Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Dorval c. Montréal (Ville de)

2015 QCCA 1607

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-024765-141

(500-17-079346-139)

 

DATE :

 5 octobre 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

PAUL VÉZINA, J.C.A.

MANON SAVARD, J.C.A.

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

NOUSLA DORVAL, personnellement et en qualité de tuteur aux enfants mineurs

NOUSLAINE DORVAL

JOLÈNE BIEN-AIMÉE

APPELANTS - demandeurs

c.

 

VILLE DE MONTRÉAL

INTIMÉE - défenderesse

et

DEBORAH KENOL

KERDENS KENOL

MIS EN CAUSE - demandeurs

et

EDENS KENOL

MIS EN CAUSE - défendeur

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 23 septembre 2014 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Francine Nantel), qui a accueilli la requête en irrecevabilité de la Ville de Montréal et rejeté l’action personnelle des appelants.

[2]           Pour les motifs du juge Vézina, auxquels souscrivent les juges Savard et Schrager, LA COUR :

[3]           Accueille l’appel avec dépens;

[4]           CASSE le jugement porté en appel;

[5]           REJETTE la « requête en irrecevabilité » de l’intimée, avec dépens.

 

 

 

 

PAUL VÉZINA, J.C.A.

 

 

 

 

 

MANON SAVARD, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

Me Ronald Silverson

Me Andrée-Ann Robert

Gasco Goodhue St-Germain s.e.n.c.r.l.

Pour les appelants

 

Me Pierre-Yves Boisvert

Me Myrtho Adrien

Dagenais, Gagnier, Biron

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

21 avril 2015



 

 

MOTIFS DU JUGE VÉZINA

 

 

[6]           Les Appelantes et l’Appelant[1] (ci-après les Appelantes) sont la sœur, la belle-mère et le père d’une personne décédée. Elles allèguent dans leur action contre la Ville Intimée que le décès est dû à une faute de sa part et, à titre personnel, elles lui réclament des dommages-intérêts.

[7]           L’action est intentée un peu moins de trois ans après le décès. Suivant la Ville, l’action est prescrite puisque le délai légal pour la poursuivre, de six mois, était expiré; elle invoque donc l’irrecevabilité[2] de l’action des Appelantes et en demande le rejet.

[8]           La juge de première instance (la Juge) donne raison à la Ville[3], d’où le pourvoi des Appelantes.

[9]           La Ville situe bien la question à trancher, au début de son mémoire :

LE DROIT

6.         Tout « recours » extracontractuel entrepris contre la Ville de Montréal se prescrit par six mois, sauf s’il y a préjudice corporel (voir l’article 586 de la Loi sur les cités et villes, L.R.Q. c. C-19, l’article 2930 C.C.Q. et l’arrêt Doré c. Verdun [1997] 2 RCS 862 […]

7.         En l’espèce, il n’y a aucun doute que la défunte […], victime immédiate ou directe, a subi un préjudice corporel. La prescription de son recours (soit le recours de la succession) est donc de trois ans (articles 2925 et 2930 C.c.Q.). Le recours successoral entrepris le 10 octobre 2013 quant au décès survenu le 17 octobre 2010 n’est donc pas prescrit.

8.         Mais qu’en est-il du recours direct ou personnel pris par les victimes indirectes ou médiates que sont le père, la sœur et la belle-mère de la défunte, pour les préjudices moraux et matériels qu’ils allèguent être reliés au décès de la défunte?

9.         Si, comme le soutient la Ville de Montréal, ces victimes « par ricochet » réclament exclusivement des préjudices matériels et moraux, leur recours se prescrivait par six mois à compter du décès du 17 octobre 2010. Leur recours  entrepris en octobre 2013, même en tenant pour avérées toutes les allégations de la procédure introductive d’instance, est donc irrémédiablement prescrit.

10.       Si par contre le recours personnel des victimes par ricochet constitue plutôt une réclamation pour préjudice corporel, nonobstant le fait que les dommages réclamés sont essentiellement moraux et matériels, leur requête introductive d’instance d’octobre 2013 n’est pas tardive et leur recours n’est pas prescrit.

[10]        La Loi sur les cités et villes édicte :

586.     Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité… pour dommages-intérêts résultant de fautes…, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d'action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.

586. Every action, suit or claim against the municipality… for damages occasioned by faults…, shall be prescribed by six months from the day on which the cause of action accrued, any provision of law to the contrary notwithstanding.

Et le Code civil du Québec :

Art. 2930. Malgré toute disposition contraire, lorsque l'action est fondée sur l'obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui, l'exigence… d'intenter celle-ci dans un délai inférieur à trois ans… ne peut faire échec au délai de prescription prévu par le présent livre.

Art. 2930. Notwithstanding any provision to the contrary, where an action is based on the obligation to make reparation for bodily injury caused to another, the requirement… that the action be instituted within a period of less than 3 years… cannot affect a prescriptive period provided for in this Book.

Le jugement

[11]        Pour la Juge, la question est de trancher si les Appelantes, victimes par ricochet du décès de leur parente, ont subi un « préjudice corporel » au sens de l’article 2930 C.c.Q. 

[12]        Pour y répondre, elle se fonde sur trois arrêts de notre Cour et un de la Cour suprême : de 2001, Tarquini (C.A.)[4]; de 2002, Schreiber (C.S.C.)[5]; de 2004, Andrusiak (C.A.)[6]; de 2012, Hashemi (C.A.) [7]. J’y reviens dans la seconde partie de mon analyse.

[13]        Elle conclut que seule la personne décédée a subi un préjudice corporel et non les Appelantes. En conséquence, celles-ci ne bénéficient pas de l’exception de l’article 2930 C.c.Q. et le délai de prescription était de six mois selon la règle générale de la Loi sur les cités et villes. Leur action est donc irrecevable et elle la rejette.

[14]        Soit dit avec égards, je ne partage pas cet avis.

L’analyse

[15]        Mon analyse porte d’abord sur l’interprétation à donner à l’article 2930 C.c.Q. puis sur la concordance de cette interprétation avec les arrêts cités par la Juge.

1-         L’interprétation à donner à l’article 2930 C.c.Q.

[16]        Il faut d’abord reformuler la question à trancher, ce qui nous amène à discuter des concepts de dommage vs préjudice avant de conclure sur l’interprétation de l’article 2930 C.c.Q.

