Procureure générale du Québec c. St-Arnaud |
2018 QCCS 537 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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N° : |
200-17-026583-179 |
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DATE : |
24 janvier 2018 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
MICHEL BEAUPRÉ, j.c.s. |
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LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC, ayant son siège au 300, boul. Jean-Lesage, Québec (Québec), district de Québec, G1K 8K6 |
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et |
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MINISTÈRE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE, DE L’ENVIRONNEMMENT ET DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, ayant son siège au 675, boul. René-Lévesque Est, 30e étage, Québec (Québec), district de Québec, G1R 5V6 |
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Demandeurs |
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c. |
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Me PIERRE ST-ARNAUD, en sa qualité d’arbitre de griefs, résidant au [...], Saint-Augustin-de-Desmaures (Québec), district de Québec, [...] |
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Défendeur |
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et |
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SYNDICAT DE LA FONCTION PUBLIQUE ET PARAPUBLIQUE DU QUÉBEC, association de Salariés accréditée selon la Loi sur la fonction publique, ayant son siège au 5100, boul. des Gradins, Québec (Québec), district de Québec, G2J 1N4 |
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Mis en cause |
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JUGEMENT |
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1 - APERÇU
[1] Le 16 décembre 2015, un sous-ministre adjoint du demandeur Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (le « Ministère » ou l’« Employeur ») congédie un inspecteur rattaché au Centre de contrôle environnemental du Québec (le « Salarié ») [1].
[2] Essentiellement, le Ministère justifie ce congédiement par la participation du Salarié à une entrevue aux fins d’un reportage télévisé au cours duquel, à visage couvert, il fait des « déclarations fracassantes »[2] concernant certains aspects de la gestion des inspections au sein du Ministère. Plus spécifiquement, le Salarié commente la baisse des effectifs assignés aux inspections et ses conséquences sur la protection de l’environnement, ainsi qu’un programme instauré par le Ministère suivant lequel des visites effectuées auprès de justiciables durant la période estivale par des étudiants sont comptabilisées à titre d’« inspections » dans les données annuelles, au même titre que les inspections effectuées en bonne et due forme par les inspecteurs à l’emploi du Ministère. En plus de reprocher au Salarié de les avoir tenus publiquement sans son autorisation, le Ministère considère que ces propos sont faux.
[3] Le 17 décembre 2015, le syndicat mis en cause (le « Syndicat ») dépose un grief au nom du Salarié afin de contester son congédiement[3].
[4] Le 18 août 2017, le défendeur St-Arnaud, arbitre de griefs (l’« Arbitre »), dépose sa sentence arbitrale (P-1). Il :
- annule le congédiement du Salarié et le convertit en une suspension de deux mois;
- ordonne la réintégration du Salarié;
- ordonne à l’employeur de rembourser au Salarié son salaire et les bénéfices prévus à la convention collective; et,
- conserve juridiction relativement à toute difficulté d’application de la sentence arbitrale ou de détermination des sommes dues au Salarié[4].
[5] Le 18 septembre 2017, les demandeurs introduisent leur pourvoi en contrôle judiciaire en l’espèce et demandent :
- la cassation de la sentence arbitrale;
- le rejet du grief du Syndicat;
- le maintien du congédiement du Salarié; et, subsidiairement,
- le renvoi du dossier à l’arbitre afin qu’il tranche « … toutes les questions en litige ».
[6] Les demandeurs soulèvent essentiellement trois motifs au soutien de leur pourvoi en contrôle judiciaire, que nous verrons plus en détails plus loin mais qu’ils résument par ailleurs comme suit au paragraphe 125 de la rubrique « d) Conclusion » de leur procédure :
« 125. En somme, l’Arbitre a refusé de reconnaître le poids de la preuve présentée et de la rupture du lien de confiance entre l’Employeur et l’Inspecteur; »
[7] Le Syndicat conteste évidemment le pourvoi en contrôle judiciaire.
[8] Les parties proposent par ailleurs toutes deux que la norme de contrôle applicable à la sentence arbitrale est celle de la décision raisonnable.
[9] Cela étant dit, voici maintenant plus en détails les faits qui ont mené au congédiement du Salarié, le grief et son audition, puis l’analyse et les motifs de l’Arbitre St-Arnaud au soutien de sa sentence en litige.
2 - LES FAITS QUI ONT MENÉ AU CONGÉDIEMENT, LE GRIEF, SON AUDITION ET LA SENTENCE ARBITRALE EN LITIGE
2.1 Les faits qui ont mené au congédiement
[10] Outre deux (2) déclarations solennelles très succinctes jointes par les demandeurs au soutien de leur pourvoi en contrôle judiciaire, lesquelles contiennent toutes deux les mêmes allégations concernant certains éléments de l’audition du grief devant l’Arbitre, aucun enregistrement ou transcription de l’enregistrement de la preuve testimoniale administrée devant ce dernier n’est disponible. Le contexte factuel qui suit emprunte donc largement à la narration factuelle de l’Arbitre.
[11] Au moment de son congédiement le Salarié est inspecteur au Centre de contrôle environnemental du Québec du Ministère, plus précisément au bureau de Repentigny où il est aussi délégué syndical. Ses fonctions essentielles consistent à s’assurer de l’observance et du respect des encadrements juridiques et réglementaires en matière environnementale, plus particulièrement dans les secteurs industriel et municipal[5].
[12] À l’automne 2015, suite à des contacts téléphoniques initiés par le service des communications du Syndicat auprès d’un journaliste de Radio-Canada, une entrevue est planifiée, au cours de laquelle un inspecteur du secteur municipal du Ministère commentera la baisse des effectifs assignés aux inspections, les différences entre les types d’inspections et le travail confié à des étudiants par le Ministère durant les périodes estivales. Ces questions ne sont incidemment pas nouvelles entre le Syndicat et le Ministère et ont déjà été portées sur la place publique[6].
[13] Le Salarié, qui compte alors 23 ans d’ancienneté au Ministère, accepte de participer à l’entrevue, mais à visage couvert.
