Décision

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                       COMMISSION D'APPEL EN MATIÈRE DE

                       LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

 

QUÉBEC                 MONTRÉAL, le 24 février 1997

 

 

 

DISTRICT D'APPEL       DEVANT LA COMMISSAIRE:    Louise Thibault

DE MONTRÉAL

 

 

RÉGION:  LANAUDIÈRE      ASSISTÉE DE L'ASSESSEUR: Dr Michel Lesage

DOSSIER: 51540-63-9305

 

 

DOSSIER CSST: 10271 6800 AUDIENCE TENUE LE:        2 décembre 1996

DOSSIER BR:   6106 6405 

 

 

                       À:                            Montréal

                                                                         

 

 

 

                       MADAME GISÈLE GIGUÈRE

                       1892, rue Northview Drive

                       Mascouche (Québec)

                       J7L 1B1

 

 

                                                PARTIE APPELANTE

 

 

                       et

 

 

                       COMMISSION SCOLAIRE DES MANOIRS

                       Direction des ressources humaines

                       793, rue St-Louis

                       Terrebonne (Québec)

                       J6W 1J7

 

 

                                                               PARTIE INTÉRESSÉE


                 D É C I S I O N

 

Le 27 mai 1993, madame Gisèle Giguère (la travailleuse) en appelle à la Commission d'appel en matière de lésions professionnelles (la Commission d'appel) d'une décision unanime du Bureau de révision de la région de Lanaudière (le bureau de révision) du 7 avril 1993, confirmant la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la Commission) du 27 mai 1992 et déclarant que la travailleuse n'a pas subi de maladie professionnelle.

 

OBJET DE L'APPEL

 

La travailleuse demande de déclarer qu'elle a subi une maladie professionnelle, soit une maladie caractéristique de son travail ou reliée aux risques particuliers de ce travail.  Subsidiairement, elle plaide aggravation d'une condition personnelle pré-existante.

 

LES FAITS

 

La travailleuse, âgée de 52 ans, est enseignante auprès de la Commission scolaire des Manoirs (l'employeur) depuis 23 ans.  Elle a toujours dispensé ses cours au niveau secondaire à l'École Le Manoir.

 

Elle enseigne le français aux niveaux secondaire I et II et parfois les mathématiques.  Les classes étaient de 30 à 32 élèves mais ce nombre a été augmenté à 34 en 1991.  Elle dispense 24 périodes d'enseignement au cours d'un cycle de 9 jours.  Chaque période était à ses débuts de 50 minutes, puis a été augmentée à 60 minutes et, depuis l'année scolaire 1990-91, elle est de 75 minutes.  La travailleuse est donc appelée à donner deux périodes par jour.

 

Elle témoigne que lorsqu'elle enseigne, elle éprouve des petits problèmes de gorge, qui se replacent par la suite.  Toutefois, lorsqu'on augmente la durée des périodes à 75 minutes, ses difficultés s'exacerbent.  En octobre 1991, elle a de la difficulté à parler et se présente à l'urgence de la clinique de Mascouche.  Elle y voit le docteur D. Lanciault qui note au dossier que la voix de la travailleuse s'éteint graduellement depuis plus ou moins une semaine.  Il se demande s'il y a une petite infection des voix respiratoires supérieures.  Toutefois, il ne trouve pas d'autres signes cliniques et note que la travailleuse ne fait pas de fièvre.  Il pose donc un diagnostic de laryngite, lui prodigue les conseils d'usage et conclut qu'il la reverra au besoin.

 

La travailleuse retourne à la clinique le 30 novembre 1991 et voit un autre médecin, le docteur Boulay, qui note que la travailleuse rapporte de la toux et un mal de gorge, mais qu'il n'y a pas d'expectoration ni de fièvre.  Il observe une hypérémie du pharynx.  Il lui prescrit un sirop.

 

La travailleuse est vue par un oto-rhino-laryngologiste de la clinique, le docteur Boutin, le 4 décembre 1991.  Ce dernier note à la laryngoscopie indirecte un léger oedème des cordes vocales.  Il note que la travailleuse est professeure et qu'elle a des pertes de voix faciles.

