifier une mise en demeure de 16 pages au Barreau, à tous les membres du C.A. présents lors de l’adoption de la résolution du 1er juillet suspendant la Bâtonnière, ainsi qu’à la directrice générale et à la secrétaire du Barreau. Il requiert l’annulation de la résolution en question et des excuses publiques, à défaut de quoi des procédures judiciaires seront entreprises pour obtenir l’annulation de la résolution « et réparation ».[20]

[31]    Le même jour, le vice-président informe la Bâtonnière des décisions du C.A. de créer le Comité de gouvernance, d’y nommer trois membres ad hoc et de la nature de leur mandat.[21]

[32]    Le 16 juillet 2015, par sa réponse de 14 pages, le procureur des défendeurs informe celui de la Bâtonnière, en résumé, que la résolution du 1er juillet ne sera pas annulée, que les travaux du Comité de gouvernance iront de l’avant et que tout recours sera contesté.

[33]    Le 22 juillet 2015, la bâtonnière Khuong signifie sa Requête introductive d’instance en nullité, en ordonnances de sauvegarde et en dommages exemplaires.

[34]     Les 15 membres du C.A. présents lors de l’adoption des résolutions en litige sont assignés comme défendeurs, ainsi que le Barreau. Le Conseil d’administration du Barreau et l’Office des professions du Québec sont mis en cause.

[35]    La bâtonnière Khuong demande au fond l’annulation des trois résolutions du C.A. la suspendant de son poste de bâtonnière, créant le Comité de gouvernance et y nommant trois membres ad hoc aux fins précitées. Elle recherche aussi la condamnation de chacun des défendeurs membres du C.A. au paiement de la somme de 5 000 $ à titre de dommages exemplaires, alléguant leur « apparente mauvaise foi »[22] et « leur comportement hautement répréhensible »[23]. Elle requiert aussi le remboursement de tous les honoraires extrajudiciaires qu’elle aura encourus dans cette affaire et, finalement, réserve tous ses droits aux fins d’un éventuel recours en dommages compensatoires pour atteinte à sa dignité, à son honneur et à sa réputation, troubles et inconvénients ainsi que pour dommages économiques.

[36]    Dans sa requête, la bâtonnière Khuong demande aussi à la Cour de rendre des ordonnances de sauvegarde pour valoir jusqu’à jugement au fond.

[37]    Le Tribunal est exclusivement saisi de ces demandes de sauvegarde.

[38]        Ces demandes sont formulées comme suit :

« PAR CES MOTIFS, PLAISE À LA COUR :

QUANT AUX ORDONNANCES DE SAUVEGARDE CONCERNANT LA RÉINTÉGRATION DE LA DEMANDERESSE ET LA SUSPENSION DU MANDAT ET DES TRAVAUX DU COMITÉ AD HOC :

ACCUEILLIR la présente requête pour l’obtention des ordonnances de sauvegarde;

ÉMETTRE une ordonnance de sauvegarde valant jusqu’au jugement final de cette cour et RÉINTÉGRER la demanderesse dans son poste de bâtonnière avec tous ses attributs dès le prononcé du jugement sur la demande de sauvegarde;

ORDONNER aux défendeurs de laisser la demanderesse exercer ses fonctions de bâtonnière;

SUSPENDRE le mandat et les travaux du Comité ad hoc concernant la demanderesse, et ce, jusqu’à jugement final à être rendu par la présente Cour;

RENDRE toute autre ordonnance permettant la sauvegarde des droits de la demanderesse;

ORDONNER que les présentes ordonnances de sauvegarde soient exécutoires à compter de leur émission et nonobstant appel.»

[39]    La bâtonnière Khuong a-t-elle droit aux ordonnances de sauvegarde qu’elle requiert, en tout ou en partie?

2       PRINCIPES JURIDIQUES APPLICABLES

2.1    Principes généraux

[40]    L’article 46 du Code de procédure civile se lit comme suit :

« CHAPITRE III 

DES POUVOIRS DES TRIBUNAUX ET DES JUGES

SECTION I

POUVOIRS GÉNÉRAUX

46. Les tribunaux et les juges ont tous les pouvoirs nécessaires à l'exercice de leur compétence.

Ils peuvent, en tout temps et en toutes matières, tant en première instance qu'en appel, prononcer des ordonnances de sauvegarde des droits des parties, pour le temps et aux conditions qu'ils déterminent. De plus, ils peuvent, dans les affaires dont ils sont saisis, prononcer, même d'office, des injonctions ou des réprimandes, supprimer des écrits ou les déclarer calomnieux, et rendre toutes ordonnances appropriées pour pourvoir aux cas où la loi n'a pas prévu de remède spécifique. »

[41]    Dans son arrêt Sanimal c. Produits de viande Levinoff Ltée[24], la Cour d’appel rappelait que les modifications apportées au Code de procédure civile le 1er janvier 2003 consacrent notamment le pouvoir des tribunaux de prononcer des ordonnances de sauvegarde suivant l’article 46 « de façon à étendre sa portée à toutes matières et en tout temps[25]

[42]    Dans l’arrêt 2957-2518 Québec inc. c. Dunkin’Donuts (Canada) Ltd[26], la Cour d’appel distinguait l’ordonnance de sauvegarde selon qu’elle vise des mesures de gestion de l’instance qui se traduisent par des interventions conservatoires et administratives, ou des mesures injonctives de redressement assorties de mesures coercitives et déterminatives du droit des parties[27].