[14] L’arbitre souligne par ailleurs, ce qu’il qualifie de « fait assez particulier », que «… le Syndicat s’est mis dans une position délicate en organisant l’entrevue avec le journaliste sachant très bien que le plaignant de surcroît inspecteur, pouvait faire l’objet de mesures disciplinaires si l’anonymat pas protégé »[7].
[15] L’entrevue avec le Salarié a lieu et est enregistrée le 30 novembre 2015. Sa diffusion télévisée est prévue pour le 2 décembre suivant.
[16] L’entrevue dure une quinzaine de minutes et le journaliste aborde certains points non discutés préalablement avec le Syndicat lors de leur entretien téléphonique préalable[8].
[17] Le 1er décembre 2015, craignant de se voir damer le pion par un quotidien qui est sur le point de publier un article sur le même sujet, Radio-Canada décide, plus rapidement que prévu, de diffuser l’entrevue en début de soirée. Dans ces circonstances précipitées, la société d’état ne transmet pas préalablement au Syndicat l’enregistrement audio-vidéo de l’entrevue avec le Salarié, contrairement à ce qui avait été convenu[9].
[18] Le reportage télédiffusé ne comporte que deux segments de quelques secondes de l’entrevue qui a duré environ quinze minutes :
« Ça s’en va en diminuant tout le temps. Ils ne sont pas proactifs, ils attendent une autre catastrophe (…)
[…]
Moins de présence sur le terrain, moins de visibilité du Ministère, ils se fient sur l’autosurveillance. Les entreprises sont moins sur leurs gardes de savoir que l’inspecteur peut débarquer n’importe quand.» [10]
[19] Le 7 décembre suivant, Radio-Canada publie sur son site web des extraits d’une entrevue sur les mêmes sujets réalisée avec la vice-présidente aux communications du Syndicat, ainsi que copie d’une lettre signée par les représentants de 13 groupes environnementaux et transmise au premier ministre Couillard, en lien avec les impacts de la réduction des effectifs affectés à la surveillance environnementale au sein du Ministère sur l’environnement, la santé et la sécurité du public[11]. Cette diffusion sur le site web de Radio-Canada reprend aussi deux courts segments de l’entrevue réalisée avec le Salarié le 30 novembre précédent :
«
Pour palier au nombre d’inspecteurs et au nombre d’inspections qui sont à la
baisse pour que ça paraisse pas trop, ils ont implanté ce qu’ils ont appelé des
programmes. Ils sont réalisés par des étudiants qui n’ont pas le statut
d’inspecteur … (…)
[…]
Ils allaient distribuer aux propriétaires de piscine et de spa, de la documentation pour les informer du règlement. Ils ont comptabilisé ça comme des inspections alors que ce n’est pas ça du tout. Ils pouvaient en faire 10 … 12 inspections par jour puis nous autres ça nous en prendrait 3-4 pour une inspection. Alors ça leur permet de gonfler les chiffres artificiellement avec des programmes comme ça puis c’est fait par des étudiants.»[12]
[20] Puis, lors du téléjournal de ce même 7 décembre, le journaliste reprend ces deux courts segments de son entrevue du 30 novembre avec le Salarié[13].
[21] Incidemment, les parties ont conjointement admis lors de l’instruction devant le soussigné que seule la transcription écrite de ces seuls quatre (4) segments précités aux paragraphes [18] et [19] a été produite devant l’Arbitre. L’enregistrement ou la transcription écrite complète de l’entrevue entre le journaliste et le Salarié n’ont été produits ni devant l’Arbitre, ni devant le soussigné.
[22] Suite à ces diffusions des 1er et 7 décembre, le 11 décembre le supérieur du Salarié le convoque à une « rencontre d’équité procédurale ». Cette rencontre a pour but de lui permettre de donner sa version des faits concernant le reportage diffusé le 1er décembre et les propos qui y ont été tenus[14].
[23] La rencontre a lieu le 15 décembre. Son compte-rendu écrit a été produit comme pièce P-8.
[24] Sont présents, d’une part, le Salarié et le vice-président du Syndicat et, d’autre part, le sous-ministre adjoint à l’analyse et à l’expertise régionales et au Centre de contrôle environnemental du Québec et une conseillère en relations du travail du Ministère.
[25] Le reportage télédiffusé le 1er décembre est visionné. Malgré que l’inspecteur interrogé s’y exprime à visage couvert et avec une voix déformée, le sous-ministre adjoint suggère que le visionnement sous un certain angle permet de distinguer qu’il s’agit du Salarié. Le Salarié mentionne d’abord « je pourrais pas dire », pour ajouter un peu plus tard lors de la rencontre que « c’est possible ».
[26] Après une pause demandée par le vice-président du Syndicat, la rencontre reprend. Le Salarié admet qu’il est l’inspecteur interrogé par le journaliste dans ce reportage, puis reconnaît en fin de rencontre que pour l’Employeur ce comportement d’un employé comptant une vingtaine d’années d’expérience est inacceptable.
[27] Au terme de la rencontre, la conseillère en relations du travail du Ministère informe le Salarié que « la situation est prise en délibéré pour fins de décision et que l’employeur se réserve le droit de poursuivre son enquête avant de rendre une décision finale »[15].
[28] Or, dès le lendemain le sous-ministre adjoint présent à la rencontre confirme le congédiement au Salarié par écrit[16].
[29] Bien que le motif essentiel du congédiement soit d’avoir participé à une entrevue journalistique sans l’autorisation de l’employeur et en contravention du code d’éthique en vigueur, la lettre de congédiement remise au Salarié fait ressortir cinq motifs particularisés :
- avoir accordé une entrevue à Radio-Canada à visage couvert et sans l’autorisation de l’employeur;
- avoir nié avoir participé à cette entrevue lors de la rencontre d’équité procédurale;
- avoir accordé l’entrevue « consciemment »;
- avoir tenu lors de cette entrevue des propos erronés, alarmistes et de nature à inquiéter la population;
- avoir tenu lors de cette entrevue des propos de nature à porter atteinte à la réputation du Ministère.