 

Dans une lettre qu'elle adresse à la Commission le 17 décembre 1991, la travailleuse dit qu'elle souffre d'une laryngite chronique et qu'elle doit s'absenter quatre mois pour subir un traitement en orthophonie.  Elle explique que, comme elle enseigne le français, elle doit donner beaucoup d'explications, animer des discussions de groupe et intervenir sans arrêt pour remettre des élèves à l'ordre, de sorte qu'elle doit toujours forcer sa voix.  Au mois d'octobre, elle avait mal à la gorge et avait de la difficulté à parler, de sorte qu'elle a consulté un médecin qui a diagnostiqué une laryngite et lui a recommandé de cesser de travailler pendant quelques jours pour laisser reposer sa voix.  Elle a donc arrêté deux jours, mais à son retour, la laryngite s'est installée de façon chronique.   Elle a de nouveau cessé une journée, puis deux jours et à ce moment le docteur Boulay l'a référée au docteur Boutin, oto-rhino-laryngologiste.  Après lui avoir fait passer une laryngoscopie, ce dernier a ordonné un arrêt de travail et la poursuite d'un traitement en orthophonie.  La travailleuse conclut qu'il est évident que son travail est responsable de sa laryngite chronique et demande d'être indemnisée par la Commission.

 

Le docteur Boutin confirme, dans une lettre du 23 janvier 1992, qu'il a effectivement reçu la travailleuse en consultation il y a quelque temps pour un problème de raucité de la voix.  Il dit avoir noté à l'examen un léger oedème du bord libre des cordes vocales sans évidence actuellement de nodules francs ou de dégénérescence polypoïde.  Il note toutefois un mauvais contact au moment de l'adduction, ce qui explique que la patiente présente une voix satisfaisante le matin mais qui s'affaiblit durant la journée, les muscles laryngés manquant un peu de forme. Il y a eu consultation en orthophonie et l'orthophoniste a suggéré un traitement de quatre mois pendant lesquels l'enseignante ne pourra travailler.

 

La travailleuse est effectivement en arrêt de travail du 8 janvier au 11 mai 1992.

 

Une évaluation en orthophonie faite le 8 janvier 1992 donne les résultats suivants: sur le plan respiratoire, une amplitude quasi nulle hors et en phonation et, sur le plan phonatoire, un accolement des cordes vocales à la première syllabe, avec assistance des bandes ventriculaires pour les syllabes subséquentes.  Après traitement par des exercices respiratoires, l'orthophoniste note à son bilan du 5 mai 1992 qu'elle a obtenu les résultats suivants: la voix est soutenue et flexible mais la projection vocale est limitée à 3 ou 4 pieds et on ne peut obtenir davantage.

 

Le 13 mai 1992, le docteur Michel Marceau, oto-rhino-laryngologiste, procède à une expertise de la travailleuse à la demande de l'employeur.  Aux antécédents, il note que celle-ci a été victime d'une paralysie cérébrale à la naissance avec comme conséquence des problèmes moteurs du côté droit.  Elle éprouve notamment quelques séquelles avec son nerf facial droit et le médecin se demande si elle n'en éprouverait pas aussi avec le nerf laryngé du même côté.  La travailleuse a également subi une chirurgie vasculaire à la région cervicale gauche suite au blocage d'une carotide.  Suite à cette intervention, elle a éprouvé des problèmes de dysphonie en post-opératoire ce qui, selon lui, pourrait devenir une cause supplémentaire de problèmes laryngés éventuels.

 

À l'examen clinique, il note une légère faiblesse de la mobilité faciale droite et une petite chute labiale du même côté.  À la laryngoscopie indirecte, il n'a pu visualiser qu'une fraction de seconde les cordes vocales en raison d'un "gag" réflexe mais n'a pas vu d'enflure ou de tumeur particulière.  Le reste de l'examen est sans particularité, si ce n'est de la cicatrice qui est, par ailleurs, d'aspect normal.  Un examen audiométrique s'est également révélé normal. Il conclut que le trouble de la voix dont souffre la travailleuse provient d'une combinaison de facteurs qui conduisent à des troubles d'adduction adéquate des cordes vocales:

 

-des séquelles de paralysie cérébrale dont une probable atteinte du laryngé droit;

-des séquelles d'enflure et d'étirement du laryngé gauche per-opératoire;

-l'usage fréquent de la voix en situation de stress ou nécessitant une émission vocale soutenue et prolongée.

 

Il recommande donc un retour immédiat au travail mais dans un poste où la voix ne constituerait pas un outil de travail aussi important.

 

Le 27 mai 1992, la Commission refuse la réclamation de la travailleuse pour le motif que sa lésion relève d'une condition personnelle. La travailleuse conteste cette décision auprès du bureau de révision le 16 juin 1992 et ce dernier la confirme le 7 avril 1993, d'où l'appel.

 

La travailleuse témoigne à l'audience que les traitements d'orthophonie ont amélioré la situation mais sans la corriger complètement.  En 1995, elle a accompagné un groupe d'étudiants lors d'un voyage en Europe.  Après ce voyage, elle est revenue à son travail d'enseignante et a fait une rechute, alors qu'elle a recommencé à éprouver des difficultés avec sa voix.