[17]        À mon avis, la Juge pose la question à trancher de façon incomplète, ce qui place le débat en porte-à-faux dès le départ. Elle écrit :

[10]      La question qui se pose est la suivante : en l'absence d’une atteinte à sa propre intégrité (physique ou psychique), le préjudice des victimes médiates « par ricochet » est-il qualifié de corporel du seul fait que la victime directe, en l'espèce, madame Dorval, a subi un préjudice corporel?

[11]      Autrement dit, comment qualifier le préjudice subi par la victime « par ricochet »?

[18]        La question n’est pas d’interpréter les seuls mots « préjudice corporel » de l’article 2930 C.c.Q., mais bien d’interpréter l’expression qui les englobe et forme un tout, soit « l’action fondée sur l’obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui ». En isolant les mots « préjudice corporel », on oublie le contexte et l’objectif de la disposition, ce qui va à l’encontre du principe moderne d’interprétation, maintenant bien établi, qui commande d’interpréter les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la loi ainsi qu’avec l’intention du législateur.

[19]        L’obligation de réparer le préjudice causé à autrui est édictée à l’article 1457 C.c.Q. :

Art. 1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

[…]

Art. 1457. Every person has a duty to abide by the rules of conduct incumbent on him, according to the circumstances, usage or law, so as not to cause injury to another.

 

Where he is endowed with reason and fails in this duty, he is liable for any injury he causes to another by such fault and is bound to make reparation for the injury, whether it be bodily, moral or material in nature.

[…]

 

[20]        Auparavant, cette obligation se trouvait à l’article 1053 C.c.B.-C. :

Art. 1053. Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté.

Art. 1053. Every person capable of discerning right from wrong is responsible for the damage caused by his fault to another, whether by positive act, imprudence, neglect or want of skill.

[21]        On note toutefois que le mot « dommage » est remplacé par « préjudice ». Pourquoi ce changement? Quel en est l’impact? Dommage et préjudice sont-ils synonymes?

[22]        Pour répondre, j’emprunte largement à la professeure Sophie Morin[8], mais d’abord aux commentaires du Ministre[9].

[23]        Selon le Ministre, l’impact est peu considérable, car la substance du droit n’est pas modifiée, le nouveau texte codifie le droit déjà établi :

Ce qui est nouveau, ce n’est point tant la substance de l’article 1457 que le regroupement des articles 1457 et 1458 sous un même intitulé : il s’agit des dispositions générales relatives aux conditions de la responsabilité civile, qui énoncent en deux articles l’existence d’une seule notion de responsabilité. […]

Ainsi est désormais codifié ce qui est reconnu très majoritairement par la doctrine et la jurisprudence.

[24]        La deuxième partie du livre de la professeure Morin est intitulée Dommage et préjudice en quête de sens. Elle y écrit en introduction[10] :

Loin de nous laisser gagner par l’inertie terminologique régnante, nous défendons une distinction des termes dommage et préjudice, […]

[25]        S’appuyant sur plusieurs auteurs, elle confirme que le changement de terme n’est que pour « éviter une confusion entre le dommage et les dommages ».  Elle cite entre autres Maurice Tancelin[11] :

« En substituant le mot « préjudice » à « dommage », la Refonte de 1991 échappe à l’ambiguïté entourant le mot « dommage » résultant du fait que le mot est aussi utilisé au pluriel pour désigner l’indemnité, la somme d’argent (monnaie) à laquelle la victime a droit quand les conditions de la responsabilité civile (faute, dommage, lien de causalité) sont remplies. Les « dommages », au sens de dommages-intérêts doivent être distingués du « dommage », au sens de préjudice. »

[26]        Elle cite avec approbation le juge Pelletier selon lequel[12] « ce changement se révèle donc cosmétique et non fondamental ».

[27]        Puis, elle fait la distinction entre les deux concepts en l’illustrant par un graphique[13] :

Au départ de l’enchaînement se situe le fait générateur. Le dommage en est la conséquence directe et immédiate, l’absence d’un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage excluant l’existence d’un préjudice réparable. Graphiquement, l’enchaînement se présente de la façon suivante :

Fait générateur à dommage(s) à préjudice(s) à chef(s) de préjudiceà  dommages et intérêts

[Références omises]

[28]        Après avoir cité plusieurs avis concordants, elle conclut[14] :

…le dommage, fait brut se constatant objectivement, consiste en l’atteinte à un droit ou à un intérêt. Le dommage coïncide avec l’atteinte et il se qualifie en fonction du siège de cette atteinte (on pourrait aussi dire en fonction de l’objet de l’atteinte).

Alors que le dommage est une donnée objective et n’est pas fonction de la personne qui le subit, le préjudice est une « notion subjective prenant en compte la situation personnelle de la victime » […] À notre tour, nous disons que le dommage peut300 s’accompagner d’un préjudice ou de plusieurs. Le préjudice, catégorie juridique générique, désigne une répercussion301 du dommage.

___________

300      Le verbe « pouvoir » est employé d’une façon calculée, car il peut y avoir un dommage sans préjudice, alors qu’il ne peut y avoir de préjudice sans dommage. Voir la section 2, infra, pour l’analyse de cette question.

301      Ce terme est préféré à celui de conséquence, comme le fait Philippe Le Tourneau, cité plus haut, pour la définition qu’il donne du dommage.

[29]        L’exemple qu’elle rapporte d’un dommage sans préjudice est éclairant[15] :

Voici un exemple classique d’un dommage entraînant des répercussions bénéfiques. Un immeuble vétuste doit être démoli par son propriétaire, mais, avant que celui-ci n’ait le temps de procéder à la démolition, l’immeuble est détruit par la faute d’un conducteur d’un poids lourd qui l’emboutit. Dans de telles circonstances le propriétaire de l’immeuble subit un dommage matériel, même si les répercussions qui en découlent sont pour lui bénéfiques. En effet, le propriétaire n’aura pas à procéder à la démolition prévue de l’immeuble.