2.2 Le grief et la réponse de l’employeur
[30] Le 17 décembre 2015, le Syndicat dépose un grief afin de contester le congédiement et de réclamer au nom du Salarié le remboursement du salaire perdu ainsi que les droits et avantages prévus aux conditions de travail des fonctionnaires[17].
[31] Le 8 janvier 2016, l’Employeur répond à ce grief qu’il n’entend pas y faire droit et qu’il maintient sa décision de congédier le Salarié[18].
[32] L’audition du grief nécessite cinq (5) jours, en mars, mai et juin 2017. Six (6) témoins sont entendus en preuve et contre-preuve[19], 45 pièces sont déposées[20] et lors des plaidoiries, qui durent une journée et demie, les parties soumettent à l’arbitre un total de 53 autorités légales, réglementaires, jurisprudentielles et doctrinales, excluant la convention collective en vigueur lors des évènements et des extraits du Code du travail.
3 - LA SENTENCE ARBITRALE EN LITIGE
[33] La sentence arbitrale en litige compte 80 pages, excluant les 4 pages de références par l’Arbitre aux autorités législatives, réglementaires, jurisprudentielles et doctrinales invoquées par les parties.
[34] Aux paragraphes [1] à [5] de sa sentence, l’Arbitre confirme son mandat, énonce le motif du congédiement en litige et cite in extenso le contenu de la lettre de congédiement P-12.
[35] Au paragraphe [6], l’Arbitre formule la question en litige comme suit:
« [6] Est-ce que le congédiement doit être maintenu? Si non, quelle doit être la durée de la suspension à imposer ? »
[36] Il souligne ensuite au paragraphe [10] que les faits essentiels à l’origine du congédiement n’ont pas été contestés:
« Les faits ne sont pas contestés. Le plaignant a bel et bien donné une entrevue à Radio-Canada sans avoir obtenu l’autorisation préalable de son employeur et ce en contravention de son code d’éthique. »
[37] L’Employeur a produit lors de l’instruction de son pourvoi comme pièce P-4 la transcription écrite des propos qu’il reproche au Salarié et qu’il qualifie au surplus de faux, ce que note l’Arbitre dans sa sentence[21]. Ces propos sont les suivants :
- concernant les inspections environnementales :
« Pour palier au nombre d’inspecteurs et au nombre d’inspections qui sont à la baisse pour que ça paraisse pas trop, ils ont implanté ce qu’ils ont appelé des programmes. Ils sont réalisés par des étudiants qui n’ont pas le statut d’inspecteur … (…)
[…]
Ils allaient distribuer aux propriétaires de piscine et de spa, de la documentation pour les informer du règlement. Ils ont comptabilisé ça comme des inspections alors que ce n’est pas ça du tout. Ils pouvaient en faire 10 … 12 inspections par jour puis nous autres ça nous en prendrait 3-4 pour une inspection. Alors ça leur permet de gonfler les chiffres artificiellement avec des programmes comme ça puis c’est fait par des étudiants. »
- concernant la réduction des effectifs :
« Ça s’en va en diminuant tout le temps. Ils ne sont pas proactifs, ils attendent une autre catastrophe (…)
[…]
Moins de présence sur le terrain, moins de visibilité du Ministère, ils se fient sur l’autosurveillance. Les entreprises sont moins sur leurs gardes de savoir que l’inspecteur peut débarquer n’importe quand. »
[38] Puis, aux paragraphes [7] à [68] l’Arbitre résume et analyse la preuve administrée devant lui.
[39] Il résume ensuite la position des parties aux paragraphes [69] à [76] de sa sentence. Il y mentionne que l’Employeur a soumis plusieurs décisions, dont particulièrement celle rendue dans l’affaire Société immobilière du Québec c. Peticlerc, et réfère au cahier de jurisprudence déposé par le Syndicat avec représentations écrites concernant chaque décision[22].
[40] L’Arbitre cite ensuite, et/ou analyse, les extraits pertinents de la loi, de la convention collective, la preuve documentaire et testimoniale sur les circonstances de l’affaire, la jurisprudence, notamment celle portant sur l’impact de la divulgation d’informations par un salarié sur son obligation de loyauté à l’égard de son employeur. Il analyse finalement la jurisprudence sur la sanction appropriée en cas de violation de cette obligation de loyauté, le tout aux paragraphes [77] à [99] de la sentence arbitrale.
[41] Puis l’Arbitre procède à un résumé global de l’affaire, en fait et en droit, aux paragraphes [100] à [116] de sa sentence, et termine par son dispositif à la page 80 :
« Par ces motifs, le tribunal :
Accueille partiellement le grief de congédiement de M. Robert Livernoche;
Annule le congédiement et le convertit en une suspension de deux mois;
Ordonne sa réintégration dans le poste qu’il occupait;
Ordonne à l’employeur de lui rembourser son salaire et les bénéfices prévus à la convention collective le tout avec l’intérêt prévu au Code du travail;
Conserve juridiction pour toute difficulté d’application de la présente sentence et pour la détermination des sommes dues au plaignant. »
[42] Y a-t-il lieu d’annuler cette sentence arbitrale?
4 - LES MOTIFS DES DEMANDEURS AU SOUTIEN DE LEUR POURVOI EN CONTRÔLE JUDICIAIRE
[43] Les demandeurs proposent que l’Arbitre a rendu une décision déraisonnable. Aux paragraphes 6.1 à 6.3 de leur pourvoi en contrôle judiciaire, ils lui reprochent plus précisément d’avoir :
- omis de considérer, en réformant la sanction disciplinaire, le caractère faux de l’information transmise publiquement par l’inspecteur, soit un motif de congédiement;
- négligé d’appliquer l’entièreté du cadre juridique entourant la divulgation d’informations et l’obligation de loyauté;
- dénaturé certains éléments de preuve en facteurs atténuants alors que ces faits sont neutres ou plutôt de nature aggravante;
[44] Lors de l’instruction, le procureur des demandeurs confirme que, conformément à l’approche préconisée dans le mémoire des demandeurs du 18 décembre 2017, les deux premiers motifs de révision constituent des variations sur le même thème et sont traités ensemble.