 

À la suite de cette rechute, le docteur Marceau examine de nouveau la travailleuse. Il note que son examen clinique est superposable à celui fait le 13 mai 1992.  Tout au plus a t-il observé une approximation prématurée des fausses cordes vocales ou bandes ventriculaires, ce qui laisse soupçonner une «voix de bandes».  Selon le médecin, c'est cette voix de bandes résultant d'une contraction prématurée des fausses cordes vocales qui provoquerait la raucité de la voix combinée à une perte de la force.  Il n'y a aucune atteinte pathologique au niveau des vraies cordes vocales.  Ce n'est pas le travail d'enseignante qui conduit à une voix de bandes mais plutôt un mauvais emploi du larynx.  Il n'y a donc pas de relation entre la raucité de la voix de la travailleuse et son travail d'enseignante.

 

À la suggestion de l'orthophoniste, la travailleuse consulte le docteur Karen Kost, oto-rhino-laryngologiste.  Dans un rapport d'expertise qu'elle produit le 11 juillet 1995, le docteur Kost indique  que l'analyse des vidéocassettes de l'examen du larynx de la travailleuse fait au laboratoire de l'Hôpital général de Montréal révèle une anatomie du larynx et des mouvements des cordes vocales normaux.  Il n'y a en particulier pas de nodules ou de polypes et les vagues muqueuses sont normales.  Toutefois, il y a une tension musculaire importante, comme le démontre un rapprochement serré des fausses cordes vocales et le diamètre antérieur et postérieur réduit du larynx pendant la phonation.  Ceci est indicatif d'un effort et d'une vocalisation forcée.  Les symptômes de dysphonie et de fatigue vocale que la travailleuse éprouve, tout particulièrement à la fin de sa classe, suggèrent que ses problèmes de voix sont partiellement reliés au travail.  Le médecin a indiqué à la travailleuse des façons d'améliorer son hygiène vocale, notamment par l'utilisation d'un microphone.  Elle croit également que sa condition pourrait être améliorée en réduisant la tension musculaire par des traitements en orthophonie et des exercices vocaux. Elle ne voit aucun rapport entre l'intervention chirurgicale subie par la travailleuse et sa condition présente.

 

À la demande de l'employeur, le docteur Marc I. Clairoux, oto-rhino-laryngologiste et chirurgien cervico-facial, est d'avis que la travailleuse souffre d'une faiblesse musculaire généralisée du côté droit résultant de sa paralysie cérébrale et d'une  faiblesse des muscles de la sangle cervicale gauche résultant de son endartérectomie carotidienne.  Elle doit donc forcer davantage ses muscles intrinsèques du larynx pour produire une voix normale.  Comme ces muscles se fatiguent, elle compense en sollicitant les muscles extrinsèques (muscles de la sangle cervicale) eux-mêmes affaiblis.  Il en résulte une voix faible se détériorant jusqu'à l'aphonie.  Les problèmes dont souffre la travailleuse ne sont donc pas de nature professionnelle.  Il recommande des études endoscopiques et stroboscopiques du larynx après une période prolongée d'effort vocal, plutôt qu'au repos comme ce fut le cas pour les examens faits au laboratoire de la voix.  Il recommande également des études électromyographiques de la musculature cervicale en général et particulièrement au niveau de la sangle cervicale gauche.

 

Appelée à l'audience à décrire la manifestation de ses symptômes, la travailleuse indique qu'après une quinzaine de minutes d'enseignement, sa voix a des ratés et le timbre n'est pas soutenu.  Parfois, elle tousse ou s'étouffe.  Elle éprouve de la difficulté à contrôler sa voix.  Elle devient ensuite aphone.  Elle ne fait pas de fièvre et n'a pas d'expectorations.

 

Elle estime que sur une période de 75 minutes, elle en parle environ 55.

 

Elle peut maintenant faire ses journées, car elle a appris à modifier sa façon de respirer et elle fait, en plus, usage d'un microphone depuis le début de l'année 1995. Elle n'a pas eu d'autre arrêt de travail depuis.

 

Elle confirme qu'elle a subi à sa naissance un problème de paralysie cérébrale et qu'immédiatement après la chirurgie à la carotide en avril 1990, elle a présenté un problème d'élocution qui s'est toutefois replacé tout de suite et était disparu lorsqu'elle a quitté l'hôpital.

