Décision

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Kent c. Wrzesnewskyj

2018 QCCQ 15

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

GATINEAU

LOCALITÉ DE

GATINEAU

« Chambre civile »

N° :

550-22-016799-155

 

 

 

DATE :

10 janvier 2018

______________________________________________________________________

 

       SOUS LA PRÉSIDENCE DU JUGE STEVE GUÉNARD, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

DAVID KENT

Et

BERNARD LALONDE

 

Demandeurs

c.

 

BORYS WRZESNEWSKYJ

 

           Défendeur

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

Sur une demande de remise du procès fixé au mérite

______________________________________________________________________

 

[1]           Les demandeurs reprochent au défendeur d’avoir fait défaut de respecter diverses obligations contractuelles, qui seraient notamment enchâssées à même un « Trust Deposit Agreement », et ce, suite à leur acquisition, du défendeur, d’une propriété située sur le territoire de la Ville de Gatineau. 

[2]           La vente en question date du 25 mai 2012.  Le « Trust Deposit Agreement » est daté du 22 mai 2012.

[3]           Le défendeur est, en date du présent jugement, un député fédéral siégeant à la Chambre des communes. 

[4]           La problématique alléguée résulterait de l’état du système septique de l’Immeuble et du défaut, soumettent les demandeurs, du défendeur de respecter les engagements pris afin de corriger de telles problématiques.

[5]             Les demandeurs réclament donc du défendeur, le 1er septembre 2015[1], le paiement d’une somme de 68 814,34$.

[6]           Le défendeur non seulement conteste la Demande formulée mais réplique également à l’aide d’une demande reconventionnelle, réclamant, en particulier, la somme de 30 000$ en remboursement des honoraires extrajudiciaires déboursés afin de se défendre quant à la Demande formulée à son encontre.

[7]           Le procès est fixé, pour une durée de 2 jours, les 7 et 8 février 2018.  La fixation du procès est effectuée, le 19 septembre 2017, lors de l’appel du rôle provisoire.

[8]           Le jour même de la fixation du procès, l’avocat du défendeur informe les avocats représentant les demandeurs que son client vient de l’aviser qu’il venait de recevoir l’horaire modifié de la Chambre des communes, apprenant ainsi qu’il aurait à siéger - comme tout député - aux deux dates précitées. 

[9]           Dès le 19 septembre 2017, les avocats des demandeurs informent l’avocat du défendeur qu’ils ne consentent pas à la remise du procès, qui venait tout juste d’être fixé quelques heures auparavant, lui suggérant ainsi, s’il souhaitait maintenir sa demande, de s’adresser à la Cour afin de requérir un report du Procès.  Les avocats des demandeurs indiquent dès lors qu’ils contesteront une telle demande. 

[10]        Cette demande de report n’est formulée que le 4 janvier 2018, et transmise à la Cour le 5 janvier.  Suite à divers échanges entre les avocats, une audioconférence est fixée le 9 janvier par le juge soussigné.

[11]        En résumé, le défendeur soumet que le dossier devrait être reporté à une date ultérieure[2], et ce, essentiellement pour les motifs suivants :

i)      Le défendeur bénéficie d’une immunité et/ou d’un privilège parlementaire, lui permettant de refuser de témoigner à une date où siège la Chambre des communes.  À cet égard, l’avocat du défendeur réfère le Tribunal à diverses décisions jurisprudentielles établissant l’existence d’un tel privilège dans certaines circonstances particulières;[3]

ii)    Que même en l’absence d’un tel privilège parlementaire, que la remise devrait être accordée en ce que le Tribunal devrait, en usant de sa discrétion judiciaire, permettre la remise du dossier pour quelques mois, considérant que les demandeurs n’en subiraient qu’un préjudice minime, voire nulle dans les circonstances, alors que son client, pour sa part, ne pourrait pas, lors de ces deux journées, représenter ses électeurs à la Chambre des communes, le préjudice étant donc beaucoup plus important, plaide-t-il, en ce qui le concerne;