[43]    Dans ce dernier cas concernant les ordonnances de sauvegarde dites « litigieuses » et qui dépassent largement le seuil des ordonnances de nature conservatoire, la Cour confirmait la nécessité d’analyser la demande suivant les critères de l’apparence de droit, du préjudice sérieux ou irréparable, de la prépondérance des inconvénients et de l’urgence[28].

[44]    Par ailleurs, dans A.I.E.S.T. c. Place des Arts[29], la Cour suprême du Canada énonçait les principes généraux suivants applicables aux pouvoirs de la Cour de rendre une ordonnance de la nature d’une injonction :

« […] Le pouvoir de la Cour supérieure du Québec d’accorder une injonction est prévu par la loi.  Mais, il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire du genre de celui exercé en equity dans les juridictions de common law [références omises].  Au Québec comme ailleurs, l’injonction constitue une forme exceptionnelle et discrétionnaire de réparation. Le tribunal ne décernera pas une injonction en vertu de l’art. 751 et suiv. simplement parce que le demandeur y a droit en principe.  Celui - ci doit en outre démontrer que les circonstances justifient l’octroi d’une telle réparation potentiellement contraignante et qu’il fond pareille réparation […] »[30].

                                                                                                  (Le Tribunal souligne)

[45]    Ces principes doivent aussi trouver application lorsque la Cour est saisie d’une demande d’ordonnance de sauvegarde de la nature d’une injonction coercitive.

2.2    Le critère de l’apparence de droit

[46]    Dans son opinion pour la Cour d’appel dans l’affaire La Société zoologique du Québec inc.[31], le juge LeBel qualifiait comme suit le critère de l’apparence de droit :

« […] le juge n'a pas à exiger la démonstration d'un droit certain.  La présence d'un droit douteux ou débattable, suffit pour constituer la base d'un recours en injonction, pourvu alors, qu'on constate à la fois l'existence d'un préjudice irréparable et que le poids des inconvénients favorise le requérant.

[…]

[…] Le droit judiciaire québécois reconnaît qu'à la suite d'un examen préliminaire et rapide des bases légales et factuelles du dossier, un droit, même douteux, peut servir de fondement à une demande d'injonction.  […] »[32].

[47]    Par ailleurs, si le droit invoqué est clair, la seule démonstration d’un préjudice irréparable ou d’une situation à laquelle un jugement final ne pourrait remédier suffit, dans la mesure où l’urgence d’accorder la réparation demandée est aussi démontrée.

[48]    Si le droit aux ordonnances recherchées est carrément inexistant, l’analyse s’arrête là et la demande de sauvegarde est rejetée.

2.3    Le préjudice irréparable

[49]    Ce critère comporte en fait deux aspects.

[50]    D’une part, l’ordonnance pourra être accordée afin d’empêcher qu’un préjudice sérieux ou irréparable ne soit causé au demandeur ou, d’autre part, afin d’éviter que ne soit créé un état ou une situation de fait ou de droit de nature à rendre le jugement final inefficace.

[51]    La Cour suprême du Canada précisait comme suit la notion de préjudice « irréparable » dans l’affaire RJR-MacDonald inc. c. Canada (Procureur général).[33] :

« Le terme «irréparable» a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue.  C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre […] »[34]

2.4    Le critère de la balance des inconvénients

[52]    Ce critère n’a pas à être analysé par le Tribunal lorsque le droit du requérant est clair. Il en est autrement si le droit est « débattable » ou douteux.

[53]    En résumé, à cette troisième étape de l’analyse il s’agit de se demander si la demanderesse subirait davantage d’inconvénients si sa demande est rejetée, que les défendeurs si elle est accueillie.

[54]    En ces matières, la Loi reconnaît au Tribunal une discrétion, étant entendu que cette discrétion ne doit pas être utilisée « […] de façon abusive, déraisonnable ou non judiciaire […] »[35].