 

La Commission d'appel a entendu le docteur Karen Kost et visionné les vidéocassettes de l'examen stroboscopique auquel cette dernière a procédé.  Le médecin indique que l'examen révèle des cordes vocales normales, sans nodules ou polypes.  Il y a une asymétrie des aryténoïdes, mais il s'agit là d'une condition fréquente qu'on ne doit pas nécessairement considérer comme anormale.  On voit cependant une tension et une compression antéro-postérieure du larynx lorsque la travailleuse parle.  Elle fait aussi un usage exagéré de ses fausses cordes vocales.

 

Le médecin signale qu'il est médicalement reconnu qu'il existe un risque élevé de troubles vocaux pour certaines catégories de personnes qui font un grand usage de leur voix dans le cadre de leur profession, comme les enseignants.  Or, beaucoup de personnes ne savent pas comment utiliser leur voix.  Le larynx étant un muscle, il faut l'entraîner pour pouvoir s'en servir de façon prolongée.  Le fait de projeter sa voix requiert de la force.  Si l'exercice est fait sans l'entraînement nécessaire, il peut en résulter un traumatisme.  Celui-ci se manifestera chez certaines par de l'oedème, un hématome, des nodules ou des polypes. Certaines peuvent même avoir des nodules sans éprouver de symptômes.  D'autres éprouveront une fatigue vocale mais sans signes pathologiques comme des nodules. Chez environ un tiers des patients, il n'y a pas de pathologie palpable, ce qui ne signifie pas qu'il n'y a pas de fatigue vocale.

 

Dans le cas de la travailleuse, le diagnostic à poser est donc celui de fatigue vocale après un usage prolongé et tension musculaire.

 

Quant aux problèmes qui seraient causés par la paralysie cérébrale et par des séquelles post-opératoires de la chirurgie à la carotide, le docteur Kost dit qu'elle n'en a elle-même trouvé aucun signe.  Les problèmes de paralysie cérébrale se seraient, selon elle, sûrement manifestés  beaucoup plutôt s'ils existaient vraiment.  Pour ce qui est des séquelles post-opératoires, elles auraient été vues à l'examen au stroboscope.  Or, l'examen révèle que les cordes vocales bougent bien des deux côtés.

 

Le médecin ne croit pas que les examens additionnels suggérés par le docteur Clairoux auraient pu apporter une information additionnelle, sauf peut-être pour démontrer un oedème après usage prolongé.  L'examen neurologique suggéré lui paraît inutile car il n'y a aucun signe clinique de dysfonction des nerfs.

 

Le docteur Kost ajoute que lorsqu'elle a revu la travailleuse en octobre 1995, elle a soupçonné que celle-ci souffrait d'un reflux oesophagien, ce qui peut occasionner des problèmes vocaux.  Elle lui a prescrit une médication anti-acide, ce qui a soulagé la travailleuse.  Un tel problème ne peut être relié au travail.

 

Lorsque réinterrogé, le docteur Kost émet l'opinion qu'on ne peut, à proprement parler, dire que la travailleuse a une voix de bandes.  Il faut distinguer entre un rapprochement complet des fausses bandes vocales, ce qui constitue une «voix de bandes» et un usage un peu exagéré de ces fausses bandes comme c'est le cas chez la travailleuse, phénomène qu'on retrouve chez beaucoup de gens.

 

La Commission d'appel a ensuite entendu le docteur Marceau.  Ce médecin dit ne pas croire que la travailleuse ait souffert d'une laryngite en octobre 1991.  Lui-même n'en a pas retrouvé de signe lorsqu'il l'a examinée.  Celle-ci a par ailleurs des cordes vocales parfaitement normales mais elle a développé une voix de bandes.  Selon lui, les muscles de son larynx n'ont pas la force nécessaire pour pousser sur la voix.  Cette faiblesse musculaire est due à la paralysie cérébrale et à l'intervention chirurgicale.  La travailleuse utilise plus ses fausses que ses vraies cordes vocales pour parler et a développé un problème de déhiscence.  Ceci est sans rapport avec l'enseignement.

 

Il précisera plus tard dans son témoignage qu'il y a des degrés à la voix de bandes.  Une telle condition prend des années à se développer.  Il ne prétend pas que la travailleuse parle continuellement avec une voix de bandes mais qu'elle le fait lorsqu'elle est en situation particulière de stress.

 

Madame Guylaine Monfette, coordonnatrice aux ressources humaines, témoigne que sur les 1200 professeurs travaillant pour la Commission scolaire Le Manoir dont dépend l'école de la travailleuse, aucun n'a fait de réclamation à la Commission pour un problème de fatigue vocale ou de laryngite.