5 - ANALYSE ET DISCUSSION
5.1 La norme de contrôle applicable
[45] Le Tribunal accepte la proposition conjointe des parties que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.
[46] D’une part, les questions que devait trancher l’arbitre étaient au cœur de la compétence exclusive que lui confère le Code du travail[23] et, à ce titre, sont couvertes par une clause privative[24].
[47] D’autre part, la jurisprudence des tribunaux supérieurs permet de confirmer que la norme de contrôle applicable à la sentence d’un arbitre de griefs concernant le bien-fondé ou non du congédiement d’un salarié et, le cas échéant, la substitution d’une mesure disciplinaire jugée plus appropriée selon les circonstances est celle de la décision raisonnable[25].
[48] Par ailleurs, une fois la norme de la décision raisonnable confirmée, il est opportun de rappeler les limites qu’elle pose au rôle et aux pouvoirs du juge siégeant en révision.
5.2 Les limites que pose la norme de contrôle de la décision raisonnable au juge siégeant en révision judiciaire
[49] Premièrement, dans l'arrêt Dunsmuir[26], la majorité définissait ainsi la norme de la décision raisonnable :
« [47] La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l'origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d'opter pour l'une ou l'autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La Cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. »
(Le Tribunal souligne)
[50] Le juge siégeant en révision ne peut donc tout simplement pas substituer sa vision des choses à celle qu’a adoptée l’arbitre, à supposer même qu’il aurait lui-même conclu différemment[27]. C’est là une composante de la déférence judiciaire inhérente à la norme de la décision raisonnable que la Cour d’appel a rappelée dans Commission de la construction du Québec c. Bergeries du Fjord inc.[28] :
« [26] On peut concéder que chacune de ces interprétations a ses vertus et ses défauts, ses forces et ses faiblesses. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’elles sont toutes les deux raisonnables. Or, cela étant, le litige se trouve dès lors réglé : vu la norme de révision applicable, l’interprétation avalisée par la Cour supérieure doit céder le pas à celle qu’a adoptée la CRT, organisme expert en la matière […].
[27] Sans doute peut-on reconnaître que la décision de la CRT n’est pas parfaite et sans doute peut-elle porter à discussion; ce n’est toutefois pas là la norme de révision applicable. »
(Le Tribunal souligne)
[51] Ces enseignements s’appliquent évidemment aussi à une décision rendue par un arbitre de griefs.
[52] Deuxièmement, et bien qu’elle s’exprimait alors également dans une affaire de révision judiciaire concernant la Commission des relations du travail, les propos suivants de la juge Bich de la Cour d’appel concernant la question de l’appréciation de la preuve par le décideur spécialisé demeurent tout aussi pertinents à l’égard d’un arbitre de griefs:
« [8] Les décisions que rend la Commission en ces matières ont en conséquence droit au plus haut degré de déférence. C’est à cet organisme qu’il revient d’interpréter les dispositions législatives pertinentes et de statuer sur leur application en fonction de la preuve qui lui sera présentée, preuve dont l’appréciation est de son entier ressort. »[29]
(Le Tribunal souligne)
[53] Dans la même veine, l’exercice de révision judiciaire ne consiste pas pour le juge de la Cour supérieure à refaire l’analyse de la preuve administrée devant l’arbitre[30]. À plus forte raison lorsque cette analyse est rendue plus difficile par le fait que l’enregistrement de cette preuve n’est pas disponible[31].
[54] Troisièmement, madame la juge Abella soulignait ce qui suit dans son opinion pour la Cour suprême dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses Union c. Terre-Neuve et Labrador (Conseil du trésor)[32] concernant une décision d’un décideur administratif qui semblerait présenter des lacunes de motivation:
« [12] Il importe de souligner que la Cour a souscrit à l’observation du professeur Dyzenhaus selon laquelle la notion de retenue envers les décisions des tribunaux administratifs commande [traduction] « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision ». Dans son article cité par la Cour, le professeur Dyzenhaus explique en ces termes comment le caractère raisonnable se rapporte aux motifs :
[traduction] Le « caractère raisonnable » s’entend ici du fait que les motifs étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Autrement dit, même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer. Car s’il est vrai que parmi les motifs pour lesquels il y a lieu de faire preuve de retenue on compte le fait que c’est le tribunal, et non la cour de justice, qui a été désigné comme décideur de première ligne, la connaissance directe qu’a le tribunal du différend, son expertise, etc., il est aussi vrai qu’on doit présumer du bien-fondé de sa décision même si ses motifs sont lacunaires à certains égards. [Je souligne.]”
[55] Et plus loin, madame la juge Abella ajoute :
« [14] Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (…). Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles (…).
[…]
[16] Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (…). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables. »
(Le Tribunal souligne)
[56] La Cour d’appel réitérait ces enseignements de la juge Abella dans son arrêt récent Unifor, section locale 174 c. Cascades Groupe papiers fins inc., division Rolland[33]. Dans cet arrêt où la Cour infirme le jugement de la Cour supérieure qui avait annulé la sentence arbitrale et confirmé le congédiement décidé par l’employeur, monsieur le juge Minville écrit ce qui suit dans son opinion pour une formation unanime de la Cour :
« [30] La norme de la décision raisonnable est une norme souple dont l’application varie selon le contexte. (…) Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle puisque la norme de la décision raisonnable constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. (…)
[31] À ce sujet, le Code du travail confère un très large pouvoir d’intervention à l’arbitre en matière disciplinaire. (…)
[32] En matière disciplinaire, l’arbitre agit au cœur de sa compétence. Il y a donc lieu de faire montre de déférence envers sa décision. En révisant la décision d’un arbitre en matière disciplinaire, il faut considérer la sentence arbitrale comme un tout et l’analyser dans son ensemble à la lumière du résultat afin de déterminer si ce dernier fait partie des issues possibles. »
(Le Tribunal souligne, références omises)
[57] Enfin, dans un autre arrêt la Cour d'appel soulignait qu’une décision d’un arbitre de griefs peut encore faire partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit même si les motifs ou les justifications de ce dernier présentent des lacunes. Ainsi, dans Fraternité des policiers de Lévis inc. c. Ville de Lévis et al[34], la Cour infirme un jugement de la Cour supérieure qui avait conclu qu’en raison d’erreurs dans son raisonnement la solution retenue par l’arbitre n'appartenait pas aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit. Confirmant au passage ces erreurs de raisonnement commises par l'arbitre, la Cour d'appel maintient tout de même sa sentence arbitrale en rappelant ainsi le haut degré de déférence que commande la norme de la décision raisonnable :
[21] À mon avis et avec égards pour le juge de première instance, ce dernier a eu tort de casser la sentence arbitrale.
