Décision

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C A N A D A

 

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 

 

 

COMITÉ D’ENQUÊTE DU

CONSEIL DE LA MAGISTRATURE

__________________________________________

2019-CMQC-064

 

 

 

Québec, le 17 juin 2020

 

 

 

PLAINTE DE :

 

Monsieur Jean-Michel Mohamed Bouhalfaya

 

 

 

À L’ÉGARD DE :

 

Monsieur le juge Gaétan Plouffe, juge à la Cour municipale de Montréal

 

 

 

_________________________________________

 

 

EN PRÉSENCE DE :

Madame la juge Martine L. Tremblay, présidente

Monsieur le juge de paix magistrat Jean-Georges Laliberté

Madame la juge Danielle Côté

Maître Odette Jobin-Laberge, Ad. E.

Monsieur Cyriaque Sumu

RAPPORT D’ENQUÊTE

1)           Le 10 décembre 2019, le conseil de la magistrature a mandaté le présent comité pour enquêter sur le comportement et les propos du juge Gaétan Plouffe (« le Juge ») lors de l’audience de la Cour municipale de la Ville de Montréal (la « Ville ») du 14 mai 2019, au terme de laquelle M. Bouhalfaya (« le Plaignant ») a été déclaré coupable de ne pas avoir immobilisé son véhicule taxi face à un panneau d’arrêt obligatoire.

2)           Le comité doit plus précisément déterminer dans quelle mesure le Juge, par son comportement et ses propos, a pu contrevenir à son devoir de rendre justice dans le cadre du droit et s’il a été, de façon manifeste, impartial et objectif dans le traitement du dossier du Plaignant, s’il a agi avec intégrité, dignité et honneur et s’il a fait preuve de réserve, de courtoisie et de sérénité dans le cadre du déroulement de l’instance de façon à préserver le maintien de la confiance du public dans la magistrature[1].

 

3)           La plainte se lit ainsi :

« Il présente une grande partialité dans mon dossier. Il m’intimide en cours en criant après moi pour me pousser à crier après lui ou quitter la salle et comme ça il peut m’accuser d’outrage au tribunal. Il ne reconnaît pas la présomption d’innocence, ni le doute qui bénéficie à l’accuser »

Reproduction exacte

 

4)           Le comité a procédé le 29 mai 2020. Le Plaignant avait indiqué qu’il serait absent. Le comité a donc écouté, séance tenante, l’enregistrement audio de l’audience à l’origine de la plainte, d’une durée de 17 minutes, et entendu les explications du Juge.

L’audience du 14 mai 2019

5)           L’écoute de l’enregistrement audio de l’audience du 14 mai 2019 confirme que le Juge prend connaissance du rapport d’infraction[2] indiquant la présence de piétons sur la route. Le Plaignant dépose un croquis sur lequel il a dessiné la présence de trois piétons[3] et dépose également des photos de l’intersection où l’infraction aurait été commise[4].

 

6)           En réponse à la question de son avocate, le Plaignant témoigne qu’il connaît bien cette ruelle qui débouche sur la rue Saint-Jacques. Il a fait son arrêt et avancé lentement parce que des piétons traversaient. S’ensuit l’échange suivant entre le Plaignant et le Juge:

LE TRIBUNAL :

Q : Vous avancez lentement alors que les piétons traversent, c’est ça?

R : Non, non, j'ai dit, je… après avoir fait mon stop.

Q : Oui?

R : Donc, j'ai avancé pour m'engager sur la rue Saint-Jacques, mais j'avance lentement, parce que si jamais un piéton il sort par surprise, au moins, je roule pas, fait que je peux arrêter.

Q : O.K. Recommencez, là. Vous venez de nous dire, monsieur Bou… il y avait des piétons qui traversaient…

R : Non, non, il y avait …

Q : Ne m'interrompez pas, monsieur.

R : Ah, d'accord, d'accord. Oui.

Q : Ici, vous n'êtes pas dans une taverne.

R : (Inaudible)

Q : Vous nous avez dit, tantôt, qu'il y avait des piétons qui traversaient, et là vous nous dites que s'il y a des piétons qui traversaient?

R : Oui, j'ai dit j'ai fait…

Q : Non, non. Est-ce qu'il y avait qui traversaient ou bien il n'y en avait pas?