Certains diront, au regard de cet exemple, qu’il n’y a pas eu de dommage puisque les répercussions sont bénéfiques. Il peut en effet sembler curieux qu’un dommage existe dans une pareille situation. Cela cesse de l’être si l’on considère que dommage et préjudice sont distincts, le dommage ayant une existence autonome puisque, dans l’enchaînement chronologique de la responsabilité civile, il est nécessairement antérieur au préjudice. Nous pourrions résumer notre propos et affirmer encore l’importance d’une distinction, en disant que le dommage est la condition sine qua non de l’existence du préjudice. Que, tout comme il n’y a pas de fumée sans feu, il n’y a pas de préjudice sans dommage, mais il peut y avoir un dommage sans préjudice. Une responsabilité peut être établie sans qu’une réparation ne s’ensuive.

[30]        On comprend aisément que le décès d’un malade en phase terminale entraînera des répercussions et une indemnisation de moindre importance que le décès d’un jeune parent soutien de famille. Le dommage est le même, mais non le préjudice qui s’ensuit.

[31]        Et la professeure Morin conclut au chapitre Confusions[16] (soulignement ajouté) :

Il faut d’abord considérer que la qualification du dommage devrait se faire en fonction de l’objet de l’atteinte ou, pour l’exprimer autrement, du siège de l’atteinte; la qualification du préjudice devrait, quant à elle, se faire en fonction de sa nature. Une distinction entre dommage et préjudice ainsi que l’emploi d’une terminologie constante dans leur qualification respective, permettraient l’élimination de la confusion, malheureusement commune, entre la nature du dommage et celle du préjudice.

Le dommage est soit corporel, soit matériel, soit moral, tandis que le préjudice est soit patrimonial, soit extrapatrimonial. Il importe de retenir que la nature du préjudice n’est pas nécessairement le reflet du dommage qui en est la source.

[Citations omises]

[32]        On retrouve la même distinction dans le Rapport d’un groupe de travail français sur l’indemnisation du dommage corporel[17]. On y lit au tout début :

Dès [le départ], le groupe de travail a entériné la distinction entre les notions de « dommage corporel » et de « préjudices », qui fonde toute méthodologie claire de l’indemnisation.

Cet accord unanime est d’autant plus important que la sémantique juridique française énonce volontiers comme synonymes les termes de « dommage » et de « préjudice » dans le droit de la responsabilité civile. Or cette fausse synonymie est sans doute à l’origine de la confusion qui règne dans la réparation du dommage corporel.

- Le « dommage » relève du fait, de l’événement qui est objectivement constatable, et qui demeure au-delà du droit.

[…]

Le « préjudice » relève du droit : il exprime l’atteinte aux droits subjectifs patrimoniaux ou extra-patrimoniaux qui appellent une réparation dès lors qu’un tiers en est responsable. Le préjudice marque le passage du fait (le dommage) au droit (la réparation). Le « dommage », corporel, matériel ou immatériel, peut rester hors de la sphère juridique, notamment pour le dommage causé à soi-même : il peut y avoir « dommage » sans « préjudice ». En revanche, tout « préjudice » a sa source dans un « dommage ».

[33]        J’en retiens que dommage et préjudice ne sont pas synonymes. Et parfois le terme préjudice du Code civil signifie dommage (j’écrirai alors préjudice, sans modifier les citations bien sûr).

[34]        Puisque le changement de terme n’a pas changé la substance du droit existant, revenons à un arrêt antérieur bien connu, Regent Taxi[18].

[35]        L’obligation de réparer le dommage causé à autrui (C.c.B.-C., art. 1053) demeure dans le nouveau Code malgré le vocable préjudice substitué à celui de dommage. Ainsi, à l’article 2930 C.c.Q. qui renvoie à l’obligation de réparer le préjudice corporel, où le terme préjudice signifie le dommage et non le préjudice qui en est la répercussion.

[36]        La responsabilité civile oblige à indemniser toutes les victimes de sa faute. Ici, le décès reproché à la Ville constitue un préjudice corporel dont les Appelantes sont aussi des victimes qu’elle doit donc indemniser.

[37]        Et, corollaire obligé, l’action des Appelantes contre la Ville est fondée sur « l’obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui ».

[38]        En conséquence, l’exception de 2930 C.c.Q. trouve ici application.

[39]        Voyons maintenant si cette interprétation sémantique et contextuelle concorde avec la jurisprudence étudiée par la Juge.

2-         La jurisprudence

L’arrêt Tarquini (2001)

[40]        Le premier arrêt sur lequel la Juge s’appuie est celui de l’affaire Tarquini[19] :

[13]      Dans cette affaire, madame Tarquini poursuivait la Ville de Montréal en raison du décès de son mari survenu à la suite d'un accident de vélo dont la cause était, selon sa prétention, le mauvais entretien de la piste cyclable par la Ville.

[14]      La Cour d'appel devait, entre autres, décider si le préjudice subi par la veuve était corporel (qualification selon la source) ou moral et matériel (qualification selon les conséquences).

[15]      La question était primordiale puisque si la Cour qualifiait le préjudice de madame Tarquini de moral et matériel, son recours ne respectait pas alors le délai prévu aux articles 1090 et 1092 de la Charte de la Ville de Montréal qui édictent qu'aucune action en dommages n'est recevable contre la Ville quand il s'est écoulé plus de six mois depuis le jour où le droit d'action a pris naissance.

[16]      Deux thèses s'opposaient; celle de la qualification selon la source ou selon les conséquences. La Cour d'appel rend un arrêt divisé sur la question.

[41]        Et elle conclut :

[17]      À la lecture de Tarquini, dire qu’il y a absence de consensus quant à la définition de l’expression « préjudice corporel » est un euphémisme.

[42]        La Juge a un peu raison concernant la catégorisation du préjudice en « corporel, moral ou matériel »; de nombreux auteurs, dont les professeurs Nathalie Vézina et Daniel Gardner, ont écrit sur les difficultés crées par le nouveau vocabulaire du Code. Par contre, sur l’interprétation à donner à l’article 2930 C.c.Q., l’arrêt de la Cour, malgré une dissidence, établit la règle à suivre.

[43]        Tout comme ici, la Ville plaide alors l’irrecevabilité de l’action pour cause de prescription puisque plus de six mois se sont écoulés entre la chute en vélo et l’action en justice de la veuve. Et celle-ci répond en invoquant l’exception de l’article 2930 C.c.Q.

[44]        La Cour est donc appelée à trancher cette exception préliminaire avant de déterminer si elle résulte d’une faute de la Ville.

[45]        Voici quelques extraits des motifs du juge Pelletier.