iii)   Le défaut de soumettre, plus rapidement, une demande de remise, s’expliquerait, soumet-il, par sa croyance, sincère mais erronée, qu’une lettre datée du 26 octobre 2017, transmise au « Registraire de la Cour Supérieure », par un dénommé, Brandon Potter, soit un Conseiller juridique à la Chambre des communes, était suffisante.  Me Potter y soumettait, dans une courte missive, son opinion à l’effet que le défendeur bénéficiait d’un tel privilège.  Il appert que cette lettre n’a pas été soumise à quelconque juge de quelconque cour;

[12]        Les demandeurs, par leurs avocats, contestent cette demande de remise.  En résumé, ceux-ci soumettent que le privilège parlementaire invoqué par le défendeur est, en l’espèce, inexistant, conformément aux enseignements de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Arthur et al c. Gillet et al.[4].   Quant au préjudice invoqué, les demandeurs soumettent que l’engagement contractuel qui serait, selon eux, non respecté par le défendeur, date de 2012, et que le tout a assez duré.

[13]        Les avocats des demandeurs soumettent par ailleurs que leurs clients ont également eu à réorganiser leur propre horaire, en particulier l’un des demandeurs qui est médecin, afin d’être disponibles les 7 et 8 février.  Considérant l’absence de privilège parlementaire en l’espèce, les demandeurs ne comprendraient aucunement en quoi le dossier peut être reporté pour le simple motif que le tout conviendrait mieux à l’horaire du défendeur, qui préférerait procéder à une date ultérieure.

[14]        Qu’en est-il donc vraiment?

ANALYSE ET DÉCISION

[15]        Le Tribunal, après avoir analysé l’ensemble des circonstances de la présente espèce, et considérant la bonne et la saine administration de la justice, considère que la demande de remise formulée par le défendeur doit être rejetée.

[16]        Voici pourquoi.

[17]        La Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Arthur, précité, énonce très clairement le droit applicable en matière d’immunité et de privilège parlementaire. 

[18]        La Cour d’appel s’exprime comme suit :

[9]               La première question à laquelle il nous faut répondre est de savoir si l’appelant a démontré l’existence du privilège dont il se réclame pour exiger le report du procès civil que lui a intenté l’intimé. La réponse doit être négative parce que, si ce privilège a jadis bénéficié aux membres du Parlement de Westminster, il est aboli depuis le 24 juin 1770 par le Parliamentary Privilege Act. En effet, non seulement cette législation affirme-t-elle que les membres de deux chambres peuvent être recherchés par action civile, mais il y est aussi précisé que « no such action, suit, or any other process or proceeding thereupon shall at any time be impeached, stayed, or delayed by or under colour or pretence of any privilege of Parliament ».

[10]           Cette volonté législative d’empêcher le retard des procès dont les membres du Parlement sont parties est aussi reflétée par le sous-titre de la loi : « An act for the further preventing Delays of Justice by reason of Privilege of Parliament » et son préambule qui souligne que « (…) the several laws (…) are insufficient to obviate the inconveniences arising from the delay of suits by reason of privilege of Parliament, whereby the parties often lose the benefit of several terms (…) ».

[11]           Pour contourner cette difficulté législative, l’appelant fait un lien avec le privilège qui exempte, cette fois-ci, le député de se soumettre à une ordonnance de comparaître par subpoea au cours de la session et dans les 40 jours qui la précèdent et la suivent. Ce privilège du député d'être dispensé, au cours d'une session parlementaire, de comparaître à titre de témoin, doit être distingué de celui recherché par l'appelant qui est d'être exempté de la tenue du procès civil dont il est lui-même le défendeur. Ce privilège n'existe pas. Par ailleurs, l'argument est circulaire car, s’il était retenu, il aurait pour effet de stériliser et de rendre sans objet le Parliamentary Privilege Act en faisant revivre le privilège qui existait à Westminster avant 1770.

