Gargantiel c. Québec (Procureure générale) |
2015 QCCA 224 |
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COUR D’APPEL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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GREFFE DE
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N° : |
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(500-17-074226-120) |
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DATE : |
9 février 2015 |
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GILLES GARGANTIEL |
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APPELANT - Demandeur |
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c. |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC |
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INTIMÉE - Défenderesse |
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SOCIÉTÉ DE L’ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC |
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MISE EN CAUSE - Mise en cause |
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[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 1er mai 2013 par la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Paul Mayer), dont les conclusions sont ainsi rédigées :
[74] ACCUEILLE la présente requête en déclaration d’irrecevabilité;
[75] REJETTE l’action du demandeur;
[76] LE TOUT, sans frais.
[2] Pour les motifs de la juge St-Pierre, auxquels souscrivent le juge Pelletier et le juge Claude C. Gagnon, la COUR :
[3] Rejette l'appel avec dépens.
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MOTIFS DE LA JUGE ST-PIERRE |
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[4] À l’instar de celui tranché ce jour dans le dossier Godbout[1], bien que dans un cadre procédural et un contexte différents, ce pourvoi soulève la question que voici : l’article 83.57 de la Loi sur l'assurance automobile[2] (la LAA) fait-il échec au recours en dommages-intérêts entrepris par l’appelant?
[5] À mon avis, il faut répondre positivement à cette question.
[6] Tenant les faits énoncés à la requête introductive d'instance pour avérés, comme il était requis de le faire, le juge de première instance a donc eu raison d’accueillir la requête en irrecevabilité présentée et de conclure que l’action ne pourrait être reçue aux termes du premier alinéa de cet article, ainsi rédigé :
[7] Je m'explique.
[8] L’appelant entreprend un recours contre le procureur général du Québec (le « PGQ »), alléguant avoir subi des dommages à la suite d’une faute commise par les agents de la Sureté du Québec (la « SQ ») lesquels, par négligence, incurie ou insouciance, auraient omis de le localiser et de le secourir alors qu’il avait été victime d’une sortie de route. Il soutient que le retard à être pris en charge, résultat de cette faute commise, est à l’origine de l’amputation de la jambe droite qu’il a subie et des déficiences physiques et psychologiques permanentes qui en résultent, d’où sa réclamation.
[9] Quant à la description des événements qui se déroulent sur trois jours, du 18 au 20 octobre 2009, je m’en remets à ce qu’écrit le juge de première instance :
[5] Le 18 octobre 2009 vers 18h00, M. Gargantiel perd le contrôle de son véhicule et il s’est retrouvé sans conscience dans un fossé entre la route et une voie ferrée.
[6] Vers 18h14, le Centre des Gestions des Appels (le « CGA ») de la SQ reçoit un appel de la compagnie Onstar qui l’informe de l’accident et lui fournit des informations pour localiser le véhicule.
[7] Malgré plusieurs tentatives, le véhicule n’est pas localisé par la SQ.
[8] Entre 18h14 et 20h00, de nombreux appels ont lieu entre Onstar, le CGA et des voitures de patrouille de la SQ afin d’essayer de localiser M. Gargantiel et son véhicule. Des informations substantielles, spécifiques et précises sont transmises pour permettre de situer l’endroit de l’accident, incluant les coordonnées GPS (global positioning system).
[9] Au fur et à mesure que la soirée avance, ayant parcouru diverses routes à trois ou quatre reprises, le répartiteur de la SQ et l’agent de patrouilles deviennent de plus en plus las de la recherche et commencent à rigoler et à blaguer.
[10] Dans un des derniers appels logés, on peut constater que les agents de la SQ sont clairement agacés par la recherche du véhicule et des appels constants de Onstar. Ils expriment qu’il est temps de passer à autre chose.
[11] M. Gargantiel soumet les extraits suivants, provenant de l’enregistrement audio de la SQ, démontrant le manque de sérieux dans la recherche du véhicule lors de la nuit du 18 octobre 2009 :
[…]
[12] Environ deux heures après l’accident, la SQ conclut qu’elle ne peut localiser le véhicule et que la recherche est terminée.
[13] Le 20 octobre 2009, plus de 40 heures après l’accident, un cheminot découvre le véhicule à proximité des coordonnées GPS fournies par Onstar à la SQ.
[14] M. Gargantiel est retrouvé à environ 100 pieds de son véhicule. Il souffre d’hypothermie grave et d’autres dommages corporels sérieux soit, entre autres, d’une fracture de la colonne cervicale, six côtes et deux vertèbres fracturées. Pour des séquelles d’engelure, il doit subir une amputation d’une partie de sa jambe droite.
[15] Il rentre chez lui sept mois après son accident suite à des traitements de physiothérapie, d’ergothérapie, de kinésithérapie ainsi que de psychothérapie.
[16] Aux termes de deux décisions rendues les 6 février et 23 août 2012, la Société d’assurance automobile du Québec (la « SAAQ ») indemnise M. Gargantiel pour la perte de qualité de vie à la suite de son accident.
[Référence omise]
[10] Quant à la situation à résoudre et dont il est saisi, le juge la décrit ainsi :
[1] Monsieur Gilles Gargantiel (« M. Gargantiel ») poursuit le Procureur Général du Québec (le « PGQ ») pour la négligence des agents de la Sûreté du Québec (la « SQ ») à la suite d’un accident d’automobile dans lequel il a été la victime de blessures corporelles graves.