[55]    Par ailleurs, en certaines matières l’intérêt public peut être un élément particulier à considérer dans l’appréciation du poids des inconvénients.[36]

[56]    Ainsi, dans l’affaire Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd[37], M. le juge Beetz citait comme suit, avec approbation, la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et, plus particulièrement, les propos suivants de la Chambre des Lords :

« [TRADUCTION]  Il [le juge des requêtes] n'a considéré la prépondérance des inconvénients que par rapport aux demandeurs et à l'Office, mais je crois que l'avocat de celui-ci a raison d'affirmer que, lorsque le défendeur est un organisme public ayant pour tâche de servir le public, on doit examiner la prépondérance des inconvénients sous un angle plus large et tenir compte des intérêts du grand public auquel ces services sont destinés. J'estime qu'il s'agit là d'un exemple des "éléments particuliers" jouant dans la prépondérance des inconvénients, dont fait mention lord Diplock dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd[38]

                                                                                                  (Le Tribunal souligne)     

2.5    Le critère de l’urgence

[57]    Il s’agit essentiellement de se demander s’il est urgent, dans les circonstances propres à l’espèce et compte tenu de la preuve sommaire dont dispose le Tribunal, de maintenir ou de rétablir le statu quo.[39]

3.      APPLICATION DES PRINCIPES À LA PRÉSENTE AFFAIRE

3.1    Sur la demande de sauvegarde de la Bâtonnière concernant sa réintégration

3.1.1 L’apparence de droit

[58]    Il n’est pas clair, contrairement à ce que propose la bâtonnière Khuong, que le C.A. n’avait aucune compétence pour décider de sa suspension.

[59]    Bien que la tâche du Tribunal à ce stade-ci ne soit pas de décider du droit de façon finale, mais bien de l’apparence de droit en procédant de façon préliminaire[40], le juge du fond pourrait décider que les éléments suivants, considérés globalement, pouvaient fonder la compétence du C.A. de suspendre la Bâtonnière :

i) d’une part :

§  Le Barreau est une personne morale[41];

§  Le Code civil du Québec établit le droit commun et constitue dans les matières qu’il couvre le fondement des autres lois[42];

§  Le conseil d’administration d’une personne morale gère ses affaires et exerce tous les pouvoirs nécessaires à cette fin[43];

§  Le Barreau est administré par un conseil d’administration[44];

ii) d’autre part

§  Le Barreau et ses membres sont régis par le Code des professions[45] (le « Code ») ;

§  Le Code[46] prévoit qu’un Ordre professionnel a pour principale fonction d’assurer la protection du public[47];

§  Le Code prévoit qu’un Ordre professionnel est administré par un conseil d’administration chargé de l’administration générale des affaires de l’Ordre[48] et qu’à ce titre il peut établir des règles concernant la conduite de ses affaires internes[49].

[60]    De plus, contrairement à ce que propose la Bâtonnière, le Tribunal ne peut mettre de côté, à ce stade-ci, l’engagement qu’elle a pris de respecter les dispositions du Code d’éthique, incluant sa section relative aux mécanismes d’application de sanctions, parce que cet engagement de nature contractuelle violerait l’absence d’attribution expresse d’une compétence de suspension au C.A. par le Code des professions ou la Loi sur le Barreau, des législations d’ordre public[50].

[61]    Quant à l’insuffisance ou la fausseté des motifs invoqués par le C.A. pour la suspendre, ce n’est pas à ce stade préliminaire du dossier et en l’absence d’une preuve complète sur le caractère absolu ou non de la confidentialité inhérente au Programme, ou sur les circonstances dans lesquelles elle a informé un journaliste qu’elle avait adhéré au Programme afin d’éviter de « perdre son temps à la Cour », que le Tribunal peut décider que les motifs invoqués par le C.A. sont viciés à un point tel que le droit de la Bâtonnière d’obtenir sa réintégration est clair pour cette seule raison.

[62]    Certes, on n’a porté à l’attention du Tribunal aucune disposition législative ou réglementaire (dans ce dernier cas, dûment adoptée suivant les articles 93 ou 94 et 95 ou 95.0.1 du Code des professions) prévoyant clairement le pouvoir du C.A. de suspendre la Bâtonnière. Mais les dispositions législatives précitées et le Code d’éthique auquel elle a adhéré rendent la question de la compétence du C.A. à tout le moins « débattable » [51], et le droit de la Bâtonnière douteux à ce stade-ci.

[63]    Compte tenu de la conclusion du Tribunal sur la nature du droit de la Bâtonnière, l’examen du critère de l’existence d’un préjudice irréparable et de celui du poids des inconvénients est nécessaire.

3.1.2    Le préjudice irréparable

[64]    La bâtonnière Khuong allègue qu’elle a déjà subi un préjudice irréparable dans la mesure où elle a dû renoncer à une série d’activités et de rencontres durant la période estivale en raison de l’impasse qui perdure avec le Barreau[52].