                         [les soulignements se retrouvent déjà dans l’original - références omises]

[19]        Le Tribunal note d’ailleurs que M. Arthur était justement visé, comme en l’espèce, par une procédure le visant à titre purement personnel et privé.  Les faits reprochés concernaient, également comme en l’espèce, sa conduite alors qu’il n’était pas, d’ailleurs, député. 

[20]        Par ailleurs, comme le mentionne clairement la Cour Suprême du Canada dans Canada (Chambre des communes) c. Vaid[5] :

46                              Toutes ces sources mènent à la même conclusion.  Pour justifier la revendication d’un privilège parlementaire, l’assemblée ou le membre qui cherchent à bénéficier de l’immunité qu’il confère doivent démontrer que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement.

[21]        En l’espèce, le litige ne concerne en rien le défendeur en sa qualité de député.  Il s’agit d’un litige purement privé, contractuel et civil.  Ainsi, rien ne permet d’établir, en l’espèce, que le défendeur peut bénéficier d’un quelconque privilège ou d’une quelconque immunité parlementaire.  Les propos précités de la Cour d’appel dans l’arrêt Arthur sont particulièrement clairs.

[22]        Ainsi, considérant l’absence de tel privilège qui est invoqué comme motif principal justifiant la demande de remise, le Tribunal doit donc se pencher sur les motifs résiduels permettant, le cas échéant, de justifier la remise d’un dossier qui est fixé depuis le mois de septembre 2017. 

[23]        D’ailleurs, tant l’avocat du défendeur que ceux des demandeurs soumettent que la réelle question en litige en l’espèce concerne beaucoup plus l’exercice raisonnable de la discrétion judiciaire quant à la demande de remise qu’une question de privilège parlementaire - et ce bien que le motif principal, et prépondérant, soumis par l’avocat du défendeur se base justement sur ce principe, ici inapplicable.

[24]        Quant au préjudice subi par les parties, le défendeur, par l’entremise de son avocat, soumet que « ce n’est pas la fin du monde » de reporter un dossier de quelques mois tout au plus.  « Il n’y a pas vraiment un grand préjudice », plaide-t-il. 

[25]        Ceci dit, avec égards, même si le Tribunal concluait, comme l’invite à ce faire le défendeur, que les demandeurs ne subissent pas de préjudice d’une telle remise, ce avec quoi le Tribunal est en désaccord, encore faut-il que le défendeur démontre le bien-fondé intrinsèque de sa demande de remise. 

[26]        Or, une fois la question du privilège parlementaire évacuée, la demande de remise ne repose, au fond, que sur une demande de report afin d’accommoder le défendeur afin que celui-ci puisse siéger, sans autre encombrement, comme député. 

[27]        Or, la position des demandeurs quant à une telle éventuelle demande de remise a été clairement exprimée, dès le mois de septembre dernier. 

[28]        Rien n’explique valablement que la demande de remise n’ait été formulée que le 4 janvier suivant, soit quelques semaines à peine avant la tenue du Procès.  Le Tribunal ne considère pas que la lettre adressée par Me Potter, qui par ailleurs n’est aucunement avocat ad litem au présent dossier, au « Registraire de la Cour Supérieure », puisse constituer une procédure, ou un écrit, auquel réfère l’article 101 du Code de procédure civile quant aux demandes en cour d’instance. 

[29]        Le Tribunal est satisfait des représentations soumises par l’avocate des demandeurs quant au préjudice que ceux-ci subiraient en cas de remise du dossier. 

[30]        Le Tribunal considère que la saine administration de la justice ne milite nullement, en l’espèce, pour le report du dossier à une date ultérieure.  Le dossier est fixé depuis plusieurs mois, la remise est formulée à quelques semaines du procès, et les motifs soulevés afin de justifier cette remise ne sont pas, avec égard, bien fondés, à la lumière des circonstances de l’espèce.