[2] Se prévalant de l’article 165(4) du Code de procédure civil (le « C.p.c. »), le PGQ demande du Tribunal de rejeter l’action au stade préliminaire du dossier. Il plaide que même si les faits relatés par M. Gargantiel sont avérés, son action doit être rejetée parce qu’elle est mal fondée.
[3] Qu’en est-il?
[11] Après avoir résumé la position des parties et cité des extraits du texte de la LAA et des arrêts Pram[3], Patrice[4] et Avis[5] de cette cour, le juge de première instance conclut notamment en ces termes :
[36] Le Tribunal estime qu’il y a lieu d’accueillir la requête en rejet pour les raisons suivantes :
a) la théorie de novus actus interveniens est inapplicable dans les circonstances du présent litige et de l’interprétation large et libérale de la causalité dans le contexte de la Loi; et
b) l’acceptation des indemnités versées par la SAAQ entraîne la renonciation à tout recours civil.
[…]
[57] Il est bien établi que lorsque la Loi trouve application, elle intervient de façon exclusive, et ce, même en présence d’une faute qui n’a rien à voir avec la conduite d’une automobile imputable à un tiers.
[58] L’interdiction d’engager tout autre recours devant tout tribunal exprimée au premier alinéa de l’article 83.57 de la Loi, se trouve incontournable en l’espèce.
[…]
[66] En l’espèce, l’indemnisation de la SAAQ visait l’ensemble des préjudices corporels subis par M. Gargantiel. En acceptant d’être indemnisé par la SAAQ pour l’ensemble de ses préjudices, M. Gargantiel a renoncé à ses recours contre le défendeur.
[67] L’article 83.57 de la Loi stipule que les indemnités qu’elle prévoit tiennent lieu de tous les droits et recours en raison des préjudices corporels subis à l’occasion d’un accident d’automobile et que nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal.
[68] Le législateur a donc choisi d’interdire à une victime d’accident d’automobile toute action civile pour un préjudice résultant tant de la blessure directe que des traitements reçus, des complications pouvant en découler et même de la faute d’un tiers. Cette interdiction s’applique également aux dommages non compensés par la Loi.
[69] Étant donné que la causalité est interprétée de façon large et libérale dans le contexte de la Loi, la doctrine de novus actus interveniens n’est pas pertinente dans la présente affaire.
[70] En effet, la faute alléguée de la SQ se serait produite suite à l’accident d’automobile de M. Gargantiel. Suivant la jurisprudence, les préjudices en ayant découlé sont couverts par la Loi.
[71] C’est donc à bon droit que M. Gargantiel a, en vertu de la Loi, réclamé, reçu et encaissé les indemnités ci-haut décrites.
[72] Le seul fait que M. Gargantiel se soit adressé à la SAAQ afin d’obtenir une compensation pour les préjudices associés à son accident d’automobile et ait accepté les indemnités versées par la SAAQ à cet égard, entraîne une renonciation à tout recours contre toute personne qu’elle puisse être considérée responsable de tout préjudice ayant découlé de l’accident d’automobile.
[73] La requête en irrecevabilité doit donc être accueillie.
[Références omises]
[12] L’appelant propose deux moyens d’appel :
● Premier moyen : le juge de première instance a erré en rejetant l’application de la théorie du novus actus interveniens donnant ainsi à l’article 83.57 de la LAA une portée beaucoup trop large;
● Deuxième moyen : le juge de première instance a erré en concluant, depuis le texte de l’article 83.57 LAA et l’encaissement des indemnités versées par la Société de l’assurance automobile du Québec (la « SAAQ »), à une renonciation au droit de réclamer une réparation du PGQ.
[13] La LAA doit recevoir une interprétation large et libérale, empreinte et respectueuse de ses origines et objectifs ainsi décrits par les auteurs Baudouin et Deslauriers :
[…] Parti de la conception individualiste classique, selon laquelle le propriétaire d’un objet à risque, l’automobile, n’est comptable que du préjudice causé par sa faute, le droit aboutit, par la réforme de 1977, à une conception sociale aux termes de laquelle une absolue priorité est donnée, non plus à la recherche de la faute réelle ou présumée, mais à la compensation des victimes d’accidents de la circulation dans tous les cas. La fonction réparatrice de la responsabilité civile prend donc totalement le dessus. Avec elle, la socialisation du risque, l’étatisation de l’indemnisation, le contrôle strict de l’assurance ont enfin permis de remédier aux injustices sérieuses que tous les régimes antérieurs ne faisaient que perpétuer en dépit des progrès certains venant de réformes d’appoint[6].
[Je souligne]
[14] Dans Rossy[7], la Cour suprême rappelle ainsi l’historique et l’objectif essentiel de la LAA :
[17] La Loi est entrée en vigueur en 1978. Elle répondait à l’insatisfaction grandissante à l’égard du système de responsabilité civile en place à l’époque pour régler les litiges découlant d’accidents de la route. En 1971, le gouvernement du Québec avait mis sur pied un comité chargé de lui faire rapport après avoir étudié la réelle indemnisation des victimes d’accidents d’automobile, que ce soit au terme de recours civils ou en vertu du régime d’assurance en place. Selon le rapport du comité, un grand nombre de ces victimes n’étaient pas indemnisées; il pouvait s’écouler des années avant qu’elles n’obtiennent réparation et le coût des procédures de recouvrement pouvait atteindre des dizaines de milliers de dollars (voir, p. ex., D. Gardner, « L’interprétation de la portée de la Loi sur l’assurance automobile : un éternel recommencement » (2011), 52 C. de D. 167; T. Rousseau - Houle, « Le régime québécois d’assurance automobile, vingt ans après » (1998), 39 C. de D. 213; Québec (Procureur général) c. Villeneuve, [1996] R.J.Q. 2199 (C.A.), p. 2205, le juge Brossard).