[22] La motivation de cette dernière souffre, il est vrai, de certaines lacunes. Contrairement à ce qu’écrit l’arbitre, la suspension du policier n’était pas pour une durée indéterminée, mais jusqu’à ce qu’un jugement final soit rendu relativement aux accusations criminelles portées contre lui. Le libellé de l’article 7.03 B) ne l’autorisait pas non plus à examiner la décision de l’employeur au-delà de son caractère abusif, déraisonnable ou discriminatoire […] Or, en interprétant l’article 7.03 B) comme elle l’a fait, l’arbitre s’est en quelque sorte trouvée à usurper ce droit en substituant sa décision à celle de l’employeur.
[23] Ces deux erreurs, si elles entachent la justification de la sentence arbitrale, n’ont toutefois pas pour effet de rendre celle-ci déraisonnable. La raison en est que la déférence inhérente à la norme de raisonnabilité implique que la cour de révision tienne dûment compte des conclusions du décideur. Or, le résultat auquel en arrive l’arbitre en l’espèce appartient aux issues possibles acceptables.
(Le Tribunal souligne; références omises)
[58] Si cet arrêt de la Cour d'appel n'ajoute pas aux principes de Dunsmuir, il illustre la large portée de la déférence due à une décision assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable, au point de confirmer que la sentence d’un arbitre de griefs est à l'abri du contrôle judiciaire si, malgré des justifications erronées qui ont pu y conduire, elle constitue néanmoins, en bout de ligne et à tous autres égards, une issue possible acceptable.
[59] En somme, le Tribunal doit déterminer, en la considérant comme un tout plutôt qu’en la décortiquant phrase par phrase et en vase clos à la recherche d’une erreur, si la sentence arbitrale est justifiable, transparente et intelligible. Si tel est le cas, le Tribunal doit conclure que la sentence fait partie des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit et qu’elle est de ce fait raisonnable.
[60] Qu’en est-il de la sentence arbitrale en litige?
5.3 Application de la norme de contrôle de la décision raisonnable à la sentence arbitrale en litige
[61] Les deux premiers motifs de révision judiciaire proposés par les demandeurs constituant des variations sur le même thème, le Tribunal les abordera ensemble :
5.3.1 La sentence arbitrale est déraisonnable vu l’omission de l’arbitre d’avoir considéré le « motif central » du congédiement, soit le caractère erroné et faux des déclarations du Salarié lors du reportage
5.3.2 La sentence arbitrale est déraisonnable parce que l’arbitre n’a pas appliqué adéquatement le cadre juridique entourant la divulgation d’informations et l’obligation de loyauté
[62] Selon les demandeurs, bien que la question du caractère véridique ou non des informations divulguées par le Salarié soit fondamentale, l’Arbitre ne l’a pas analysée et tranchée « scrupuleusement »[35] comme il devait le faire.
[63] Incidemment, l’Employeur ne conteste pas qu’à la base l’Arbitre a compris l’état du droit sur cette question[36] et l’existence des cinq éléments suivants à considérer aux fins d’analyser si une divulgation publique d’un salarié contrevient à son obligation de loyauté :
- avoir épuisé les recours internes;
- être de bonne foi, ne pas être motivé par un esprit de vengeance;
- divulgué seulement ce qui est d’intérêt public;
- s’assurer que l’information rendue publique est véridique;
- s’assurer que l’ampleur de l’intervention publique n’est pas disproportionnée avec l’objectif poursuivi.
(Le Tribunal souligne)
[64] Toutefois, les demandeurs proposent que l’Arbitre n’a pas adéquatement appliqué ce « cadre juridique » parce qu’il n’a pas analysé le caractère véridique ou mensonger des propos du Salarié en l’espèce. Il a donc omis de traiter d’une question essentielle et aurait rendu de ce fait, selon la jurisprudence, une décision déraisonnable[37].
[65] Le Tribunal n’est pas de cet avis.
[66] Lorsqu’on la considère comme un tout et qu’on n’y recherche pas la formulation par l’Arbitre de la question précise : « Les propos du Salarié étaient-ils véridiques? », et une réponse spécifique « oui » ou « non », il ressort de la sentence arbitrale que l’Arbitre n’a pas escamoté cette question et qu’il y a apporté une réponse.
[67] Premièrement, l’Arbitre souligne d’emblée dans sa sentence que l’Employeur a insisté devant lui sur la fausseté des propos tenus par le Salarié au journaliste[38].
[68] Deuxièmement, aux paragraphes [87] et [88] de sa sentence l’Arbitre cite les auteurs qui commentent les conditions permettant à un employé de divulguer certaines informations sur son employeur[39] et la doctrine concernant, d’une part, la priorité du devoir de loyauté du Salarié envers son Employeur sur sa liberté d’expression et, d’autre part, l’arrêt de principe sur la question, rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Fraser c. Commission des relations du travail dans la fonction publique[40], dont les demandeurs lui reprochent pourtant d’avoir ignoré les enseignements. Et au paragraphe [89], l’Arbitre prend la peine d’écrire qu’il est « en accord avec ces commentaires ».
[69] Ensuite, une analyse globale de la sentence arbitrale permet de constater que l’arbitre n’a pas expressément qualifié les propos du Salarié de « vrais » ou de « faux », comme l’auraient préféré les demandeurs, et ce, parce qu’il conclut plutôt de la preuve qu’ils reflétaient globalement la divergence de perceptions existant entre le Ministère et le Syndicat concernant la gestion des inspections[41]. Deux (2) paragraphes plus loin, l’Arbitre cite d’ailleurs la doctrine en droit du travail concernant la fréquence des divergences de perceptions entre l’employé « sonneur d’alarme » et son employeur et les perceptions incomplètes ou erronées de la réalité par les uns et les autres.