[65]    Elle ajoute que l’impossibilité actuelle d’exercer ses fonctions, dont celles qui lui sont dévolues par l’article 80 du Code des professions, ne pourra nullement être compensée adéquatement de manière rétroactive puisque son mandat n’est que de deux ans.[53]

[66]    Elle ajoute que si sa réintégration n’est pas accordée, elle ne pourra consacrer les efforts nécessaires aux fins de la réalisation des objectifs et priorités pour lesquels elle a été dûment élue au suffrage universel. Elle allègue au surplus qu’elle subit aussi, personnellement, un préjudice irréparable et continu durant sa suspension du fait qu’elle a été suspendue pour des motifs incompatibles avec la présomption d’innocence dont elle doit bénéficier comme tout citoyen, et avec le principe de confidentialité associé au Programme auquel elle a accepté de participer.

[67]    S’il est exact qu’elle ne peut seule et sans le concours du C.A. réaliser et mener à terme les objectifs et le programme pour lesquels elle a été élue, le maintien de sa suspension « jusqu’à nouvel ordre » est de nature à lui causer un préjudice irréparable auquel un jugement final ne pourra remédier, compte tenu notamment de la durée limitée de son mandat.

[68]    Dans Fraternité des policières et policiers de Montréal c. Trudeau[54], M. le juge Dugré j.c.s. était saisi d’une demande d’ordonnance de sauvegarde de la Fraternité demanderesse afin, notamment, de suspendre la défenderesse avec solde de sa fonction de vice-présidente aux relations de travail de la Fraternité et d’autoriser son conseil de direction à ne pas convoquer la défenderesse aux réunions du conseil.

[69]    Le poste de vice-présidente aux relations de travail était un poste élu.

[70]    Bien que dans l’extrait suivant le juge Dugré concentrait son analyse sur le critère du poids des inconvénients, et que la trame factuelle dans cette affaire diffère de la nôtre, notamment parce que la Fraternité requérait à l’avance, par demande de sauvegarde, d’être autorisée à suspendre la défenderesse, ses propos peuvent trouver application en l’espèce :

« [46] La défenderesse plaide que la prépondérance des inconvénients la favorise puisque la priver de sa fonction d’élue lui causerait un préjudice irréparable, car elle aurait pour effet de la priver des devoirs et responsabilités qui lui ont été démocratiquement confiés par les membres de la Fraternité.

[47] Après analyse de l’ensemble du dossier, le soussigné estime que la prépondérance des inconvénients favorise la défenderesse en l’espèce. D’une part, on le sait, le refus des ordonnances de sauvegarde sollicitées n’entraînera pas de préjudice irréparable pour la Fraternité. D’autre part, si les ordonnances sont émises et que par la suite le Tribunal juge, au fond, que la défenderesse a raison, il sera alors impossible de replacer rétroactivement la défenderesse dans ses fonctions de dirigeante au sein du conseil de direction de la Fraternité en tant que vice-présidente aux relations de travail

                                                                                                  (Le Tribunal souligne)

[71]    Dans Prince et Campiou c. Première Nation de Sucker Creek[55] les demandeurs avaient été élus chefs au sein du Conseil de la Première Nation défenderesse. Ils avaient toutefois été suspendus avec traitement en milieu de mandat, dans l’attente de la fin d’une enquête portant sur des allégations de conduite répréhensible. Par demande d’injonction interlocutoire, les demandeurs requéraient d’être réintégrés à leurs postes en attendant l’issue de la demande principale en contrôle judiciaire qu’ils avaient introduite. Leur mandat était d’une durée de trois ans.

[72]    Voici comment s’exprime le juge Kelen au sujet du préjudice irréparable :

« [32]    […] le poste de conseiller de la bande défenderesse est une charge politique à laquelle les demandeurs ont été élus par d’autres membres de la Première Nation de Sucker Creek. La destitution de cette charge signifie que les demandeurs ne pourront pas défendre les politiques pour lesquelles ils ont été élus, que ce soit lors des réunions du Conseil ou dans la collectivité en général. Cette situation causerait un préjudice irréparable non seulement aux demandeurs eux-mêmes, mais également aux individus qui les ont élus pour les représenter.

[…]

[35]       Les demandeurs auront montré que la démocratie et leurs électeurs subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée. D’abord, leur suspension est indéfinie, ce qui signifie qu’aucun calendrier précis n’a été établi pour l’enquête sur les allégations soulevées contre eux. Il ne reste qu’un an et huit mois au mandat des demandeurs. Chaque mois compte. »

                                                                                                  (Le Tribunal souligne)

[73]    Dans l’affaire Assiniboine c. Meeches[56], M. le juge Mainville, alors à la Cour d’appel fédérale, était saisi d’une demande de sursis présentée à l’encontre d’un jugement déclaratoire confirmant la nécessité de la tenue de nouvelles élections pour pourvoir aux postes de Chef et de conseillers du Conseil de la Première Nation de Long Plain.