[18] Le gouvernement québécois a donc mis sur pied un régime public d’assurance automobile sans égard à la responsabilité géré par la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ »). Ce nouveau régime vise avant tout à indemniser les victimes des accidents de la route en cas de décès ou de préjudice corporel, et ce, sans égard à la responsabilité. Les dispositions de la Loi qui figurent sous le Titre II éliminent les dépenses et l’incertitude relatives aux recours civils et privés en dommages-intérêts. Cependant, l’autre portion du régime, soit celle décrite au Titre III, concerne le préjudice matériel causé par les automobiles. Ce régime est toujours fondé sur la responsabilité en plus d’exiger la souscription de contrats d’assurance responsabilité privés pour couvrir ces dommages (Bédard c. Royer, [2003] R.J.Q. 2455, par. 24, le juge Gendreau; J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (7e éd. 2007), vol. I, Principes généraux, p. 929-935).
[19] L’objet de la Loi a été décrit comme suit par le juge Baudouin dans Pram :
[La Loi] a essentiellement pour but de veiller à ce que les victimes d’accidents d’automobile soient indemnisées sans égard à la responsabilité pour leurs dommages corporels. Elle retire aussi l’arbitrage des dommages aux tribunaux judiciaires et le confie à la Société de l’assurance automobile du Québec. [p. 1740][8]
[Je souligne]
[15] Cela fait, elle conclut qu’« en interprétant les dispositions en cause, la Cour doit garder à l’esprit les objectifs que vise la Loi, l’intention du législateur qu’elle ait une portée large, ainsi que le contexte dans lequel elle a vu le jour. »
[16] La LAA est une loi à caractère social, remédiatrice, qui instaure un régime indemnitaire complet du dommage corporel pour les victimes d’accident d’automobile -qui précise intégralement la réparation disponible à ce titre - sans égard à la responsabilité. En effet, ce n'est pas parce que la LAA ne prévoit pas le paiement d'une indemnité pour un certain type de dommage qu’il en résulte que ce dommage n'est pas sujet à ses dispositions, notamment à son article 83.57. Que la LAA prévoie ou non une indemnité, tout dommage corporel y est visé, comme l’a notamment affirmé notre cour dans ses arrêts Avis, Boulanger et Patrice :
Extrait d’Avis
Il s'agit donc ici d'un dommage corporel. Certains sont indemnisés par la Société d'assurance-automobile; d'autres pas. Quant à ceux-ci, ils ne sont pas pour autant exclus de l'application de la loi. S'y applique précisément cet article 83.57 sur lequel l'appelante fonde son exception […][9]
Extrait de Boulanger
Comme l'a correctement souligné le juge de première instance, en adressant une demande d'indemnisation à la mise-en-cause, en encaissant les chèques d'indemnités émis par celle-ci et en ne la remboursant pas des montants ainsi reçus (ce que l'article 83.50 de la Loi sur l'assurance automobile l'obligeait de faire s'il était d'avis qu'il n'avait pas droit aux indemnités payées), l'appelant a sciemment renoncé à son recours contre l'intimée. L'article 83.57 de la Loi sur l'assurance automobile stipule, en effet, à son premier paragraphe, que:
«Les indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d'un dommage corporel et nulle action à ce sujet n'est reçue devant un tribunal.»[10]
Extraits de Patrice
[21] En l'instance, le recours de l’appelant est régi par les règles particulières prévues à la Loi, qui l’emportent clairement sur le droit commun (Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022), puisqu’il y a eu accident de voiture au sens de la Loi et obtention d’une indemnité de la S.A.A.Q.
[22] Or, cette loi est structurée en fonction uniquement de deux catégories de préjudices : le préjudice corporel et le préjudice matériel, lesquels sont définis dans la Loi. Il n’existe pas de catégorie autre ou résiduaire.
[23] L'art. 2 de la Loi définit le préjudice corporel comme étant celui d'ordre physique ou psychique causé dans un accident, ainsi que les dommages aux vêtements que porte la victime. La jurisprudence, notamment de notre cour, a retenu de cette expression une interprétation plutôt large (Tordion c. La Compagnie d'assurance du Home canadien, précité; Avis Canada inc. c. Condoroussis, J.E. 96-1872 (C.A.)).
[…]
[26] En vertu de l'art. 83.57, l'indemnité reçue de la S.A.A.Q. à la suite d'un préjudice corporel résultant d’un accident de voiture remplace tous les droits et recours de la victime à cet égard (Boulanger c. Exposition agricole de Beauce inc., [1993] R.R.A. 80 (C.A.)). Ainsi, le fait que certains préjudices subis par une victime ne sont pas indemnisables par la S.A.A.Q. ne lui permet pas d’intenter un recours (Tordion c. Assurance du Home canadien, précité).