[46]        D’abord sur le fait que l’article 1457 C.c.Q. n’a pas modifié la substance du droit existant :

[73]      Cette disposition [l’art. 1457 C.c.Q.] reprend de façon plus élaborée et entre autres choses le principe autrefois énoncé à l’article 1053 C.c.B.-C. À l’analyse comparative des deux textes, on constate d’abord que le mot « préjudice » a remplacé le terme « dommage ». […]

[74]      Ce changement se révèle donc cosmétique et non fondamental. Le principe demeure le même; le débiteur d’une obligation a le devoir de réparer le « préjudice » qu’il cause à autrui par le manquement à cette obligation.  […]

[…]

[76]      … Le « préjudice », tout comme autrefois le « dommage », se définit donc par la perte que subit la victime, perte qui ne peut l’affecter que dans son avoir, son patrimoine, ou dans son être, c’est à dire dans l’une ou plusieurs des composantes qui façonnent son identité propre.

[47]        Puis, sur la catégorisation du préjudice, « corporel, matériel ou moral », en partant du langage familier jusqu’à sa définition analytique :

[86]      Dans le langage populaire, on peut comprendre le concept « préjudice corporel » comme étant, en tout premier lieu une perte d’intégrité physique, une blessure.  C’est également ainsi que l’entend le droit civil français.  Les auteurs Weill et Terré enseignent que « Le dommage corporel est d’abord et avant tout l’atteinte portée à l’intégrité physique de la personne : les blessures plus ou moins graves et à plus forte raison la mort. »7

_________

7     Alex Weill et François Terré, Droit civil, les obligations, Précis Dalloz, quatrième édition, Paris, Dalloz, 1986, 624.

[…]

[101]    On pourrait donc définir le préjudice corporel comme étant le concept qui englobe l’ensemble des pertes morales et matérielles qui sont la conséquence directe, immédiate ou distante, d’une atteinte à l’intégrité physique d’une personne.  À la différence des qualificatifs « moral » et « matériel » qui correspondent aux classes fondamentales du concept « préjudice », celui de « corporel » tire son originalité du caractère hybride de ses composantes et de la pluralité des dimensions qu’il couvre.  […]

[48]        Il réexamine en profondeur les arrêts de la Cour suprême et du Conseil privé dans l’affaire Regent Taxi pour conclure :

[133]    Sous l’empire de l’ancien code, le droit en matière de préjudice corporel paraît donc fixé de façon définitive à partir de 1977, soit plus de 100 ans après son adoption.  Les questions réglées sont les suivantes:

a)         Le mot « autrui » de l’article 1053 C.c.B.C. comprend les victimes distantes, tout autant que la victime immédiate ;

b)         Il peut y avoir un lien direct entre la faute et le préjudice subi par les victimes distantes ;

c)         Dans le cas d’atteinte à l’intégrité physique, le préjudice pour lequel les victimes distantes réclament, entre dans la définition de « bodily injuries ».

[Citations omises]

[49]        Et il réitère son avis que le nouveau Code n’a pas changé le droit ainsi établi :

[135]    Revenant donc à la question de savoir si le législateur de 1991 a voulu changer ces règles, je répondrais par la négative, sauf en ce qui concerne celle issue de l’arrêt Robinson.  Plusieurs motifs militent en faveur de cette réponse.

[136]    Tout d’abord, le législateur ne pouvait ignorer le long et pénible cheminement au terme duquel la jurisprudence avait fini par dégager les trois premières règles que je viens d’énumérer. S’il avait voulu modifier l’état du droit sur ces règles fondamentales, il aurait choisi à mon avis un langage exprimant clairement cette intention. […]

[143]    En définitive, je suis donc d’avis que l’analyse du contexte dans lequel ont été retenus les textes du Code civil du Québec confirme la solution dégagée par l’analyse théorique du concept « préjudice ».  Le législateur a rafraîchi le vocabulaire et précisé certaines notions sans pour autant bouleverser les règles de la responsabilité extracontractuelle dégagées péniblement sous l’empire du Code civil du Bas-Canada, […]

[50]        Et sa conclusion est sans équivoque :

[144]    Il s’ensuit que l’action de Mme Tarquini est fondée sur l’obligation de réparer le préjudice corporel qu’elle a subi et que, à ce titre, elle jouit de l’exception prévue à l’article 2930 C.c.Q.  Cette action n’est donc pas prescrite.

[51]        Pour sa part, la juge Otis, après avoir revu « la philosophie du Code », traite de l’interprétation de l’article 2930 C.c.Q. (soulignement dans le texte) :

[179]    Mais il y a plus.  Le texte de l'article 2930 C.c.Q. ne me paraît pas receler cette ambiguïté qu'y voit mon collègue [le juge dissident]. L'action de l'intimée est, à mon avis, bel et bien «…une action fondée sur l'obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui

[180]    La source du recours de l'intimée est le décès de son conjoint, décès qui résulte, on ne peut plus directement, du préjudice corporel qui lui a été causé (extrême dans ce cas). Le droit d'action de l'intimée prend sa source directement dans le fait générateur du droit, soit l'atteinte à l'intégrité corporelle de la victime donc dans le préjudice corporel subi par le défunt. Or, en matière de prescription, c'est l'atteinte au droit qui fonde la règle et constitue l'intérêt que le législateur veut protéger, et non simplement le chef de dommage réclamé.

[181]    Plutôt que de retenir une lecture restrictive de l'expression «préjudice corporel», je privilégie d'emblée une interprétation permettant à la fois de découvrir l'objet du texte de loi, de respecter l'intention exprimée du législateur et de saisir les fondements du droit exposé dans le texte de l'article 2930 C.c.Q.

[…]

[185]    En l'espèce, il ne faut pas restreindre l'analyse aux chefs de dommages réclamés par l'intimée pour elle-même mais, bien au contraire, il convient de revenir à l'événement qui fonde son droit d'action.  En s'attachant uniquement aux chefs de réclamation de l'intimée, il me semble qu'on s'éloigne de l'objet de la loi, de ses «véritables sens, esprit et fin».  Le terme «préjudice corporel» n'est pas le chef de la réclamation, mais bien la source de l'action.  L'article 2930 C.c.Q. vise donc à protéger l'obligation de réparer tout dommage dont le préjudice corporel est la cause, peu importe les chefs de réclamation.