 

 

Plusieurs articles extraits de traités ou revues médicales sont déposés par la travailleuse ou le docteur Kost:

 

-"The Voice and Voice Disorders", Otolaryngology, Gerald M.E. English, éd., 1989, J.B. Lippincolt, New York, vol. 3;

 

-un extrait de "The Care and Prevention of Professional Voice Disorders", Vocal Certs Medicine, Benninger, Jacobson & Johnson, 1994, Thieme Medical Publishers, Inc. New York;

 

-"Clinical Voice Pathology Theory & Management, Stemple, Glaze & Gerdeman, 1995, Singular Publishing Group Inc., éd.; pp. 252 à 261;

 

-"La pathologie vocale chez l'enseignant", Revue de Laryngologie, vol. 110, no. 4, 1989;

 

-"Réadaptation vocale des enseignants", J. Sarfati, Revue de Laryngologie, vol. 110, no. 4, 1989;

 

 

MOTIFS DE LA DÉCISION

 

La Commission d'appel doit décider si la travailleuse a subi, le 7 octobre 1991, une lésion professionnelle sous forme de maladie professionnelle.

 

La maladie professionnelle est ainsi définie à l'article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L.R.Q., chapitre A‑3.001) (la loi):

 

«maladie professionnelle»: une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail;

 

La représentante de la travailleuse convient que le type de maladie dont celle-ci a souffert n'est pas prévue à l'annexe I de la loi et que la présomption de l'article 29 ne peut s'appliquer. Elle invoque plutôt l'article 30 de la loi, qui se lit:

 

30.  Le travailleur atteint d'une maladie non prévue par l'annexe I, contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui ne résulte pas d'un accident du travail ni d'une blessure ou d'une maladie causée par un tel accident est considéré atteint d'une maladie professionnelle s'il démontre à la Commission que sa maladie est caractéristique d'un travail qu'il a exercé ou qu'elle est reliée directement aux risques particuliers de ce travail.

 

Après étude de l'ensemble de la preuve, la Commission d'appel est d'avis que la travailleuse a établi par une preuve prépondérante qu'elle a subi une maladie professionnelle reliée directement aux risques particuliers de son travail d'enseignante.  Il importe, dans un premier temps, de préciser la maladie dont souffre la travailleuse.

 

La Commission d'appel retient que le diagnostic posé par le médecin qui a examiné la travailleuse pour la première fois le 7 octobre 1991 est celui de laryngite. L'étiologie d'une laryngite peut être multiple.  Elle peut en particulier être d'origine virale ou bactérienne.  Toutefois, dans le cas de la travailleuse, on doit écarter cette possibilité, car le médecin qui l'examine note qu'elle ne fait pas de fièvre, pas plus d'ailleurs que ceux qui la reverront le 30 novembre et le 4 décembre 1991. La travailleuse témoigne à l'effet que ses problèmes de voix se manifestaient de façon plus intense à la fin de sa journée de travail, ce qui milite également en faveur d'une origine autre qu'infectieuse. D'ailleurs, le docteur Clairoux ne remet pas en question la possibilité que la travailleuse ait pu souffrir d'une laryngite non-infectueuse lorsqu'elle a consulté pour la première fois.  Quant au docteur Marceau, il dit, lors de son témoignage, ne pas croire qu'elle ait souffert d'une laryngite en octobre 1991 car il n'a rien constaté lorsqu'il l'a examinée.  Il faut cependant noter que son examen a eu lieu le 13 mai 1992 et que la travailleuse n'a pas travaillé entre le 8 janvier et le 11 mai 1992.  Il est donc plausible que les signes de laryngite soient alors disparus, car elle n'était pas amenée à utiliser sa voix comme elle le faisait lorsqu'elle enseignait.

Quant au docteur Kost, ce n'est qu'en juillet 1995 qu'elle voit la travailleuse. Elle témoigne à l'effet qu'il est possible que la travailleuse ait souffert d'une laryngite lors de son arrêt de travail, mais ne peut le confirmer car elle n'a pas alors vu la travailleuse.  Elle procède à une investigation plus poussée de la travailleuse, qui lui permet d'observer le fonctionnement du larynx et une compression antéro-postérieure du larynx lorsque la travailleuse parle et un usage exagéré de ses fausses bandes vocales après un usage prolongé et tension musculaire.