[70] Fait à noter toutefois, concernant le commentaire du Salarié que le Ministère gonfle le nombre d’inspections annuelles en y incluant les visites effectuées par des étudiants l’Arbitre, sans les qualifier expressément de véridiques, note dans sa sentence, preuve documentaire à l’appui, que l’Employeur a effectivement comptabilisé les visites des étudiants dans le total des inspections annuelles[42], et que le sous-ministre adjoint ayant témoigné lors de l’audition du grief l’a admis[43].
[71] Pour ces raisons, on ne saurait conclure que l’Arbitre a omis de traiter du caractère véridique ou non des propos du Salarié.
[72] Mais il y a plus.
[73] Tel qu’il appert des principes applicables et précités, la question du caractère véridique ou non de l’information rendue publique par le Salarié n’est que l’un des éléments que l’Arbitre devait pondérer afin de déterminer si ce dernier a contrevenu à son obligation de loyauté.
[74] Or, à supposer même, pour seules fins de discussions, que l’Arbitre aurait carrément omis de traiter de cette question, cette faille n’aurait pas été déterminante[44] et n’aurait pas eu un effet sur l’issue à laquelle en est arrivé l’Arbitre[45] puisque, de toute façon, force est d’admettre que ce dernier a conclu que le Salarié a contrevenu à son obligation puisqu’il qualifie ses faits et gestes de « fautes graves »[46] et lui impose une suspension disciplinaire de deux (2) mois, une mesure tout de même sérieuse pour un employé présentant un dossier disciplinaire vierge en 23 ans de services.
[75] Enfin, les demandeurs ont aussi proposé lors de l’instruction que l’Arbitre a erré déraisonnablement, voire a commis une erreur de droit, en basant certains de ses motifs sur une loi non en vigueur.
[76] Selon eux, on doit en effet conclure des paragraphes [83] à [87] de sa sentence que l’Arbitre a analysé le comportement du Salarié en fonction des dispositions du Projet de loi 87 concernant les sonneurs d’alarme, ce qui vicie son raisonnement et, par le fait même, justifie le Tribunal d’annuler la sentence arbitrale.
[77] Or, d’une part, il ressort clairement de sa sentence que l’Arbitre savait très bien que la Loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles à l’égard des organismes publics n’en était qu’à l’état du projet de Loi no 87[47]. Par exemple, l’Arbitre note l’admission du Syndicat que « même si cette loi avait été en vigueur, elle n’aurait pas protégé le plaignant »[48]. D’autre part, il ressort tout aussi clairement de la sentence que l’Arbitre n’a pas appliqué les dispositions de ce projet de loi au Salarié comme s’il était en vigueur, mais qu’il en a plutôt tenu compte, dans l’ensemble des circonstances de cette affaire, comme un indicateur de l’évolution du discours social en matière de transparence dans l’administration des services publics[49].
[78] Compte tenu des limites que pose la norme de la décision raisonnable et pour toutes ces raisons, les deux (2) premiers motifs proposés par les demandeurs au soutien du caractère déraisonnable de la décision en litige sont rejetés.
5.3.3 L’argument des demandeurs que la sentence arbitrale est déraisonnable parce qu’en substituant une suspension de deux mois au congédiement du Salarié, l’arbitre a dénaturé certains éléments de preuve en concluant qu’ils constituaient des facteurs atténuants, alors qu’il s’agissait de facteurs aggravants ou, au mieux, neutres
[79] Lors de l’instruction, le procureur des demandeurs a très durement qualifié l’approche et le raisonnement de l’Arbitre concernant la détermination de la mesure disciplinaire la plus appropriée dans les circonstances. Ainsi, selon le procureur l’Arbitre a « surfé sur la preuve » et, dès le départ, « s’est fait une idée » que le congédiement était trop sévère et qu’un « jugement en équité » s’imposait vu les 23 années de service du Salarié.
[80] Ces griefs, qui ne pêchent certes pas par excès de modération, ne tiennent pas la route. La décision de l’Arbitre de substituer une suspension de deux mois au congédiement fait assurément partie des issues possibles acceptables qui se justifiaient en regard du droit applicable et des faits.
[81] D’emblée, rappelons que le législateur a conféré à l’arbitre, dans l’exercice de ses fonctions spécialisées en matière disciplinaire, le pouvoir de « … de confirmer, modifier ou annuler la décision de l’employeur et, le cas échéant, y substituer la décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire (…) »[50].
[82] Cela étant dit, les demandeurs ont d’abord proposé au Tribunal que l’Arbitre a erré déraisonnablement parce que le principe de la gradation des sanctions ne s’applique pas en matière de manquement grave à l’obligation de loyauté. Dans ces cas, la peine capitale du congédiement s’imposerait. Au soutien de cette proposition, les demandeurs ont spécifiquement attiré l’attention du Tribunal sur le jugement rendu par madame la juge Danielle Mayrand, j.c.s., dans Ranger c. Commission des relations du travail[51]. Or, la lecture complète des paragraphes [29] et [31] des motifs de la juge Mayrand permet de constater qu’elle retient d’abord des autorités que la règle de la gradation n’est pas « absolue » en matière de manquement grave à l’obligation de loyauté, et non pas qu’elle doit toujours être écartée, et qu’ensuite la juge Mayrand confirme que la décision de la Commission des relations du travail de ne pas appliquer le principe de gradation des sanctions n’était pas déraisonnable compte tenu du « comportement irréversible » de la salariée dans cette affaire et que, « dans les circonstances, la gradation de sanctions progressives n’aurait rien réglé et auraient même envenimé la situation déjà très conflictuelle ».