[186]    Dans notre affaire, comme le point d'ancrage du recours de l'intimée est une atteinte à l'intégrité physique de la personne, le délai général de la prescription extinctive du Code civil doit être privilégié.  L'action de la victime immédiate et celles des tiers sont, en effet, absolument indissociables, procédant de la même source, soit l'événement qui cause le préjudice.

[187]    On le voit bien d'ailleurs lorsqu'on s'attarde à l'analyse d'autres effets de ce droit d'action.  Ainsi, le tiers (comme c'est le cas ici) qui poursuit à la suite du décès de la victime immédiate peut se voir opposer la faute contributoire de la victime, ce qui ne pourrait être le cas si les recours n'étaient pas intimement liés.

[52]        Et sa conclusion est aussi sans équivoque :

[195]    En conclusion, le droit d'action de [la veuve] existe parce qu'un préjudice corporel à l'origine de ses propres dommages a été causé. J'estime que son «action est fondée sur l'obligation de réparer le préjudice corporel à autrui» au sens de l'article 2930 C.c.Q.  Cette interprétation me semble conforme à la fois à la philosophie du Code et à l'interprétation même du texte.

[53]        Soit dit avec égards, aucun motif du jugement ne justifiait la Juge de ne pas trancher suivant cet arrêt.

L’arrêt Schreiber (2002)

[54]        La Juge en retient, avec raison :

[19]      …qu'il ne saurait y avoir préjudice corporel sans atteinte à l'intégrité physique. [...]

[55]        Par contre, elle écrit un peu plus loin :

[25] … [La Cour dans l’affaire Hashemi] suit le principe du juge LeBel dans Schreiber voulant qu’une victime médiate ne puisse invoquer un préjudice corporel en l’absence d’une atteinte à sa propre intégrité physique ou psychique.

[56]        Là, avec égards j’exprime mon désaccord. Il n’y avait pas de victime médiate (ou par ricochet) dans cette affaire Schreiber contrairement à l’affaire Hashemi. Et le principe du juge LeBel est plutôt qu’une victime directe, telle Schreiber, ne subit pas de dommage corporel « en l’absence d’une atteinte à [son] intégrité physique ou psychique ».

[57]        L’arrêtiste de la Cour suprême résume ainsi les faits de cette affaire[20] :

Se fondant sur le traité d’extradition entre les deux pays, l’Allemagne demande au Canada l’arrestation provisoire de l’appelant en vue de son extradition pour fraude fiscale et autres infractions. Le mandat d’arrestation provisoire est accordé, l’appelant est arrêté et passe huit jours en prison avant d’être libéré sous cautionnement. L’appelant intente contre l’Allemagne une action en dommages-intérêts pour dommages corporels causés par son arrestation et détention au Canada.

[58]        Les motifs de cet arrêt unanime sont donnés par le juge LeBel, qui écrit en introduction :

[1]        Le pourvoi oppose les intérêts d’une personne souhaitant poursuivre un État étranger devant les tribunaux canadiens à l’immunité de juridiction dont jouit cet État contre de telles actions. La Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, ch. S - 18 (la « Loi »), a intégré au droit canadien le principe de l’immunité de juridiction, comme ses exceptions, qui découle du droit coutumier international. La question en litige consiste à déterminer si les exceptions particulières de l’art. 4 et de l’al. 6a) de cette loi s’appliquent et restreignent le principe général de l’immunité de juridiction énoncé à son art. 3.

[59]        L’exception de cet article 6a) a trait aux dommages corporels[21] :

6. L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions découlant :

a) des décès ou dommages corporels survenus au Canada;

b)…

6. A foreign state is not immune from the jurisdiction of a court in any proceedings that relate to

 

(a) any death or personal or bodily injury, or

 

(b) ,,,

 

that occurs in Canada.

[60]        Le juge LeBel résume les problèmes allégués par Schreiber qui les qualifie de dommages corporels :

[28]      L’appelant [Schreiber] soutient que la souffrance morale, la privation de liberté et l’atteinte à la réputation résultant de son arrestation et de sa détention illégales constituent, au sens de l’exception de l’al. 6a) de la Loi sur l’immunité des États, des « dommages corporels » et limitent en conséquence l’immunité de l’Allemagne. […]

[61]        Ce qui l’amène à préciser la notion de « dommages corporels ».

[62]        Au premier chapitre de son analyse, La doctrine, il retient que « La jurisprudence et la doctrine paraissent indiquer que l’expression "personal injury" connote généralement l’existence d’un dommage "physique". »[22]

[63]        Au second, Les rapports et les conventions de droit international, il note : « quelques sources secondaires de droit international limitent également les "dommages corporels" aux "dommages physiques" dans le contexte de l’exception applicable en matière d’immunité. »[23]

[64]        Au troisième, L’application du droit international des droits de la personne, il exprime l’avis que : « Sans preuve de préjudice physique, conclure que l’incarcération légale constitue un préjudice moral donnant lieu à indemnisation reviendrait à admettre que chaque détenu du système pénal canadien a droit à des dommages-intérêts de la part de l’État. »[24]

[65]        Le quatrième porte sur Le sens de l’expression « dommages corporels » dans les dispositions bilingues, le droit civil du Québec et la Loi d’harmonisation.

[66]        À la section Droit civil du Québec, il écrit en introduction : « Pour déterminer la portée de l’application de l’al. 6a), il faut examiner ce qu’on entend par "dommage corporel" ou "préjudice corporel" en droit de la responsabilité civile délictuelle au Québec. »[25]

[67]        Il retient que le préjudice corporel implique une atteinte à l’intégrité physique :

[62]      … Les actions relevant de cette catégorie [dommages, « préjudice corporel » - bodily injury] ont en commun la nécessité d’établir la présence d’une atteinte à l’intégrité physique. […] Il semble que les diverses définitions de cette notion requièrent au moins une forme d’atteinte à l’intégrité physique : voir par exemple, Gardner, op. cit., p. 14-15, et le juge Pelletier dans Tarquini, précité, par. 88 et 89 ainsi que les paragraphes qui suivent.

