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[1] Le 18 octobre 2004, monsieur Claude Cloutier (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi), par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 12 octobre 2004, à la suite d’une révision administrative.
[2]
Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue
le 28 juin 2004 et déclare qu’il n’y a pas lieu d’appliquer les
dispositions des articles
[3] Le travailleur est présent et représenté à l’audience tenue, le 1er juin 2006, à Saint-Jérôme. Par sa lettre du 13 avril 2005, Prévost Car inc. (l’employeur) avait prévenu qu’il ne serait pas représenté à l’audience et demandait le rejet de la contestation.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4]
Le travailleur demande de déclarer qu’il a droit à l’application des
dispositions de l’article
[5]
Le procureur du travailleur informe le tribunal qu’il y a désistement de
la demande fondée sur l’article
L’AVIS DES MEMBRES
[6]
Le membre issu des associations d’employeurs est d’avis que la
contestation devrait être rejetée. Les dispositions de l’article
[7]
Le membre issu des associations syndicales estime au contraire que la
contestation devrait être accueillie. Le travailleur a démontré par preuve
prépondérante qu’il est incapable d’exercer l’emploi d’agent d’assurance. Il a
dû l’abandonner sur l’avis de son médecin traitant. Toutes les exigences de
l’article
LES FAITS ET LES MOTIFS
[8] Le travailleur était assembleur dans l’usine de fabrication d’autobus exploitée par l’employeur.
[9] À la suite d’une lésion professionnelle initiale subie en octobre 1997 et d’une récidive en mars de l’année suivante, le travailleur conserve des limitations fonctionnelles telles qu’un programme individualisé de réadaptation menant éventuellement à la détermination d’un emploi convenable d’agent d’assurance est mis en œuvre.
[10] La CSST le déclare capable d’exercer le susdit emploi à compter du 3 septembre 2002.
[11] Après un an de recherche d’emploi, le 6 septembre 2003, le travailleur est embauché dans une firme de courtage en assurance générale.
[12] Peu à peu, divers symptômes se manifestent : notamment, de l’insomnie, des troubles somatoformes et de l’anxiété.
[13] À l’audience, le travailleur explique par le menu détail combien les exigences de la tâche de « vendeur d’assurance » le « dépassaient ». Ainsi, il évoque sa « peur » de confirmer au client un montant de prime qui serait ensuite désapprouvé par son employeur ou renié par l’assureur, son blocage psychologique face à toute situation qui l’obligerait « à faire du boniment », le cas de conscience que lui posait chaque confrontation entre les intérêts d’un client et les siens propres ou ceux de son employeur, sa profonde incompréhension devant le fait que de nombreuses cotations affichant un écart de prix considérable puissent être disponibles pour un seul et même produit, son appréhension à l’égard de l’utilisation des outils informatiques, sa gêne devant les demandes pressantes de la clientèle, son désarroi quand était venu le moment de « clore » une vente, son incapacité à supporter la pression du système et la crainte qu’il entretenait à l’égard de ses propres réactions, s’il venait à ne plus se contrôler.
[14] Bref, il « n’en dormait plus », rentrait au travail chaque matin « à reculons » et se sentait de plus en plus mal dans sa peau. Il réalise que ce n’est pas son environnement de travail qui était en cause, puisqu’il entretenait de bons rapports avec ses collègues et son patron ; c’est l’essence même du métier qu’il ne pouvait supporter (« aurait été aussi anxieux dans un autre bureau »).
[15] Au terme du témoignage sincère qui a été rendu, le tribunal ne doute aucunement que le travailleur n’est vraiment pas fait pour la tâche d’agent d’assurance. De nombreuses exigences de celle-ci entrent en conflit avec la personnalité profonde du sujet.
[16] Le 15 mars 2004, le travailleur consulte le docteur Michel Trudeau, son médecin personnel depuis plus de 30 ans. Ce dernier note des « signes d’angoisse » et de l’« éveil précoce » reliés à un « travail de représentation » ; il recommande une psychothérapie. Amorcée dès le 23 mars 2004, par le psychologue Martin R. Roy, celle-ci comprendra 17 séances de 50 minutes chacune tenues jusqu’au 15 octobre suivant.