[31]        En d’autres termes, le préjudice qui serait subi par les demandeurs apparait comme étant important, et assurément suffisant, afin de justifier le refus de reporter le dossier à une date ultérieure, qui tel qu’indiqué précédemment, ne pourrait être refixé avant, dans le meilleur des scénarios, le mois de juin prochain. 

[32]        Le Tribunal ne considère pas approprié de minimiser les inconvénients subis par les demandeurs, et ce, sous prétexte que les inconvénients subis par le défendeur seraient plus importants vu son statut de député. 

[33]        Le Tribunal ne minimise en rien le rôle important qui est joué par un député, fédéral en l’espèce, dans le cadre d’une saine activité démocratique.  Ceci dit, comme le mentionne la jurisprudence, les élus ne sont pas, non plus, « au-dessus des lois »[6], et le fait de reporter le procès, alors que cette demande est vigoureusement contestée par les demandeurs, n’est pas, en l’espèce, approprié.

[34]        Il est temps, comme le plaide l’avocate des demandeurs, que le présent dossier, institué il y a plus de 2 ans - quant à une trame factuelle qui remonte, à l’origine du moins, à près de 6 ans -  puisse être entendu par un Juge afin d’en permettre la bonne résolution, quelle qu’elle soit. 

[35]        Un total de 12 témoins est annoncé[7], le dossier est prêt et le temps de la Cour a été réservé en conséquence.  Plusieurs conférences de gestion ont été organisées afin de permettre le bon développement du dossier, développement qui semble avoir été ardu par moment, notamment en raison de délais pris par le défendeur (délai pour produire sa réponse, délai afin de mandater un expert et afin d’obtenir une expertise en défense, tout particulièrement).

[36]        Le procès, pour sa part, n’est pas fixé pour une longue durée, soit deux jours tout au plus.  Rien n’oblige, par ailleurs, le défendeur à être présent pour la totalité de l’audition s’il préfère ne pas y être.

[37]        La fixation des dossiers ne se fait pas à la légère.  Le report de ceux-ci non plus.

[38]        Les demandeurs ont le droit d’être entendus à la date convenue par tous il y a près de 4 mois. 

[39]        Ainsi, pour l’ensemble de ces motifs, et dans un souci d’assurer la saine administration de la justice, la demande de remise formulée par le défendeur est rejetée.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

REJETTE la demande de remise du procès;

LE TOUT, frais à suivre le sort du litige.

 

 

 

__________________________________

STEVE GUÉNARD, J.C.Q.

 

 

Me Lanise Hayes

Me Stéphane Sérafin

Nelligan O’Brien Payne, LLP

Avocats des demandeurs

 

Me Michael N. Bergman

Bergman et associés

Avocat du défendeur

 

 

 

 

 

 

Date d’audience[8] 

9 janvier 2018

 



[1] La demande est amendée en date du 14 janvier 2016, mais les sommes réclamées demeurent identiques. 

[2] Une série de dates sont d’ailleurs fournies par l’avocat du défendeur, dont certaines en février, mars, avril et mai 2018, soient des dates qui, après vérifications, ne sont pas disponibles pour les demandeurs et/ou leurs avocats.

[3] Notamment Telezone inc c. Procureur général du Canada 69 O.R. (3d) 161 et Canada (House of Commons) v. Vaid, 2005 CSC 30.

[4] 2007 QCCA 470.

[5] [2005] 1 R.C.S. 667

[6] 2006 QCCS 3953, paragraphe [38],  tel que confirmé par la Cour d’appel dans l’arrêt Arthur, précité. 

[7] Déclaration commune produite par les avocats, datée du 31 mai 2017.

[8] L’audition sur la demande de remise a eu lieu, de consentement avec les avocats, par voie d’audioconférence. 

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