[74]    Malgré un contexte factuel différent du nôtre, le juge Mainville devait examiner les critères énoncés dans l’arrêt RJR-Macdonald c. Canada de la Cour suprême du Canada, dont celui du préjudice irréparable qui nous intéresse aussi.

[75]    Les commentaires du juge Mainville au sujet de ce critère dans le contexte de l’affaire dont il était saisi sont applicables dans le nôtre, avec les adaptations nécessaires :

« [23] La perte d’une charge élective avant l’expiration du mandat normal est généralement considérée comme un préjudice irréparable, compte tenu du caractère non indemnisable de la perte subie (références omises]);

(Le Tribunal souligne)

[76]    Compte tenu des circonstances, le Tribunal estime que la bâtonnière Khuong a démontré que si l’ordonnance de réintégration intérimaire qu’elle sollicite ne lui est pas accordée, un préjudice sérieux ou irréparable lui sera causé, ou un état de fait de nature à rendre le jugement final inefficace aura été entretenu.

3.1.3    La balance des inconvénients

[77]    Voici comment la Bâtonnière invoque la balance des inconvénients en sa faveur aux paragraphes 188 à 191 de sa déclaration solennelle du 22 juillet 2015 :

« [188]  À supposer que les inconvénients du C.A. soient considérés, le poids relatif des inconvénients est nettement plus important de mon côté;

[189]     Je me vois privée, de la manière la plus injuste qui soit, de l’exercice d’une fonction pour laquelle j’ai été récemment élue et dont ma charge venait à peine de s’amorcer;

[190]     De plus, si le remède que je recherche à court terme, c’est-à-dire ma réintégration, devait être accordé, le C.A. du Barreau ne subira non pas un moins grand préjudice, mais bien aucun préjudice.

[191]     Ma réintégration dans mes fonctions viendrait permettre de redresser la situation de crise actuelle au sein de la gouvernance du Barreau, une conséquence positive à l’intervention des tribunaux, alors que toute inaction aurait plutôt pour conséquence de laisser perdurer l’état d’incertitude et la grogne des membres du Barreau »

[78]    Le Tribunal est d’avis que la balance des inconvénients présentée par la bâtonnière Khuong ne penche pas en sa faveur.

[79]    Premièrement, la réintégration dans ses fonctions au motif qu’elle « viendrait permettre de redresser la situation de crise actuelle au sein de la gouvernance du Barreau » laisse perplexe. Il est improbable à ce stade-ci que la réintégration dans ses fonctions redresserait la situation de crise actuelle.

[80]    Deuxièmement, rien n’indique que sur le plan de ses affaires internes, outre l’affaire qui nous occupe, le C.A. du Barreau ne fonctionne pas adéquatement. Les règles de régie interne prévoient qu’en l’absence de la Bâtonnière ou encore d’empêchement d’exercer ses fonctions, c’est le vice-président du conseil d’administration qui la remplace[57].

[81]    De plus, comme on l’a vu au niveau des principes applicables, la question de l’intérêt public peut être un facteur particulier à considérer dans les affaires où la partie défenderesse est un organisme public créé par la Loi. C’est le cas ici.

[82]    Dans l’affaire Black c. Law Society of Alberta[58], la décision de la Cour du banc de la Reine de l’Alberta d’accorder une injonction interlocutoire empêchant le Barreau albertain d’appliquer à ses membres une règle leur interdisant d’être associés de plus d’un cabinet, et une autre leur défendant de s’associer avec des avocats demeurant en dehors de l’Alberta, fut renversée par la Cour d’appel[59]. Voici comment le juge Beetz commente avec approbation cet arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta dans son opinion dans l’affaire Manitoba (Procureur général).[60]

« 72. […] l’appel a été accueilli et le juge Kerans qui a prononcé les motifs de la Cour, a écrit, à la page 349 :

[TRADUCTION] "Il est exact … que le fait que l’injonction demandée vise un organisme public qui exerce un pouvoir conféré par une loi doit entrer en ligne de compte quand on considère la prépondérance des inconvénients" »

[83]    Le Tribunal conclut que l’intérêt public dans le bon fonctionnement des instances du Barreau doit entrer en ligne de compte en l’espèce à l’occasion de l’examen de la balance des inconvénients, laquelle favorise en conséquence le Barreau défendeur et son C.A. mis en cause.

[84]    Sans Barreau efficient, stable, organisé et géré avec le souci de maintenir de bonnes relations internes, sa capacité de réaliser sa mission première de protection du public est sous-optimale.