[27] Il s’ensuit que, si la réclamation de l'appelant découle d’un préjudice corporel au sens de la Loi, les tribunaux québécois sont sans compétence et qu’il doit s’adresser uniquement à la S.A.A.Q. ou poursuivre en France (Szeto c. Fédération (La), Compagnie d’assurances du Canada, [1986] R.J.Q. 218 (C.A)).[11]
[Caractères gras dans l’original]
[17] Afin de garantir l’accomplissement de son objet, puisqu’elle est considérée comme une loi remédiatrice, elle doit recevoir une interprétation large et libérale, conformément à l’article 41 de la Loi d’interprétation[12] ainsi rédigé :
[18] À la suite d’une jurisprudence abondante sur la question, parfois contradictoire ou divergente, il a été établi par cette cour dans Pram[13], et réaffirmé par la Cour suprême dans Rossy[14], que le lien de causalité requis aux termes de la LAA est un lien sui generis (« que les tribunaux n’ont pas à chercher un lien causal traditionnel entre la faute et le dommage, comme cela se fait couramment dans les causes civiles délictuelles ou quasi délictuelles[15] ») qui ne peut être divorcé des buts que cette loi poursuit dont celui d’offrir non seulement la réparation du dommage corporel causé par une automobile, mais aussi de celui causé par son chargement ou par son usage.
[19] Comme l’écrit le juge Baudouin dans Pram[16], « [l]e simple usage de l’automobile, c’est-à-dire son emploi, son utilisation, son maniement, son fonctionnement, est suffisant pour permettre de donner lieu à l’application de la loi » alors qu’« [i]l n’est pas nécessaire que le dommage ait été produit directement par le véhicule lui-même », mais suffisant « qu’il se soit réalisé dans le cadre général de l’usage de l’automobile ».
[20] Citant l’extrait suivant d’un texte du professeur Gardner, la Cour suprême rappelle qu’importer le concept de causalité du droit de la responsabilité civile dans la LAA aurait pour effet de contrecarrer son objectif principal, ce qui ne saurait être toléré :
Poser le problème de l’application de la loi en se référant aux critères de la causalité du droit commun est, selon nous, inacceptable. Imposer à la victime la preuve que l’automobile a été la cause efficiente de son préjudice constitue un fardeau beaucoup trop lourd, qui nie l’objectif réparateur de la loi. Le système de droit commun, basé sur la faute, recherche avant tout un responsable à l’accident. Ce n’est qu’une fois cette étape franchie que l’on s’attardera à indemniser la victime. Un système objectif de responsabilité part du postulat contraire : la victime avant toute chose. À partir de là, nous ne voyons pas pourquoi le sens donné en droit commun au mot « causé » devrait être automatiquement appliqué à la Loi sur l’assurance automobile. Un exemple simple permettra de visualiser cette incompatibilité des systèmes. Roulant sur une route de campagne, un Québécois est blessé lorsque la branche d’un arbre se casse et tombe sur son automobile. À la lumière de la jurisprudence interprétant la Loi sur l’assurance automobile, on peut affirmer que ce Québécois sera indemnisé par la SAAQ. Pourtant, si l’on applique la théorie de la causalité adéquate utilisée en droit commun, il semble évident que l’action de l’automobile n’a pas été la cause déterminante du dommage. On songerait plutôt à poursuivre le propriétaire de l’arbre, en vertu de l’article 1054, alinéa 1, du Code civil du Bas-Canada pour obtenir une indemnisation. Dans un cas touchant l’application de la Loi sur l’assurance automobile, il faut rechercher la présence d’un rapport suffisamment étroit entre la présence de l’automobile et le préjudice subi.
(D. Gardner, « La Loi sur l’assurance automobile : loi d’interprétation libérale? » (1992), 33 C. de D. 485, p. 495)[17]
[Je souligne]
[21] Bref, des propos du juge Baudouin dans Pram, réaffirmés par la Cour suprême dans Rossy[18], je retiens que l’analyse de toute situation s’articule autour des sept énoncés que voici :
· identifier les circonstances propres à l’espèce;
· rejeter l’application de la notion traditionnelle civile de causalité;
· refuser de s’enfermer dans les constructions traditionnelles de la causa causans, causa proxima, causalité adéquate, causalité immédiate ou équivalence des conditions;
· retenir que le lien de causalité requis aux termes de la LAA est sui generis;
· s’abstenir de divorcer la détermination du type de causalité des buts poursuivis par la LAA, une loi rémédiatrice et à caractère social;
· se rappeler, en retournant au texte même de la Loi, qu’il est non seulement question du dommage causé par une automobile, mais aussi de celui causé par son chargement ou par son usage; et
· donner à la LAA l’interprétation large et libérale qu’elle mérite, visant l’indemnisation rapide et efficace de toute victime sans égard à la responsabilité de quiconque, tout en s’assurant, cela dit, que l’interprétation retenue demeure plausible et logique eu égard au libellé de la Loi.
[22] L’appelant soutient que le juge a erré en rejetant l’application de la théorie du novus actus interveniens donnant ainsi à l’article 83.57 de la LAA une portée beaucoup trop large.
[23] Je ne partage pas ce point de vue, pour les trois raisons que voici :
· d’une part, utiliser la notion du novus actus interveniens participe de la conception traditionnelle civile de causalité, ce dont notre cour dans Pram, et la Cour suprême dans Rossy, nous exhorte à nous écarter en contexte de LAA ;
· d’autre part, même s’il fallait recourir à la théorie du novus actus interveniens, les faits de l’espèce ne conduiraient pas, de toute manière, au résultat souhaité par l’appelant ;
· enfin, comme le juge de première instance, je retiens que l’amputation subie, de même que les dommages physiques et psychologiques y relatifs, participent manifestement du dommage corporel visé par la LAA, qu’il doit être indemnisé en conséquence et que ces indemnités tiennent lieu de tous droits et recours.