R : Non, non, il n'y en avait pas. Mais j'ai dit si jamais il y en a un, bien… après avoir fait mon stop, j'avance lentement pour m'engager sur la rue Saint-Jacques. C'est tout.

Q : Ça va.

(…)

7)           Lors du contre-interrogatoire du Plaignant, le Juge intervient alors qu’il estime que le Plaignant pose une question à l’avocat. L’échange se termine par le commentaire suivant du Juge à l’endroit du Plaignant, sur un ton acerbe : « Cette façon de témoigner là, là c’est à votre désavantage. »

 

8)           L’avocat de la Ville complète son contre-interrogatoire. Le Juge enchaîne :

LE TRIBUNAL :

Q : Moi, j'en ai une question, monsieur. Parce que, en fait, je reviens au même sujet que j'ai déjà abordé tantôt. Tantôt, vous nous avez parlé que s'il y avait des piétons, vous vous êtes arrêté. Puis après ça, vous avez dit qu'il n'y avait pas de piéton, que c'était juste en théorie, ça, qu'il y avait des piétons à cet endroit-là. Mais quand vous nous faites un croquis, qui a été produit sous la cote D-1, vous illustrez trois piétons à cet endroit-là.

R : J'ai, j'ai…

Q : Alors…

R : Oui.

Q : Attendez que je termine ma question.

R : Ah, O.K.

Q : Alors, qu'est-ce qui en est des piétons? Pourquoi vous illustrez des piétons à cet endroit-là s’il y avait pas de piétons?

R : C'est en théorie, d'après mon expérience.

Q : En théorie? Vous voulez dire que c'est un témoignage théorique?

R : Non, pas théorique. Je veux dire qu'il y a deux bars de chaque bord.

Q : Oui?

R : Donc, on a fait le stop pour s'assurer qu'il n'y a pas de piéton qui passe.

Q : O.K.

R : O.K.?

Q : Donc, les dessins de piétons ici, là, ça…

R : Bien, on peut les enlever.

Q : On peut les enlever?

R : On peut les enlever, si vous voulez. Mais pour vous dire qu'il y a deux bars puis il y a du monde là-dedans, fait que ça se peut qu'il y a des piétons qui passent, c'est pour ça qu'il y a un stop là. Donc il faut le faire comme il faut et avancer tranquillement pour s'engager sur Saint-Jacques. C'est ça que je voulais dire.

Q : O.K.

(…)

9)        Dès la fin des observations des avocats, le Juge prononce le jugement suivant :

LE TRIBUNAL :

Alors, le jugement.

La Cour fait façade [sic] versions qui sont contradictoires. Puis comme je l'ai dit lors de l'argumentation du procureur de la poursuite, et même j'ai été très clair lors du témoignage de monsieur aussi, même si j'ai invité monsieur à s'expliquer, il commence par nous dire qu'il y a des piétons, après ça il recule, il dit que s'il y avait des piétons à cet endroit-là, il aurait agi de telle façon. Et après ça, il nous dessine des piétons sur un document D-1 qui illustre, qui est supposé illustrer ce qui s'est passé ce soir-là. En fait, monsieur Bouhalfaya est prêt à dire à peu près n'importe quoi pour être acquitté. C'est clair qu'il désire ne pas être déclaré coupable de cette infraction-là. Mais le contenu factuel de son témoignage est inexistant, est évolutif et n'a pas de crédibilité. Même dans son rendu, dans sa façon de poser des questions au procureur, d'interrompre la Cour, tout ça, il est en opposition plutôt qu'en…que dans une position où il tente de renseigner le Tribunal sur ce qui s'est passé. Alors son témoignage ne soulève pas de doute raisonnable dans mon esprit et c'est sans hésitation que je le rejette. Et, en plus de ça, ici, j'ai un témoignage assez…très clair des policiers qui établissent la commission de l'infraction hors de tout doute raisonnable. Et je répète, la mention qui est dite par le policier, et je cite, début de la citation :

« … Le défendeur arrive à environ 20 kilomètres/heure », il le voit arriver, « n'arrête jamais à son panneau d'arrêt qui est directement à la limite de l'édifice.» Fin de la citation.

