Décision

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Québec (Ville de) c

Québec (Ville de) c. Commission des lésions professionnelles

2010 QCCS 467

JA0395

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

 

N° :

200-17-011312-097

 

[Chambre civile]

 

DATE :

27 janvier 2010

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

JULES ALLARD, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

VILLE DE QUÉBEC

Demanderesse

c.

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

Défenderesse

et

ALDÉRICK MORISSETTE (SUCCESSION)

Mise en cause

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]                LE TRIBUNAL, sur une demande de révision judiciaire.

[2]                La Commission des lésions professionnelles, le 9 avril 2009, a accueilli l'appel de la succession d'Aldérick Morissette en déclarant que ce dernier est décédé d'une maladie professionnelle et qu'en conséquence sa succession avait droit aux prestations de décès prévues par la Loi sur les accidents du travail et des maladies professionnelles[1].

[3]                Il est décédé d'un glioblastome multiforme, une forme de cancer au cerveau.

[4]                C'est la première fois au Québec que ce cancer est reconnu par la CALP[2] à titre de lésion professionnelle.

[5]                Les motifs en révision judiciaire de la Ville sont que la décision est déraisonnable en ce que : 

-                      Le travailleur ne s'est pas déchargé de son fardeau de preuve d'établir un lien entre la présence de composantes dans la fumée qui peuvent avoir un lien reconnu avec le développement du cancer du cerveau.

-                      La preuve de l'exposition intense à la fumée est déficiente.

-                      Le travailleur n'a pas démontré, selon la balance des probabilités, que cette maladie est une caractéristique du travail de pompier, ni directement liée au risque particulier de ce travail.

-                      La CALP a retenu un mécanisme d'analyse qui équivaut à une inversion du fardeau de la preuve.

[6]                Ainsi, la commissaire aurait erré de façon déterminante dans l'application du test et en regard de la preuve soumise de part et d'autre.

[7]                Les parties ont convenu que la norme de la décision raisonnable s'appliquait à l'espèce.

[8]                Sur le premier motif, la Ville soumet que la mise en cause n'a pas rencontré son fardeau de preuve. De fait, elle soutient qu'il n'y a pas eu de preuve factuelle pouvant être interprétée en faveur du pompier et que le docteur Guidotti, dans son témoignage, a retenu sans justification l'hypothèse que dans la fumée d'incendie, il y a présence de substances cancérogènes.

[9]                La commissaire ne pouvait donc pas conclure que le travailleur avait été exposé à de tels produits en rapport avec la forme de cancer du cerveau dont il est décédé commettant ainsi une erreur déraisonnable, qui à elle seule, justifie l'intervention de la Cour supérieure en révision.

[10]            Sur ce motif, comme sur les autres, la Ville propose une argumentation serrée et séduisante en faisant de multiples références à la preuve soumise, argumentant qu'elle ne pouvait être interprétée comme elle l'a été. Ce faisant, la commissaire a accepté une preuve qui n'a pas la force probante qu'elle lui a accordée.

[11]            En plus de mal interpréter la preuve soumise, elle passe sous silence et ne commente pas un pan complet de la preuve administrée à l'audience par la demanderesse. Vu cette orientation de la demanderesse, la Cour en révision doit, à son tour, revoir la preuve.

[12]             Si l'interprétation donnée par la commissaire trouve un fondement significatif dans la preuve, la Cour n'a pas à intervenir.

[13]            Comme elle devait le faire, la commissaire a analysé la preuve des faits pour voir si, pour ce pompier en particulier, Aldérick Morissette, les éléments qu'elle a retenus rendent probables la naissance du cancer du cerveau en raison de son travail. Elle fait la même démarche en se penchant sur les rapports des experts.

[14]            La Ville a fait la même démarche, mais arrive à une conclusion différente, prétendant entre autres, que si la commissaire n'a pas conclu de la même façon, c'est qu'elle a agi comme s'il existait une présomption favorable au pompier qui décède de cette maladie et ce faisant, elle crée un renversement du fardeau de la preuve qui rend impossible pour l'employeur de prouver le contraire. C'est ainsi qu'une possibilité découlant de la preuve devient une probabilité, ce qui fausse le processus décisionnel, au point de le rendre déraisonnable.

[15]            L'argumentation de la demanderesse est très séduisante et le tribunal n'aurait pas été surpris que la commissaire y adhère. Autrement dit, la conclusion à laquelle arrive la Ville aurait fort bien pu être celle de la commissaire.

[16]            Mais, le rôle de la Cour supérieure, agissant en révision, n'a pas à favoriser une issue plutôt qu'une autre, en tenant compte d'une opinion qu'elle pourrait avoir.