 

Les docteurs Marceau et Clairoux attribuent la dysphonie dont souffre la travailleuse à une combinaison de facteurs: voix de bandes, séquelles de paralysie cérébrale et séquelles de l'intervention chirurgicale.  Toutefois, dans son témoignage, le docteur Marceau reconnaît qu'il y a des degrés dans la voix de bandes.  Selon lui, la travailleuse utilise une voix de bandes lorsqu'elle est en situation particulière de stress.  Il rejoint en cela l'opinion du docteur Kost à l'effet que la travailleuse fait un usage exagéré de ses fausses bandes vocales, sans que l'on puisse pour autant conclure que la travailleuse parle de façon continue avec une voix de bandes.

 

Quant à savoir si la condition de la travailleuse est due en partie à des séquelles de sa paralysie  cérébrale et de l'intervention chirurgicale qu'elle a subie, la Commission d'appel retient plutôt le témoignage du docteur Kost à l'effet qu'elle n'en a trouvé aucune manifestation lors des examens.

 

Par ailleurs, les examens ont révélé des cordes vocales normales et une absence de nodules, polypes, ulcères ou autres lésions.

 

La Commission d'appel retient donc que la travailleuse lorsqu'elle est en situation de tension ou d'usage prolongé de sa voix fait un usage exagéré de ses fausses bandes vocales.  Ceci entraîne une fatigue vocale et des épisodes de laryngite dont celui qui a amené l'arrêt de travail du 17 décembre 1991.

 

La représentante de l'employeur invoque qu'une fatigue vocale ne constitue pas une maladie au sens de la loi.  La Commission d'appel ne partage pas cette opinion.  Le Petit Robert définit la maladie comme étant une «[A]ltération organique ou fonctionnelle considérée dans son évolution et comme une entité définissable».  Or, la fatigue vocale amène une altération de la fonction vocale chez la travailleuse, soit une raucité de la voix ou une aphonie.  Il y a donc «maladie» au sens de la loi.

 

Par ailleurs, la Commission d'appel a fait une lecture attentive de la littérature médicale déposée par la travailleuse.  Il en ressort que celle-ci, en tant qu'enseignante de français, de sexe féminin et se situant dans la catégorie d'âge entre 31 et 50 ans, fait partie d'une population à risque, c'est-à-dire susceptible de développer une dysphonie par suite de la surutilisation de leur voix dans l'exercice de leur profession.  Cette littérature indique également que les pathologies développées peuvent aller de la fatigue vocale, comme dans le cas de la travailleuse, à des pathologies plus manifestes et qui peuvent éventuellement nécessiter une intervention chirurgicale comme l'apparition de nodules ou de polypes.  La commissaire Marie Lamarre a fait une analyse de cette littérature dans l'affaire Commission scolaire de Brossard et Montpetit, [1994] C.A.L.P. 1366.  Plusieurs des sources citées dans cette affaire étant les mêmes que celles qu'invoque la travailleuse, la soussignée fait sienne l'analyse que fait la commissaire:

 

«    Dans un article intitulé «The Voice and Voice Disorders", extrait de la revue Otolaryngology, précitée, on écrit ce qui suit au chapitre des désordres vocaux chez l'adulte :

 

«Vocal Strain (Hyperkinetic Dysphonia)

 

By far the most common vocal complaint in adults is that known as «vocal strain», due to straining the vocal muscles in speaking.  The voice tires quickly and lacks volume, and talking against background noise becomes an effort.  Vocal weakness and an aching throat disappears overnight with rest but is felt again by evening.  The problem is due entirely to poor voice production, but this mostly stems from a personality that is tense, anxious, overworking, and tending to have unrealistically high standards of achievement.  These are talkative people who enjoy communicating and being sociable and generally follow professions that provide ample opportunity for such activities.  Teachers, preachers, salesmen, auctioneers, committee workers, and sociable housewives indulging in much telephoning are all at risk.  [...]

 

     Dans l'Encyclopaedia of Occupational Health and Safety, précité, on peut lire ce qui suit au chapitre «Occupational diseases of the vocal function» :

 

Categories of persons at risk.   They cover all occupations where the use of the voice is preponderant (intensive or particular), and above all those where vocational training does not include (or does not pay enough attention to) an initiation to the physiology and hygiene of the vocal apparatus.

 

- Teachers: in particular those in elementary schools, wardens, and those teaching special subjects; to a lesser degree those in secondary schools and higher education establishments.

 

     [...]

 

Aetiology and pathogenesis.  The majority of occupational diseases of the vocal function consist in an impairment of the acoustic characteristics of the voice -

 

- without primary permanent anatomo-pathological lesion;

 

- with a disorder of muscular tonus of co-ordination in the vocal apparatus.

 

     [...]

 

Faulty vocal habits are generally acquired by prolonged vocal «abuse», i.e. as a consequence of a long-term disregard for elementary vocal hygiene and/or of a quantitative or qualitative use of the voice which is too exacting for the individual's phonatory constitution.