Ils l'ont vu carrément commettre l'infraction. Fait que j'ai des policiers qui voient commettre l'infraction monsieur, et en défense, vous avez monsieur qui est venu témoigner, avec toutes les imprécisions dont j'ai fait état tantôt, qui ne soulève aucun doute raisonnable. Je me retrouve avec une… t'sais, malgré les efforts de votre avocate qui a tenté de vous racheter dans cette affaire-là, vous ne vous êtes pas aidé du tout. Alors je me dois de vous déclarer coupable de cette infraction-là. C'est ce que je fais, monsieur Bouhalfaya. Alors ce sera cent dollars (100 $) d'amende et les frais. Un délai de trois mois est accordé à monsieur pour payer l'amende. Merci. C'est tout.

 

10)      Le 26 novembre 2019, la Cour supérieure du Québec annule le jugement de culpabilité et ordonne la tenue d’un nouveau procès devant un autre juge[5]. Elle écrit :

[22] Dans les circonstances, un observateur raisonnable et bien informé ne verrait pas de lien rationnel entre les échanges reproduits ci-dessus et les conclusions du juge selon lesquelles « le témoignage du défendeur n’a aucune valeur »; « monsieur Bouhalfaya est prêt à dire n’importe quoi pour être acquitté »; « il est en opposition [avec le tribunal] » et, enfin « [l’avocate de monsieur Bouhalfaya] a tenté de [le] racheter dans cette affaire-là ».

[23] De l’avis du Tribunal, ces déclarations excessives, ainsi que l’insulte du juge à l’endroit de monsieur Bouhalfaya, « Ici, vous n’êtes pas dans une taverne », soulèvent une crainte raisonnable de partialité chez le juge d’instance.  Dans les mots de la Cour suprême, il y a raison de craindre que le juge n’ait pas fait preuve d’« un esprit ouvert à l’examen prudent, détaché et circonspect de la réalité complexe de l’affaire ».

 

Les explications du juge Plouffe

11)      Le Juge reconnaît d’emblée que dire au Plaignant «Vous n’êtes pas dans une taverne» est une façon de s’exprimer qui est à proscrire lorsqu’un juge tente de faire respecter le décorum [6].

12)      Devant le comité, le Juge contextualise sa remarque. La salle où il se trouve alors est l’ancienne salle de la Cour municipale de Ville Saint-Laurent. Il y a 35 places assises. Le bureau du Juge n’est pas sur une tribune surélevée. Le Juge est donc à la même hauteur que tous les participants. Il est à 2 mètres du témoin qui lui fait face et à un peu plus d’1 mètre des avocats, la couronne étant à sa droite et la défense à sa gauche. Il n’y a pas de solennité.

13)      Il explique que le Plaignant était un homme imposant, qui le regardait avec mépris et tentait de lui en imposer physiquement. À la lecture du rapport d’infraction[7], il sait que le Plaignant s’est obstiné avec les policiers l’ayant intercepté et il trouve que le Plaignant reproduit ce comportement devant lui. Il reconnaît qu’il aurait dû lui dire qu’il était dans une cour de justice, plutôt que de référer à une taverne. Il ne voulait pas l’insulter, mais le « recadrer » tout en précisant regretter avoir utilisé des propos inacceptables pour ce faire.

L’analyse

15)      La décision de la Cour supérieure n’a pas force de chose jugée relativement à la question soumise au comité qui est de déterminer si le comportement du Juge à l’audience est reprochable au point de constituer une faute déontologique. En effet, il peut y avoir erreur de droit et même nécessité de reprendre un procès en raison de propos soulevant une crainte raisonnable de partialité chez le juge d’instance sans que celui-ci ait commis une faute déontologique pour autant. De plus, la Cour supérieure n’a pas le bénéfice des explications du juge puisque celui-ci n’a pas à le faire dans le cadre d’un appel devant elle.

16)      Pendant une audience, les interventions d’un juge peuvent appartenir à l’une des quatre catégories suivantes[8] :

1)    Les interventions dans le but d’obtenir des précisions sur la preuve.

2)    Les interventions ayant pour objet de faire respecter les règles de droit.

3)    Les interventions qui visent à faire respecter le décorum.

4)    Les écarts de langage ou commentaires n’ayant aucun lien avec la cause ou le décorum.

17)      Le Juge Plouffe estime que ses propos visaient à « recadrer » le Plaignant et à instaurer le décorum nécessaire à la poursuite des débats.