[17]            Elle se penche sur la décision rendue, non pas comme décideur principal imposant son point de vue, mais en regard du critère de la raisonnabilité.

[18]            Elle a, certes, à se poser les mêmes questions sur les faits et opinions des experts et sur l'application des principes de droit, mais elle doit avoir une vue d'ensemble, évitant de s'attarder sur un élément particulier, à moins qu'il ne soit déterminant d'une décision correcte ou raisonnable. La déférence que la Cour de révision doit avoir la conditionne à garder un esprit critique certes, mais en n’oubliant pas que le décideur est un spécialiste en la matière, qu'il a la mission de voir à l'application d'une loi particulière selon ses connaissances générales et ses compétences spécifiques en la matière.

[19]            À l'analyse, tous les reproches faits par la demanderesse se révèlent être relatifs à la preuve, dans son acceptation et son appréciation.

[20]            La Cour doit se pencher sur la décision dont on demande révision, en toute humilité et déférence, en respectant les critères d'une décision raisonnable et en n’oubliant pas l'enseignement de la Cour suprême dans l'arrêt Dunsmuir[3] que la déférence est une notion fondamentale qui n'est pas qu'une attitude, mais une exigence du droit régissant le contrôle judiciaire.

[21]            Cet arrêt, relativement à la raisonnabilité d'une décision, nous enseigne[4] : 

[47] La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[22]            Aussi, le contexte me semble important.

[23]            La commissaire avait à décider de l'existence d'une maladie professionnelle dans le contexte d'une loi remédiatrice en ce qu'elle a comme objectif d'indemniser un travailleur atteint d'une maladie professionnelle, non pas en considérant seulement les critères du droit commun, mais surtout ceux que la loi lui impose.

[24]            Évidemment, cela ne change pas la rigueur qui doit présider à l'examen de la prépondérance des probabilités, mais invite à une certaine prudence, surtout dans un contexte, comme dans le présent dossier, où la preuve traditionnelle présente de grandes difficultés, de sorte qu'il faut éviter la tendance d'une trop grande exigence, qui à toute fin pratique, fermerait la porte à toute indemnisation.

[25]            C'est ainsi que l'on constate que la preuve factuelle est limitée et très générale. On s'attarde au travail en général des pompiers, en quantifiant la fréquence de leurs interventions pendant toutes les années de service, la nature des incendies généralement combattus sur le territoire de la Ville de Québec, et sur l'une des façons de pallier à l'intoxication par la fumée en utilisant un masque. Il n'y a pas, à vrai dire, de preuve contemporaine.

[26]            La commissaire a mis l'accent sur les réactions et symptômes observés chez le pompier à la suite de combats de certains incendies, tandis que la demanderesse favorise l'interprétation portant sur l'ensemble de la preuve des faits, et conclut que le pompier n'a pas vraiment été exposé à la fumée, que ce soit en raison de la nature des incendies combattus, que de son travail qui, généralement, le tenait loin des foyers d'incendie.

[27]            Dans ce contexte, la preuve factuelle n'a pas pu être d'un grand secours et doit être compensée par une preuve par expert, de sorte que la preuve a été en très grande partie une preuve d'opinion.

[28]            Doit-on qualifier ce genre de preuve de supérieure ou d'inférieure? Cela n'a pas d'importance, même si elle est moins concrète, que l'on doive l'analyser différemment en ce sens que sa valeur probante ne réside pas dans l'interprétation de faits retenus objectivement comme prouvés ou en raison de la crédibilité de ceux qui témoignent, mais le résultat est le même et s'attache toujours à la prépondérance des probabilités.

[29]            Le Code civil du Québec se contente d'annoncer ces deux types de preuve administrée par témoignage. On peut lire à l'article 2843 C.c.Q. : 

2843. Le témoignage est la déclaration par laquelle une personne relate les faits dont elle a eu personnellement connaissance ou par laquelle un expert donne son avis.

Il doit, pour faire preuve, être contenu dans une déposition faite à l'instance, sauf du consentement des parties ou dans les cas prévus par la loi.

[30]            Effectivement, l'avis des deux experts s'appuie sur quelques faits, mais surtout, fait appel à des connaissances scientifiques personnelles, ces derniers par ailleurs, se réfèrent à des avis de d'autres spécialistes en la matière, qui ont créé une littérature tout de même importante dans ce domaine, référant en particulier à des résultats d'enquêtes à la recherche de plausibilité, dont ils tirent des conséquences et même des conclusions, de sorte que certains constats sont retenus par l'un ou l'autre expert comme étant fiable.