[85]    Il est difficilement contestable que, dans les circonstances actuelles, si la Bâtonnière était réintégrée dans ses fonctions, de façon intérimaire et donc incertaine au surplus, la sérénité minimale qui doit présider aux travaux du conseil d’administration et des comités sur lesquels doit siéger la Bâtonnière, et où siègent aussi certains autres membres du conseil d’administration, serait compromise au point d’affecter la capacité des uns et des autres de s’acquitter de leurs fonctions. Certes, la « symbiose » au sein d’un groupe d’élus n’est pas obligatoire[61], mais les circonstances et les déclarations solennelles des défendeurs Asselin, Lafrenière et Champagne permettent de constater le fossé entre les parties[62].

[86]    De plus, il est pertinent de rappeler ici que la Bâtonnière a joint à sa requête en nullité des résolutions en litige, des conclusions en dommages exemplaires contre chacun des membres du conseil d’administration personnellement, leur reprochant leur mauvaise foi et leur comportement hautement répréhensible. Elle ajoute que dans les circonstances ils ne peuvent bénéficier de l’immunité qui leur est reconnue par le Code[63]. Certes, c’était son droit le plus strict. Mais le climat ainsi aggravé est de nature à accentuer le conflit interne.

[87]    En matière d’ordonnance de sauvegarde suivant l’article 46 du Code de procédure civile, une ordonnance qui produirait des effets irrationnels ou déraisonnables est à proscrire[64].

[88]        Les défendeurs ont raison de prétendre que les inconvénients que créerait actuellement la réintégration de la Bâtonnière sur le fonctionnement du C.A. et des autres comité sur lesquels la Bâtonnière doit siéger l’emportent sur les inconvénients qui lui sont davantage personnels, liés notamment à la perte du prestige associé à sa charge et, par exemple, à l’impossibilité qu’elle allègue de ne pouvoir être présente, à titre de Bâtonnière, lors de la rentrée judiciaire 2015-2016.

[89]    En conclusion, la bâtonnière Khuong n’a pas convaincu le Tribunal que la balance des inconvénients penche en sa faveur, compte tenu notamment du poids de l’intérêt public dans la balance et du dysfonctionnement qu’entraînerait, selon la balance des probabilités, sa réintégration peut-être temporaire au sein du conseil d’administration du Barreau, dans l’attente d’un jugement final au fond.

3.1.4      L’urgence

[90]    La Bâtonnière allègue qu’étant privée de ses fonctions de présidente de l’Ordre depuis le 1er juillet 2015, le Barreau se retrouve sans direction et sans porte-parole.[65]

[91]    Elle ajoute que chaque jour qui passe sans qu’elle puisse exercer ses fonctions et agir concrètement à la réalisation du programme pour lequel elle a été élue, est une journée de mandat qui ne reviendra pas[66].

[92]    De plus, elle allègue que les cérémonies entourant les rentrées judiciaires approchent à grands pas, et qu’il est important qu’elle retrouve ses fonctions de Bâtonnière afin d’y assister à ce titre[67].

[93]    Encore une fois, il importe de souligner que la Bâtonnière n’est pas la seule maître d’œuvre du programme et des priorités qu’elle a identifiées durant sa campagne électorale.

[94]    Certes, la situation dans laquelle tous se retrouvent est déplorable, mais le Tribunal estime qu’il n’y a pas urgence, d’autant plus que bien que les circonstances d’un dossier évoluent toujours, et que les procureurs et les parties n’ont pas d’obligation de résultat à ce titre, ces derniers se sont engagés à mettre leur dossier rapidement en état de façon à ce que la Cour soit en mesure d’en fixer l’audition en octobre 2015.

[95]    On pourra prétendre qu’il est possible qu’un jugement au fond de cette Cour, même rapide, soit suivi d’un appel, peu importe la partie perdante. Mais dans le cas où la Bâtonnière a gain de cause, l’une des conclusions de sa requête requiert l’exécution du jugement nonobstant appel.

[96]    Le juge du fond pourra alors décider, dans l’exercice de sa discrétion, si les circonstances se prêtent à une telle exécution provisoire nonobstant appel.

[97]    En somme, malgré qu’à cette étape-ci la Bâtonnière démontre qu’elle subit un préjudice irréparable si elle n’est pas réintégrée, la preuve et les arguments permettent de conclure que son droit n’est pas clair, que la balance des inconvénients ne penche pas en sa faveur et qu’il y a absence d’urgence.

3.2    Sur la demande de sauvegarde visant la suspension des travaux du Comité de gouvernance

[98]    Le Tribunal estime que dans les circonstances, ce volet particulier des demandes de sauvegarde de la Bâtonnière s’apparente à ce que Mme la juge Otis qualifiait dans l’affaire précitée Dunkin’Donuts de mesures de gestion conservatoires[68].