18)      Le comité constate, tout comme le Juge, d’ailleurs, qu’il commet un écart de langage lorsqu’il dit au Plaignant « Ici, vous n’êtes pas dans une taverne ». Il s’agit de propos regrettables et inopportuns, qui ne portent pas sur le mérite de la cause, mais plutôt sur le comportement du Plaignant et sa personne. Cependant, la réécoute révèle plus que cet écart de langage.

19)      En effet, il appert que le Plaignant conserve un ton poli et respectueux envers tous, même lorsque le Juge s’adresse à lui sur un ton bourru et irrité dès la huitième minute de l’audience.

20)      Bien entendu, la réécoute ne permet pas de constater si, comme le prétend le Juge, le Plaignant, en dépit de son ton et de ses propos, tente alors de l’intimider physiquement. Cependant, même une telle attitude physique ne saurait justifier les propos tenus et, surtout, le ton avec lequel ils ont été prononcés, lesquels sont de nature à miner la confiance du public dans la magistrature. Bref, bien qu’on ne puisse penser ni demander qu’un juge puisse demeurer impassible, silencieux et souriant en toutes circonstances, le fait demeure qu’en l’espèce, l’audience et le témoignage du Plaignant furent de courte durée. La patience et la sérénité attendues du juge, comme de tout autre juge d’ailleurs, ont très rapidement cédé le pas à une irritabilité aussi inattendue qu’injustifiée.

21)      Le comité est donc d’avis que lors de l’audition du 14 mai 2019 dans le dossier du Plaignant, le Juge n’a pas su faire preuve de la réserve, de la courtoisie et, surtout, de la sérénité attendues d’un juge confronté à la situation décrite par le Juge ou révélée par l’écoute de l’enregistrement audio. Toute autre personne raisonnable du public assise dans la salle aurait été déçue de l’image de la magistrature alors projetée.

La recommandation du comité

22)      Le Juge Plouffe a été nommé en 2012. Il s’agit d’un premier écart de conduite.

23)      Il a reconnu qu’il était inapproprié pour lui de dire au Plaignant qu’il n’était pas dans une taverne. Le comité n’a cependant pas décelé chez lui une remise en question de son comportement à l’endroit du Plaignant ou du ton qu’il a utilisé, même après avoir écouté, à l’instar des membres du comité, l’enregistrement audio de l’enquête et avoir pris connaissance du jugement de la Cour supérieure.

24)      Par ailleurs, aussi déplaisant qu’ait pu être, pour le Plaignant, son passage devant le Juge, le comité trouve exagérée sa perception que ce dernier voulait l’inciter à crier après lui ou à quitter la salle pour ensuite le trouver coupable d’outrage au tribunal.

25)      Dans les circonstances de la présente affaire, il y a donc lieu de recommander au Conseil de réprimander le Juge, ce qui permettra de rétablir la confiance que les citoyens doivent entretenir à l’endroit du juge et du système judiciaire.

La conclusion et la recommandation

26)      Le Comité conclut et recommande unanimement au Conseil de la magistrature d’adresser une réprimande à M. le juge Gaétan Plouffe.

                                                                                             

                       

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Martine L. Tremblay

Juge en chef adjointe, Présidente du Comité

 

 

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Jean-Georges Laliberté

Juge de paix magistrat

 

 

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Danielle Côté

Juge à la Cour du Québec

 

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Me Odette Jobin-Laberge, Ad. E.

 

 

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M. Cyriaque Sumu

 

 

 

 

Me Lucie Joncas, Ad. E.

Desrosiers, Joncas, Nouraie, Massicotte

Avocate-conseil du comité d'enquête

 

                                      

Me Giuseppe Battista, Ad. E.

Battista, Turcot, Israel, s.e.n.c.

Avocat du juge Gaétan Plouffe



[1]     Décision à la suite de l’examen d’une plainte, 2019-CMQC-064, 10 décembre 2019.

[2]     Pièce AJ-02, rapport d'infraction du 14 mai 2019.

[3]     Pièce AJ-03, croquis.

[4]     Pièce AJ-04, photos.

[5]     Bouhalfaya c. Ville de Montréal, 2019 QCCS 5826.

[6]     Pièce C-04, lettre du juge Plouffe du 6 décembre 2019.

[7]     Pièce AJ-02, rapport d'infraction.

[8]     Michaud c. De Michele, 2009 CanLII 22871 (QC CM), paragr. 37.

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