[31]            Inévitablement, lorsqu'il y a preuve par expert, il faut souvent constater qu'il y a désaccord entre eux. Leur opinion personnelle n'est pas conciliable ou peu conciliable, mais ce n'est pas parce que l'un contredit celle de l'autre qu'il faut mettre la preuve de côté comme n'offrant aucune certitude. C'est la tâche du décideur de faire les analyses, qui lui apparaissent nécessaires et justes, et de favoriser un avis plutôt qu'un autre, même si c'est difficile, puisque les experts ne peuvent, tout au moins dans ce dossier, comme ils l'ont admis, s'appuyer sur une certitude scientifique.

[32]            La commissaire a examiné la preuve, l'a décortiquée, ne s'est pas privée de montrer ce qu'elle croit être des faiblesses, même dans l'opinion de l'expert, dont elle favorise finalement l'avis. La commissaire joue le rôle d'un juge, elle doit trancher comme l'impose la Loi d'interprétation à l'article 41.2[5] : 

41.2. Le juge ne peut refuser de juger sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi.

[33]            Certains auteurs croient que la loi devrait être modifiée pour qu'elle atteigne ses objectifs. Cette opinion est exprimée dans les articles auxquels les experts réfèrent. Pour éviter cette lacune, il est proposé que le législateur modifie la loi, pour créer une présomption favorisant la réclamation du pompier, qui prétend être atteint d'un cancer en raison de son travail.

[34]            Cela aiderait beaucoup le décideur, mais ce n'est pas la réalité juridique, de sorte qu'il ne faut pas que ce dernier se comporte comme si une telle présomption existait. C'est le reproche que fait la demanderesse à la commissaire. Je crois plutôt, que dans la preuve soumise, la commissaire s'est attachée à rechercher la prépondérance des probabilités.

[35]            Aussi, la véritable question qui se pose est : la commissaire a-t-elle correctement apprécié la preuve en regard des faits et du droit? Son appréciation permet-elle de conclure à une erreur déraisonnable?

[36]            Il me semble qu'elle se pose les bonnes questions sur le droit applicable.

[37]            Sur le poids à donner à certains faits, et sur la valeur à accorder aux affirmations du docteur Guidotti et de l'appréciation de ses connaissances et de ses qualifications mieux adaptées que celles de l'expert de la partie adverse sur la question, il me semble qu'elle exerce là judicieusement son rôle, en faisant un choix qu'elle doit faire.

[38]            Il faut se rappeler l'obligation de déférence que doit avoir la Cour supérieure en révision sans tomber dans l'à-plat-ventrisme. Le paragraphe 48 de l'arrêt Dunsmuir enseigne[6] :

[48] L’application d’une seule norme de raisonnabilité n’ouvre pas la voie à une plus grande immixtion judiciaire ni ne constitue un retour au formalisme d’avant l’arrêt Southam. À cet égard, les décisions judiciaires n’ont peut-être pas exploré suffisamment la notion de déférence, si fondamentale au contrôle judiciaire en droit administratif. Que faut-il entendre par déférence dans ce contexte? C’est à la fois une attitude de la cour et une exigence du droit régissant le contrôle judiciaire. Il ne s’ensuit pas que les cours de justice doivent s’incliner devant les conclusions des décideurs ni qu’elles doivent respecter aveuglément leurs interprétations. Elles ne peuvent pas non plus invoquer la notion de raisonnabilité pour imposer dans les faits leurs propres vues. La déférence suppose plutôt le respect du processus décisionnel au regard des faits et du droit. […]

[39]            Faisant un retour sur l'ensemble de la décision, le tribunal, eu égard à son rôle en matière de révision judiciaire, de son appréciation des arguments respectifs en regard de la décision de la commissaire, conclut qu'elle a rendu une décision raisonnable.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[40]            REJETTE la requête;

[41]            AVEC DÉPENS.

 

 

__________________________________

JULES ALLARD, j.c.s.

 

Me François LeBel

Me Charles Daigle

langlois kronström desjardins

Procureurs de la demanderesse

 

Me Marie-France Bernier

commission des lésions professionnelles

Procureure de la défenderesse

 

Me Thierry Saliba

philion, leblanc, beaudry

Procureurs de la mise en cause

 

Date d’audience :

23 octobre 2009

 



[1]     L.R.Q., c. A-3.001.

[2]     Commission d'appel en matière de lésions professionnelles.

[3]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, R.C.S. 190, 2008 CSC 9 , AZ-50478101 .

[4]     Id., par. 47.

[5]     Loi d'interprétation, L.R.Q., c. I-16.

[6]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, précité, note 3.

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