[99]    À tout événement, dans la mesure où le droit qu’invoque la Bâtonnière à la suspension des travaux du Comité dépend directement, selon son propre argumentaire, de la nature du droit à sa réintégration, il faut conclure que son droit à la suspension des travaux du Comité est tout aussi « débattable » ou douteux.

[100] Quant au préjudice irréparable, elle allègue que sans la suspension du mandat et des activités du Comité de gouvernance, elle subira un préjudice irréparable dans la mesure où « […] il est raisonnable de penser que le comité ad hoc continuera de défendre sa compétence et je devrai alors passer par le processus administratif en attendant la décision de la présente Cour au fond sur la question; »[69]

[101] Quant à la balance des inconvénients, la Bâtonnière allègue que la suspension du mandat et des travaux du Comité de gouvernance n’occasionnera aucun préjudice aux défendeurs, puisque la question de la compétence du C.A. de la suspendre et de constituer ce comité d’éthique pour analyser les événements « […] sera de toute façon au cœur même du débat devant les tribunaux; »[70]

[102] Finalement, elle ajoute que la suspension du mandat et des travaux du Comité pendant l’instance devant cette Cour permettrait de ne pas multiplier les instances saisies de la même question et d’établir ainsi une situation claire de statu quo entre les parties.[71]

[103] Quant à l’urgence, la Bâtonnière allègue que si les travaux du Comité ne sont pas suspendus, deux forums seront saisis de la même question et qu’il est en conséquence urgent d’ordonner la suspension, puisque de toute façon, dans l’attente d’un jugement final de cette Cour sur les questions de compétence, toute recommandation que formulerait le Comité au C.A. pourrait, a posteriori, s’avérer illégale[72].

[104] Les motifs invoqués par la Bâtonnière sont bien fondés.

[105] Il est de toute façon raisonnable de penser que compte tenu de sa décision de suspendre ses travaux dans l’attente du présent jugement, le Comité de gouvernance  aurait de toute façon maintenu la suspension de ses travaux dans l’attente d’un jugement final compte tenu des délais rapides à l’intérieur desquels cette affaire pourra procéder au fond, si les parties mettent leur dossier en état rapidement.

[106] Le Tribunal estime donc que dans les circonstances, il y a lieu de suspendre les travaux du Comité dans l’attente d’un jugement final sur la requête de la Bâtonnière.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[107] REJETTE la demande de sauvegarde de la Bâtonnière visant sa réintégration dans ses fonctions durant l’instance;

[108] ACCUEILLE la demande d’ordonnance de sauvegarde visant la suspension des travaux du Comité de gouvernance du Barreau;

[109] SUSPEND le mandat et les travaux du Comité de gouvernance ad hoc concernant la Bâtonnière et ce, jusqu’à jugement final à être rendu au fond;

[110] LE TOUT frais à suivre.

 

 

MICHEL BEAUPRÉ, j.c.s.

 

Me Jean-François Bertrand

Bertrand & associés

Casier 25

Procureur de la demanderesse

 

Me Raymond Doray

Lavery de Billy

Casier 3

Procureur des défendeurs

 

Date d’audience :

 20 août 2015

 



[1]         La Société zoologique de Québec inc. c. Québec (ministre de l’Environnement), J.E. 95-1652 (C.A., motifs du juge LeBel, auxquels ont souscrit les juges Tourigny et Gendreau).

[2]    Loi sur le Barreau (RLRQ, c. B-1), a. 10.

[3]    Id., a. 10.2.

[4]    Pièce SC-4 annexée à la déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de Me Sylvie Champagne, secrétaire et directrice du contentieux du Barreau et résolution du Conseil général du Barreau du Québec adoptant le Code d’éthique, datée du 16 juin 2011, transmise par le procureur des défendeurs au Tribunal le 21 août 2015 à la suite d’une demande formulée à l’audience en vertu de l’article 292 C.p.c.

   [5]   Attestation annexée à la déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de Me Sylvie Champagne, secrétaire et directrice du contentieux du Barreau, pièce SC-6.

[6]         Pièce P-2.

[7]         Attestation annexée à la déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de Me Sylvie Champagne, secrétaire et directrice du contentieux du Barreau, pièce SC-2.

[8]         Déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de Me Sylvie Champagne, secrétaire et directrice du contentieux du Barreau, par. 23.

[9]         Déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de Mme Martine Meilleur, coordonnatrice des communications du Barreau, par. 16.

[10]        Déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de Mme Martine Meilleur, coordonnatrice des communications du Barreau, par. 15,16 et 17.

[11]        Id., par. 25.

[12]        Copie certifiée conforme du procès-verbal de la séance du C.A. du 30 juin 2015, annexée à la déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de Me Sylvie Champagne, secrétaire et directrice du contentieux du Barreau, pièce SC-7, p. 3, 6e par.