[…]

[64]      En revanche, l’exigence de la preuve d’une atteinte réelle à l’intégrité physique signifie que l’atteinte à des droits dûment qualifiés de droits d’ordre moral n’est pas incluse dans cette catégorie d’actions. […] Ainsi le choc causé par une arrestation injustifiée peut donner lieu à une action pour dommages moraux, mais non à une action pour « préjudice corporel » : Michaud c. Québec (Procureur général), [1998] R.R.A. 1065 (C.S.); et Gardner, op. cit., p. 22. […]

[68]        Et sa conclusion finale est sans surprise : Schreiber n’a pas subi de dommages corporels :

[80]      [L’interprétation de l’exception de l’al. 6 a) de la Loi] confirme l’intention du législateur de créer une exception à l’immunité des États, exception qui est restreinte à la catégorie des actions découlant d’une atteinte à l’intégrité physique d’une personne, conformément à l’expression de droit civil québécois « préjudice corporel ». Il est concevable que ce genre d’atteinte couvre une zone chevauchant le préjudice corporel et le préjudice moral, comme le stress nerveux; toutefois, la simple privation de liberté et les conséquences normales de l’incarcération légale décrites dans la déclaration ne permettent pas à l’appelant d’invoquer une exception à la Loi sur l’immunité des États. […]

[69]        Cet arrêt, malgré son grand intérêt, ne nous éclaire pas ici où le décès constitue évidemment une atteinte à l’intégrité physique, un dommage corporel, un préjudice corporel, et où les Appelantes sont des victimes par ricochet alors que Schreiber, le seul réclamant, était une victime directe.

[70]        Il est encore opportun de citer une autre réflexion du juge LeBel :

[61]      The inclusion of the category of “préjudice corporel - bodily injury” as a part of the organizing classification of damages in the Quebec law of civil responsibility signalled a shift in the analysis of damages. In the opinion of an author, the emphasis shifted from the considerations of the damage arising out of the injury to that of the nature of the injury itself: see Gardner, supra, at pp. 12-13. [2e Éd.]

[71]        Voici ce que le professeur Gardner écrit dans ces pages[26] :

Changement de cap. Avant de tenter de donner une définition précise de la notion de préjudice corporel, un commentaire s’impose. Avec l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, force est de constater que les catégories juridiques ont changé. Les notions anciennes de dommage moral et de dommage matériel ne tiennent plus avec le nouveau texte. La consécration législative d’une troisième catégorie, le préjudice corporel, nous oblige à recentrer notre analyse sur l’atteinte en soi et non plus sur ses conséquences. En effet, un préjudice corporel n’acquiert un contenu (indemnisable) que dans ses conséquences jusqu’à présent qualifiées de matérielles (v.g. pertes salariales) et de morales (v.g. souffrances) pour la victime.

Si l’on continue comme auparavant à s’attarder aux conséquences de l’atteinte subie pour qualifier le préjudice qui en découle, on réduit à néant le contenu de la notion de préjudice corporel, puisque ce dernier ne pourra se concrétiser que dans les pertes matérielles et morales qu’il engendre. On voit d’ici les conséquences d’une telle façon d’analyser le concept de préjudice corporel : la réclamation des pertes salariales de la victime blessée par ma faute est un préjudice matériel (sa conséquence) et je peux ainsi invoquer une clause de non-responsabilité en ma faveur. Les souffrances endurées par la victime qui a chuté sur le trottoir d’une municipalité constituent un préjudice moral; la partie de sa réclamation touchant ces souffrances doit donc faire l’objet d’un préavis d’action de 15 jours, l’article 2930 C.c.Q. étant alors inapplicable17. On peut éviter ces situations absurdes par une interprétation ouverte du concept de préjudice corporel.

[Référence omise]

[72]        On ne peut faire fi de ce changement de cap et s’en tenir aux catégories familières d’autrefois comme la Ville l’écrit dans son mémoire (avec une certaine nostalgie que je peux comprendre) :

15.       Pendant très longtemps, il a toujours été clair, évident et accepté par tous que la veuve qui pleurait de chagrin le décès accidentel de son mari était victime d’un préjudice moral (le solatium doloris). Il en allait de même de la dame éplorée qui pleurait la mort accidentelle de son chat. Elle pouvait de plus avoir subi un préjudice matériel. Mais, sauf circonstances très exceptionnelles, nul n’aurait pu sérieusement soutenir que cette veuve de la victime immédiate avait elle-même subi un « préjudice corporel », une atteinte à son intégrité physique. Et nul n’aurait qualifié de préjudice matériel le chagrin de la propriétaire du chat.

16.       Il en a été ainsi jusqu’au fameux arrêt Tarquini de cette Cour (Ville de Montréal c. Tarquini, 2001 CANLII 13065 (QCCA)…

[73]        Cette dernière remarque est quelque peu trompeuse. Ce n’est pas l’arrêt Tarquini qui a changé l’erre d'aller antérieure, mais bien le nouveau texte du Code que la Cour, il est vrai, était appelée à interpréter pour une première fois dans cette affaire.

[74]        Si l’on s’en tient à la nature - et non à la source - du préjudice subi par les proches de la victime décédée, bien sûr qu’elles ne subissent aucun préjudice de nature corporelle puisque leur propre intégrité physique n’est nullement atteinte. Par contre, si l’on distingue dommage et préjudice, on constate que leurs préjudices - de nature matérielle ou morale - sont la répercussion du décès de leur parente, et donc, elles sont victimes du dommage corporel causé à celle-ci, ou du préjudice corporel causé à celle-ci, selon le nouveau vocable.

[75]        Je n’ose écrire que les Appelantes subissent un « préjudice corporel », car la jonction de ces deux mots nous renvoie instantanément à la nature du préjudice et non à sa source alors que l’expression « victimes d’un préjudice corporel » laisse place au lien entre le préjudice et sa source, selon la nouvelle classification.

L’arrêt Andrusiak (2004)

[76]        Andrusiak prend action contre la Ville de Montréal en alléguant une arrestation et une poursuite abusives. Il n’a pas été blessé, mais il allègue un « choc nerveux » comme conséquence de son arrestation.

[77]        La Ville plaide l’irrecevabilité de l’action pour cause de prescription, car l’assignation en justice est postérieure de six mois aux événements. Andrusiak répond en invoquant le délai de trois ans de l’article 2930 C.c.Q.

[78]        La Cour doit donc trancher si un choc nerveux constitue un préjudice corporel au sens de cet article.

[79]        Le juge Morin répond par l’affirmative. Il écrit :

[48]      Cependant, au paragraphe 63 [de l’arrêt Schreiber], le juge Lebel précise que la notion d'intégrité physique demeure souple et peut comprendre le choc nerveux causé par une intervention policière brutale.  Or, …au paragraphe … de la requête introductive d'instance…, l'appelant réclame… en invoquant un choc nerveux.