 

It is a functional disorder of a system or organ which has been made use of at its maximum rate for too long a time and/or too frequently.  As soon as the voice falls off due to fatigue, the individual concerned may enter into the «vicious circle of vocal effort» and adopt faulty vocal habits, which may be considered as vain efforts of compensation.

 

        [...]


     Finalement, dans la Revue de laryngologie française, précitée, intitulée Voix parlée, voix chantée, on constate à la lecture de deux articles : "Réadaptation vocale des enseignants" et "La pathologie vocale chez l'enseignant", que par exemple, quant à la répartition par catégorie professionnelle, pour toutes les catégories d'enseignants, la quantité de paroles continues notées pourrait se situer entre 12 et 25 heures par semaine, que comme facteur favorisant la dysphonie, on identifie des classes nombreuses et bruyantes et que la constitution vocale individuelle, peut être une condition prédisposante.  On indique également que les institutrices en maternelle et les professeurs de langue vivante ou de français présentent souvent en première ligne des troubles vocaux.  Bien que ces articles font référence au milieu de l'enseignement français, la Commission d'appel estime intéressant de reproduire quelques extraits pouvant facilement être transposés en regard des écoles primaires québécoises :

 

La voix chez l'enseignant est un élément capital de la vie professionnelle.  Faite pour agir, pour convaincre, pour influencer l'auditoire, cette voix projetée requiert une adaptation précise des organes de la phonation sous peine de dysphonie plus ou moins précoce et plus ou moins préjudiciable à la poursuite de la carrière.

 

Le milieu enseignant a un taux de féminisation élevé. [...]

 

Le bruit partout présent à l'école a un effet néfaste pour la bonne compréhension du message transmis à l'élève et entraîne des modifications du comportement vocal et psychique.  Le niveau sonore moyen de la parole augmente dès que le bruit ambiant dépasse 30 décibels.  Cette augmentation est linaire jusqu'à 90 décibels (Dejonckere et Pépin).  Plus la fréquence du bruit est proche de celle de la voix de l'enseignant, moins cette dernière est efficace et plus celui-ci devra augmenter l'intensité. [...]

 

D'autres facteurs liés à la profession d'enseignant pourraient être plus préjudiciables pour la voix de la femme que pour celle de l'homme : la faible différence de hauteur tonale entre la voix de la femme (dont le fondamental usuel normal se situe entre sol 2 et ré 3) et celle de l'enfant (dont le fondamental usuel normal est entre si 2 et mi 3), oblige en présence de bruit à la femme pour se faire entendre, d'augmenter l'intensité de sa voix.  Une plus grande sensibilité psychologique de la femme à certains stress tels que le chahut ou l'indifférence peut également être relevée.»»

 

La Commission d'appel considère donc que la travailleuse fait partie d'une population à risque.

 

Par ailleurs, elle considère que les soins prodigués à la travailleuse, soit des traitements d'orthophonie, sont ceux habituellement prodigués aux personnes souffrant de semblables problèmes de voix.

 

Le phoniatre J. Surfati indique, dans l'article intitulé Réadaptation vocale des enseignants, précité, que le traitement des troubles de la voix implique une rééducation et la modification des mauvaises habitudes phonatoires:

 

«    Le traitement phoniatrique a pour but de redonner à la voix, la qualité sociale et professionnelle que lui permettent les aptitudes anatomiques, physiologiques et psychologiques du sujet.

 

     Il s'agit donc d'un traitement pluridisciplinaire associant chirurgie, traitements médicamenteux et rééducation.  Seules seront évoquées ici les techniques et les indications thérapeutiques de la réadaptation fonctionnelle.

 

1. L'information : Elle doit porter sur l'anatomie et la physiologie de la phonation ainsi que sur quelques rudiments d'acoustique en adaptant le langage utilisé aux patients.

 

     Le résultat de cette information doit être d'entraîner l'adhésion et la participation du patient aux soins qu'il va recevoir.

 

2. Programme d'économie vocale : L'inventaire des efforts laryngés vocaux ou non vocaux (soulèvement d'objets lourds par exemple) doit être fait.  On peut conseiller à l'enseignant dysphonique de remplacer chaque fois qu'il le peut un temps de parole par tout autre moyen pédagogique.  Ne pas forcer une atmosphère bruyante par la voix, etc.

 

     Le contexte acoustique est également pris en compte dans ces économies.

 

3.   Contrôle audio-phonatoire : Les enregistrements audio et vidéo au travail semblent indispensables pour saisir la réalité du malmenage et sa localisation.