[17] Lors du rendez-vous subséquent, le 26 mai 2004, alors que le docteur Trudeau lui demande tout simplement « comment ça va ? », le travailleur éclate en sanglots. Il peine d’abord à verbaliser ses déboires (« incapable de parler »), puis, réussit enfin à raconter ses difficultés, à partager ses états d’âme et les symptômes qu’il ressent : douleurs rétro sternales, malaises gastriques, tremblements, insomnie, anxiété, anhédonie, malaises aux yeux, douleurs à l’aine, vomissements, etc. L’entretien est exceptionnellement long et dure plus d’une heure.
[18] Les notes cliniques rapportent, entre autres, un « état détérioré », des « troubles du sommeil », une « humeur changeante », de la « tristesse », de la « culpabilité » et de la « fatigue ».
[19] Le verdict ne tarde cependant pas à tomber : « tu n’es pas fait pour un travail comme ça », déclare sans détour le médecin à son patient. Alors que le travailleur demande quand il devrait arrêter, le docteur Trudeau lui répond : « tu finis tout de suite ». Le travailleur proteste qu’il a des dossiers à fermer ; son médecin insiste : « non, tu finis maintenant, tu ne retournes pas là ».
[20] L’arrêt immédiat de travail est prescrit, de même qu’un antidépresseur et un somnifère. Le travailleur ne retournera plus jamais au travail par la suite.
[21] Lors de la visite du 3 juin 2004, le docteur Trudeau signe une Attestation médicale comportant les mentions suivantes : « dépression secondaire à une incompatibilité du travail actuel avec ce patient - doit cesser cet emploi ».
[22]
L’avis du docteur Trudeau est donc sans équivoque. Suivant les termes
de l’article
51. Le travailleur qui occupe à plein temps un emploi convenable et qui, dans les deux ans suivant la date où il a commencé à l'exercer, doit abandonner cet emploi selon l'avis du médecin qui en a charge récupère son droit à l'indemnité de remplacement du revenu prévue par l'article 45 et aux autres prestations prévues par la présente loi.
Le premier alinéa ne s'applique que si le médecin qui a charge du travailleur est d'avis que celui-ci n'est pas raisonnablement en mesure d'occuper cet emploi convenable ou que cet emploi convenable comporte un danger pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique du travailleur.
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1985, c. 6, a. 51.
[23] Que l’attestation écrite émise par le docteur Trudeau soit postérieure à la cessation du travail ne change rien au fait que le travailleur a ici abandonné son emploi sur l’avis de son médecin, lequel le lui avait donné auparavant[2].
[24] Dans le présent cas, l’opinion du médecin qui a charge du travailleur voulant que ce dernier n’est pas en mesure d’occuper l’emploi déterminé comme convenable est de plus soutenue par les autres éléments de preuve suivants :
- l’opinion du chef de la firme de courtage au sein de laquelle le travailleur oeuvrait lors de sa cessation de travail, telle qu’elle est consignée à sa lettre du 2 mai 2005 ;
- l’avis exprimé par la psychiatre Monique Desjardins dans son rapport du 4 avril 2005 ; et
- le bilan dressé, le 21 janvier 2006, par le psychologue traitant.
[25] L’ensemble de la preuve étant pris en considération, l’avis du médecin en charge est dans le présent cas compréhensible et justifie amplement sa recommandation au travailleur d’abandonner sans tarder l’emploi convenable qui lui avait été déterminé[3].
[26]
Avec respect pour l’opinion contraire, le tribunal fait sienne
l’interprétation soutenue par certains auteurs et estime qu’aux termes de
l’article
[27] Dans sa décision relative à l’affaire Plante et Garage Léo-Paul Côté inc. et CSST[5], dont les circonstances comportent certaines similitudes avec le cas sous étude, le commissaire Pierre Brazeau en explicite fort éloquemment les raisons comme suit :
Dans le présent cas, la preuve non contestée révèle que le travailleur a abandonné son emploi convenable d'agent de sécurité le 18 juin 1989, en raison de l'incompatibilité de cet emploi avec sa condition coronarienne déficiente antérieure, le stress et l'angoisse provoqués par cet emploi, entraînant chez lui, selon le médecin en ayant charge, « des manifestations coronariennes, de l'insomnie et un état de grande anxiété ».
La Commission prétend en l'espèce que le second alinéa de l'article 51 précité ne vise que les dangers reliés à des séquelles de la lésion professionnelle donnant ouverture au travailleur à être indemnisé en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, et en aucun cas les dangers provoqués par une condition personnelle du travailleur, condition étrangère à sa lésion professionnelle.