[24] Afin de recourir à la théorie du novus actus interveniens, et comme l'écrivent les auteurs Baudouin et Deslauriers, il faut identifier une trame factuelle qui comporte les deux éléments essentiels que voici :
· une disparition complète du lien entre le premier événement (ici, la sortie de route ou l’accident d’automobile) et le dommage subi (l’amputation de la jambe droite et les dommages y relatifs); et
· la création d'un lien nouveau entre la faute reprochée (ici, la négligence, l’incurie ou l’insouciance de la SQ à localiser l’endroit où cet accident d’automobile s’est produit et l’occupant qui en a été la victime) et ce dommage.
[25] C’est d’ailleurs ce que notre cour dans Lacombe en 2003, dans Ville de Laval en 2012 et dans Pullan en 2013 énonce :
Extraits de Ville de Laval
[64] À mon avis, le premier juge a correctement rejeté l'application du novus actus interveniens dans les circonstances révélées par la preuve (paragr. [344] à [359]). Comme la cour l'a déjà souligné, pour conclure à une rupture du lien causal, il faut à la fois l'arrêt complet du lien entre la faute initiale et le dommage et la relance d'un nouveau lien avec le préjudice en raison d'un acte sans rapport direct avec la faute initiale [Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720, paragr. 59 (C.A.).]. La doctrine va dans le même sens [Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, Vol. I - Principes généraux, 7e éd., Cowansville, Éd. Yvon Blais, 2007, paragr.1-631.].
[65] Ce n'est manifestement pas le cas ici. Quoi qu'en dise la Ville, il n'y a jamais eu disparition complète du lien entre la faute d'omission reprochée à ses policiers et les dommages subis. Au mieux, ce qu'identifie la Ville relève d'une faute « contributoire » pouvant mener à un partage de responsabilité.[19]
[Je souligne. Références omises]
Extrait de Pullan
[51] Dans ces circonstances, la théorie de la causalité adéquate et le critère de la prévision raisonnable auraient dû conduire le juge à estimer qu'il n'y avait pas eu rupture de causalité, et, encore moins, rupture complète du lien causal, au sens où notre cour l'a décidé encore récemment :
[64] À mon avis, le premier juge a correctement rejeté l'application du novus actus interveniens dans les circonstances révélées par la preuve (paragr. [344] à [359]). Comme la cour l'a déjà souligné, pour conclure à une rupture du lien causal, il faut à la fois l'arrêt complet du lien entre la faute initiale et le dommage et la relance d'un nouveau lien avec le préjudice en raison d'un acte sans rapport direct avec la faute initiale. La doctrine va dans le même sens.[20]
[Je souligne. Références omises]
[26] Ainsi, en l’absence de rupture nette, de disparition complète de lien entre le premier événement et le dommage, on ne peut parler de novus actus interveniens, mais tout au plus de fautes contributoires, de partage de responsabilité :
Toutefois, l’hypothèse du novus actus interveniens est souvent invoquée dans des circonstances qui ne le justifient pas. Pour que ce principe puisse s’appliquer, deux conditions essentielles sont requises. D’une part, il faut qu’il existe une disparition complète du lien entre la faute initiale et le dommage subi. D’autre part, il faut que ce lien survienne à nouveau, mais cette fois-ci en raison de l’existence d’un acte sans aucun rapport avec la faute initiale. Dans les autres hypothèses, il y a seulement continuation d’un même processus qui peut mener, dans certains cas, à un partage de responsabilité.
[…]
Il faut cependant, pour qu’il y ait rupture, un temps d’arrêt entre la première et la seconde faute. Autrement il s’agit d’une hypothèse de fautes contributoires.[21]
[Je souligne. Références omises]
[27] La LAA ne saurait s’accommoder de situations de « fautes contributoires » ou de « partage de responsabilité », alors que l’indemnisation a lieu sans égard à la responsabilité de quiconque, comme le prévoit son article 5, ainsi rédigé :
5. Les indemnités accordées par la Société de l'assurance automobile du Québec en vertu du présent titre le sont sans égard à la responsabilité de quiconque. |
5. Compensation under this title is granted by the Société de l'assurance automobile du Québec regardless of who is at fault. |
[28] D’ailleurs, au sein du corpus jurisprudentiel où le novus actus interveniens est mentionné, il faut se méfier d’une tendance à traiter des situations de fautes contributoires ou de partage de responsabilité comme s’il s’agissait de cas de novus actus interveniens. Dans Lacombe c. André, le juge Baudouin nous en prévient, rappelant encore une fois la première condition essentielle d’application de cette théorie, soit une rupture complète et véritable de lien causal entre le premier événement (ou faute) et le préjudice :
[58] En premier lieu, nous ne sommes pas ici dans une authentique hypothèse de rupture du lien causal. Il existe, depuis longtemps et surtout en matière de responsabilité professionnelle (médecins, notaires, avocats), une tendance de certaines décisions jurisprudentielles à avaliser une fausse application du principe connu sous le vocable latin du novus actus interveniens.
[59] En droit, pour qu'il y ait véritable rupture du lien causal, justifiant donc de décharger le premier auteur de la faute et de ne retenir que la responsabilité du second, une condition essentielle doit être respectée. Il faut, dans un premier temps, constater l'existence d'arrêt complet du lien entre la faute initiale et le préjudice, et, dans un second temps, la relance ou le redémarrage de celui-ci en raison de la survenance d'un acte sans rapport direct avec la faute initiale. Il ne peut en effet, en toute logique, y avoir de rupture lorsqu'il y a continuité dans le temps et donc rattachement causal des fautes l'une à l'autre.