[49]      …le juge de première instance devait considérer comme avérée l'existence d'un choc nerveux chez l'appelant et sa fille. [C.p.c., art. 165(4)]

[50]      Compte tenu des principes énoncés par le juge Lebel… le juge de première instance aurait donc dû… laisser au juge du fond le soin de déterminer si la preuve démontrait ou non l'existence d'un préjudice corporel.

[80]        La Juge résume bien cette décision :

[23]      En raison des réclamations d’ordre psychologique des victimes, la Cour d’appel rejette la requête en irrecevabilité de façon à laisser au juge du fond le soin de déterminer si la preuve établit l’existence ou non d’un choc nerveux pouvant se qualifier de préjudice corporel puisqu’il est acquis qu’une atteinte psychologique, aussi légère soit-elle, consécutive à une atteinte physique, entre dans la catégorie de préjudice corporel.

[81]        Mais par contre, elle y voit un changement d’orientation :

[21]      En 2004, la Cour d’appel dans l’affaire Andrusiak  se prononce à nouveau sur le délai de prescription applicable et redéfinit la notion de « préjudice corporel ». […]

[82]        Avec égards, je ne vois pas dans cet arrêt une « redéfinition » du préjudice corporel puisque la Cour y réaffirme simplement, en s’appuyant sur l’arrêt Schreiber, qu’un choc nerveux peut constituer une atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’une personne et donc un préjudice corporel.

L’arrêt Cinar (2013)

[83]        Dans cette affaire largement médiatisée, la Cour suprême étudie l’action de Robinson pour la violation de ses droits d’auteur relatifs à son œuvre inspirée du roman Robinson Crusoé[27].

[84]        Bien que cet arrêt ne soit pas mentionné par la Juge, il est pertinent, car il confirme la nouvelle catégorisation du préjudice - corporel, moral ou matériel - suivant sa source et non plus suivant sa nature.

[85]        La Cour suprême note d’abord que la Cour d’appel a réduit une indemnité accordée par le juge de première instance à Robinson en qualifiant  son préjudice de psychologique :

[15]      La Cour d’appel a conclu que le plafond fixé dans la trilogie Andrews (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, Thornton c. School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267, et Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287) s’appliquait à l’octroi de dommages intérêts pour le préjudice psychologique subi par M. Robinson et a réduit ces derniers à 121 350 $, ce qui représente 50 p. 100 du plafond à la date de l’assignation.

[86]        Elle note ensuite le moyen plaidé par Cinar que : « les dommages intérêts non pécuniaires en l’espèce résultent en fait d’un préjudice corporel. »[28]

[87]        Puis elle rejette ce moyen :

[100]    … je [la juge en chef] ne suis pas d’accord pour dire que le préjudice non pécuniaire subi par M. Robinson découle d’un préjudice corporel au sens de l’art. 1607 du CcQ.[[29]].  En droit civil québécois, un préjudice ne peut être qualifié de préjudice corporel que si « la présence d’une atteinte à l’intégrité physique » est établie : Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269, par. 62.  Pour qualifier le préjudice, il importe de déterminer si l’acte qui a causé le préjudice était en soi une atteinte à l’intégrité physique de la victime, plutôt que de déterminer si l’acte a eu une incidence sur la santé physique de la victime : Gardner, p. 17.  À l’inverse, « l’atteinte à des droits dûment qualifiés de droits d’ordre moral n’est pas incluse dans cette catégorie d’actions » : Schreiber, par. 64.

[101]    La violation du droit d’auteur de M. Robinson n’était pas une atteinte à son intégrité physique.  Certes, elle lui a causé un grave choc qui a entraîné une détérioration de sa santé physique.  Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, les répercussions sur la santé physique de la victime ne suffisent pas à qualifier le préjudice de préjudice corporel en l’absence d’une atteinte à l’intégrité physique : voir par exemple Landry c. Audet, 2011 QCCA 535, [2011] R.J.Q. 570, par. 107, autorisation d’appel refusée, [2011] 3 R.C.S. v.  Avec égards, la Cour d’appel a perdu de vue cette distinction.

[88]        Cet arrêt vient confirmer l’arrêt Tarquini, autant pour l’argumentation du juge Pelletier fondée sur la classification du préjudice selon sa source, que pour l’interprétation donnée en conséquence par la Cour de l’article 2930 C.c.Q.

L’arrêt Hashemi (C.A. 2012) et l’arrêt Kazemi (C.S.C. 2014)

[89]        L’arrêt Hashemi rendu par la Cour d’appel a été porté en appel devant la Cour suprême, dont l’arrêt est rapporté : Kazemi (Succession) c. République Islamique d’Iran, 2014 CSC 52, 2014 3 RCS 176. Le nom Hashemi est le celui du fils et Kazemi, celui de la mère.

[90]        La Juge y voit une mise à l’écart de l’arrêt Tarquini. Elle écrit :

[24]      En 2012, dans l'affaire Hashemi, la Cour d’appel se prononce à nouveau sur la qualification de préjudice corporel subi par une victime médiate. Tout comme dans Tarquini, le préjudice de monsieur Hashemi, victime médiate, était relié à l'atteinte à l'intégrité physique subie par sa mère, victime immédiate. La Cour d'appel, unanimement, conclut que le préjudice subi par monsieur Hashemi ne constitue pas un préjudice corporel, puisqu’il est essentiellement moral. L'état d'Iran invoque donc à bon droit son immunité puisqu'il ne s'agit pas d'un dommage corporel subi au Canada.

[25]      Dans cet arrêt, la Cour d'appel s'écarte de la position majoritaire dans Tarquini quant à la notion de « préjudice corporel ». Elle suit le principe du juge LeBel dans Schreiber voulant qu’une victime médiate ne puisse invoquer un préjudice corporel en l’absence d’une atteinte à sa propre intégrité physique ou psychique.

[91]        Avec égards, l’enseignement à retenir de ces arrêts est différent. Notons toutefois que l’arrêt Kazemi de la Cour suprême a été rendu après son jugement.

[92]        Dans cette affaire, il y a une victime directe, la mère décédée et une victime par ricochet, son fils éprouvé. Si le Code civil s’appliquait, nul doute que le fils aurait eu droit à une indemnité à titre de victime par ricochet.