La Commission tire en effet de la définition prévue à
l'article 2 également précité, un argument à l'effet que le second alinéa de l'article
Quant à elle, la Commission d'appel considère que le texte du
second alinéa de l'article
Sur ce point, la Commission d'appel retient que le législateur a manifestement voulu donner une portée très large ou générale en ce qui a trait à la nature de la source d'incapacité ou du danger donnant ouverture à abandonner un emploi convenable.
(…)
Ainsi, la Commission d'appel considère que le législateur
a manifestement voulu par l'article
Toutefois, la Commission d'appel croit important de souligner que la condition personnelle empêchant le travailleur d'être raisonnablement en mesure d'occuper un emploi convenable ou en regard de laquelle l'emploi convenable comporte des dangers pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique du travailleur, doit être pré-existante à la détermination de cet emploi convenable, une incapacité découlant d'une cause autre qu'une lésion professionnelle, et survenue après la détermination de l'emploi convenable, n'étant manifestement pas du ressort de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ni, donc, aucunement génératrice de droit en vertu de cette loi.
(…)
La Commission d'appel estime cependant que le législateur
a voulu empêcher par cette protection additionnelle créée par l'article 51, que
la santé, la sécurité ou l'intégrité physique d'un travailleur soit
compromise dans le cadre ou en raison de l'application même du processus de
détermination et d'affectation du travailleur dans un emploi convenable au sens
de la définition précitée prévue à l'article
(Le tribunal souligne)
[28] Ici, la condition personnelle à la source de l’incapacité du travailleur d’exercer l’emploi convenable déterminé, c’est la somme de ce que la psychiatre Desjardins appelle les « traits narcissiques relativement bien compensés », de ses antécédents personnels et familiaux, de son échec professionnel dans le domaine des assurances en 1988, de ses traits de caractère innés et de ses mécanismes de compensation développés au fil des ans. Tout cela lui rend littéralement impossible l’accomplissement harmonieux d’une tâche d’agent d’assurance. Tout cela existait bien avant la détermination de l’emploi convenable.
[29] L’avis du médecin en charge du travailleur repose sur la reconnaissance de ces antécédents lesquels peuvent, tout autant que les limitations fonctionnelles découlant de la lésion professionnelle, servir d’assise à l’application du remède prévu à l’article 51 de la loi[6].
[30] En exigeant que le travailleur ne soit pas raisonnablement en mesure d’occuper l’emploi convenable « du fait de sa lésion », la politique adoptée par la CSST (selon l’extrait du manuel des politiques fourni par le procureur du travailleur au soutien de son argumentation) ajoute au texte de l’article 51 un prérequis que le législateur n’a pas jugé bon d’y incorporer.
[31] Le tribunal n’est pas lié par des limites ou des modalités, certes prévues dans une politique interne de la CSST, mais qui ne sont pas fondées sur une disposition législative ou règlementaire[7].
[32] Le tribunal note enfin que le travailleur a dû abandonner son emploi convenable, le 26 mai 2004, soit dans les deux ans suivant la date où il avait commencé à l’exercer, le 6 septembre 2003.
[33]
Le travailleur satisfait donc à toutes les exigences de l’article
[34]
En application de l’article
[35] Le travailleur récupère son droit à l’indemnité de remplacement du revenu prévue à l’article 45 et aux autres prestations prévues par la loi, comme le stipule l’article 51 précité.
[36] La contestation doit par conséquent être accueillie.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur Claude Cloutier, le travailleur ;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 12 octobre 2004, à la suite d’une révision administrative ;
DÉCLARE que le travailleur récupère, suite à l’abandon de son emploi d’agent d’assurance, son droit à l’indemnité de remplacement du revenu et aux autres prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
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Me Jean-François Martel |
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Commissaire |
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Charles Magnan, avocat |
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Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] Vallée et Construction &
rénovation M. Dubeau inc.,
[3] Voir a contrario : Larivière et Produits d'acier Hason inc.,
[4] LIPPEL, Katherine et LEFEBVRE, Marie Claire, La réparation des lésions professionnelles - analyse jurisprudentielle, Éditions Yvon Blais, 2005, p. 156
[5]
[6] Voir à cet effet : Métro Richelieu 2000 inc. et Tremblay et CSST, 239383-71-0407 et autres, 05‑12-14, A. Suicco, paragraphe [79]
[7] Marenger et Uniboard Canada (Division Mont-Laurier),
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.