[60] Dans le présent dossier, il me semble évident qu'on ne peut parler de rupture. Nous sommes, bien au contraire, en présence de deux fautes contributoires qui (et c'est là d'où vient la confusion) ne sont pas cependant simultanées mais étalées dans le temps. Chacune d'elles a pourtant contribué causalement au résultat.[22]
[Je souligne. Texte en italique souligné dans l’original]
[29] Dans le présent dossier, les faits n’autorisent pas une telle rupture nette, une disparition complète de tout lien entre l’accident d’automobile, résultat de l’utilisation d’un véhicule automobile comme moyen de transport, et le préjudice réclamé (engelures et amputation).
[30] L’appelant reproche aux agents de la SQ de ne pas avoir réussi à le retrouver plus tôt alors que l’équipement « OnStar », installé sur son automobile, leur en fournissait l’occasion. S’ils l’avaient fait, l’appelant soutient qu’on ne parlerait peut-être pas d’engelures et d’amputation de la jambe droite.
[31] Certes, l’appelant peut soutenir que le comportement de la SQ l’a probablement privé de la chance de minimiser ses dommages (de réduire l’ampleur de son préjudice), mais il ne peut soutenir que les engelures et l’amputation n’ont rien à voir avec l’accident (ou l’usage de l’automobile).
[32] Dans ces circonstances, on ne peut accepter l’interprétation proposée par l’appelant voulant que le comportement de la SQ constitue un novus actus interveniens, d’autant plus qu’une telle acceptation emporterait, à titre de nécessaire corollaire, que la SAAQ soit entièrement libérée de toute obligation de l’indemniser quant à l’amputation de sa jambe droite et quant aux conséquences en découlant. Un tel résultat heurterait de plein fouet les objectifs poursuivis par le législateur au moment d'adopter la LAA, précités.
[33] L’amputation de la jambe droite et ses conséquences constituent un dommage causé par une automobile, un préjudice corporel subi dans un accident, au sens des définitions contenues aux articles 1 et 2 de la LAA qui donne lieu à l’indemnisation y prévue, laquelle tient lieu de tous droits et recours :
[34] Lors de sa sortie de route, cause d’un préjudice subi, l’appelant fait usage de son véhicule automobile. Il est alors victime d’un accident, d’un événement au cours duquel un préjudice corporel[23] est causé par une automobile. Cela fait en sorte qu’il acquiert le droit, à titre de victime, de réclamer les indemnités prévues à la LAA pour le préjudice corporel subi dans cet événement.
[35] Au risque de me répéter, je rappelle qu’il est impossible de dissocier les engelures et l’amputation de la jambe droite de l’accident ou de l’événement (de la sortie de route) dont l’appelant a été victime et à la suite duquel il a fallu près de 40 heures, depuis sa survenance, pour qu’on lui porte secours.
[36] La situation dans laquelle l’appelant s’est retrouvé résulte d’un cumul de faits, qui sont reliés à l’accident ou aux circonstances dans lesquelles il survient et qu’on ne peut dissocier les uns des autres : se retrouver dans un champ en raison de l'usage d’une automobile, dans un endroit isolé à l’abri des regards, blessé, alors que le froid sévit, sans aide ni secours malgré l’équipement « OnStar » dont est équipée l’automobile utilisée.
[37] L’appelant s’est dit prêt à troquer toute indemnité reçue ou perçue de la SAAQ en raison de l’amputation et de ses conséquences pour une indemnité payée par le PGQ, à la suite du comportement fautif des agents de la SQ. Sa proposition n’étonne guère alors que sa réclamation est dirigée contre une personne manifestement solvable et dont il peut espérer encaisser une indemnité plus généreuse que celle versée aux termes de la Loi. Cela dit, la solution du débat ne saurait résulter d’un examen individualiste, car elle doit émerger d’une perspective générale et collective. L’interprétation à retenir ne peut être tributaire de la solvabilité du débiteur ciblé; elle doit être la même que ce dernier soit solvable ou qu’il ne le soit pas.
[38] Dans Rossy, la Cour suprême rappelle que « [c]haque cas doit être examiné en fonction de ses faits propres. »[24].
[39] Or, dans le présent dossier, l'appelant a bel et bien été victime d’un accident d’automobile au cours duquel il reconnaît avoir subi un préjudice corporel au sens de la Loi. Le texte des allégations 3, 59 et 60 de sa requête introductive d’instance, ainsi rédigées, en font l’éloquente démonstration :
3. Le 18 octobre 2009, juste après 18h00, Gargantiel conduisait son véhicule, une Pontiac G3 2009, sur la Route 148 à Plaisance, province de Québec, quand il a perdu le contrôle de son véhicule et a dévié de la route dans un buisson dense à proximité de la Route 148.