[83] Les faits de cette affaire sont différents des nôtres et les demandeurs ont tort de voir dans ce jugement une confirmation en droit qu’en cas de manquement grave à l’obligation de loyauté le principe de gradation des sanctions est inapplicable et que le congédiement est toujours et invariablement la seule mesure disciplinaire possible.
[84] Selon les demandeurs, la décision de l’Arbitre de substituer une suspension de deux mois au congédiement est aussi déraisonnable parce qu’il a erronément considéré pour ce faire, à titre de facteurs atténuants :
- l’ancienneté du salarié, soit 23 ans;
- les regrets exprimés par le salarié lors de l’instruction du grief, donc trop tardivement;
- l’existence du projet de loi no 87 lors du congédiement, alors que ce projet de loi, qui visait à faciliter la divulgation d’actes répréhensibles par des employés à l’égard d’organismes publics, n’était pas en vigueur.
[85] De plus, les demandeurs proposent que la substitution de la suspension de deux mois au congédiement est aussi déraisonnable parce que l’Arbitre a omis de considérer comme facteur aggravant le caractère prémédité et personnel des faits et gestes du Salarié.
[86] Avec égards, le Tribunal ne peut tout simplement pas suivre le raisonnement des demandeurs et conclut que la décision de l’Arbitre de substituer une suspension de deux mois au congédiement constitue une décision intelligible et qui fait partie des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit. Elle est donc raisonnable et doit être maintenue. Voici pourquoi.
[87] Premièrement, on ne peut tout simplement pas qualifier de déraisonnable la décision de l’Arbitre de considérer l’ancienneté du Salarié comme un facteur atténuant.
[88] D’autant plus que l’Arbitre analyse cette durée d’emploi en conjonction, entre autres, avec le fait que le Salarié n’a aucun antécédent disciplinaire, tel qu’il appert notamment des motifs contenus au paragraphe [115] de la sentence :
« [101] Le plaignant avait 23 ans d’ancienneté. Il regrette d’avoir donné son entrevue à Radio-Canada. Il n’a pas agi dans son intérêt personnel. Il a certes commis une faute grave considérant qu’il occupait une fonction d’inspecteur (…).
[102] Une telle déclaration ne pouvait rester impunie.
[…]
[115] Cependant, il n’a pas à être puni aussi sévèrement. L’Employeur a eu tort de mettre fin brutalement à sa carrière après 23 ans de fidèles et loyaux services. Il s’agit dans le présent cas d’un geste unique. Il n’y a aucune preuve que monsieur Livernoche s’est acharné sur son Employeur. Nous croyons que monsieur Livernoche aura eu sa leçon avec cette suspension de deux mois et que les risques de récidive sont bien minimes. »
[89] La jurisprudence en relations de travail permet d’ailleurs de constater que le degré d’ancienneté peut être considéré comme facteur atténuant, notamment en conjonction avec le dossier disciplinaire vierge de l’employé, dans la détermination de la sanction disciplinaire appropriée aux circonstances[52].
[90] Deuxièmement, le Tribunal ne peut davantage conclure que l’Arbitre a commis une erreur déraisonnable en considérant comme facteur atténuant le fait que le Salarié a exprimé ses regrets lors de l’audition du grief, donc de façon tardive.
[91] Comme le souligne l’Arbitre, le Salarié a effectivement exprimé ses regrets lors de son témoignage :
« [68] Il regrette son geste. Il n’aurait pas dû accepter d’aller à Radio-Canada pour faire cette entrevue. Il ne visait personne en particulier dans ce reportage. »
[92] La teneur et la sincérité des regrets exprimés s’apprécient non seulement selon les mots utilisés, mais aussi selon l’attitude de leur auteur. Par exemple, il n’est pas déraisonnable de penser que des regrets exprimés avec moquerie ou de façon sarcastique pourraient constituer un facteur aggravant. Chaque cas en est un d’espèce. Or, ici le Salarié a témoigné de ses regrets devant l’Arbitre et, ne serait-ce que pour cette raison, l’appréciation favorable de ce dernier commande la déférence.
[93] De plus, comme permet aussi de le constater la jurisprudence en matière de relations de travail, lorsque le salarié ne s’excuse pas lors de la survenance de l’incident à l’origine de la mesure disciplinaire, mais qu’il le fait devant le décideur spécialisé, ce dernier peut en tenir compte à titre de facteur atténuant[53].
[94] Troisièmement, le Tribunal considère mal fondée la proposition des demandeurs que l’Arbitre a commis une erreur déraisonnable en atténuant la conduite du Salarié en lui faisant bénéficier du régime de divulgation d’actes répréhensibles d’organismes publics prévu dans le Projet de loi 87, non en vigueur lors des événements.
[95] Le Tribunal a déjà commenté ci-avant aux paragraphes [75] à [77] des présents motifs la proposition des demandeurs que l’Arbitre a erré déraisonnablement en considérant ce projet de loi comme s’il était en vigueur lors des évènements.
[96] Certains commentaires additionnels sont ici opportuns.
[97] Contrairement à ce que propose l’Employeur, l’Arbitre n’a pas, juridiquement et de façon anticipée, reconnu au Salarié le statut de « sonneur d’alarme » au sens de ce projet de loi, ni appliqué les conséquences favorables qui en découlent selon ce même projet.
[98]
Le dépôt du projet de loi constituait par ailleurs un fait en soi et il
n’était pas déraisonnable pour l’Arbitre de considérer, parmi d’autres facteurs
faut-il le rappeler, l’intention législative et l’évolution sociale qu’il
reflétait afin de déterminer la sanction la plus appropriée « compte
tenu de toutes les circonstances de l’affaire », conformément à la
discrétion que lui reconnaît le paragraphe
[99] Enfin, l’argument des demandeurs que la décision de l’Arbitre de substituer une suspension de deux mois au congédiement est déraisonnable parce qu’il a omis de considérer le caractère prémédité et personnel des gestes du Salarié n’est pas fondé.
[100] L’Arbitre n’a pas indûment minimisé la faute commise par le Salarié en l’espèce, au contraire.