 

     a) Prise de conscience de la hauteur vocale utilisée ainsi que de l'amplitude mélodique.

 

     b) Reconnaissance et réduction de l'excès de puissance.

 

     c) Reconnaissance des différents tics phonatoires (coup de glotte par exemple).

 

     d) Reconnaissance de la palette des timbres utilisés naturellement et sélection des plus économiques.

 

4. Technique du souffle vocal et posture : Les techniques dites de respiration diaphragmatique se sont depuis longtemps imposées en phoniatrie.  Cependant une respiration dite abdominale avec hyperactivité expiratoire des muscles abdominaux pendant l'expiration associée à un relâchement de ces muscles en inspiration semble un outil très insuffisant pour les besoins vocaux des enseignants : durée des rhèses, puissance vocale nécessaire. On peut donc en fonction des cas et du moment définir deux modes voco-respiratoires.

 

     a) Technique à forte activité expiratoire et faible résistance glottique en phonation.

 

     b) Techniques de prolongation du temps phonatoire et d'augmentation de la puissance.

 

5. Techniques de relaxation et d'entraînement moteur : Elles constituent un entraînement à la détente glottique et à la dissociation motrice dont la mémorisation sera utile pour servir de référence aux exercices de motricité bucco-faciale.

 

6. Proprioception et motricité bucco-pharyngofaciale ou travail dit de place de voix.»

 

La maladie dont souffre la travailleuse a t-elle été causée ou aggravée par son travail d'enseignante?

 

La travailleuse a, lorsqu'elle enseigne, de légers problèmes de voix, mais qui rentrent facilement dans l'ordre.  Ses difficultés s'accentuent cependant lorsqu'on augmente la durée de ses périodes d'enseignement et le nombre de ses étudiants.  Elle doit consulter un médecin après quelques mois de cette nouvelle organisation du travail car elle devient de plus en plus aphone.  C'est donc l'utilisation de plus en plus poussée de sa voix, qui l'amène à dépasser ses capacités physiologiques et à forcer sa voix.  Il y a lieu de signaler que le docteur Kost, dans son témoignage, indique que le nombre de 30 étudiants constitue un seuil critique et qu'au-delà de ce nombre, l'enseignant doit faire des efforts particuliers pour projeter sa voix.

 

Il est vrai que la preuve établit que la travailleuse fait un usage exagéré de ses fausses cordes vocales et que son hygiène vocale est insatisfaisante.  Il s'agit là de conditions prédisposantes au développement de troubles de la voix.  Cependant, la Commission d'appel est d'avis que ces conditions ne peuvent à elles seules expliquer la maladie dont souffre la travailleuse.   N'eût été de son enseignement et des conditions dans lesquelles elle a dû exécuter son travail, il est probable que la travailleuse n'aurait jamais connu les problèmes de voix qui se sont manifestés en octobre 1991.  La travailleuse faisait un travail qui comportait des risques particuliers de développer des troubles de la voix.  Il y a eu modification de son environnement de travail qui ont amené une surutilisation de sa voix.  La condition de la travailleuse a donc été aggravée par son travail d'enseignante.  Le présent cas se distingue de l'affaire Botter et J. Pascal Inc., [1995] C.A.L.P. 301, invoquée par l'employeur.  Dans cette décision, la commissaire y retient qu'il n'y a pas aggravation d'une condition personnelle car le travail de vendeur ne comportait pas de risques particuliers et que celui-ci n'a exécuté que ses tâches normales, ce n'est pas le cas dans le présent dossier.

 

La travailleuse a donc établi par une preuve prépondérante qu'elle a subi une maladie professionnelle.


POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION D'APPEL EN MATIÈRE DE LÉSIONS PROFESSIONNELLES:

 

ACCUEILLE l'appel de la travailleuse, madame Gisèle Giguère;

 

INFIRME la décision du Bureau de révision de la région de Lanaudière du 7 avril 1993;

 

DÉCLARE que madame Gisèle Giguère a subi une lésion professionnelle le 7 octobre 1991.

 

 

 

                                                

                        Louise Thibault

                        Commissaire

 

 

 

MELANÇON, MARCEAU & ASSOCIÉS

(Me Johanne Drolet)

1717, boul. René-Lévesque Est

Bureau 300

Montréal (Québec)

H2L 4T3

 

Représentante de la partie appelante

 

 

DEVEAU, LAVOIE & ASSOCIÉS

(Me Lise Monfette)

3131, rue de la Concorde

Bureau 400

Laval (Québec)

H7E 4W4

 

Représentante de la partie intéressée

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.