59. Le 20 octobre 2009, dès l’arrivée au département d’urgence du Centre hospitalier de Hull, il a été noté que Gargantiel souffrait d’hypothermie grave et d’autres dommages corporels sérieux, tel qu’en fait preuve les rapports d’expertise de Dr. Claude Godin et Dr. Louis Coté, déjà communiqués respectivement au soutien de la présente comme Pièces P-4 en liasse et P-5;
60. Plus précisément et sans restreindre la portée générale de ce qui suit, Gargantiel souffrait d’abrasions et hématomes localisés à la tête, au visage, aux membres supérieures et inférieures, incluant des hématomes en péri-orbital droite, à l’épaule droite, au genou gauche et déformation de la cuisse gauche, un pneumothorax gauche de 50%, fractures sans déplacements des 2e, 3e, 4e et 5e côtes et des blessures graves sur la colonne cervicale, le tout tel qu’il appert de la description desdits blessures dans les rapports d’expertise de Dr. Godin and Dr. Côté, dont les Pièces P-4 en liasse et P-5 déjà communiqués au soutien de la présente, ainsi que des notes dans le document du Centre régional de réadaptation La Ressource, communiqué au soutien de la présente comme Pièce P-6;
[Italique et caractères gras dans l’original]
[40] Les engelures qu’il a subies s'inscrivent directement dans la continuité de l’« événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile », soit la sortie de route dont il a été victime le 18 octobre 2009 et dont il n’a été secouru que le 20 octobre 2009. L'état dans lequel il s’est retrouvé le 18 octobre 2009 et dans les heures subséquentes, jusqu’à ce qu’il soit secouru, résulte manifestement de cette violente sortie de route. Tout en acceptant qu’elles aient pu être évitées dans le contexte d’une recherche plus diligente de la part des agents de la SQ, les engelures et ses conséquences n'en demeurent pas moins une conséquence directe de l’événement. L'activation du système « OnStar », les discussions entre le représentant de « OnStar » et le répartiteur de la centrale 9-1-1 et les recherches subséquentes infructueuses menées par la SQ ne peuvent être qualifiées d’événement nouveau qui expliquerait totalement un préjudice distinct étranger au fait de l’accident (de l’événement). En perdant la chance non négligeable d'être secouru plus rapidement, l’appelant a continué de subir les conséquences découlant de sa sortie de route (un préjudice corporel), lesquelles donnent lieu à l’indemnisation prévue par la LAA et à l’application de son article 83.57.
[41] Voilà pourquoi je n’hésite aucunement à retenir que les engelures et l’amputation subséquente constituent un préjudice causé dans l’accident, ce qui demeure, selon la balise proposée par le juge Baudouin dans Pram et malgré toute négligence dont aurait fait preuve les agents de la SQ, une interprétation logique et plausible de la Loi qui tient compte de ses objectifs et de l’interprétation large et libérale qu’il faut en faire.
[42] L’appelant soutient que le juge de première instance a erré en concluant, en raison du texte de l’article 83.57 LAA et de l’encaissement des indemnités versées par la Société de l’assurance automobile du Québec (la « SAAQ »), à une renonciation au droit de réclamer réparation du PGQ.
[43] Les principaux faits additionnels pertinents à l’examen de cette question (de ce second moyen d’appel) se résument à ceci.
[44] Le 21 octobre 2009, soit une journée après qu’on l’eut retrouvé sur les lieux de l’accident, l’appelant transmet une réclamation à la SAAQ où il décrit, ainsi, l’événement et les blessures subies :
Description de l’événement :
Signal de air bag déployé nuit de dimanche à la sûreté du Qué (Auto non retrouvée) et conducteur de train a signalé vers 16h mardi qU’une auto retrouvée dans un boisé avec ravin et finalement police l’a retrouvé face contre sol dans le fossé à l’extérieur de la voiture.
Description des blessures :
Poumon perforé drt - 6 côtes casséEs drt - fracture arrière orbite drte - 2 pieds avec engelure importante plus importante côté drt - fracture col. Cervicale bouge les mains - déshydratation importante
[45] Le 6 février 2012, la SAAQ lui attribue une indemnité de 83 554,14 $ pour perte de jouissance de la vie, souffrance psychique et douleur. De plus, la SAAQ continue de payer les frais occasionnés par l’accident (déplacement pour les consultations médicales, coût des prothèses, etc.) et de verser un montant annuel de 16 683,94 $ à titre d’indemnité de remplacement de revenu, montant sujet à révision.
[46] Le 5 avril 2012, l’appelant dépose une demande de révision de l’indemnité de 83 554,14 $ accordée par la SAAQ. Le 23 août 2012, la SAAQ y fait droit ajoutant une indemnité supplémentaire de 20 323,98 $, versée le 9 septembre 2012.
[47] L’indemnité demandée et reçue porte sur l’ensemble du préjudice corporel subi à la suite de l’accident, y compris les engelures et l’amputation qui s’en est suivie, conformément aux méthodes de calcul et aux barèmes prévus par la LAA.
[48] Puisque la conclusion du juge voulant que l’appelant ne puisse exercer aucun autre recours que celui de réclamer l’indemnité prévue à la LAA est bien fondée, comme j’en discute dans l’analyse de son premier moyen d’appel, l’appelant fait face à un obstacle infranchissable : la SAAQ devait verser l’indemnité et les sommes reçues ne peuvent être qualifiées ni de don, ni de libéralité, ni d’erreur de parcours. Ces indemnités sont dues, payées et reçues en raison d’un préjudice corporel causé dans un accident au sens de la LAA ce qui déclenche, dès lors, l’application de l’article 83.57 LAA qui fait obstacle à tout autre recours, et sans qu’il soit utile ou nécessaire de parler de renonciation. Cette réalité scelle le sort du second moyen d’appel proposé.
[49] Cela dit, j’admets que le versement et l’encaissement d’indemnités n’emportent pas toujours, nécessairement et irrévocablement, renonciation à tout recours, par exemple lorsqu’ils résultent d’une erreur de qualification (indemnisation versée ou encaissée alors qu’il ne s’agit pas d’un préjudice corporel causé dans un accident) et qu’il faut revoir la situation.
[50] Malgré la prudence dont il faut toujours faire preuve avant de conclure à une renonciation, force est de constater toutefois que réclamer, recevoir et encaisser une indemnité de la SAAQ comporte à tout le moins une présomption : celui ou celle qui réclame, de même que la SAAQ, sont d'avis que ce qui est réclamé et indemnisé compense un préjudice corporel causé dans un accident ce qui écarte tout droit de réclamer d’autrui.