[101] Ainsi, au paragraphe [82] de la sentence il qualifie les faits et gestes du Salarié de « fautes graves ». Aux paragraphes [113] et [114] il qualifie ses divulgations de « déclaration fracassante » ou de déclaration « à l’emporte-pièce ». Enfin, l’Arbitre conclut de la preuve que le salarié a aggravé sa faute originelle en la niant d’abord lors de la rencontre d’équité procédurale[54].
[102] Ces constats sévères de l’Arbitre, pondérés ensemble avec les facteurs atténuants révélés selon lui par la preuve, l’ont amené à substituer au congédiement décidé par l’Employeur une suspension de deux mois.
[103] Cette décision ne peut être qualifiée de déraisonnable.
[104] En somme, et globalement, à supposer même que le libellé de la sentence et la technique de rédaction de l’Arbitre ne soient pas en tous points conformes à ceux que les demandeurs auraient préférés, la sentence arbitrale en litige n’en demeure pas moins une décision intelligible et suffisamment motivée pour qu’on saisisse ce qui en explique les conclusions[55].
[105] Ces conclusions font partie des issues possibles acceptables en regard des circonstances révélées par la preuve à laquelle réfère l’Arbitre et du droit applicable, et sont donc raisonnables.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[106] REJETTE le pourvoi en contrôle judiciaire des demandeurs;
[107] AVEC LES FRAIS DE JUSTICE.
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__________________________________ MICHEL BEAUPRÉ, j.c.s. |
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Me Jean-François Dolbec |
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Bouchard Dolbec Avocats Casier 154 |
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Pour les demandeurs |
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Me Pierre St-Arnaud |
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[...] Saint-Augustin-de-Desmaures (Québec) [...] |
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Non représenté |
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Me Marc Hurtubise |
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Poudrier Bradet Avocats Québec (Québec) G1K 4B2 |
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Pour le mis en cause |
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Date d’audience : |
17 janvier 2018 |
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[1] La lettre de congédiement, datée du 16 décembre 2015, a été produite comme pièce P-12.
[2] Par. [113] de la sentence arbitrale P-1 en litige (la « sentence arbitrale »).
[3] Copie de ce grief a été produite comme pièce P-13.
[4] Id, p. 80.
[5] Cf. par. [15] à [18] de la sentence arbitrale; copie de l’organigramme du Centre de contrôle environnemental auquel était rattaché le Salarié a été produite comme pièce P-2;
[6] Par. [106], notamment, de la sentence arbitrale.
[7] Par. [14] de la sentence arbitrale; par. [30] à [40] concernant l’organisation de l’entrevue par le Syndicat et l’acceptation du salarié d’y participer.
[8] Par. [41] de la sentence arbitrale.
[9] Par. [45] de la sentence arbitrale.
[10] Par. [48] de la sentence arbitrale.
[11] Par. [52] de la sentence arbitrale et transcription écrite P-4.
[12] Ibid.
[13] Par. [53] de la sentence arbitrale.
[14] Copie de la lettre de convocation a été produite comme pièce P-7.
[15] P. 4 du compte-rendu de rencontre P-8.
[16] La lettre de congédiement a été produite comme pièce P-12.
[17] Copie du grief a été produite comme pièce P-13.
[18] La réponse de l’employeur apparaît au bas du grief P-13.
[19] Par. [7] à [9] de la sentence arbitrale.
[20] Copies des 45 pièces déposées devant l’arbitre ont été produites lors de l’instruction du pourvoi comme pièces P-2 à P-46.
[21] Par. [12] de la sentence arbitrale.
[22] Les notes et autorités commentées déposées par le Syndicat devant l’Arbitre ont été produites devant le soussigné sous l’onglet 12 du cahier de notes et autorités du Syndicat.
[23] RLRQ, c. C-27.
[24] Id., art. 139.
[25]
Wilson c. Énergie atomique du Canada Ltée,
[26] 2008 CSC 9.
[27]
Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa,
[28]
[29]
Syndicat des cols blancs de Gatineau inc. c. Regroupement des
professionnels de la Ville de Gatineau,
[30]
Centre d’hébergement et de soins de longue durée Vigi de l’Outaouais c.
Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre d’hébergement et de soins
de longue durée Vigi de l’Outaouais,
[31]
Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres
travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-Canada), sections locales 187, 728
et 1163 c. Brideau,
[32]
[33] Précité note 25.
[34]
[35] Par. 15. du mémoire des demandeurs.
[36] Par. 11. du mémoire des demandeurs.
[37]
Syndicat des juristes du secteur municipal (CSQ) c. Alliance des
professionnels et professionnelles de la Ville de Québec,
[38] Par. [12] de la sentence arbitrale.
[39] Par. [88] de la sentence arbitrale.
[40]
[41] Par. [94] de la sentence arbitrale.
[42] Par. [27] et [28] de la sentence arbitrale.
[43] Par. [63] de la sentence arbitrale.
[44] Giguère c. Tribunal administratif du travail (Commission des lésions professionnelles), précité note 37, par. [43] et note de bas de page correspondante.
[45] Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-Canada), sections locales 187, 728 et 1163 c. Brideau, précité note 31, par. [41] in fine.
[46] Par. [82] de la sentence arbitrale.
[47] Par. [83] et [87] de la sentence arbitrale.
[48] Par. [83] de la sentence arbitrale.
[49] Par. [85] de la sentence arbitrale.
[50] Code du travail, précité note 23, art. 100.12 f).
[51]
[52]
Voir notamment : Collège du Mont Ste-Anne et Syndicat de
l’enseignement de l’Estrie (CSQ) (Marie-Hélène Boulanger),
[53]
Voir notamment : Syndicat canadien des communications, de l’énergie
et du papier (FTQ), section locale 173 et Doral International inc.,
précité note 52, par. [71]; Collège du Mont Sainte-Anne et Syndicat
de l’enseignement de l’Estrie (CSQ), précité note 52, par. [197], point 4);
Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Municipalité de Weedon -
CSN c. La Municipalité de Weedon,
[54] Par. [114] de la sentence arbitrale.
[55] Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-Canada), sections locales 187, 728 et 1163 c. Brideau, précité supra note 31, par. [43].
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