[93]        Mais le Code ne s’applique pas vu l’article 6a) de la Loi sur l’immunité des États :

6. L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions découlant :

a) des décès ou dommages corporels survenus au Canada;

b)…

6. A foreign state is not immune from the jurisdiction of a court in any proceedings that relate to

 

(a) any death or personal or bodily injury, or

 

(b) …

 

that occurs in Canada.

[94]        Cette disposition crée une exception à l’immunité des États si deux conditions cumulatives sont satisfaites. La première, l’action doit découler de « dommages corporels », incluant bien sûr un décès, et la seconde, ces dommages doivent être survenus au Canada. Si l’une ou l’autre de ces conditions fait défaut, la règle générale demeure et l’État étranger bénéficie de l’immunité et n’a pas à indemniser les victimes, directe et par ricochet.

[95]        Le décès de la mère est survenu hors du Canada. La seconde condition fait donc défaut. L’action de sa succession et celle de son fils, fondées sur le décès, sont donc irrecevables.

[96]        Le juge LeBel va toutefois plus loin. En effet, une partie des faits sont « survenus au Canada », où le fils a appris l’horrible nouvelle qui l’a éprouvé. On revient alors à la première condition, à savoir si cette épreuve constitue des « dommages corporels ». C’est la question qui se posait aussi dans Schreiber.

[97]        D’où la double conclusion du juge LeBel, après avoir considéré l’hypothèse fondée sur les seuls faits survenus au Canada (mon soulignement) :

[78]      J’estime donc que l’arrêt Schreiber est bien fondé et parfaitement applicable en l’espèce. Même si, selon les connaissances médicales actuelles, il est souvent difficile de distinguer le préjudice physique du préjudice psychologique, je conviens avec l’amicus curiae que [TRADUCTION] « la possibilité qu’un traumatisme psychologique entraîne des réactions physiologiques ne change rien au fait qu’on n’a pas soutenu que M. Hashemi avait subi un tel préjudice [physique] » (mémoire supplémentaire, par. 30).  M. Hashemi n’a plaidé aucun préjudice physique ou atteinte à son intégrité physique. La loi fait donc obstacle à sa réclamation pour deux motifs. Tout d’abord, le délit reproché n’est pas « survenu au Canada » au sens où il faut l’entendre pour l’application de la LIÉ. Ensuite, M. Hashemi n’a pas allégué avoir subi des « dommages corporels » qui auraient pu faire en sorte que sa situation relève de l’exception énoncée à l’al. 6a) si le délit avait été commis au Canada.

[98]        Cet arrêt n’écarte en rien la règle d’interprétation établie par Tarquini et la catégorisation du préjudice selon sa source et non suivant sa nature.

[99]        Quant à l’arrêt Schreiber, il trouve application dans l’hypothèse où le fils Hashemi est considéré victime immédiate, comme Schreiber. Et comme dans cet arrêt, le constat est qu’il n’a pas subi de « dommages corporels ».

Conclusion

[100]     La jurisprudence subséquente à Tarquini est concordante avec cet arrêt : la victime par ricochet d’un préjudice corporel bénéficie de l’exception de l’article 2930 C.c.Q.

[101]     L’action des Appelantes est fondée sur l’obligation de la Ville de réparer le préjudice corporel causé à leur parente. Leur action est recevable. Le juge du fond tranchera s’il y a eu faute.

[102]     Pour ces motifs, je suis d’avis que la Cour accueille l’appel avec dépens et rejette la requête en irrecevabilité de la Ville, avec dépens.

 

 

 

PAUL VÉZINA, J.C.A.

 



[1]     Il représente aussi les deux enfants mineurs de la défunte.

[2]     Code de procédure civile :

165. Le défendeur peut opposer l'irrecevabilité de la demande et conclure à son rejet:

[…]

4. Si la demande n'est pas fondée en droit, supposé même que les faits allégués soient vrais.

165. The defendant may ask for the dismissal of the action if:

   […]

 (4) The suit is unfounded in law, even if the facts alleged are true.

 

 

[3]     2014 QCCS 4590.

[4]     Montréal (Ville de) c. Tarquini, [2001] R.J.Q. 1405 (C.A.).

[5]     Schreiber c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 269.

[6]     Andrusiak c. Ville de Montréal, [2004] R.J.Q. 2655 (C.A.).

[7]     Islamic Republic of Iran c. Hashemi, [2012] R.J.Q. 1567 (C.A.).

[8]     Sophie Morin, Le dommage moral et le préjudice extrapatrimonial, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2011.

[9]     Commentaires du ministre de la Justice: le Code civil du Québec, t.1, Québec, Les Publications du Québec, 1993, à la p. 886.

[10]    Supra, note 8, p. 142.

[11]    Maurice Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec, 7e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2009, p. 540 et 541.

[12]    Tarquini, supra, note 4, p. 1416.

[13]    Supra, note 8, p. 151 et 152.

[14]    Supra, note 8, p. 153 et 154.

[15]    Supra, note 8, p. 199.

[16]    Supra, note 8, p. 154 et 155.

[17]    Conseil National de l’Aide aux Victimes, Rapport sur l’indemnisation du dommage corporel, 2003, p. 10, en ligne : La documentation française http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/034000490/index.shtml.

 

[18]    Regent Taxi & Transport Co. c. La Congrégation des Petits Frères de Marie, [1932] A.C. 295.

[19]    Supra, note 4.

[20]    Schreiber , supra, note 5, p. 270.

[21]    L.R.C. 1985, c. S-18.

[22]    Schreiber, supra, note 5, paragr. 43.

[23]    Schreiber, supra, note 5, paragr. 47.

[24]    Schreiber, supra, note 5, paragr. 49.

[25]    Schreiber, supra, note 5, paragr. 58.

[26]    Daniel Gardner, Le préjudice corporel, 3e édition, Les Éditions Yvon Blais, 2009. Dans cette troisième édition, de 2009, le même texte se retrouve à la page 17.

[27]    Cinar Corp. C. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168.

[28]    Supra, note 27, paragr. 98.

[29]    Code civil du Québec

    Art. 1607. Le créancier a droit à des dommages-intérêts en réparation du préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel, que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe.

Art. 1607. The creditor is entitled to damages for bodily, moral or material injury which is an immediate and direct consequence of the debtor's default

 

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