[51] Ainsi, celui ou celle qui, malgré tout, réclame sous l’empire d’une autre législation a le fardeau d’expliquer pourquoi il faut écarter cette présomption (erreur de sa part, situation litigieuse ou nébuleuse à débattre, etc.) et de faire preuve de cohérence dans l'action. Cette cohérence requiert notamment (1) de ne pas soutenir, à la fois, le droit d'encaisser de la SAAQ et celui de poursuivre le tiers et (2) une obligation de choisir, de prendre position et d’assumer les conséquences de ses choix. En clair, cela implique l’obligation de rembourser les indemnités jusqu’alors perçues de la SAAQ, aux termes d’ailleurs de l’article 83.50 de la Loi, et celle de s’abstenir de tout autre encaissement, le tout dans la foulée des propos suivants de la cour dans l'arrêt Boulanger :
Comme l'a correctement souligné le juge de première instance, en adressant une demande d'indemnisation à la mise-en-cause, en encaissant les chèques d'indemnités émis par celle-ci et en ne la remboursant pas des montants ainsi reçus (ce que l'article 83.50 de la Loi sur l'assurance automobile l'obligeait de faire s'il était d'avis qu'il n'avait pas droit aux indemnités payées), l'appelant a sciemment renoncé à son recours contre l'intimée. L'article 83.57 de la Loi sur l'assurance automobile stipule, en effet, à son premier paragraphe, que:
«Les indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d'un dommage corporel et nulle action à ce sujet n'est reçue devant un tribunal.»
Il était loisible à l'appelant, après avoir, conformément à l'obligation créée par l'article 2.3 de la Loi sur la Société de l'assurance automobile du Québec (L.R.Q. c. S-11.011), mis en cause, dans son action en dommages, la mise-en-cause, de faire décider par la Cour supérieure si ses dommages résultaient d'un "accident" au sens de la Loi sur l'assurance automobile (Régie de l'Assurance automobile du Québec c. Grondin et autres, C.A. 500-09-000280-891; jugement du 9 septembre 1991). L'appelant ne s'est cependant pas prévalu de cette option. Tel que souligné plus haut, il a, au contraire, accepté la décision de la mise-en-cause de l'indemniser. Il y a eu, en somme, transaction entre lui et la mise-en-cause, qui a eu pour conséquence que l'appelant a renoncé à son recours de droit commun.[25]
[Je souligne]
[52] Les deux moyens d’appel proposés étant mal fondés, je propose de rejeter l’appel avec dépens.
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MARIE ST-PIERRE, J.C.A. |
[1] Pagé c. Godbout, 500-09-023967-136.
[2] RLRQ, c. A-25.
[3] Les Productions Pram c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738 (C.A.), J.E. 92-1065 (C.A.).
[4] Patrice c. Automobile Renault Canada Ltée, 2006 QCCA 1111, [2006] R.J.Q. 2037 (C.A.), J.E. 2006-1805 (C.A.), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2007-02-22), 31683.
[5] Avis Canada inc. c. Condoroussis, [1996] R.R.A. 946 (C.A.), J.E. 96-1872 (C.A.).
[6] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, Principes généraux, vol. 1, 8e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-1178, p. 1049.
[7] Westmount (Ville ) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, paragr. 19.
[8] Westmount (Ville ) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, paragr. 17 à 19.
[9] Avis Canada inc. c. Condoroussis, [1996] R.R.A. 946 (C.A.), J.E. 96-1872 (C.A.), p. 6.
[10] Boulanger c. Exposition agricole de Beauce inc., [1993] R.R.A. 80 (C.A.), J.E. 93-365 (C.A.), p. 5, requête pour autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée, 15 juillet 1993, 23487.
[11] Patrice c. Automobile Renault Canada ltée, 2006 QCCA 1111, [2006] R.J.Q. 2037 (C.A.), J.E. 2006-1805 (C.A.), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2007-02-22), 31683.
[13] Les Productions Pram c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738 (C.A.), J.E. 92-1065 (C.A.).
[14] Westmount (Ville ) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, paragr. 28.
[15] Westmount (Ville ) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, paragr. 28.
[16] Les Productions Pram c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738 (C.A.), J.E. 92-1065 (C.A.).
[17] Westmount (Ville ) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, paragr. 29.
[18] Westmount (Ville ) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, paragr. 28.
[19] Laval (Ville de) (Service de protection des citoyens, département de police et centre d'appels d'urgence 911) c. Ducharme, [2012] R.J.Q. 2090 (C.A.), 2012 QCCA 2122.
[20] Pullan c. Gulfstream Financial Ltd., [2013] R.J.Q. 1733 (C.A.), 2013 QCCA 1888, paragr. 51.
[21] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, Principes généraux, vol. 1, 8e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, nos 1-692 et 1-693, p. 727-728.
[22] Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720 (C.A.), J.E. 2003-524 (C.A.) (juge Proulx dissident), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2003-07-10), 29739.
[23] Au sens de la LAA.
[24] Westmount (Ville de) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, paragr. 52.
[25] Boulanger c. Exposition agricole de Beauce inc., [1993] R.R.A. 80 (C.A.), J.E. 93-365 (C.A.), p. 4, autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée, 15 juillet 1993, 23487. Ce principe a depuis été repris par la Cour supérieure dans Bergeron c. Allard, [2004] R.J.Q. 2503 (C.S.), J.E. 2004-1390 (C.S.) et par la Cour du Québec dans Couturier c. Société canadienne des postes, [2003] R.R.A. 341 (rés.) (C.Q.), J.E. 2003-477 (C.Q.).
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