[13]        Déclaration solennelle de Me Lise Tremblay, directrice générale du Barreau, datée du 14 août 2015, par. 8b).

[14]        Sur le tout, transcription P-33 de l’entrevue avec la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, datée du 7 juillet 2015; document d’information du Ministère de la Justice concernant le Programme, joint comme annexe LT-10 à la déclaration solennelle de Me Lise Tremblay, directrice générale du Barreau, datée du 14 août 2015 et déclaration solennelle de la bâtonnière Khuong datée du 22 juillet 2015, par. 119 à 123.

[15]        Copie de l’article P-11.

[16]        Résolution P-12.

[17]        Communiqué de presse P-28 du 1er juillet 2015.

[18]        Procès-verbal (confidentiel) de la séance du C.A. du 2 juillet 2015, annexé comme pièce SC-10 à la déclaration solennelle de Me Sylvie Champagne, secrétaire et directrice du contentieux du Barreau, datée du 27 juillet 2015.

[19]        Lettre du 7 juillet 2015 de main à main au vice-président du Barreau, pièce P-19.

[20]        Mise en demeure P-22.

[21]        Lettre P-21 du 9 juillet 2015.

[22]        Requête introductive d’instance, par. 244.

[23]        Id., par. 245.

[24]        2005 QCCA 265.

[25]        Id., par. 19.

[26]        2002 CanLII 41132 (QC CA).

[27]        Id., par. 23-24 (opinion de Mme la juge Otis).

[28]        Id., par. 26.

[29]        [2004] 1 R.C.S 43.

[30]        Id., p. 49 par. 13.

[31]        Précité, supra note 1.

[32]        Id., pp.12-13.

[33]        [1994] 1 R.C.S. 311.

[34]        Id., p. 341.

[35]        Sanimal c. Produits de viande Lévinoff Ltée, précité supra note 24 par. 31.

[36]        Lord c. Domtar inc., 2000 CanLII 11329 (QC CA), par. 14 et jurisprudence citée.

[37]        [1987] 1 R.C.S. 110.

[38]        Id., par. 67.

[39]        Sur l’objectif de rétablissement plutôt que de simple maintien du statu quo « Domtar inc. c. Lord, [2000] CanLII 17191 (QC CA), paragraphe 12; Sodem inc. c. Conception et gestion intégrées, 2015 QCCS 2154, par. 18.

[40]        La Société zoologique de Québec inc. c. Québec (ministre de l’Environnement), précité, supra note 1.

[41]        Article 6 Loi sur le Barreau (RLRQ, chap. B-1).

[42]        Disposition préliminaire du Code civil du Québec.

[43]        Article 335 Code civil du Québec.

[44]        Article 10 Loi sur le Barreau.

[45]        Loi sur le Barreau.

[46]        RLRQ chap. C-26.

[47]        Id.,art. 23.

[48]        Id., art. 61 et 62.

[49]        Id., art. 62.1 (2˚).

[50]        Giroux c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (CHRTR), 2014 QCCA 1405 et art. 41.4 de la Loi d’interprétation (LRQ) chap. I-16.

[51]        La Société zoologique de Québec inc, c. Québec (ministre de l’Environnement) précité, supra note 1, p.12.

[52]        Déclaration solennelle de la Bâtonnière, datée du 22 juillet 2015, par. 159.

[53]        Id., par. 160.

[54]        2012 QCCS 4056.

[55]        2008, CF 479.

[56]        2013 CAF 114.

[57]        Déclaration solennelle du vice-président défendeur Asselin datée du 23 juillet 2015, par. 4.

[58]        1983 CanLII 1001 AB QB.

[59]        1983 ABCA 261 (CanLII).

[60]        Précité, supra note 37.

[61]        Forcillo c. Bourque, [1997] RJQ 509 (C.S.), p. 512.

[62]        Voir plus spécifiquement le paragraphe 29 de la déclaration solennelle du 23 juillet 2015 du défendeur et vice-président du C.A. Asselin, le paragraphe 36 de la déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de la défenderesse Lafrenière et le paragraphe 53 de la déclaration solennelle du 27 juillet 2015 de la défenderesse Champagne.

[63]       Requête introductive d’instance, par. 244.

[64]       Stablex Canada inc. c. Tribunal administratif du Québec et al [2014] QCCS 5060.

[65]        Déclaration solennelle de la Bâtonnière datée du 22 juillet 2015, par.133.

[66]        Id., par.142.

[67]        Id., par. 147.

[68]        2957-2518 Québec inc. et al c. Dunkin’Donuts Canada Ltd et al, précisée, supra note 26, par. 23 et 24.

[69]        Déclaration solennelle de la Bâtonnière datée du 22 juillet 2015, par.183.

[70]        Id., par. 192.

[71]        Id., par. 195.

[72]        Id., par. 151 et 152.

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